C’est l’histoire d’un éléphant

C’est l’histoire d’un éléphant
Agnès de Lestrade, Guillaume Plantevin
Sarbacane (Sarbabb), (2012) 2024

 

Par Anne-Marie Mercier

Les éditions Sarbacane, dans leur collection Sarbabb, rééditent certains de leurs titres. Celui-ci, paru en 2012 revient dans le même petit format adapté pour les tout-petits, en version carrée et cartonnée aux coins arrondis.
L’éléphant dont il s’agit ressemble furieusement, sur la couverture, au colonel Hati du Livre de la Jungle adapté par Disney : son air grognon est justifié ici par le fait qu’il a mal dormi à cause d’une chauve-souris bruyante. Il tente de passer sa mauvaise humeur sur le premier qu’il rencontre, lequel se vengera sur le suivant, etc. Chaque épisode commence par la formule « c’est l’histoire de… », soulignant l’aspect de randonnée, et la dernière nous ramène à la première : la souris raconte à la chauve-souris comment elle a fait peur à l’éléphant, la chauve-souris rit bruyamment avec elle, et il suffit de revenir à la première page pour boucler la boucle.
Le texte, qui enchaine et répète les épisodes en alignant les propositions relatives, utilise des termes qui feront rire les enfants par leurs sonorités (riquiqui, popotin, mouflet), et les images, très expressives et superbement colorées participent au piment de l’ensemble. Les yeux des animaux courroucés et le rire de la chauve-souris sont parfaits, un régal !

Le Creux de ma main

Le Creux de ma main
Laetitia Bourget, Alice Gravier
Sarbacane (Sarbabb), 2024

Expériences sensibles

Par Anne-Marie Mercier

Les éditions Sarbacane publient une collection pour les plus petit, nommée « Sarbabb ». Ses petits albums, carrés et cartonnés proposent aux tout petits des expériences sensibles à leur portée ou des histoires aux thèmes et aux rythmes adaptés.
« Dans le creux de ma main j’ai recueilli… » L’album énumère ce qu’un enfant peut saisir ou plutôt accueillir dans sa main : un flocon de neige, un oiseau blessé, un têtard, de l’eau, une luciole, un coquillage, de la farine…, toutes choses légères et délicates, jusqu’au bébé nouveau-né de la dernière page. Chaque chose apporte une connaissance : le temps qui passe, la croissance des plantes et des animaux, le savoir-faire de la pâtissière, le début d’une collection…
À chaque page de gauche, montrant sur fond blanc la fillette en action, correspond, à droite, l’animal enfui, le flocon fondu, la collection…, dans une image à fond perdu remplie de couleurs et de formes, jusqu’à la dernière double page qui présente une seule image, réunissant la fillette et le bébé. L’enfant qui tient ce livre est lui-même invité à se saisir de ces formes et de ces expériences.

La Nuit au manoir

La Nuit au manoir
Camille von Rosenschild, Marion Sonet
La Martinière jeunesse (« Les histoires à 3 vitesses »), 2023

Fais-moi peur (mais pas trop)

Par Anne-Marie Mercier

Le principe de la collection des « histoires à 3 vitesses » est intéressant quoique sans doute guidé en partie par des préoccupations mercantiles : le texte de chaque page est réparti en trois zones, avec trois typographies de tailles différentes, ce qui fait que le lecteur (l’adulte qui raconte cette histoire avant le coucher, sans doute) a le choix de passer plus ou moins de temps à lire.
Le problème est que, pour moi, les textes supplémentaires ont peu d’intérêt, cadrent mal avec l’atmosphère générale, et sont même un peu bavards, ce qui est un comble dans un récit supposé maintenir un certain suspense. Très vite on s’en tient à la première version, la courte, pour éviter de gâcher le plaisir qui reste.
Avec cette version, l’histoire, bien qu’assez banale, joue  efficacement son rôle. On suit les trois enfants dans leur exploration du château abandonné, on frémit avec eux en suivant les commentaires de la narratrice – et encore une fois en évitant ses bavardages excessivement enfantins (c’est la plus jeune des trois, la fille…) –, on admire les belles couleurs de nuit des images et on se réjouit de la chute.

