Enquête sur Peter Pan

Enquête sur Peter Pan
Clémentine Beauvais
Sarbacane, 2025

Un crime résolu dans un conte, par anticipation ?

Par Anne-Marie Mercier

Après L’Affaire Petit Prince, dans lequel le texte de Saint-Exupéry était décortiqué par le détextive privé Pierre Bayard, voici le tour de Peter Pan. Comme toute enquête de « privé », celle-ci commence avec l’arrivée en émoi de la commanditaire : alors que son frère, soldat pendant la première guerre mondiale est mort en 1918, Sarrasine Cabochon vient de recevoir une lettre de lui, écrite peu avant sa mort. Cette lettre évoque un danger, un ennemi qui le menace. Comprendre ce qu’elle évoque pourrait permettre d’éclaircir le mystère lié à sa disparition… la solution se trouvera à travers une enquête sur Peter Pan et la réponse à la question : Pourquoi Peter haïssait-il autant Crochet ?
L’enquête mène le détextive et sa fidèle assistante Edith, accompagnés de la jeune Bas-de-casse à Londres dans une enquête sur un « désherbage » inquiétant de l’œuvre de J. M. Barrie, tandis que Minuit-Pile, devenu assistant informatique de Gudule, la directrice de la Bibliothèque nationale travaille à Paris sur l’effacement de JM Barrie des fichiers de la BN et s’attaque à un ordinateur fou qui semble prévoir l’avenir des livres… Avec ces distorsions folles, il y a aussi des moments hilarants, dans une maison hantée par le passé; on se trouve en compagnie de trois anciens combattants décatis qui revivent leurs souvenirs d’enfance, le temps où ils jouaient à Peter Pan avec Sarrasine et son frère, et où celle-ci était Wendy, leur petite maman…
Mais de l’innocence il ne reste que des bribes, la guerre et ses horreurs ont tout balayé. Les trois hommes promènent les héros et le lecteur entre bouffonnerie et horreur, tandis que les passages de lecture experte de Peter Pan offrent des instants de paix et de nostalgie.
Enfin, c’est impossible à résumer : c’est loufoque, plein de virtuosité, de finesse et de drôlerie. Lecteur distrait s’abstenir : l’attention flottante n’est pas de mise dans ce monde lettré. Pour ceux qui ne connaissent pas le critique Pierre Bayard, il est nécessaire de s’informer un peu sur ses œuvres afin de saisir tout le sens de l’entreprise (voir sur lietje ou dans une encyclopédie).

 

Le Livre affamé

Le Livre affamé
Nathalie Wyss & Bernard Utz – Laurence Clément
Helvetiq 2025

Livre de recette

Par Michel Driol

Huit enfants face à un livre, qu’on ne voit jamais, mais qu’on entend leur parler. Tout est vu à travers ses yeux. Il dit avoir faim, leur demande de préparer une soupe magique, qui aura le pouvoir de les transformer en ce qu’ils veulent. Les ingrédients ? Ceux, bien classiques, des soupes de sorcières, depuis la morve jusqu’aux yeux de poissons, tous plus ragoutants les uns que les autres. Pas très rassurés, les enfants, au moment de gouter… d’autant qu’il ne se passe rien. On ajoute alors ce qui manquait, du sel, et les voilà grenouilles, du poivre, et les voilà lapins, de la moutarde, et les voilà escargots…  tandis que le livre, qu’on voit enfin, ouvre sa grande bouche.

Voici un second opus des mêmes auteurs, qui fait suite au Livre perdu. On y retrouve le même principe : un livre maléfique qui guide un groupe d’enfants crédules, le même dispositif énonciatif et narratif, les mêmes recours à la magie. Cette fois-ci, l’album joue sur un comique de répétitions : répétition des formules magiques, répétition des situations avec le couple ingrédient ajouté – transformation effectuée. Le livre se fait d’abord tentateur, faisant miroiter une métamorphose de chacun, il encourage ensuite, à grand coup de phrases exclamatives, de compliments. Mais, entre deux compliments, il révèle sa vraie nature, déclare aimer les cuisses de grenouilles, le lapin en sauce, les escargots à l’ail… Mais cela, les enfants l’entendent-ils ? Peuvent-ils l’entendre maintenant qu’ils ont perdu toute forme humaine, et sont condamnés à ramper lentement…

L’humour et la force du livre viennent aussi des illustrations qui permettent d’identifier chacun des huit enfants initiaux à un détail, couleur des yeux, lunettes, coiffure, y compris au travers de leurs métamorphoses. Chacun est bien individualisé, et les illustrations sont très expressives jusque dans les détails. On peut ainsi suivre les parcours individuels de chacun, de son degré d’appréciation de la soupe à sa réaction aux transformations…Tout ceci constitue un ensemble drôle et réussi.

