Allo le loup !

Allo le loup !
Pauline Martin
La Partie, 2025

Même pas peur ! … et au lit

Par Anne-Marie Mercier

A la fois récit rassurant pour ceux qui ont peur du loup (ou aiment en avoir peur) et rituel d’endormissement, voilà un « deux-un-un » bien calibré.
Pour le premier aspect, l’album s’ouvre sur une forêt noire de sapins stylisés sur fond de ciel nocturne dans lequel se découpe une bulle où se lit le hurlement du loup. Celui-ci apparait à la page suivante, silhouette noire sortant du bois… On retrouvera le même dispositif nocturne toutes les deux doubles pages, avec différentes situations (à bord d’un voilier, en vélo…) : le loup se rapproche peu à peu, jusqu’à sonner à la porte de la maison puis tenter d’y entrer par la cheminée…
Ce récit alterne avec l’autre série de doubles pages, très colorées, montrant le petit Léon chez lui, à table, dans son bain, sur son pot, avec sa maman ou son papa, puis couché avec ses doudous et expliquant chaque fois au loup, au téléphone, pourquoi celui-ci ne peut pas venir le voir à ce moment, tant il est occupé. L’album se clôt avec une image, toujours nocturne, du loup dans son lit, puis une double page reprenant la première et substituant aux hurlements du début les ronflements du loup endormi.
Que le téléphone avec fil représenté sur la couverture ait l’air assez vieillot d’aspect colle parfaitement à l’histoire :  il ressemble à un jouet plutôt qu’à un vrai téléphone, comme celui de la fin plus proche cette fois du portable ; c’est donc bien un jeu. Tout l’ensemble est très mignon et doux, même le loup qui semble perpétuellement sourire, et a l’œil tout rond d’un étonné.

 

Le Livre interdit   

Le Livre interdit
Julie Billet
Editions du Pourquoi pas ? 2025

Censure sans mesure

Par Michel Driol

Depuis qu’un nouveau gouvernement est là, des choses ont changé. Ana s’en aperçoit lorsqu’à la bibliothèque, on lui dit que le livre qu’elle demande est désormais interdit. Au collège, les enseignants se divisent entre ceux qui approuvent la nouvelle politique et ceux qui s’y opposent. La grand-mère d’Ana est de ceux-là. Mais comment résister quand on est adolescent ?

Dans la veine de Quelque chose a changé, d‘Yves-Marie Clément, publié aussi au Pourquoi pas ? voici une nouvelle dystopique mais qui nous concerne au plus haut point, à l’heure où dans certains pays dans le monde, dans certaines villes en France, des livres sont mis à l’index… Le livre interdit, c’est d’abord un plaidoyer pour la liberté d’expression et de pensée qu’autorisent les livres, pour le fait qu’ils permettent de discuter leurs propositions, les valeurs qu’ils portent. Interdire les livres, c’est s’en prendre à la liberté de pensée et à l’ouverture d’esprit dont ils sont les instruments. Tout cela est découvert, progressivement, par le trio de jeunes ados héros de cette histoire, et explicité par la narratrice. Si le récit met en avant l’engagement de ses trois héros, leur capacité de résistance dans des formes originales, il vaut aussi pour la galerie des portraits des personnages secondaires, qui incarnent, tous, à la façon, des attitudes diverses face à la montée d’un pouvoir totalitaire, et qui questionnent, de fait, sur nos propres comportements si une telle éventualité venait à se produire. Il vaut aussi par l’attachement des héros à l’amour des mots, de la langue, du langage, nécessaires pour construire une pensée articulée et élaborée.

Que signifie concrètement résister aujourd’hui ? Faire valoir des valeurs d’humanité, de tolérance, de respect, de liberté… Les adolescents ont nommé Antigone le square dans lequel ils se réunissent… Beau symbole de transmission plurimillénaire par la littérature des valeurs et des principes auxquels nous sommes attachés. Enfin, on appréciera – ou pas – le choix qu’a fait l’autrice d’une écriture inclusive pour signifier que la langue n’est pas figée…

Et demain ?

