Le Conservatoire des Gourmets – Tome 1 – Rivalités, tarte aux pommes et amitié

Le Conservatoire des Gourmets – Tome 1 – Rivalités, tarte aux pommes et amitié
Nancy Guilbert
Tom Pousse – AdoDys – 2024

Quand fantasy rime avec pâtisserie

Par Michel Driol

Dans un pays imaginaire, en un temps imaginaire aussi, Ceylan, qui a 13 ans, n’est pas surdoué comme ses frères qui auront des places brillantes dans la société. Il a du mal avec les calculs. Tombant un jour sur un livre de recettes manuscrit, il va les essayer à la cuisine, et décide d’intégrer le prestigieux Conservatoire des Gourmets, où la sélection est rude et la concurrence féroce. Il y parvient, et, malgré l’hostilité de quelques élèves, grâce à l’aide d’une fantôme, il parvient à passer en seconde année. La suite (attendue) dans le prochain tome.

Comme dans tous les romans de cette collection, le héros souffre d’un des troubles communément appelés dys-, dyscalculie ici. Or quoi de plus précis dans les mesures, les conversions nécessaires en fonction du nombre de convives, que la pâtisserie ? Comment parvenir à surmonter ce handicap dans une atmosphère pas forcément très bienveillante ? Voilà le défi auquel est confronté Ceylan, et tout est fait pour que le lecteur le ressente aussi. Toutefois, beaucoup de légèreté et de fantaisie dans un roman qui tient de Harry Potter pour les types de professeurs, l’originalité des matières enseignées et l’univers merveilleux avec fantôme, qui tient aussi de Top Chef ou du Meilleur pâtissier pour les éliminations, et la façon de revisiter les classiques de la pâtisserie. Ajoutons-y une sombre histoire de spoliation, que l’on découvre petit à petit, et de vengeance – horizon d’attente du tome 2 – et on a tous les ingrédients d’un bon livre à dévorer, page après page, en se demandant par quelles péripéties va passer le héros, qui ne peut pas échouer, bien évidemment, et quelles embûches ses condisciples mal intentionnés vont pouvoir semer sur son parcours !

Comme dans les autres ouvrages de la collection, on découvre la liste des personnages au début, illustrée, et on apprécie la police de caractères, l’alignement à gauche qui doivent faciliter la lecture pour les enfants dyslexiques. Un roman qui crée un univers décalé, hors du temps, un pays et une école imaginaires dans lequel on retrouvera, sans peine, des reflets de notre monde – même si on ne croit pas aux fantômes !

Les Lapins peintres

Les Lapins peintres
Simon Priem – Illustrations de Stéphane Poulin
Sarbacane 2025

Peindre les reflets du temps qui passe et des jours heureux

Par Michel Driol

Le jour, Lapin peintre jour dessine les reflets sur l’étang, et la nuit, c’est au tour de Lapin peintre nuit.  Si l’un peint vite, l’autre aime prendre son temps.   Un jour, un gros nuage vient obscurcir le ciel. Au bout de plusieurs jours, ils décident d’aller voir l’origine de ce nuage. L’ayant trouvée, ils font que tout rentre dans l’ordre, et tout se termine autour d’un festin, au bord de l’étang.

