Les Oublieux

Les Oublieux
Antonio Da Silva
Rouergue 2025

Les morts aux trousses

Par Michel Driol

Billy vient d’être assassiné d’un coup de couteau. Il se retrouve au Père Lachaise, en compagnie de Mirai, jeune morte japonaise, et d’autre morts illustres, tous guettés par les oublieux, qui veulent leur voler leurs souvenirs. Pendant ce temps, dans le monde des vivants, la sœur de Billy va accoucher, et de redoutables jeunes nervis grecs, au service d’un mystérieux Client, tentent de récupérer l’objet pour lequel Billy est mort.

En alternant les chapitres, côté vivants, côté morts, le roman tisse une intrigue serrée qui mêle les deux univers autour d’un objet bien mystérieux, aux pouvoirs magiques, permettant sans doute de relier le monde des vivants et celui des morts. Côté vivants, on est dans un thriller, avec ses personnages sans morale, son héroïne orpheline, une fliquette courageuse, et deux patronnes de bar prêtes à aider. Les péripéties et les morts s’enchainent, avec un rythme soutenu et nerveux, dans le décor parisien, des quais, des immeubles haussmanniens, et bien sûr, des catacombes. Côté morts, on navigue entre le Père Lachaise et le Panthéon, on aperçoit Jim Morrison, mais aussi Rosa Bonheur et l’une des fusillées de la Commune… C’est peut-être là que le roman déploie le plus sa fantaisie et son imaginaire, en construisant une société de l’éternité avec ses rites, ses hiérarchies, et une façon de vivre dans les souvenirs tout en étant doté de pouvoirs extraordinaires.  Par là, le fantastique du roman crée un autre monde, dans lequel les morts continuent à vivre, à éprouver des sentiments, des regrets, et à tenter d’aider les vivants tout en échappant à ceux qui leur veulent du mal, ces fameux oublieux qui donnent le titre du roman. Ajoutons que, non sans humour, l’auteur les apparie : le couple Molière – La Fontaine fait écho au couple Joséphine Baker – Marie Curie, composant ainsi des personnages hauts en couleurs et pleins de ressources !

Un roman à la fois haletant et délicat, dans lequel se lisent la soif de vivre et l’importance de l’amour,  au-delà de la mort.

 

Cache noisettes

Cache noisettes
May Angeli
Editions des éléphants 2025

Qui aidera le petit écureuil ?

Par Michel Driol

Un petit écureuil ne retrouve plus ses noisettes. Il va questionner d’abord la taupe, qui l’adresse au mulot… et ainsi de suite jusqu’à la fin heureuse, grâce au cerf. Et toute la famille écureuil, repue, peut s’endormir.

C’est un conte en randonnée classique, qui conduit le petit écureuil à questionner différents animaux, chaque fois avec une formule différente, et chaque animal de renvoyer l’écureuil à un autre, dont il souligne une caractéristique montrant qu’il a surement la réponse. Comme dans tous les récits en randonnée, la répétition offre un cadre rassurant, et prévisible, tandis que la variation langagière ouvre sur les différentes possibilités d’expression de la même demande. Chemin faisant, le tout petit lecteur découvre les différents animaux de la forêt, des plus petits (la taupe) aux plus gros (le cerf), avec un de leurs attributs (la ruse, les dents…). Et tout se termine heureusement, grâce à l’entraide, dans la cellule familiale de l’écureuil, havre de paix, d’amour et de réconfort car l’on découvre alors que l’écureuil ne cherchait pas pour lui ses noisettes, mais pour ses enfants…

Les illustrations sont remarquables, faites à partir de gravure sur bois, elles laissent apparaitre les veines de ce matériau totalement en harmonie avec le récit. Les couleurs, tendres et chaudes, évoquent la forêt en automne. Les personnages sont expressifs et pleins de dynamisme, tantôt de face, tantôt de dos…

Un beau conte en randonnée, aux illustrations pleines de poésie, à destination des plus jeunes, pour dire les valeurs de solidarité, d’entraide et d’amour familial au sein de la nature.