Milo s’imagine le monde

Milo s’imagine le monde
Matt de la Pena, Christian Robinson (ill.)
Traduit (anglais, Canada) par Christiane Duchesne
D’Eux, 2023

De trompeuses apparences

Par Laure-Hélène Davoine  

Le format à l’italienne de ce bel album figure tour à tour l’intérieur d’une rame de métro et l’intérieur du carnet à dessin d’un petit garçon, qui est dans ce métro. Ce petit garçon est assis avec sa sœur.
On sait qu’ils prennent ce métro un dimanche par mois mais on ne connaîtra la destination finale qu’à la fin de l’album. Le trajet dure longtemps et le petit garçon cherche à passer le temps, en observant les gens autour de lui, en imaginant leurs vies et en les dessinant. Dans le livre, d’ailleurs, deux types de dessins s’intercalent : les dessins des auteurs et les dessins de Milo.
Il imagine beaucoup de choses, Milo. Il lui suffit d’observer quelqu’un pour imaginer sa vie, sa maison, son statut social, imaginer ce qu’il va faire à la sortie du métro. Un regard sur son voisin et il l’imagine seul dans un appartement sale, infesté de rats. Un regard sur un petit garçon bien propre sur lui et il l’imagine, châtelain, roulant en carrosse et entouré de domestiques. Mais quand il se rend compte que le petit garçon se rend exactement au même endroit que lui, qu’il va, lui aussi, visiter une personne en prison, Milo comprend qu’il s’est peut-être complètement trompé dans ses élucubrations : « Peut-être qu’on ne peut pas connaître vraiment quelqu’un juste à regarder son visage ».
La dernière image de l’album est le dessin que Milo donne à sa maman emprisonnée : un beau dessin en double page qui les représentent tous les trois, sa sœur, sa mère et lui, mangeant une glace sur les marches devant leur maison, une vision idyllique qui leur permettra de se projeter dans un avenir plus heureux, affirmant le triomphe de l’art sur la réalité.

Drôle de ménage

Drôle de ménage
Jean Cocteau (1948)
Grasset jeunesse, 2023

Traité d’éducation (terrible) à la Cocteau

Par Anne-Marie Mercier

Grasset jeunesse poursuit son entreprise de réédition d’ouvrages ayant marqué l’histoire de la littérature de jeunesse. Cet album de 1948 est pour moi une belle surprise : on y trouve les dessins subtils et parfois désinvoltes de Cocteau, son attitude indépendante et son humour.
Monsieur Soleil et Madame Lune se marient et ont beaucoup d’enfants. Ils mènent une belle vie, font la fête, séparément bien sûr, et négligent leurs enfants. Un jour, ces « parents terribles » ont l’idée de faire éduquer ceux-ci et les confient à des chiens.
Dans un premier temps, les chiens sont des maitres conventionnels et exigeants. Mais ils se lassent, comme leurs élèves, et décident de faire tout autrement : ils apprennent aux enfants ce que leurs maitres leur ont appris (faire le beau, rapporter la ba-balle, etc.) ou ce qu’ils savent faire instinctivement (tuer les poules, faire les poubelles…) et ils les maltraitent aussi un peu, comme leurs maitres les maltraitent parfois. Y aurait-il une critique des méthodes éducatives du temps, ou de tous les temps? À la fin, tout fini bien, les parents découvrent le désastre et confient leurs enfants aux étoiles qui sont très sages, un peu trop). Entretemps, on se sera bien amusé de ces caricatures d’éducation.
La préface de Cocteau, qui invite les enfants à ne pas perdre trop vite leur esprit d’enfance et à veiller à ce que leurs parents retrouvent le leur, s’ils l’ont perdu, est un beau plaidoyer pour la lecture conjointe : lisez ensemble, apprenez à lire aux parents, dit-il.
Enfin, si les couleurs de ce livre (bel objet sur beau papier) leur déplaisent ils peuvent colorier eux-mêmes : les enfants (terribles) au pouvoir !

Des jours comme des nuits

Des jours comme des nuits
Sébastien Joanniez
Rouergue 2024

Faudra continuer à vivre…

Par Michel Driol

Trois parties pour ce roman bouleversant. Les jours d’avant, où Manon raconte la vie avec son père, des moments simples comme les matchs de foot où il la conduisait, ou le camping au bord de la mer. Image d’un bonheur simple qui parait immuable, éternel. Mais aussi souvenir du jour où son père est revenu en pleurs, après son licenciement, et souvenir des jours où il trainait dans la maison à faire des sudokus. Le jour où, récit du jour où son père s’est pendu dans le poirier du jardin. Les jours d’après, entre tristesse et douleur, mais aussi la pointe d’espoir finale dans une vie qui continue.