Les personnages de ce magnifique album, tout en douceur onirique, sont des animaux anthropomorphises. Si Lapin jour est vêtu d’un tee-shirt, l’autre, avec sa fraise et son chapeau, semble sorti d’un tableau flamand. On croisera aussi un ours pêcheur, une oie repartant pour le marché, une taupe avec son carnet, et une pie mécanique. Tous sont représentés avec une grand précision dans un univers qui fait souvent penser à celui d’Antony Brown pour la façon d’être à la fois hyperréaliste et surréaliste. Les illustrations entrainent donc dans une univers féérique, fabuleux, fantaisiste, bien en accord avec le texte, qui ouvre sur une fonction éminemment poétique des deux lapins : peindre les reflets du ciel, peindre ce qui varie sans cesse, peindre l’impossible, peindre la vie et les nuages qui passent sur une surface mobile… Beau symbole et belle situation pour ces deux lapins complémentaires, menant une vie bien réglée et bien tranquille.  Le texte établit un lien entre la pie, son mécanisme rouillé, et le nuage qui s’installe, sans préciser la nature de ce lien, simple coïncidence, ou lien de cause à effet. Cela fait entrer le lecteur dans une ère du mystère, mystère que les deux lapins, sur une drôle de machine, entre vélocipède et montgolfière, entre ciel et terre, vont chercher à résoudre. Et c’est à nouveau par l’art, par une peinture, qu’ils vont libérer le monde. Belle façon de dire – et de montrer – la nécessité de l’art de la représentation comme reflets du monde dans leurs fonctions libératrices.

L’album est une fable extraordinaire, un conte merveilleux, une belle invitation à rêver, à profiter du moment présent, dans un voyage aux coloris subtils, à la magie envoutante, entre Lewis Carroll, Chagall et Magritte.

L’Inoubliable sauvetage dans la prairie

L’Inoubliable sauvetage dans la prairie
Elaine Dimopoulos, ill de Doug Salati
Traduction (anglais, USA) par Alice Delarbre)
Hélium, 2024

Pourquoi tant de lapins ?

Par Anne-Marie Mercier

Le lapin est partout en littérature de jeunesse. Certains s’interrogent sur ce sujet, comme Christophe Honoré dans Le Livre de jeunesse (« les lapins ont gagné », selon lui), d’autres en ont fait récemment des émissions de radio ou des expositions… Ce petit livre, qui propose aux jeunes lecteurs un équivalent de Watership down, une épopée chez les lapins, donne quelques réponses. Le lapin a plein de frères et sœurs, c’est sympa. Il vit dans des terriers, c’est cosy. Il ne parle pas, c’est pratique. Enfin, il est tout doux, surtout quand, comme les héros lapins de ce petit roman illustré, il prend soin de se peigner pour enlever les insectes, tiques et autres nuisances naturelles qui lui font courir le risque de moins ressembler à une peluche bien propre.
Voilà donc un récit bien propret, et plein de bons sentiments. Cela ne l’empêche pas d’être charmant, plein de jolies observations sur la prairie et ses occupants, faune et flore, et d’être une belle leçon d’optimisme. Premièrement, on y voit que chaque défaut peut être corrigé : la petite lapine Butternut, est la plus froussarde de la portée, mais elle est aussi la plus curieuse et la plus généreuse et ainsi c’est elle qui, au péril de sa vie, récupèrera le peigne de grand maman volé par le méchant geai (qui s’amendera à la fin), deviendra l’amie d’un tout jeune rouge-gorge, sauvera une biche blessée en sortant la nuit malgré les interdictions maternelles, et organisera « l’inoubliable sauvetage » de bébés coyotes. Ensuite, c’est un éloge de l’amitié, de la solidarité et surtout de la rencontre entre espèces, chose déconseillée par les anciens. Et enfin, c’est une leçon de hardiesse : puisqu’on ne peut pas tout contrôler, connaissons nos peurs (des « ronces » dans l’esprit) et dépassons-le, prenons des risques (mesurés) et agissons selon notre devoir ou notre envie.
Chaque chapitre est autonome et a son intrigue propre ; c’est une grande qualité pour un livre qui s’adresse à des lecteurs peu aguerris : ce livre semble appeler la lecture à voix haute. Et c’est aussi un manuel de racontage d’histoires : la famille lapin a placé cet art au sommet de sa civilisation grâce à l’expérience d’une grand-mère, un temps captive chez des humains lecteurs. On trouve de nombreux conseils sur l’art du racontage, la façon de mener une intrigue, et surtout de capter l’attention du lecteur. L’autrice, qui enseigne l’écriture et la littérature de jeunesse dans des université américaines livre toutes sortes de conseils pour des écrivains en herbe et ouvre son dernier chapitre avec une conclusion qui résume son art du récit.
« Comme dans toute bonne histoire une transformation avait eu lieu : j’avais acquis de l’expérience,  j’avais découvert que le monde réservait des épreuves bien plus terribles que la simple traversée, rapide et prudente, d’une chaussée ».
Curieuse coïncidence: l’album chroniqué il y a deux jours, au titre un peu semblable, La grande aventure de Brindille, présentait un personnage écureuil avec le même caractère que Butternut : vaincre sa peur semble être un sujet important en ce moment, du moins aux USA puisque ces deux ouvrages en proviennent.