Toutefois, le livre affamé opère une inversion. On parle plutôt de lecteur affamé, boulimique de  lecture. Pas de livre affamé. Ces derniers sont censés pour les uns remplir une fonction précise, en donnant des recettes de cuisine, ce que fait bien notre livre, pour les autres, leur grande majorité, remplir des creux, combler des attentes des lectrices et des lecteurs. Est-ce à dire que le Livre affamé est un jeu gratuit ? Une incitation, comme le livre perdu, à se méfier des livres dangereux, nuisibles ? Ou peut-être, en arrière-plan, une incitation à se méfier des beaux parleurs, de ceux qui promettent monts et merveilles, se font « loups doucereux », comme l’écrit Perrault à la fin du Petit Chaperon Rouge, pour atteindre leur but.

Un album plein de rebondissements, drôle à souhait, qui fait du livre un héros malfaisant, manipulateur, dangereux pour le plus grand plaisir de ses lectrices et lecteurs.

La Fabuleuse bibliothèque de Marquizze la mouche

La Fabuleuse bibliothèque de Marquizze la mouche
Mélanie Deloy, Ronan Badel (ill.)
Gallimard jeunesse (Giboulées), 2025

Éloge de la lecture et des livres

Par Anne-Marie Mercier

Marquizze est une petite mouche née dans un château (enfin, dans l’écurie du château) et elle a sait lire ! Comment a-t-elle appris, on vous l’explique dans le livre, je ne vais pas tout révéler. Lisant par-dessus l’épaule des enfants qui fréquentent cette belle bibliothèque, elle découvre Jules Verne avec l’ainé, Roméo et Juliette, Les Quatre filles du docteur March, Notre-Dame de Paris… avec la seconde, et, avec la plus jeune, les contes et les fables, mais aussi Dracula et les livres d’Agatha Christie.
L’un des enfants n’aime ni les livres ni les mouches et fait de Marquizze sa cible préférée… Dans la bibliothèque, la vieille Rilke est à l’affut. C’est une araignée – quelle idée de lui donner un tel nom! Suspens granti!
Dans d’autres épisodes, les mouches s’associent à d’autres insectes pour fonder leur propre bibliothèque et créer leurs propres livres (en pattes de mouche, bien sûr !). C’est charmant et bien rythmé par les nombreuses péripéties et les illustration de Ronan Badel sont parfaites.

Pio

Pio
Émilie Chazerand, Marie Mignot
Sarbacane, 2024

Grand petit

Par Anne-Marie Mercier

Pio est un enfant.
Il est très grand, si grand qu’il dépasse l’album pourtant de grand format : on ne voit pas sa tête sur le portrait « en pied » de la couverture. Pour sa mère il reste son tout petit. Pour les autres, il est une calamité, comme Gulliver au pays des Lilliputiens. Lui-même s’en rend à peine compte et le texte, qui porte son point de vue, souligne l’humour des images. Enfin, comme Gulliver, il fait ce qu’il peut pour corriger cela quand il s’en rend compte. C’est un bon garçon et les images insistent sur son sourire et ses bonnes joues autant que sur l’apparence d’univers jouet du monde qui l’entoure.
Seul importe pour Pio l’amour qu’il a pour la toute petite Nona dont il est « aussi amoureux qu’une fourmi d’un bonbon ». Ses tentatives pour la conquérir, longtemps infructueuses car celle-ci ne quitte pas son livre des yeux, sont aussi cocasses qu’énormes. Mais bien sûr, le grand cœur sera reconnu à la fin.

Fermez la porte !