Et demain ?
Nathalie et Yves-Marie Clément
Editions du Pourquoi pas ? 2025

Nord/Sud

Par Michel Driol

Sous le titre Et demain ? sont réunies deux nouvelles, chacune à deux voix. L’uranium enrichi.t fait alterner le discours officiel d’Uratome Monde, une multinationale qui se prétend respectueuse de l’environnement et des valeurs sociales avec celle du fils d’un des mineurs africains, révélant une tout autre vérité. Dans le froid qui mord fait alterner le discours d’un leader populiste avec le témoignage d’un migrant venu d’Afrique.

Le recueil rassemble ainsi deux textes dont la polyphonie oppose deux types de discours bien identifiables, pour en dénoncer l’un en le confrontant au réel tel qu’il est vécu. D’un côté, on a affaire à un discours bien rodé des multinationales, stéréotypé, pétri d’autosatisfaction, de chiffres, discours qui tente de cocher toutes les cases, celles du profit avec celles du respect du développement durable, dans une froide technocratie hypocrite. Ou alors aux propos d’un populiste qui impose la lutte contre l’émigration come seul enjeu politique et comme nécessité pour défendre une certaine conception du patriotisme. On a affaire ici à une belle harangue d’anthologie, associant violence dans le propos, raccourcis saisissants, discriminations verbales, solutions grossières et racisme – hélas – ordinaire.

De l’autre, marqués par une typologie en italique, les paroles d’un fils à son père qui rentre de la mine, usé, fatigué, propos marqués par un refrain A quoi penses-tu, papa / En rentrant de la mine ?. On est dans le registre émouvant de l’intime, de l’affectif, du corps qui souffre et qui meurt. Ou alors le poème de l’exil, texte à la deuxième personne d’un Africain qui évoque son parcours jusqu’à l’OQTF, parcours douloureux, fait d’espoir et de désespoir, de solidarité et de répression.

Deux textes écrits à quatre mains qui utilisent avec pertinence les ressources narratives de la polyphonie pour dire les oppositions et les contradictions du monde actuel, pour dénoncer l’égoïsme des pays du Nord qui pillent les richesses de ceux du Sud, contraignant à l’exil leurs populations pour développer des discours de haine contre l’étranger qu’il faut renvoyer chez lui… Mais deux textes qui s’enchainent parfaitement, – le jeune africain du premier texte ne se prépare-t-il pas à prendre le chemin de l’exil – deux textes qui se terminent heureusement sur la métaphore du chemin portée par la voix africaine, deux textes qui laissent ouverte la possibilité de cheminer ensemble, de concilier les chemins, vers la vie de demain, qui sera ce que les jeunes générations – celles qui auront pu se nourrir intellectuellement et émotionnellement  de tels textes – en fera…

Frankenstein

Frankenstein
Mary Shelley
Traduit (anglais) par Marie Darrieussecq
Monsieur Toussaint Louverture, 2025

