A propos Christine Moulin

Formatrice à l'ESPE Lyon 1 depuis 1994 (à la retraite depuis octobre 2016). Avant, professeur de français en collège et lycée. Membre du CRILJ01 qui organise, à Bourg-en-Bresse, le Festival de la Première Œuvre de Littérature de Jeunesse.

Cache cache carotte

Cache cache carotte
Maria Jalibert
A pas de loups, 2020

Cherche et trouve arcimboldien

Par Christine Moulin

Dès la couverture, on comprend le principe: l’image de la grosse carotte que laisse attendre le titre est formée de petits jouets en plastique, à la manière d’Arcimboldo. Cela suffirait à notre bonheur mais en plus, nous sommes embarqués, à la suite d’un lapin auquel le narrateur s’adresse dès la première page (« Lapin, vois-tu une carotte dans ce jardin? ») dans une quête charliesque tout à fait délicieuse puisque nous voilà sommés dès le début de trouver, à défaut d’une carotte dont on devine déjà qu’elle se fera désirer, trois grenouilles (bon, facile: euh, quoique…), deux chameaux et trois dromadaires (ça, c’est traitre!), un balai, un crabe, un bison… (j’en passe et des meilleures). Et le jeu de se poursuivre ainsi de page en page, grâce à l’accumulation d’objets monochromes (ou presque) qui dessinent des paysages et des décors tous plus ludiques les uns que les autres. Le texte est goûteux également puisqu’il s’amuse à faire des variations sur la question posée au lapin qui, décidément, ne trouve pas sa carotte! La chute est bien trouvée et engage, bien sûr, à repartir pour un tour!

On peut voir l’atelier de l’auteur ici.

Le jour où je serai grande

Le jour où je serai grande
Timothée de Fombelle, Marie Liesse (photos)
Gallimard Jeunesse, 2020

Célébration

Par Christine Moulin

L’album Le jour où je serai grande est un magnifique poème qui adopte la forme ancestrale et mythique de la liste, pour célébrer les trésors que nous offre la vie mais que les enfants seuls savent regarder, à hauteur d’enfant. Comme la petite créature d’Andersen, Poucette parcourt le monde, mais elle part moins loin et limite ses découvertes, qui n’en sont pas moins merveilleuses, à ce qu’on peut voir dans une maison ou un jardin, grâce aux splendides photographies de Marie Liesse, la bien-nommée: c’est en cela qu’elle ressemble également un peu à Alice (une page évoque d’ailleurs « le goût des larmes salées »). Mais rien n’est vraiment effrayant ici (si ce n’est la rencontre avec une araignée qui, en fait, est là surtout pour « le plaisir d’avoir un peu peur… mais pas trop »). Au fil de la lecture, nous pouvons nous amuser à chercher Poucette qui tantôt se cache, tantôt nous fait face et semble nous inviter dans son univers. Ce qui est émouvant, enfin, c’est que le texte est une sorte de « Je me souviens » prospectif: Poucette, en effet, note tout ce dont elle veut se souvenir, quand elle aura grandi, à la différence des adultes indifférents. Loin de ce qui est censé nous remonter lourdement le moral, ce livre fait joie et s’achève sur un souffle, un « rien » qui dit tout.

On peut feuilleter le livre sur le site de l’éditeur.
Un entretien avec Marie Liesse

A la recherche du Petit Chaperon Rouge

A la recherche du Petit Chaperon Rouge
Nadine Brun-Cosme, Maurèen Poignonec
Little Urban, 2020

Où est Ch… où est le loup?

Par Christine Moulin

Que voilà un format généreux! On imagine le plaisir de poser cet immense album d’un beau rouge, franc et massif, sur quatre genoux, deux appartenant à un enfant et deux à un adulte. Et chacun pourra avec gourmandise chercher pour les montrer à l’autre, le loup que le texte nous engage à guetter, le Petit Chaperon Rouge que le titre et l’exergue nous encouragent à chercher et tous les autres personnages de contes ou d’ailleurs qui envahissent les pages. Quel bonheur de se dire qu’il faudra forcément relire, scruter à nouveau ce livre puisqu’il est manifestement impossible de tout voir en une seule fois. Et puis une fois le vertige passé, on pourra aussi se concentrer mieux sur le texte de Nadine Brun-Cosme, qui accompagne la quête du Petit Chaperon Rouge et guide le lecteur en lui donnant des indices, tels de petits cailloux, qui lui permettent de reconnaître tel ou tel texte célèbre (ou moins célèbre). Heureusement, à la fin, un index illustré vient à la rescousse des mémoires défaillantes et relance la recherche! Le dénouement est celui de bien des histoires: un grand goûter, qui offre des friandises à profusion et permet au loup et à la petite fille de savourer leurs retrouvailles, assis entre Blanche-Neige et Peau d’Ane. Trop bien…

L’éditeur offre des fonds d’écran pour ordinateur ou téléphone, afin de continuer à rêver un peu.