Fermez la porte !
Koen Van Biesen
Traduit (néerlandais) par Catherine Tron-Mulder
Obriart, 2023

Allégorie de la lecture (œuvre ouverte)

Par Anne-Marie Mercier

Deux chiens sont assis à l’intérieur d’une brasserie, chacun sur une chaise, l’un tenant un journal (Niche-Matin), l’autre s’affairant derrière l’écran levé de ce qui ressemble à un Mac. Un courant d’air fait voler le rideau, puis entrer des feuilles, puis la pluie. Progressivement, l’espace est envahi d’intrus (certains venus d’un zoo), le chaos s’installe tandis que le plus grand des chiens hurle son agacement et cherche le coupable : qui a ouvert la porte, qui ?
Le petit chien lui donne la réponse en chuchotant. Il nous fixe, nous, lecteur : « toi ? »
« Tu entres sans te gêner et tu oublies de refermer la porte de ce livre ? … Cette histoire est terminée. Maintenant c’est FERMÉ. »
La surprise est évidemment grande, et le lien entre la matérialité du livre et la narration est décoiffante… comme ce courant d’air. Les dessins sont cocasses, le décor en perpétuelle révolution. Les titres du journal changent, comme la typographie et la disposition du texte rapportant les propos des personnages. Enfin, on a dans cette scène statique (les personnages ne bougent pas de leur chaise) beaucoup de vie et dans cet album beaucoup d’originalité.
Oui, hypocrite lecteur, la lecture est une bouffée d’air frais. Elle dérange parfois, et fait entrer tout un monde dans un petit espace.

Celui qui n’aimait pas lire

Celui qui n’aimait pas lire
Mikaël Ollivier
De La Martinière jeunesse, 2023

Un voyage intime à travers la lecture

Par Loick Blanc

Plongeant dans les méandres de sa jeunesse, l’auteur nous emmène dans ce récit autobiographique derrière lequel se cache le prétexte d’une romance, d’un roman « de gare » où l’attend un train en partance pour un salon du roman policier, et à bord duquel l’attend celle qui deviendra sa femme.C’est une lecture qui parle de la lecture.
Dès la couverture, cette mise en abyme est illustrée par l’image d’un livre dont la 4eme de couverture apparaît également sur celle de notre ouvrage. La mise en avant typographique du « Pas » dans le titre, conjuguée à la représentation de ce jeune garçon, qui semble être au coin, contre cette couverture de livre, mettent en avant ce désintérêt pour la lecture, activité qui est pour lui une punition. Cependant, l’emploi de l’imparfait suggère une évolution en gestation, prélude à un récit où se dessine la métamorphose de cet enfant récalcitrant.
Ce livre se révèle ainsi comme une ode à la lecture, parsemée de références littéraires, retraçant le cheminement d’un enfant qui n’aimait pas lire. Ce qui peut ne pas sembler pas si étonnant que cela finalement… L’auteur dépeint les contours de ce parcours de jeunesse qui l’a finalement conduit à trouver l’amour: celui de la lecture mais aussi celui de sa femme, mettant alors en avant le fait que la lecture peut bouleverser une vie de bien des manières.
Mais ce livre, c’est aussi une œuvre qui déculpabilise les lecteurs qui seraient dans la même situation que cet enfant. En effet, un auteur peut avoir eu un parcours scolaire difficile ou un rapport à la lecture complexe, bien loin de ce que l’on peut imaginer en lisant bon nombre de classiques scolaires. Alors, on réalise que si l’on a du mal à éprouver du plaisir à lire, ce n’est pas une fatalité ; ce n’est peut-être qu’une étape dans la construction de son parcours de lecteur. Il n’y a pas d’âge pour développer un  goût particulier pour la lecture.
C’est donc un livre à mettre entre les mains de ceux qui n’aiment pas (ou pas encore) lire, leur offrant un miroir dans la description du  jeune Mikaël Ollivier, personnage attachant, afin de les rassurer et de leur faire comprendre qu’un jour les graines plantées peuvent finir par germer et faire éclore cet attrait pour la lecture. Il peut aussi intéresser ceux qui aiment lire et qui voudraient faire aimer lire, leur rappelant le processus de construction du lecteur qu’ils sont devenus pour les aider à mieux accompagner ceux qui sont en devenir.

 

Le Chemin

Le Chemin
Claude Ponti
L’école des loisirs, 2023

Un chemin peut en cacher deux autres : Claude Ponti sur les routes d l’expérimentation