L’Enfant au poisson rouge et autres contes d’apprentissage

L’Enfant au poisson rouge et autres contes d’apprentissage
Muriel Bloch – Illustrations de Phileas Dog
Gallimard Jeunesse 2024

Quand celui ou celle qui marche fait le chemin…

Par Michel Driol

L’ouvrage commence par une belle préface de Muriel Bloch, qui, prenant appui sur de nombreux contes, de nombreux conteurs, montre d’abord à quel point les contes de toutes origines sont préoccupés par l’enseignement de la vie, en multipliant les figures d’apprentis, les uns sages, les autres fous. C’est à cette rencontre avec tous ces élèves que nous convie le recueil de 23 contes.

Il s’agit de contes du monde entier, que Muriel Bloch raconte ou adapte dans une langue très agréable à lire, pleine de vie, sachant ménager les surprises et les effets de chute. Ses héros sont des princes ou des enfants, des cordonniers ou des samouraïs, des hommes ou des femmes.  Les uns cherchent à apprendre, comme cet empereur chinois qui se sent incapable d’agir, d’aimer et de vivre. Les autres veulent gagner leur vie, comme ce paysan grec. D’autres sont rusés, comme cet apprenti tailleur qui ne veut, comme prix de son travail, que le poids de son mouchoir. D’autres encore sont pleins de contrariété, comme ce pêcheur  breton. C’est toute une humanité diverse et variée, de caractère, de condition que ces contes nous proposent. On peut y rencontrer le roi Salomon mais aussi le diable, et, parfois même, des héros animaux, un tigre et un chat, ou un coyote et une sauterelle.

Qu’est-ce qui caractérise ces élèves dans ces contes ? Les uns, comme ce prince géorgien, ont besoin qu’on leur explique, car ils ne comprennent pas ce qui est dit de façon trop cachée. Les autres, comme le paysan grec, se ruinent  pour apprendre des choses qu’ils ne comprennent pas, mais qui lui apporteront la fortune.  D’autres encore, comme l’enfant au poisson rouge, se perdent dans la contemplation d’un poisson qui tourne en rond dans son bocal. D’autres enfin ne comprennent pas les messages que la mort leur envoie, signes universels du vieillissement.  Car, si philosopher c’est apprendre à mourir, il en est peut-être autant de la lecture des contes, leçons de vie, leçons de mort. On y apprend à bien vivre, c’est-à-dire à s’interroger sur l’amour, l’amitié, la valeur du travail, le valeur de la parole. On y apprend à lutter contre les traditions avilissantes, comme le sort de ces jeunes filles mauritaniennes qu’on engrosse pour les marier.

Ce recueil propose donc une grande variété de contes, de par les origines (tradition juive, bretonne, soufie, chinoise, iranienne…), de par les situations qu’on y rencontre, provoquant à chaque fois l’étonnement et la surprise du lecteur. Celui qui ne sait pas signer son nom devient plus riche que s’il l’avait su.  Celui qui croit conseiller le diable se fait emporter par lui. Les chutes sont souvent étonnantes, révélant alors tout le mystère de la sagesse.

Chaque conte est illustré par Phileas Dog, jeune plasticienne qui excelle en sérigraphie. Elle multiplie, sur une même page, les regards, les situations, dans de couleurs vives, montrant des personnages expressifs dans des décors stylisés, souvent entourés d’une frise.

Toute la sagesse du monde est dispersée aux quatre vents, et personne n’en a le monopole, dit le conte d’Anansi. C’est bien ce que montre cette recension, qui invite à la chercher partout., chez les plus sages comme chez les plus fous, pour apprendre à vivre.