Sébastien Joanniez signe ici un récit à la première personne dont il faut d’abord signaler la rigueur de la construction. On est dans les jours d’après, et Manon se souvient avec émotion des jours d’avant. On sait qu‘il s’est passé quelque chose de grave, mais on ne sait pas quoi. Ce long retour en arrière, émouvant, montre, à partir de petits détails très concrets, de flashs de mémoire discontinus, en quoi la vie familiale est brisée.  C’est cette attention aux détails qui marque l’écriture de ce récit, dans une série de souvenirs arrachés, douloureux, signes d’une vie ordinaire. On y voit un père aimant, attaché à ses enfants, leur faisant visiter l’usine où il travaille, laissant sa fille conduire la voiture. Des petits riens, dont on ne mesure la valeur qu’une fois qu’on les a perdus, que la vie s’est disloquée, que les repères et les routines sont perdus, et qu’on mange des pâtes presque tous les soirs… C’est la force de ce roman de dire ces petites choses à hauteur d’adolescente, en suscitant une forte émotion chez le lecteur. Bien sûr, en filigrane, il y a la question du chômage, de la perte de repères liés à la perte d’emploi, tout ce qui entraine le geste tragique du père. Tout cela, répétons-le, est fort bien perçu à hauteur d’adolescente, qui s’attache à ces menus détails comme la barbe de son père, barbe qu’il rasera lorsqu’il aura retrouvé du travail. Mais c’est bien sûr la question du deuil, deuil d’autant plus difficile à faire que le père s’est suicidé, qu’il y a une forte scène dans laquelle la mère tente de le décrocher, de le réanimer, tandis que la fillette assiste, impuissante, à tout cela. Scène d’un réalisme précis, scène déchirante dans le récit qu’en fait l’enfant, victime et témoin, actrice et spectatrice. Que faire face à la douleur de l’absence qui paralyse, rend l’héroïne à son tour absente du monde ? La laisser envahir d’abord, avant de pouvoir réagir, conserver une veste qui sent encore l’odeur du père, et se souvenir des bons moments qui vont aider à survivre, sans rien oublier du passé, mais en continuant à préserver les bons côtés, le sens de la fête qui était aussi celui du défunt. C’est par une magnifique lettre au père défunt que se clôt ce roman à la fois tendre et pudique, véritable leçon de sagesse et d’acceptation de ce qui est arrivé.

Un récit sur l’amour et sur la perte qui ne laissera pas ses lecteurs indifférents, et saura les toucher par son écriture, sa immédiateté, son réalisme et sa construction fragmentaire, à l’image des souvenirs à coudre ensemble pour qu’ils fassent sens et qu’on puisse continuer à vivre.

Comment ratatiner les dinosaures ?

Comment ratatiner les dinosaures ?
Catherine Leblanc, Roland Garrigue
Gallimard jeunesse (l’heure des histoires), 2024

Qui a peur du méchant dinosaure?

Par Anne-Marie Mercier

Stégosaure, diplodocus, ptéranodon, vélociraptor à grandes griffes, tyrannosaure à grandes dents… tous ces animaux hantent l’imaginaire enfantin. Ils pourraient faire peur : comment se fait-il d’ailleurs qu’ils n’y ont pas remplacé le loup ? sans doute pas défaut de tradition et de chaperons rouges à l’horizon. Mais on ne sait jamais, certains enfants sont plus craintifs que d’autres ou ont des terreurs plus géantes, alors voici l’antidote : chaque dinosaure est ici représenté de façon à le rendre à la fois effrayant et ridicule. Ils sont gigantesques, ils ont de grandes dents, de grandes griffes, des cornes, des pois, des rayures, de gros sourcils, bref de quoi faire peur, mais…
Le texte, en vers de mirliton, ne se prend pas au sérieux et ajoute de la cocasserie aux images. Chaque double page montre un spécimen « ratatiné » par un ou deux mini personnages, avec des méthodes radicale et douces à la fois : on peut neutraliser ces grosses bêtes avec des mots, des contraventions, des virelangues (« les chaussettes de l’archiduchesse »), avec des chiffres (indigestion d’opérations), en leur tordant le cou, en les faisant glisser sur des billes… un jeu d’enfant, donc ! Les pages sans texte, au début et à la fin, ne sont pas les moins appréciées des jeunes auditeurs-spectateurs.
C’est une réédition en format poche et souple d’un album paru chez Glénat en 2009 (avec toute une série de « comment ratatiner les »… dragons,  pirates, etc.) et devenu un livre CD en 2019.