Renaissance d’un classique

Par Anne-Marie Mercier

Halloween approche. Que diriez-vous de lire une histoire horrifique : « Une histoire qui renverrait aux peurs mystérieuses de notre nature et éveillerait une horreur exaltante – une histoire qui ferait craindre au lecteur de regarder autour de lui, qui glacerait le sang, et accélèrerait les battements du cœur » ?
C’est ainsi que la présente son auteure dans l’introduction au roman. Elle y raconte les circonstances de l’invention de cette histoire qui a marqué les esprits et initié un genre littéraire articulant spéculations sur la science, crainte des mutants et terreurs liées à l’abolition des frontières entre morts et vivants. Défi lancé par des amis (les poètes Shelley, Byron, Polidori et elle-même, âgée de 18 ans), ce roman devenu mythe est aussi né d’un rêve dans lequel les personnages et un paysage se sont imposés.
Magnifique roman, il commence dans les glaces au nord de la Russie, avec le récit du sauvetage d’un homme presque mort de froid alors qu’il poursuivait un autre homme, qu’il appelle le « démon ». Il raconte sa vie à celui qui l’a sauvé : enfance heureuse, vocation scientifique, affections… le tableau est idyllique, mais très vite le drame se noue, avec la création de son monstre, la fuite de celui-ci, la découverte de sa dangerosité avec l’assassinat d’un enfant.
Le monstre du roman retrouve son créateur bien plus tard, à Chamonix. Tout sauvage qu’il est, il est éloquent lorsqu’il et prend la parole à son tour et lui demande de l’aide : « la détresse a fait de moi un démon ». Sa confession occupe les chapitres centraux. Il lui raconte son nouvel éveil à la vie, tel un enfant sauvage qui découvre tout (héritage du XVIIIe siècle), ses progrès, sa découverte du langage humain, puis ses lectures (Les Ruines, Werther, Le Parardis perdu…), sa solitude, ses tentatives pour trouver de l’affection. Il explique enfin son meurtre et lui fait une demande pour éviter de recommencer : que Frankenstein crée une femme à son image pour qu’il puisse avoir une compagne qui l’accepte tel qu’il est… Ceux qui ont lu le roman se souviennent peut-être de la suite et de l’histoire d’Elisabeth, fiancée de Frankenstein. Les autres la découvriront avec effroi et délices.
La traduction de Marie Darrieussecq a le mérite de garder le ton un peu cérémonieux de certains monologues et de traduire d’autres propos dans un langage plus ordinaire, notamment les paroles du monstre. La lecture du texte en est belle et variée, très rythmée, avec un suspens quasi permanent. Cela reste aussi un roman gothique avec toute sa charge de pathétique. Voyages, rencontres, récits alternés, évocation de paysages sublimes, émotions portées au paroxysme, infinie tristesse, tout ce qui a fait la célébrité de ce texte reste bien vivant. La belle présentation des éditions de Monsieur Toussaint Louverture, couverture cartonnée et toilée, illustration aux teintes sombres mettant en valeur la blancheur des chairs.

Pizza 4 saisons

Pizza 4 saisons
Thomas Vinau – Anne Brouillard
Editions Thierry Magnier 2022- 2025

Là tout n’est qu’ordre et beauté…

Par Michel Driol

Les quatre saisons sont un thème majeur dans les formes artistiques. Peinture, musique, et bien sûr poésie. C’est à cet exercice que se livrent Thomas Vinau pour le texte et Anne Brouillard pour les illustrations. En commençant, une fois n’est pas coutume, par l’automne, qui nous fait suivre un vilain petit bonhomme le long d’une route qui mène tout droit vers nulle part. Puis c’est la tour de Pic, en hiver, un Pic protéiforme pour qui le givre n’est autre que la lumière cassée en mille éclats du miroir du ciel. Le printemps nous fait suivre, paradoxalement, un camion rempli de fruits tout pourris. Enfin l’été s’accompagne de l’évocation d’un berger presque cosmique.

Le titre, Pizza 4 saisons, ouvre sur un imaginaire culinaire et gastronomique en évoquant un plat bien connu des enfants, mais  qui contraste avec le propos et l’atmosphère des textes et des illustrations. Les mots de Thomas Vinau font jaillir les sensations et les impressions de chaque saison avec douceur, dans un entre deux entre le réalisme des choses évoquées et l’imaginaire qui les transfigure. S’y mêlent les humains et les végétaux, le ciel et la terre dans les métaphores et les images  C’est un monde en mouvement, un univers baroque du changement, du reflet que dessinent ces quatre saisons, à l’image de ce vilain petit bonhomme qui dessine sur la buée des vitres, de Pic, qui est tantôt petit garçon, tantôt hérisson, tantôt petite bête de buée. Thomas Vinau évoque avec finesse les sensations, la lumière du printemps, les odeurs de moisi ou les piaillements des oisillons masqués par les brinquebalements du camion. Cette évocation bien singulière des quatre saisons n’a rien de convenu, et se caractérise par la finesse des images qui donnent à voir, de manière à la fois réaliste et symbolique, le cycle du temps qui passe.