Pleine nuit

Pleine nuit
Antoine Guilloppé
Gautier Languereau 2024

La nuit de Mère Ourse

Par Michel Driol

C’est la nuit. Le soleil s’est couché. Dans la forêt, les animaux se donnent rendez-vous autour de l’eau lorsqu’une étrange cérémonie commence, l’arrivée de Mère Ourse que tous, viennent honorer, chacun à sa façon. A la fin de la nuit, le soleil se lève.

Pas de découpe laser cette fois ci dans cet album de très grand format d’Antoine Guilloppé, mais un usage de deux fers à dorer, argent et or. Le résumé seul ne rend pas compte de la beauté et de la magie de l’ouvrage, de ses dominantes sombres, nuances de bleu variées et noir. Tout d’abord s’installe une atmosphère de calme, le calme de la tombée de la nuit, où les seuls êtres animés sont d’abord les oiseaux, sombres silhouettes dans le ciel ou découpées sur les champs. Mais, en fait, on suit une rivière jusqu’à la forêt, rivière que les dorures argentées font miroiter, et autour de laquelle toute une troupe d’animaux vient s’abreuver, des plus petits, les grenouilles, aux plus gros, le cerf. A la tache dorée du reflet de la lune dans l’eau correspond, page suivante, la lune dans le ciel, au milieu d’étoiles. Arrive alors la magie, avec une masse de petits points dorées, montant vers le ciel. Est-ce un feu ? Est-ce autre chose ? Tout cela marque l’arrivée de Mère Ourse, entièrement représentée en transparence, avec des contours dorés. Toute l’image montre qu’elle est autre, sans que rien ne vienne dire qui elle est. Fantôme ? Puissance protectrice ? Esprit de la forêt ? Force oubliée ? Lien entre terre et ciel, figure de la grande Ourse ? A chacun d’interpréter comme il l’entend la proposition poétique faite par l’album, qui évoque ce bref passage comme un instant de grâce et de beauté pure, de merveilleux,  de féérie absolue au sein d’une nature calme et apaisée.

Magique album tout en contraste, entre le bleu sombre des pages et la brillance des dorures, argentées ou dorées, entre la force qui se dégage de des animaux et le calme absolu qui règne, un album esthétiquement réussi d’où se dégage une grande impression de sérénité.

La Grande Aventure de Brindille

La Grande Aventure de Brindille
Matthew Cordell
Traduit (anglais, USA) par Anna Le Clezio
Gallimard jeunesse, 2024