Moitié moitié

Moitié moitié
Henri Meunier, Nathalie Choux
Rouergue, 2023

Sirène aux yeux de merlan

Par Anne-Marie Mercier

« pour moi le monde est divisé en deux »
Cette variation poétique sur le binaire et sur le mot « moitié », partant des contraires (beau/laid), glisse jusqu’à la question de l’hybridité et pose peu à peu un cadre surprenant : la narratrice est mi femme-mi poisson. Mais elle n’est pas une sirène mais une «rènesi», car ses moitiés sont inversées. Elle a des jambes humaines, une tête de poisson.

 

« Le destin facétieux,
S’est voulu plus moderne ;
À l’heure des musiques urbaines,
De la mode du verlan,
Il s’est mis en devoir de me faire à l’envers. »

Développant les situations absurdes, le motif de la sirène et plus généralement celui des chimères (minotaures sont ses parents, son oncle est un centaure), l’album les bouleverse et les poétise avec humour. Il évoque aussi le malaise né de la différence et de l’inadaptation au monde. La leçon, tirée d’un poème de Guillevic est belle :

« Quand rien
Ne chante pour toi,

Chante toi
Toi-même »

Elle nous livre aussi le sens de cette figure hybride. Les illustrations jouent avec le thème avec justesse,mêlant juxtapositions et transparences. Elles épousent le ton bienveillant du texte ; la moitié humaine est représentée avec les rondeurs de l’enfance, genoux roses et potelés, petites fesses rondes, orteils dodus, tandis que la moitié poisson, grise, garde sa moue de bête. La narratrice évolue dans un monde sommaire proche du lecteur : piscine ou s’ébattent des enfants (entiers), terrasse de café, flaques… L’évocation des « pierres fraternelles » de Guillevic dans la dédicace placée en tête d’album relie le texte à l’éloge du minuscule et de l’élémentaire tandis que la question du reflet et du double ouvre vers le vertige.

 

Le Cerf-Volant ou l’école de Lalita

Le Cerf-Volant ou l’école de Lalita
Laetitia Colombani et Clémence Pollet
Grasset jeunesse, 2023

 

Par Anne-Marie Mercier

L’histoire de Lalita, fille de l’héroïne La Tresse, roman qui a eu un grand succès et a été adaptée par les mêmes en album, suit son cours avec toujours le même objectif : faire que cette enfant d’intouchables indiens puisse suivre une scolarité et espérer un avenir meilleur.
C’est une belle histoire de solidarité, de la jeune européenne, maitresse d’école bénévole, à l’équipe de la Red Brigade, qui s’est donné pour mission de protéger les habitantes du village et de leur apprendre des sports de combat.
C’est aussi un joli album. Les images de Clémence Pollet lui donnent une luminosité particulière. La narration est un peu plate, c’est dommage : il me semble que l’autrice a des difficultés à passer à une écriture destinée aux enfants sans la simplifier à l’excès.

 

Les cousins lémuriens

Les Cousins lémuriens
Philippe Ug
Les grandes personnes, 2023

Plongée immersive au cœur de la jungle

Par Edith Pompidou-Séjournée

La première de couverture est vive et colorée, majoritairement verte pour représenter la forêt tropicale ; on se croirait dans un tableau du Douanier Rousseau captivant et mystérieux avec de multiples feuilles entre lesquelles se dissimulent de petits animaux. Le lecteur ne distingue que des têtes qui le fixent pour la plupart comme une invitation à pénétrer dans le livre.
Il s’agit, en effet, de rentrer littéralement dans l’univers de cet album qui se présente comme un pop-up aux multiples dimensions, sorte de petit théâtre au-dessous duquel est écrit le texte à peine visible dans le paysage. À chaque nouvelle page, l’histoire se répète : une famille de singes a terminé ses ressources alimentaires et envoie l’un des siens en chercher chez ses cousins. Le vocabulaire est très riche et précis, tant sur les espèces de lémuriens (makis cattas, babakotos, avahis, sifakas, varis roux…), sur les végétaux qui leur servent d’alimentation (tamariniers, anones, mangoustans, jamalac, uvaria rufa, …) que sur la façon dont ils s’en sont délectés (régalés, engloutis, dévorés, goinfrés, …).
De même, les détails et couleurs des illustrations d’abord dans des teintes vertes passent du violet au noir avant d’arriver chez les varis roux à la saison des fruits du dragon : toutes les couleurs se mêlent alors et les différentes familles peuvent se régaler ensemble des fruits savoureux. Si la trame narrative est des plus simples, la plongée immersive dans des illustrations en volume paraît magique et le livre a une visée ludique et documentaire non négligeable car il contient aussi un « grimpe et trouve », sur la faune et la flore qui entourent chaque famille de lémuriens. Une belle réussite !

 

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