Les illustrations d’Anne Brouillard constituent aussi une belle variation sur le thème des quatre saisons. Elles montrent une forêt, tantôt en plein brouillard, tantôt sous la neige, une maison, des animaux, et un enfant dont on suit quelques activités. Tantôt des paysages, tantôt des petites gros plans qui montrent des oiseaux ou l’enfant. On remarque en particulier la splendeur de la lumière changeante, que ce soit celle du jour ou de la nuit, et le traitement des reflets sur les vitres, ou dans les flaques d’eau.

Des illustrations composant un paysage de conte de fées, qui semble hors du temps, où tout n’est qu’ordre et beauté, calme, et un texte rempli de belles surprises pour évoquer, de manière très personnelle, ce cycle immuable des saisons, dans une belle harmonie.

Bambi

Bambi
Peggy Nille
Saltimbanque 2025

Une vie dans les bois

Par Michel Driol

Pour le grand public, Bambi, c’est d’abord le dessin animé de Walt Disney. C’est en fait à l’origine un roman pour la jeunesse, signé Felix Salten, publié en 1923, roman que Peggy Nille adapte ici en album avec une forme tout à fait originale. De Bambi, tout le monde connait l’histoire, la naissance, l’apprentissage, le bonheur. Lorsque sa mère est tuée par un chasseur,  il ne peut plus apprendre à survivre qu’auprès de son père. Mais la vie continue, et, devenu adulte, il devient père et roi de la forêt.

Dans cette adaptation, Peggy Nille fait le choix de réduire drastiquement le texte, en faisant de Bambi le personnage / narrateur de sa propre histoire. Par ailleurs, les textes courts sur chaque page tendent assez souvent au haïku par leur fulgurance, dans leur façon d’associer la nature et les émotions du héros.  Se dégage alors une réelle poésie du lien avec la nature, qui se mêle à l’apprentissage et à la découverte du monde portés par le récit, qui, à la façon d’une autobiographie, embrasse les années de jeunesse du personnage jusqu’à son ascension comme roi de la forêt.

Peggy Nille ne cherche pas à anthropomorphiser ses personnages d’animaux. Pas de grands yeux ou de mimiques à la Walt Disney, mais un certain réalisme poétique dans la façon de les représenter au sein de la nature, s’émerveillant ou jouant, se blottissant l’un contre l’autre. Elle excelle dans l’art d’utiliser les couleurs pour symboliser chacune des saisons qui rythment l’album. Le vert tendre du printemps, le jaune éclatant de l’été, les teintes rousses de l’automne, le bleu de l’hiver. A cela s’ajoutent l’utilisation de pages calques, qui laissent deviner, par transparence, la profondeur de la forêt, des scènes cachées dans lesquelles les animaux sont à l’abri.

Si de nombreux jeunes spectateurs sont sortis marqués fortement par la mort de Bambi, cet album édulcore cet épisode, pourtant traité en 3 pages, mais sans montrer la mère, en donnant à entendre les coups de feu, leurs conséquences sur les oiseaux, et la leçon qu’en tire Bambi, l’apprentissage de ce qu’est le danger qui vient du chasseur dont il faut se méfier.

Par certains aspects, Bambi est une histoire intemporelle et très contemporaine. On y évoque la relation destructrice entre l’homme et la nature, la fragilité de l’enfance, le sens du groupe pour apprendre ensemble des autres, autant de thèmes qui résonnent aujourd’hui autant qu’il y a un siècle.