Leçon d’indépendance

Par Anne-Marie Mercier

Comme son nom l’indique, Brindille est une petite chose fragile. Cela ne tient pas seulement au fait qu’elle est un petit écureuil : elle est habitée par un sentiment de fragilité et elle a peur de tout, « Peur des grands bruits. Peur de rencontrer des gens nouveaux, peur du vide, peur de nager, peur des microbes. Et des orages »… Alors, quand sa mère lui demande d’aller apporter de la soupe à Grand-mère Chêne, de l’autre côté du bois, elle enfile avec courage sa petite cape rouge bien usée (eh oui, tant de chaperons, ça use !) et s’en va en tremblant.
Les peurs de Brindille énumérées plus haut sont programmatiques : elle sauvera un lapin paniqué hurlant dans le pré, sera emportée par une buse, échappera de peu à la noyade, etc.
Brindille démontre ainsi son nouveau courage, portée essentiellement par une de ses qualités, l’altruisme : c’est parce qu’il est urgent qu’elle agisse pour sauver d’autres créatures aussi fragiles qu’elle et même d’autres qui ne le sont pas en général, qu’elle trouve ce qu’il faut d’énergie pour surmonter ses peurs et devenir ce qu’elle n’était pas. Le courage, en effet, comme bien d’autres qualités, appartient à tous : il se construit et se découvre en avançant sous la contrainte de l’action, c’est une belle leçon.
Les dessins crayonnés et aquarellés de verts et bruns doux, tout juste réveillés par la cape rouge, sont comme autant de vignettes imitant les gravures d’autrefois. Avec leurs personnages animaux vêtus de quelques vêtements sommaires (cape, écharpe, sarrau rapiécé…) et leurs décors charmants de petites chaumières, de bois et de rivières, ils évoquent l’esthétique des images d’Ernest Howard Shepard dans Le Vent dans les saules.
Tout cela fait de Brindille un album intemporel, avec un écureuil chaperonné de rouge plus conscient des dangers que son illustre devancière et donc plus courageux. La fin de l’album, ouverte, laisse le lecteur lui imaginer bien d’autres aventures.

 

Un abri

Un abri
Adrien Parlange
La Partie 2024

Partager l’ombre

Par Michel Driol

Par un jour de canicule, une fillette se réfugie à l’ombre d’un rocher. Arrivent alors un serpent, un renard, un lièvre, un hérisson, un sanglier, une petite bique et une volée d’oiseaux qui se serrent à l’ombre, avant de partir ensemble, lorsque la fraicheur est revenue.

 Format à l’italienne, très large, pour cet album minimaliste tant dans le texte que dans les images. Un cadre unique pour toutes les pages, avec, au centre, le rocher, sorte de pyramide dont l’ombre tourne progressivement au fil du temps, rétrécit puis s’allonge, tandis que la couleur de fond varie également, dans les jaunes tandis que monte la chaleur, puis dans les orangers, les roses et les violets à mesure que décroit la chaleur. C’est toute une atmosphère qui est ainsi donnée à voir, juste commentée par un texte concis en bas de page.

Reprenant un personnage emblématique du Petit Prince, le renard, reprenant la structure en randonnée du célèbre conte la Moufle, l’album évoque le partage d’un lieu à l’abri, la solidarité entre les espèces, et la façon de s’arranger pour survivre ensemble, En effet, ce bestiaire hétéroclite associe des animaux bien différents : le souple serpent, capable de se loger à la pointe effilée de l’ombre de la pyramide, ou le massif et encombrant sanglier, tous s’organisent pour que tous profitent du seul point d’ombre, dans une disposition graphique très composée, un jeu d’équilibre, de façon à profiter au mieux de l’ombre qui change heure après heure. Quand la fraicheur revient, tous se déploient, s’observent, semblent discuter avant de partir vers le futur, ensemble et unis, dans une dernière illustration comme en ombre chinoise où les oiseaux emportent le serpent dans les airs, où le lièvre est sur le dos du renard, et la petite bique dans les bras de la fillette. C’est, graphiquement, très réussi, pour évoquer ce partage nécessaire des ressources naturelles, l’ombre ici, pour dire qu’il faut surmonter les antagonismes et les peurs : personne n’a pas peur du serpent, et le renard n’attaque pas le lièvre. Il y a là comme un moment poétique de grâce, une allégorie de l’union et de la solidarité face aux menaces, condition nécessaire à la survie de tous, exprimée avec une grande sobriété de moyens.

Un album qui, avec peu de mots, avec une structure très maitrisée tirant sa force de la répétition et des variations, promeut des valeurs de partage et d’union, au-delà des différences, des rivalités, des peurs potentielles. Un album bien utile par les temps qui courent !