La cachette

La cachette
Andrée Prigent
Didier Jeunesse, 2019

Coucou caché félin

Par Christine Moulin

La scénographie, minimale, se révèle diablement efficace. La double page présente une boîte, tel un castelet, dans laquelle on voit, jamais en entier, Yvette qui, comme son nom ne l’indique pas, est un chat, enfin, une chatte. Le décor autour de cette boîte évoque, de façon très épurée, un salon décoré de quelques plantes vertes et d’un coussin rouge à pois blancs. Tout l’intérêt réside dans le mouvement qui nous fait pénétrer dans la pièce grâce à un savant travelling: sur la poignée de la porte se pose une main. On aperçoit alors un chemisier rouge à pois blancs qui, en faisant écho au coussin, aspire le lecteur vers la boîte mystérieuse. Progressivement, l’espace va être envahi par cette présence humaine. Parallèlement, Yvette se cache, se montre, bref, fait le chat, sans jamais quitter son refuge. Le texte rythme le jeu (« Yvette, je vois tes oreilles », « Yvette, je vois ton dos »), jusqu’au silence, qui inquiète délicieusement: « Yvette, je n’entends plus rien. Tu dors? » Le carton disparaît pour laisser place à la belle révélation finale qui explique la réticence d’Yvette à sortir de sa cachette. Tout est doux, serein, naturel : la complicité entre l’homme et l’animal (qu’on devine dès la couverture), la joie de la naissance. Les illustrations rappellent, par leur lisibilité et leur charme, celles de Nathalie Parain (dont le premier ouvrage s’intitulait d’ailleurs Mon chat): la filiation est flatteuse!

PS: il est possible de feuilleter (en partie) le livre sur le site de l’éditeur

 

Noël au printemps

Noël au printemps
Dedieu
Seuil Jeunesse, 2019

Comment pouvait-on rater la fête de Noël?

Par Christine Moulin

L’objet est magnifique: de grand format, il offre généreusement les splendides dessins de Dedieu, devant lesquels on s’étonne que quelqu’un qui a créé Yakouba, puisse, avec autant de talent, proposer des illustrations au trait aussi réaliste « où palpitent mille nuances de marron, au plus près de la matière enveloppant le vivant » selon les mots de Marine Landrot dans Télérama. Ainsi, dès la première double page, le lecteur fait connaissance avec une chouette, un rouge-gorge, un mulot, un hérisson et un écureuil, auxquels il est facile de s’attacher d’emblée, surtout quand s’annonce une belle histoire d’amitié: ces petits animaux, « unis comme les doigts d’une patte », on le sent bien, sont, comme si souvent en littérature pour la jeunesse, des substituts d’enfants, qui passent « leur journée à discuter, à jouer, à se déguiser. » Elle est donc d’autant plus poignante, cette page qui montre le hérisson de dos, au milieu de feuilles mortes: l’hiver, ou même pire, rôde… Il lui faut hiberner. Dedieu sait alors avec une infinie délicatesse suggérer le chagrin de ses amis, tous montrés de dos: la patte de l’écureuil, posée sur l’épaule du mulot, pour tenter vainement de le consoler, est d’une tristesse infinie… Une question taraude nos amis: « Comment pouvait-on rater la fête de Noël? » Le problème est posé: malgré plusieurs tentatives pour être présent, le hérisson s’endort et son absence est cruelle. La solution, dont nous pourrions en ces temps troublés sans doute nous inspirer, s’impose: il suffit de fêter Noël au printemps! Manque la neige: mais le mulot a une idée, que rappellent délicatement les pages de garde arrière. Le propos peut sembler ténu et pourtant, on ne peut que s’émouvoir devant cette histoire d’amis qui font preuve de tant d’inventivité pour surmonter les obstacles que la nature dresse devant leur volonté de partager toute joie.