La Revanche des Oiseaux

La Revanche des Oiseaux
Béatrice Fontanel Lil Sire
Sarbacane 2025

Qui vole un œuf…

Par Michel Driol

Apolline, qui mange des cerises sur un arbre, découvre une bague dans un nid de pie, et la vole. Mais le lendemain, elle se réveille en cage, gardée par des oiseaux géants qui la somment de rendre son larcin.  Ce qu’elle fait, mais elle découvre alors le nid plein d’œufs., et elle en vole un. Le lendemain, elle est à nouveau en cage, rend l’œuf, mais reprend la bague, qui glisse de son doigt par terre, la conduisant à découvrir la nature dans sa diversité.

Fait suffisamment rare en littérature pour le jeunesse contemporaine pour qu’on le signale, Apolline n’est pas gentille, et le texte le signale explicitement : Elle est un peu méchante, puis le texte évoque ses méfaits, dont les victimes sont les toiles d’araignées, mais aussi les autres enfants qu’elle fait pleurer à coups de grimaces. Une diablesse qui fait penser à certains personnages de la comtesse de Ségur…. Le récit prend les allures du conte fantastique pour ramener ce personnage dans le droit chemin et l’éduquer à plus de civilité. On retrouve donc  par deux fois le système transgression/punition, ainsi que l’inversion (de taille, de rôle) permettant aux oiseaux de prendre le pouvoir sur Apolline. Tout cela se passe la nuit. Implicitement, il s’agit de rêves, de cauchemars, manifestations de la mauvaise conscience de la fillette, mais le texte et les illustrations laissent le merveilleux  s’installer avec des oiseaux géants, une cage, des menaces… Le texte est particulièrement enlevé et  travaillé. On y note en particulier l’utilisation de mots rares (les utiles arthropodes pour parler des araignées…), les répétitions rituelles du conte oral (la bague glissait, glissait, glissait…), le mélange d’un réelle poésie (la larme qui glisse sur la toile d’araignée) avec des formules plus triviales (il faisait bigrement chaud).  Tout cela accompagne le point de vue de la fillette, donnant ainsi à percevoir son évolution, la naissance de son respect pour toutes les formes de vie dans la nature.

Réalisées à la gouache, les illustrations sont particulièrement expressives pour camper ce personnage d’Apolline et montrer sur son visage et dans ses postures son parcours de la malignité à la sérénité. Il faut aussi prendre le temps de regarder les détails de la nature, la précision de la représentation de la toile d’araignée, la métamorphose des pies en roi et soldats, ou encore les multiples jouets de la chambre.

Un récit d’apprentissage sous forme de conte, où l’héroïne apprend à admirer les beautés de la nature sans chercher à les voler, et à respecter toute vie.

Vortex, t. 1 (Le jour où le monde s’est déchiré)

Vortex, t. 1 (Le jour où le monde s’est déchiré)
Anna Benning
Traduit (allemand) par Isabelle Enderlein
Rouergue (épik), 2022

Un monde en tourbillons 

Par Anne-Marie Mercier

Vortex, t. 1 (Le jour où le monde s’est déchiré)
Anna Benning
Traduit (allemand) par Isabelle Enderlein
Rouergue (épik), 2025