L’Énigme du Rubis Une enquête de Prospérine Cerisier

L’Énigme du Rubis Une enquête de Prospérine Cerisier
Jennifer Dalrymple
Scrineo 2024

Les Mystères du Paris haussmannien

Par Michel Driol

A 15 ans, Prospérine vit avec son père, commissaire adjoint de police après avoir été médecin, dans un Paris qui subit les transformations du Second Empire. Elle est orpheline et vient de Touraine. Son père mène l’enquête sur l’assassinat d’un charbonnier, près de chez elle,  mais se voit vite déchargé de cette affaire au profit d’un autre, sans doute plus enclin à ne pas trop chercher la vérité. Prospérine va aider une bande de jeunes ramoneurs à faire innocenter leur protecteur, accusé à tort, et aider son père, quitte à explorer les toits et les bas-fonds de Paris, au grand dam de sa tante !

Voilà un roman policier historique bien ancré dans une période de profondes transformations de la ville et de la société. La ville de Paris, cadre du roman est bien décrite, dans ses ruelles non encore transformées, héritage du Moyen Age, dans les luxueux appartements des Grands Boulevards, dans les faubourgs encore plus sordides, mais surtout dans cet entre-deux, les chantiers en cours, signes d’une modernisation qui ne se fait pas simplement. A la façon des romans populaires (on songe à Eugène Sue, bien sûr), on traverse les couches de la société. On rencontrera donc des aristocrates ruinés, des bourgeois en pleine ascension sociale, et toujours dans l’entre deux, Prospérine et son père, bons bourgeois de province, quelque peu déclassés dans ce Paris dont ils ne maitrisent ni l’accent, le parler, ni les codes.

Prospérine est peut-être plus une héroïne féministe du XXème siècle que du XIXème, dans son féminisme adolescent, entre-deux entre l’enfance et l’âge adulte  Elle rêve de devenir médecin, comme son père, ne désire pas aller au pensionnat, et continue de s’instruire, en lisant aussi bien les philosophes que les romans contemporains. Ouverte, empathique, intelligente, indépendante et audacieuse, elle se révèle intrépide et sans préjugés, au contraire de sa tante. Cette dernière se révèle en fait plus complexe que les apparences ne le laissent entrevoir, et saura tempérer l’enthousiasme de sa nièce. Autre entre-deux, entre les convenances et le désir d’émancipation.

Le roman décrit bien la violence sociale de ce Second Empire. Violence à l’égard de « ceux qui ne sont rien » : les enfants exploités comme ramoneurs, rachitiques, les jeunes prostituées, la police plus encline à chercher les coupables du côté des classes populaires que des puissants… Violence aussi à l’égard des celles et ceux, comme certaines familles nobles, victimes d’escrocs sans scrupules. On est tout à la fois dans le roman historique et dans le roman populaire, pour lequel les revers de fortune sont une des ressors dramatiques.

Un roman qui se lit d’une traite, aborde les questions du deuil, de la famille, de l’amitié, de l’éducation des filles, en sachant toujours se situer dans les entre-deux féconds et dramatiquement riches… On espère que l’autrice fera vivre de nouvelles aventures à son héroïne !

Entrer dans le monde

Entrer dans le monde
Claire Duvivier
L’école des loisirs (medium), 2024

Allons donc sur Mars !