A lire: la très belle analyse de Marine Landrot

Elle s’appelait Camille

Elle s’appelait Camille
Lucie Galand
Didier Jeunesse, 2019

A la fin de cet été-là, je n’étais plus un enfant

Par Christine Moulin

Les premières pages laissent craindre qu’on ait affaire à ce qui, décidément, ne cesse de se déclarer comme un poncif en littérature jeunesse: les vacances imposées par les parents, qui s’annoncent désastreuses. Heureusement, tout s’arrange: Elle s’appelait Camille se révèle en fait un roman fantastique (puisqu’il y est question de fantômes) qui fait la part belle à l’analyse psychologique (puisqu’il s’agit en fait de la lourdeur d’une secrète culpabilité, mais aussi des relations tendues entre le narrateur, introverti et sensible, et son frère, « grande gueule » mais fragile). L’écriture sait créer le suspens avec, notamment, des chutes de chapitres qui n’ont rien de nouveau mais qui savent être aussi efficaces qu’une série américaine: « A ce moment-là, je suis véritablement qu’il se passait quelque chose, une certitude physique, urgente. J’ignorais, en revanche, à quel point cette lumière changerait ma vie. Plus rien ne serait comme avant. » (p.24). Finalement, le défaut qu’on pourrait trouver à ce roman, c’est qu’il laisse quelque peu le lecteur sur sa faim: on aurait aimé qu’il nous en raconte davantage. Il y a pire, comme reproche, non?

 

Encore une histoire d’ours

Encore une histoire d'ours
Laura et Philip Bunting
traduit de l'anglais (australien) par Rosalind Elland-Goldsmith
Kaléidoscope, 2020

Postmodernisme à la maternelle

Par  Christine Moulin

Tout commence normalement : "Il était une fois..." mais très vite, le protagoniste de l'histoire interrompt la narration pour protester: il y a trop d'histoires d'ours et cela l'empêche de dormir car il est toujours sur la brèche. Il s'ensuit une grève que l'auteur essaye de réprimer en ridiculisant et torturant son personnage, en une forme parodique de récit cumulatif, dont les références ne sont pas absentes: "Et il fit un gros bisou baveux à une grenouille pour la transformer en prince charmant". Après négociation, l'ours essaye alors de trouver un héros qui pourrait le remplacer. On se croirait alors dans la publicité, que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, "Le casting de La-Vache-qui-rit" : à chaque fois que l'ours propose un animal, l'auteur oppose une objection, toujours drôle et souvent fondée sur un jeu de mots. A côté d'animaux bien connus, il y en a de plus surprenants, comme la roussette ou le poisson-globe, mais à tous les coups, la réplique de l'auteur fait mouche (non, il n'y a pas de mouche, pourtant...) . La chute en forme de compromis et de mise en abyme est un nouveau clin d’œil à un conte bien connu.

Le texte est émaillé de traits d'humour subtils comme lorsque l'ours énumère les "activités géniales", "par exemple, dormir, roupiller ou faire la sieste" ou lorsqu'une interrogation gourmande ("où est passé le saumon?"), quasi passée inaperçue, resurgit bien des pages plus loin, initiant les bambins à un procédé qui ressemble au  "set up pay off". Les illustrations sont malicieuses mais toujours lisibles. Bref, tout est délicieux dans cet album qui plaira sans aucun doute à l'adulte sommé de le lire mais également , peut-être pour d'autres raisons, à l'enfant qui l'aura embauché!

 

Evill

Evill, Le destin des Proscrits
Taï-Marc Le Thanh
Romans Didier Jeunesse, 2019

 Diablo 

Par Christine Moulin

[attention, il m’a été impossible de ne pas divulgâcher certains éléments…] Evill est une forme de roman de fantasy qui se déroule presque entièrement outre-tombe, ou plus exactement dans ce no man’s land situé entre le monde des défunts, Esiris, et la Terre des vivants. Les protagonistes en sont des Proscrits (ainsi que l’indique le sous-titre du -sans aucun doute- premier tome de la série): ils ont au dernier moment refusé d’entrer dans ce qui se présentait pourtant comme un Paradis, Esiris donc, et mènent une « vie » harassante où ils sont poursuivis par les Dieux de ce royaume. Parmi ces Proscrits, Evill, le bien nommé (on verra ses rapports avec le Mal), semble avoir un destin unique et privilégié: sinon, ce ne serait pas le héros… Et sans surprise, il doit, ni plus ni moins, sauver le monde. Cela dit, les indices sur son identité sont savamment dispersés tout au long du roman, aiguisant notre intérêt.

Cette trame finalement assez classique se déroule dans un univers surprenant qui a ses lois propres que l’auteur met bien en place: comment les non-morts qui ne sont pas vivants peuvent-ils interagir avec les objets, les êtres de notre planète? Quels sont leurs pouvoirs? Quelle vie sociale peuvent-ils avoir? A cette dernière question, la réponse est plaisante: on retrouve le groupe de copains, un grand classique du roman d’aventures en littérature de jeunesse, mais légèrement modifiée (n’en disons pas plus…). On songe à la troupe qu’a créée Stephen KIng dans sa saga de La Tour sombre: c’est dire que les sentiments sont forts et permettent au lecteur de s’attacher à la petite bande, dont le destin de chaque membre est original et distillé au cours des chapitres.