Par Anne-Marie Mercier

« Un chemin ne s’arrête jamais ».
Claude Ponti excelle dans les histoires de chemins, les bons qui amènent à bon port, ou les mauvais qui font exprès de perdre les gens. Jusqu’ici ils n’étaient qu’un élément de ses albums. Dans ce grand leporello, le chemin est le personnage principal, celui qui porte la narration et les évènements, favorise la découverte d’êtres étonnants (un gobe-pluie, l’éléphant montagne, des poussins, Robert le robot rutilant…), le passage sur des ponts, les bifurcations… Ce leporello coloré impose un ordre que l’on peut s’amuser à interpréter.
Dans le beau coffret cartonné dans lequel il est présenté on trouve aussi un jeu de cartes proposant une reproduction de chacune de ses images au même format mais de façon détachée. Ceci offre au lecteur la possibilité de construire son propre chemin avec les mêmes étapes, que l’on choisira ou pas et que l’on placera dans l’ordre de son choix: c’est un exemple de lecture aléatoire (un peu comme des la série des livres dont vous êtes le héros, mais ici le lecteur est maître du jeu).
Sur un petit livret joint à l’ensemble, on peut lire un texte de Claude Ponti exprimant sa philosophie du chemin : ses définitions et ses qualités, variées et surtout variables.
Au dos du leporello, des dessins en noir et blanc poursuivant l’aventure du chemin alternent avec des faces blanches : le lecteur peut colorier l’existant et inventer la continuité entre les pages vides et les pages pleines.
Quel boulot, la lecture !
Tout cet ensemble apporte une pierre à la connaissance de l’univers de Claude Ponti, dans lequel la linéarité ne rime pas avec la régularité et où domine la variabilité. Pierre à l’édifice, ou caillou sur le chemin ? C’est comme on voudra.

Le Cadeau des Affreux

Le Cadeau des Affreux
Meritxell Marti – Xavier Salomó
Seuil Jeunesse 2022

Petits cadeaux entre monstres

Par Michel Driol

On se souvient du précédent ouvrage des deux auteurs, le Festin des Affreux. En voici comme une suite, avec plus ou moins les mêmes personnages, le chef Louis Pacuit , le Loup, la Sorcière, la Momie… et bien sûr le pire de tous, l’Enfant. Cette fois-ci, nous sommes au plus profond de la forêt, en un temps où nos Affreux préférés vont ouvrir leurs cadeaux, bien cachés par des rabats, et choisis en fonction de leur personnalité et surtout des histoires dans lesquelles on les retrouve. Jusqu’à un dernier cadeau, mystérieusement adressé à tous, un livre dont la lecture va les captiver, les terrifier, les amuser… Le lecteur avisé l’aura deviné, et la fin du livre le confirmera, l’auteur de ce cadeau n’est autre que l’Enfant, déguisé en gnome, dévoreur d’histoires à faire peur, flanqué cette fois-ci d’une compagne aux lunettes truquées que l’on cherchera – et trouvera – sur les pages précédentes.

Reprenant le dispositif narratif qui avait fait le succès du Festin des Affreux, à savoir une double page par personnage, et un rabat à soulever pour découvrir les cadeaux, les deux auteurs nous livrent encore un album bien réjouissant. D’abord parce qu’il constitue une suite au Festin : revient, de façon récurrente, la peur que les Affreux ont de cet Enfant qui les avait traumatisés dans la livraison précédente. Ensuite parce que les cadeaux s’inscrivent à la fois dans l’intertextualité (et on retrouvera le miroir de la Reine dans Blanche Neige, ou encore Hansel et Gretel – il n’est pas question ici de tous les citer) et dans la modernité. Ces cadeaux sont une sorte de complainte du progrès joyeuse, dans laquelle les perfectionnements les plus audacieux ont été apportés à ces objets traditionnels, décrits dans une langue et un style qui font penser à tous les catalogues et à la publicité. Enfin par sa « morale », qui met en évidence le rôle incomparable du livre capable de faire naitre des émotions diverses et variées. Les Affreux ont d’abord la réaction attendue et sont déçus du livre (lire, c’est nul, à quoi ça sert) avant d’être envoutés par sa lecture. C’est peut-être ce renversement final qui est le plus réjouissant, manifestant le pouvoir de l’enfant sur les monstres, sa façon de jouer avec eux, de ne pas hésiter à se jeter dans la gueule du loup avec la complicité, cette fois-ci encore, de Maitre Pacuit, un enfant plein de vie et d’espièglerie auquel le lecteur aura plaisir à s’identifier !

Un album qui s’inscrit parfaitement dans l’univers de Meritxell Marti et Xavier Salomó : intertextualité malicieuse, jeu amusant avec les peurs et les monstres, univers décalé dans lequel les enfants ont le beau rôle !

L’Aventure politique du livre jeunesse

L’Aventure politique du livre jeunesse
Christian Bruel
La Fabrique, 2022

En route pour l’aventure !