Par Anne-Marie Mercier

Vingt-six adolescents, garçons et filles, chacun avec un animal de compagnie, vivent dans un domaine nommé Danube. Ils sont encadrés par des tuteurs, chacun avec un rôle précis (tuteur fermier, tutrice vétérinaire…) et chacun accompagné par sa « baba », un genre de maman, toujours disponible, toujours souriante. Les leçons sont données par une hologrammiste qui prend l’apparence d’une muse, selon la matière à enseigner (il y a sans doute un clin d’œil à Méto, avec ces références à l’Antiquité). De temps en temps, ils quittent leur dôme pour se rendre à la surface, explorer la forêt et observer les animaux sauvages. Tout cela forme une jolie description d’un groupe, chacun avec son caractère (et celui de son animal). Ils attendent en s’instruisant l’âge adulte, âge où ils entreront « dans le monde », quel monde, ils n’en savent rien et la suite du roman les éclairera cruellement.
Claire Duvivier a l’art de distiller les informations peu à peu, à chaque chapitre, aussi bien pour le lecteur que pour l’adolescent qui focalise le point de vue et qui sera le moteur de l’histoire. C’est Xabi qui, avec son groupe d’amis un peu plus intrépides et un peu moins disciplinés que les autres, découvre des zones interdites du dôme, où leur origine est révélée. Lorsqu’un sénateur venu d’Euphrate, le dôme voisin, leur rend visite avec sa famille pour de mystérieuses et inquiétantes discussions avec les tuteurs, c’est Xabi qui entre en contact avec sa fille, qui s’appelle, comme par hasard, Aryana, et qui l’aidera par la suite. Enfin, lorsque des visiteurs venus de plus loin encore détruiront leur petit monde, c’est lui qui pourra s’échapper et c’est à travers ses yeux que se dévoilera peu à peu la vérité : ils se trouvent sur la planète Mars, et ce qu’ils prenaient pour l’extérieur se trouve sous un super dôme ; la Terre, polluée et dévastées par des épidémies incontrôlables à cause du réchauffement qui a libéré les virus du permafrost, a été abandonnée au cours d’un immense exode des survivants. Le dôme Danube est un domaine expérimental bien loin du réel des autres humains, et le monde réel de Mars, le dôme Euphrate, est un cauchemar (surpeuplement, vie souterraine, sans nature et sans animaux…) tandis que celui vers lequel ils vont être enlevés, la Terre, est un cauchemar pire encore.
Si la fin (relativement heureuse, comme toujours en littérature de jeunesse) est un peu facile avec l’intervention d’une geek qui détourne les systèmes les plus sophistiqués et une IA docile et experte en navigation interstellaire, le roman demeure plein de qualités. Très bien écrit et construit, il est porté par des personnages variés et attachants ; Xabi, un peu à part, solitaire et fragile, soucieux essentiellement de son chat, ce qui sera l’un des moteurs du récit, Aryana, généreuse, au trajet perturbé par un handicap de naissance, entravée par des difficultés à trouver sa place dans sa famille. Cette famille même, elle-aussi très intéressante, propose une figure de résistance dans un monde hyper contrôlé. Certains tuteurs sont un peu inquiétants et l’on découvre peu à peu qu’ils n’ont pas tous pour objectif le bonheur des enfants ; comme dans les romans scolaires, tâcher de deviner qui sera le (ou les) méchant(s) de l’histoire est un des points de suspens. Les «Babas»  amusent le lecteur qui devine vite ce qu’elles sont, alors que Xabi et ses amis sont prisonniers d’une illusion. La narration propose des mystères en cascades, petits tout d’abord, ou qui mènent à des fausses pistes, puis à des retournements spectaculaires.
Le roman est riche et extrêmement cohérent, parfaitement maitrisé. En trois parties, Claire Duvivier crée trois monde différents, celui de Danube (premier tiers, entre utopie futuriste et roman scolaire), celui d’Euphrate, entre anticipation et dystopie (Euphrate est le résultat d’un cauchemar mais la société est démocratique et la famille d’Aryana est un modèle, certes menacé; c’est un futur possible et peut-être probable pour notre humanité) et un troisième à l’intérieur du port spatial, qui est le théâtre d’une traque et de combats; les adolescents y sont particulièrement ingénieux. Enfin, le roman s’achève avec une ouverture sur un espoir, peut-être une nouvelle utopie, certes fragile… Mêlant préoccupations écologiques, inquiétudes catastrophistes, réflexion sur l’histoire et récit d’apprentissage, elle fait avec ce premier titre une belle entrée en littérature de jeunesse.