Chambardement général 

Par Anne-Marie Mercier

A l’heure où est déjà paru le troisième tome de cette trilogie publiée dans la collection épik du Rouergue, il est grand temps d’en rendre compte, en commençant par le premier qui est paru cette année en format poche. Il faut saluer d’abord la belle invention qui le porte, et le rapproche de séries comme Hunger games tout en abordant des sujets de société plus divers, orientés plutôt vers la sauvegarde du vivant et l’acceptation des mutations et du métissage plutôt que vers la lutte simplette mais efficace de la série de Suzanne Collins qui opposait riches et pauvres.
Un Vortex (une sorte de tourbillon cosmique) a fracassé le monde ancien, apportant des mutations et créant des peuples greffés sur les éléments, comme le peuple de l’eau, celui des arbres, celui de l’air et celui du feu, avec des pouvoirs en relation avec leur élément. Pour se protéger de ces minorités, les humains non modifiés les ont parqués dans des « zones » misérables (un peu comme des camps de réfugiés, on voit les applications possibles) et les contrôlent sévèrement grâce à un corps d’élite, les « Coureurs », aptes à se déplacer d’un point de la planète à un autre grâce à des passages, ou « vortex », qu’ils ont appris à emprunter. L’héroïne fait partie de ce corps et le roman commence ou moment où elle participe à une course qui doit déterminer lesquels parmi les élèves seront sélectionnés pour rejoindre les Coureurs.
Elaine gagne, de manière inexplicable. On comprendra plus tard qu’elle a fait un saut dans le temps. Mais très vite elle est enlevée et mise à l’abri par le peuple des arbres et découvre que ces mutants qu’elle a appris à exécrer ne sont pas les monstres qu’elle imaginait. Dans le même temps, elle découvre que les autorités de son propre monde se livrent à une guerre contre eux aussi cruelle qu’injuste. Des conflits de loyauté en tous genre (familiaux, raciaux, amicaux et amoureux) mettent au jour les choix difficiles auxquels elle est confrontée et Elaine grandit, difficilement, à travers les épreuves.
La première moitié est très intéressante et installe un univers riche et problématique, la suite (chez le peuple de l’arbre) propose un univers sensible et poétique où la beauté du monde et des êtres, leur douceur, conquiert la jeune guerrière. La description de l’utopie du village-arbre est superbe, comme celles des êtres composites et changeants qui le peuplent. En revanche, la suite faite de nombreux combats dans lesquelles Elaine a un comportement peu crédible est un peu agaçante… A suivre, donc : elle aura certainement grandi dans les autres volumes.

 

 

 

C’est quoi le bonheur ?

C’est quoi le bonheur ?
Luca Tortolini – Marco Somà
Sarbacane 2025

Onirique odyssée

Par Michel Driol

A la question du titre, le texte répond sous une forme poétique, rythmée par un refrain : Si tu sais ce qu’est le bonheur, dis-le. Ne le garde pas pour toi. Le texte ne cherche pas à donner une réponse, mais pose de nombreuses questions autour du bonheur, qui peut être multiforme, se loger partout… Il évoque aussi nos propres comportements : ceux qui le cherchent, ceux qui passent à côté… avant de se clore sur le bonheur partagé avec l’autre, à côté de soi. Ainsi, le texte cherche à cerner rune notion universelle, et pourtant si individuelle, à travers une série de petites constatations, de petits questionnements, énoncés dans une langue à la fois simple et poétique dans son rythme, dans ses anaphores.

Avec une facture très précise et très onirique, les illustrations quant à elles racontent une histoire, comme en contrepoint du texte, comme pour mettre en scène un personnage de souriceau en quête de ce bonheur. On le suit ainsi, collectant quelques objets sur une plage,  prenant la mer sur une barque, croisant d’autres embarcations et poissons, montant à bord d’un gros bateau où il côtoie d’autres personnages, avant de se retrouver sur une barque renversée, mains dans les mains avec une souricette. Les illustrations racontent ainsi un voyage initiatique, fait de hasards, de rencontres, de questions.

Ces illustrations, de superbes grands formats, entrainent dans un autre voyage, fantastique, onirique, merveilleux, dans le monde d’un Jérôme Bosch qui aurait oublié que le monde est inquiétant.  On y rencontre des animaux anthropomorphisés, bien vêtus, dans de multiples activités humaines, utilisant de nombreux moyens de transport, la barque, le vélo, ou à côté d’un food truck. Comme dans la première illustration, un navire peut flotter dans les airs et porter  tout un pâté de maisons… Ce voyage nous conduit à côtoyer un monde fantaisiste où tout se mêle dans un joyeux mélange, dans une atmosphère de fête et d’abondance. Au travers de ces illustrations, on peut suivre le souriceau, mais aussi les nombreux personnages dont on peut imaginer les histoires personnelles, les destins, à l’image du côté universel des questions posées par le texte.