Par Anne-Marie Mercier

Le titre surprend : politique, la littérature de jeunesse ? on l’a certes dite pétrie « d’idéologie » (vous vous souvenez de l’affaire de l’album Tous à poil ? Ce livre en parle), mais de politique, vraiment ? Eh bien oui, politique dans l’édition, chez les auteurs, chez ceux qui semblent ne pas y toucher, dans la presse, dans ses thèmes, dans sa manière de ne pas vouloir en faire après en avoir fait beaucoup.
La question touche à toute l’histoire de la littérature de jeunesse. Ce livre parcourt ses différentes époques en montrant à quels moments on n’a pas hésité à tenir un discours ouvertement politique et à quels moments (par exemple aujourd’hui) le politique est devenu un tabou, un « grand méchant mot » expulsé par un humanisme consensuel et plutôt mou, en dehors de quelques questions émergentes comme celle du genre, qui elle aussi a pu faire naitre des protestations tous azimuts au nom d’une certaine conception du livre pour enfants.
Encore plus, dans ce titre, le politique serait une aventure, autre mystère. Mais c’est bien ainsi que nous embarque le co-auteur de Julie qui avait une ombre de garçon, des Chatouilles, de L’Heure des parents et bien d’autres albums, l’éditeur du Sourire qui mord et de être éditions, le formateur et conférencier, figure bien connue aussi bien au Salon de Montreuil que dans la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse. Cette histoire politique a des accélérations, des arrêts, des trous noirs. Il y a des héros (des ouvrages qui ouvrent la voie) ; nombreux sont ceux qui sont nommés et analysés ici, proposant une autre bibliothèque idéale que celle que l’on retrouve platement dans tous les ouvrages sur l’histoire de la Littérature de jeunesse. Il y a aussi des martyrs, des livres censurés, réécrits, retraduits dans un sens puis dans un autre, massacrés… C’est passionnant comme un récit d’aventures. C’est drôle aussi car l’auteur ne manque pas d’humour et son regard narquois sur les hypocrisies et les contradictions récurrentes réjouit. Enfin les différents points de débat sont évoqués dans leur dimension internationale et l’on découvre encore une fois que la France est loin d’être la plus avancée en la matière – pour le meilleur ou pour le pire.
A l’origine, on trouve une politique de l’offre : la trilogie classique (éduquer divertir, informer) est analysée, augmentée et « colorée » par une autre : « dévoiler, révolter et projeter ». On voit les censures anciennes toujours à l’œuvre mais concurrencées par de nouvelles, aussi bien du côté d’un féminisme sourcilleux que d’un retour de pudibonderie (voir, entre autres, le cas de On a chopé la puberté) que des comités de « sensitive readers » ou  de l’appropriation culturelle (Alma de Timothée de Fombelle). La médiation (librairie, presse, bibliothèques, tout ce qui touche à la politique de la lecture publique) enfin joue un rôle fondamental, plus ou moins assumé, dans l’accès à cette offre.
La politique peut être un sujet abordé explicitement dans le champ du livre pour enfants ; plusieurs titres récents et intéressants analysés ici l’attestent ; elle est à l’œuvre aussi à travers les représentations, les stéréotypes et contre-stéréotypes, discutés ici également ; elle l’est à travers les recommandations ministérielles (les fameuses listes), un temps favorables à la présence de littérature pour la jeunesse à l’école et à une formation des enseignants dans ce champ, de moins en moins depuis quelques années.
Le chapitre consacré à l’histoire de la « presse rebelle » au XXe siècle et au-delà, de 1901 à 2021, est passionnant et fait découvrir de nombreux titres et aventures éditoriales hardies. Le suivant, qui présente des ouvrage « non consensuels » est également une mine de belles choses peu connues qui posent de multiples questions. Une autre histoire, conjointe, est celle de l’évolution des formes et de l’offre de lecture : livres qui se présentent de plus en plus comme des « iconotextes », documentaires d’un nouveau genre, théâtre révolutionné par des textes novateurs et qui ne prennent pas les enfants pour des idiots ou des êtres vivant hors-sol, comme ceux de Maurice Yendt… les formes elles aussi sont politiques.
Les thèmes évoluent mais la quasi absence de certains montre les limites de l’ouverture : si les familles monoparentales ont fait leur entrée en littérature de jeunesse, l’homoparentalité reste un thème peu et souvent mal traité et le personnage adulte célibataire ou tout simplement sans enfant reste rare ; quant aux athées, lorsqu’il est question de religion, ils le sont encore plus (on trouve un pingouin athée, exception notable !). Sur tous ces sujets et bien d’autres (les sans-papiers, le travail et l’argent, la pauvreté, la compétition, la chasse, et bien sûr l’écologie) Christian Bruel est arrivé à trouver des ouvrages qui montent qu’il est possible de les aborder intelligemment qu’il faut se méfier des ouvrages pétris de bonnes intentions mais délivrant un message biaisé.
Le corps est le lieu de bien des tabous, encore aujourd’hui, contrairement à ce qu’on affirme dans les milieux peu informés, ce qui fait dire à l’auteur : « L’irruption débridée du corps et de la sexualité dans les publications jeunesse est une légende ». Il analyse les effets possibles de la frilosité de la plupart des éditeurs sur ce domaine, leur silence masquant le réel et laissant les enfants seuls face à la pornographie à laquelle ils sont exposés de plus en plus tôt.
Les filles rebelles ont leurs héroïnes, de l’Espiègle Lili à Mortelle Adèle. Les utopies ont leurs îles paradisiaques en romans comme en albums (signalons une belle analyse des ambiguïtés de Macao et Cosmage). La « réception alertée » de lecteurs sans doute nourris par une offre riche, quand on sait chercher s’inscrit toutefois dans un « horizon assombri » par de nombreuses inquiétudes.
L’ouvrage se conclut sur l’affirmation d’une nécessaire « politique de la lecture », dans la mesure où la lecture est d’abord une affaire de partage, de communautés. Si l’on veut donner envie de lire, il faut créer les conditions favorables – il les présente – aux échanges, à la prise de distance critique, à la réflexion…. politique au sens large et noble du mot, et dénicher les albums qui permettront d’en débattre. Grâce à lui c’est chose faite, même s’il faut pour cela passer par des histoires de lapins (ou, en l’occurrence, de moutons).