Le Jour où le monde est devenu bizarre

Le Jour où le monde est devenu bizarre
Marie Pavlenko
Flammarion Jeunesse 2024

Rentrer dans son corps

Par Michel Driol

Un beau matin le narrateur, Aaskell, se réveille collé au plafond et voit son propre corps couché dans son lit. Il comprend qu’il n’est plus que gaz, tandis qu’un autre habite son corps, et se fait passer pour lui. Avec la complicité de son chat, d’une amie de sa sœur, de sa propre sœur, qu’on croyait atteinte d’une maladie mentale, et de quelques tonnes de côtes de blettes, il va réussir non seulement à réintégrer son corps, mais aussi à sauver la planète ! Rien que ça !

Dans sa note d’intention, Marie Pavlenko évoque Roald Dahl, et elle nous propose bien ici un univers à la hauteur de cet auteur. Tout est délicieusement fantaisiste, farfelu. Les péripéties s’enchainent, toutes plus loufoques les unes que les autres.  Laissons au lecteur le soin de découvrir un chat tapant sur les touches d’un ordinateur, feuilletant pour le héros les livres de la bibliothèque, ou encore les innombrables nuances de vert dont l’une de personnages se vernit les ongles ! Tout ceci est agréablement déjanté et diablement agencé.

Pour autant, cette légèreté, qui s’inscrit dans la parodie des romans de science-fiction mettant en scène des extraterrestres, ne manque pas de fond. Aaskell est un adolescent seul, mélancolique, depuis qu’il a perdu la complicité de sa sœur, qui vit recluse dans sa chambre, après un séjour en hôpital psychiatrique.  Il est victime de harcèlement au collège. Mais ce n’est pas l’essentiel. Il est question de santé mentale et d’intime, voire d’intimité. La vie serait-elle supportable si nous ne pouvions cacher nos émotions, nos sentiments ? Quel lien entre le corps, manifestation physique, et l’esprit ? Pourrait-on cohabiter à deux dans le même corps, partageant ainsi une intimité forcée ? Quelle est la part de notre quant-à-soi ? Autant de questions qui traversent l’adolescence et qui sont abordées ici comme en passant, sans s’y appesantir.  Il est question aussi des filles et de la physique, du rapport entre le corps et les ongles vernis et l’intelligence profonde. On y parle aussi d’amitié et de confidences…

On se demandera enfin, non sans ironie, quel rapport l’autrice entretient avec les côtes de blettes : l’ouvrage sert-il à redorer le blason de ce légume aqueux, ou à lui régler son compte ?

Un roman plein de fantaisie, d’humour et d’entrain, avec une bande de personnages pleins d’énergie confrontés à des situations incroyables au milieu des champs de tulipes !

La Petite Voleuse de planètes

La Petite Voleuse de planètes
Maxime Derouen
Grasset -Jeunesse, 2024

N’oublions pas les fées !

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un étrange récit cosmique : la voleuse est une fée qui s’ennuie : les hommes ne font plus appel à elle, ignorent son existence, alors elle se tourne vers le ciel et trouve de quoi s’amuser : elle emporte dans son coffre à jouets successivement la lune, le soleil, un anneau de Saturne, Vénus… Sur terre c’est le désastre car avec ces planètes disparaissent respectivement, non seulement la lumière (bizarrement, ce n’est pas l’important), mais la possibilité de rêver, la science, la sagesse, et l’amour. Les cris de désespoir des enfants alertent la fée et tout rentre dans l’ordre : un « tyran » philosophe lui offrant un sac de pluie d’étoiles pour jouer avec des étoiles filantes.

On mettra de côté ce choix bizarre de n’avoir pour personnages, outre la fée, que des monarques, tyrans, princes et princesses, les écoliers n’existant que comme collectif, le mélange de genres hasardeux et la facilité de ce symbolisme, pour se régaler des images : le noir d’encre de la chevelure de la fée et du ciel nocturne, les vignettes représentant des villes stylisées à la manière persane, le dynamisme de l’ensemble, entre album et BD, sont très beaux.