Un album poétique et philosophique à lire, à méditer, à contempler en se perdant dans les multiples détails des illustrations, un album qui s’adresse à la sensibilité de chacun pour partir en quête du bonheur qui est, peut-être, comme chez Paul Fort, dans le pré juste à côté…

Léocadia et l’enfant bleu

Léocadia et l’enfant bleu
Carole Trébor – Pierre-Emmanuel Lyet
Little Urban 2025

Triste royaume que celui dont le roi est en deuil…

Par Michel Driol

Petit à petit Léocadia, la meilleure couturière du royaume, perd la vue, mais elle continue malgré tout de coudre et d’aider les autres. Lorsque la reine et le prince périssent dans un naufrage, le roi élève seul sa fille.  Il se met à interdire tout ce qui est imprévu, inconnu. Quand il commande pour la princesse une robe de pierre comme costume d’anniversaire à Léocadia, celle-ci n’y parvenant pas livre au contraire un costume tout en légèreté, qui n’a pas l’heur de plaire à la princesse et au roi. Arrive alors chez Léocadia un enfant bleu, venu d’un pays aride, mais dont le séjour est interdit dans le royaume. Elle l’héberge pourtant, et il devient en quelque sorte ses yeux, jusqu’au jour où des gardes viennent l’arrêter. Léocadia demande audience à la princesse pour tenter de faire libérer l’enfant.

Little Urban propose ici un album qui renoue avec une certaine tradition, celle du long texte qui pourrait être autonome, du très grand format, et des illustrations très colorées en pleine page. Le texte prend la forme du conte, sans l’incipit « il était une fois », mais en en conservant tous les ingrédients : un roi et une princesse, une femme du peuple, et un personnage venu d’ailleurs. La langue est particulièrement inventive, se prêtant à l’oralisation par un jeu sur les rythmes. Elle touche aussi à la poésie par des formules particulièrement travaillées, associations de termes, métaphores, et même un poème associant le destin de la princesse à la robe de pierre.  Les illustrations se remarquent d’abord par leur côté faussement naïf et enfantin dans la représentation des personnages, dans la stylisation des gardes. Mais elles offrent aussi de splendides constructions géométriques  ou des éblouissantes compositions de formes pures, de mouvements, de gestes  ouvrant sur un imaginaire cosmique. Tout l’album fait penser à Kandinsky par l’utilisation des formes et des couleurs.

Cet album est, bien sûr, au service d’une morale et d’un projet qui n’a rien de manichéen. Si le roi se referme sur lui-même, et enferme ses sujets dans une tyrannie de plus en plus pesante, c’est à cause de la mort de sa femme et de son fils, et d’un deuil impossible à faire. Il n’est donc pas, par essence, mauvais. La princesse, quant à elle, souffre de ce carcan, et la robe de légèreté lui permet quelque peu d’y échapper, et c’est, on s’en doute, d’elle que viendra la libération du royaume et le retour à la liberté. Léocadia est couturière, tendant de remailler tout ce qui peut l’être du monde, de le recoudre, de le réparer, de renouer les fils.  Non situé dans le temps et l’espace, – c’est le propre du conte – cet album parle d’un monde très contemporain, un monde dans lequel l’autre est mal vu, rejeté, un monde où chacun se referme sur lui-même, un monde dans lequel le sens de l’hospitalité se réduit. C’est aussi un monde où l’on a peur, et cette thématique de la peur court tout au long de l’album : peur de ce qui peut arriver pour le roi, peur des autres éprouvée par l’enfant bleu, peur matérialisée que Léocadia emprisonne et rejette dans une belle image, peur surmontée à la fin par le courage de Léocadia et la volonté de la princesse.

Un album émouvant, un conte universel qui s’inscrit parfaitement dans la tradition du conte à fin heureuse, dont les personnages attachants se font les héros d’une ode à la liberté et à l’hospitalité.