La lecture de ce livre est une belle aventure, drôle et tragique, passionnante, tonique, un courant d’air frais qui réveille et bouscule. On en sort avec un regard un peu plus aiguisé, des regrets sur des jugements hâtifs qu’on a pu formuler, une vigilance accrue, une liste de livres à découvrir, et une foule de questions anciennes et nouvelles à méditer et à partager. C’est un ouvrage indispensable pour tous ceux qui veulent aller au-delà d’une vision consensuelle et quelque peu étriquée de la littérature de jeunesse et de la lecture.
C’est un livre engagé, non seulement par les thèmes qu’il aborde mais par le fait que son auteur examine les points de vue divergents, les discute et ne craint pas d’énoncer ses propres conclusions, toujours claires, fermes, cohérentes. Au centre de ses préoccupations, on ne trouve pas cette fameuse « idéologie » (prise dans un sens fermé et obtus du terme telle qu’elle a été mise en cause par l’homme politique indigné évoqué dans les premières lignes de cet article, mais un souci des lecteurs et de leur devenir : de nos futurs… (c’était le titre d’une édition du salon de Montreuil). Ici, nos futurs sont résolument ancrés dans une histoire qu’il appartient à chacun de se réapproprier, ou pas mais en connaissance de cause.

L’Ogre de la librairie

L’Ogre de la librairie
Céline Sorin, Célia Chauffrey
L’école des loisirs (Pastel), 2022

Fais-moi peur !

Par Anne-Marie Mercier

Faut-il proposer aux enfants des livres qui leur font peur, des personnages comme les ogres, par exemple, terrifiants ?

Cet album propose une réponse en forme de fable : une petite fille accompagnée de sa mère entre dans une librairie, et la libraire lui propose son aide. Après un débat sur le personnage qu’elle veut rencontrer, elle la laisse entrer dans un petit espace de la librairie avec des fauteuils. Sur l’un d’eux, un ogre est en train de prendre le thé. Il a de très bonnes manières et commence à raconter une histoire d’ogre à la fillette, jusqu’au moment où chacun doit rentrer chez lui : façon de dire que, une fois le livre terminé, on peut en sortir en y laissant toutes les émotions, la frayeur comprise.
Entretemps, la fillette aura eu droit à une belle histoire d’ogre dévoreur, où le personnage de la fiction est bien différent de l’être bonasse et timide qui se trouve sur le fauteuil de la librairie.
Avec toutes ces fictions enchâssées, voilà un joli portrait du livre, un « ami prêt à se plier en quatre pour la faire rêver et apprivoiser ses peurs ». Dessins à la belle étrangeté, triples pages, pages à rabats, tout est mis en œuvre pour captiver et charmer à la fois.