A cela s’ajoutent deux atouts. Le premier est un mélange des tons et des genres bien venu: se mêlent dans cette histoire fantastique, horreur même, humour, romance, roman familial, roman sur l’adolescence, aventures de super-héros, émotion (le personnage de Chien n’y est pas pour rien!). Le deuxième atout est une action endiablée. Parfois même un peu trop: une bonne partie du récit se résume à des poursuites et des combats dont la narration est vraiment construite à l’image d’un jeu vidéo (la confrontation finale ressemble furieusement à la dernière « instance » où l’on affronte « le boss »). Paradoxalement, cela devient quelquefois un peu monotone.

On peut regretter une écriture parfois abrupte: les révélations ou les précisions qui assurent la cohérence et la « vraisemblance » de l’univers créé par l’auteur sont souvent données in extremis, au fil de la plume. On voit presque les « ficelles » de ce dernier et cela « sort » un peu de l’illusion. Par ailleurs, étant donné le sujet (la vie après la mort, rien de moins, quand même), on aurait aimé que les considérations métaphysiques viennent un peu plus vite et soient peut-être un peu plus « denses ». Il n’en reste pas moins qu’Evill est un roman qui peut sûrement plaire à ceux qui délaisseraient pour quelque temps leur console: ça « dépote ».

La fois où Mémé a vaincu un taureau!

La fois où Mémé a vaincu un taureau!
Vincent Cuvellier, Marion Piffaretti (ill.)
Nathan, 2019

Ma mémé, quand elle était petite, c’était pas encore ma mémé

Par Christine Moulin

Comme son nom ne l’indique pas, Mémé est une petite fille, ou plutôt, le narrateur a choisi de raconter un épisode de la jeunesse de sa grand-mère (un autre épisode a été publié, La fois où Mémé a tapé un clown: nous assistons manifestement à la naissance d’une série). Il s’agit de la confrontation avec un terrible taureau, Angelo. Confrontation assez drôle, qui permet à la petite fille de montrer un courage et une ingéniosité au moins égales à celles de son petit copain Mimile, mais qui pourraient fâcher les détracteurs des corridas…

L’argument est assez mince mais il est relayé par des illustrations faussement naïves que l’on pourrait qualifier de « rigolotes » (la galerie des vaches est savoureuse). Le style est une transcription de l’oral: ce qui en fait le charme pour certains peut en agacer d’autres, ou les inquiéter (cela n’aide pas à faire la distinction avec l’écrit mais ne peut-on parfois s’autoriser un récit très gentiment transgressif?).

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas mort de taureau.

Faites attention à moi

Faites attention à moi
Alyssa Sheinmel, Corinne Dianellot (trad.)
Casterman, 2019

Un danger pour elle-même ou pour autrui?

Par Christine Moulin

Dès le début, ce livre se révèle être un « page turner » (un « tourne-pages »?). En effet, la narratrice est enfermée quelque part, par erreur, dit-elle, sans qu’on sache vraiment où (une prison ? un hôpital psychiatrique ?) ni pourquoi. Elle révèle alors petit à petit des pièces du puzzle, ce qui, en soi, n’est pas une grande nouveauté narrative : non, ce qui est passionnant et troublant, c’est que le lecteur est en quelque sorte « forcé » d’adopter le point de vue d’Hannah, « un prénom de fille sage » et cela provoque en lui un malaise grandissant. On ne sait pas, en effet, si l’on a vraiment envie de s’identifier à cette  adolescente qui, au fil des chapitres, semble de plus en plus froide, manipulatrice, sans scrupules et sans empathie. Notamment quand elle évoque l’événement qui est à l’origine de sa présence dans l’établissement : l’accident qui a plongé dans le coma sa colocataire et « meilleure amie » (mais elle collectionne de façon inquiétante les « meilleures amies » à qui il arrive souvent des malheurs…).

On pourrait n’avoir affaire qu’à un banal thriller. Mais non: une fois certaines révélations consommées, le roman permet au lecteur d’expérimenter, de l’intérieur, dans une forme de vertige captivant les affres de la maladie mentale : le doute généralisé qui remet en cause jusqu’à la notion même d’identité (« Si je ne suis pas responsable de mes paroles et de mes actes, alors je ne suis rien. Sans libre arbitre, il n’y a plus de « moi »). Seul bémol : la peinture caricaturale des parents mais aussi l’incertitude et le flou, peut-être voulus, il est vrai, sur leur rôle dans le déclenchement de la maladie de leur fille.