Le vaillant soldat de plomb au pays des yõkai

Le vaillant soldat de plomb au pays des yõkai
Muriel Bloch – Photographies de Pierre-Jacques et Jules Ober
Seuil Jeunesse 2025

Andersen à Kyoto

Par Michel Driol

Chacun connait l’histoire du petit soldat de plomb unijambiste d’Andersen, amoureux d’une ballerine.  Cet album la transpose fidèlement au Japon, les adversaires du petit soldat étant les yõkai, dont la préface précise – heureusement – qu’il s’agit de créatures surnaturelles peuplant l’imaginaire japonais, à la frontière du bien et du mal. Une postface présente, à la façon d’une encyclopédie, ceux qu’on aura rencontrés dans le texte. Le lecteur familier d’Andersen reconnaitra toutes les péripéties, l’amour envers la ballerine, devenue ici petite demoiselle en kimono, le voyage en bateau de papier, le retour dans le ventre d’un poisson, et la mutation finale des deux protagonistes en un cœur… Le lecteur qui ne connaitrait pas le conte source éprouvera un autre plaisir, à découvrir à travers quels dangers passe le petit soldat unijambiste échappé d’une guerre napoléonienne, et la fin pleine de poésie.

Le texte de Muriel Bloch, dans une langue vivante, épouse au plus près le point de vue du petit soldat, donne à entendre ses pensées, son monologue intérieur, ses pensées, ses sentiments, ses peurs aussi, contribuant à faire de ce jouet un véritable personnage, doublement étranger, étranger au Japon, étranger dans un monde merveilleux où tout peut arriver. Le récit transpose l’enfant du conte source en un marchand d’antiquités japonais, faisant aussi de ce dernier un véritable personnage. Si c’est lui qui ouvre le récit en trouvant le soldat dans un marché aux puces, et c’est lui qui le clôt en vendant la bague sertie du cœur de plomb à un jeune couple, il reste comme étranger aux mésaventures du soldat, et à ce qui se passe chez lui la nuit.

Le texte est ici magnifiquement illustré par des photographies, comme cela se pratique encore trop rarement en littérature pour la jeunesse, plaçant le lecteur devant un objet hybride, entre album et roman photo. La mise en page propose parfois des photos pleine page, mais le plus souvent des strips faisant avancer l’action, juxtaposant ou confrontant les images de façon très expressive. Des photos dont les couleurs très saturées et les contrastes forts rendent bien compte de cet autre univers qui est celui du conte. Le Japon propose ici des décors de toute beauté, qu’il s’agisse du parc automnal dans lequel glisse le navire du soldat, des rues et des vieilles maisons. Mais le décor le plus fabuleux et le plus riche est sans doute celui du magasin d’antiquités et de jouets, magasin surchargé de bibelots de toutes les couleurs, véritable caverne d’Ali Baba propice aux rêves. Les objets photographiés en gros plan qui peuplent ce magasin ont diverses origines : soldat de plomb occidental, poupée japonaise, personnages sortis de mangas ou d’une culture populaire. La porcelaine raffinée côtoie le plomb et le plastique bon marché, à l’image d’une humanité bigarrée. Quant aux yõkai que l’on rencontre, ils sont des personnages hauts en couleur, inquiétants à souhait Le montage, le choix des cadrages, des lumières font de cet album une véritable réussite esthétique.

Un album qui ose utiliser la photo dans ce qu’elle a de plus artistique pour offrir au vaillant petit soldat et au lecteur un voyage dépaysant au Japon.

Petit abécédaire de la désobéissance civile

Petit abécédaire de la désobéissance civile
Bruno Doucey
Calicot 2024

Eloge du non

Par Michel Driol

26 lettres, 26 articles, comme dans tout abécédaire, sagement rangées dans l’ordre alphabétique, pour explorer un concept, celui de désobéissance civile, entendons par là, tout acte de résistance à une loi injuste (article Injustice). L’ouvrage en explore les grands noms, Henry David Thoreau, Martin Luther King, Sophie Scholl, Cédric Herrou… impossible de tous les citer. Il explore aussi les contours du concept : rébellion, pacifisme, injustice, féminisme. Il évoque aussi les figures littéraires, Antigone, Lysistrata, Zorro. Il abonde d’exemples concerts : tantôt fort médiatisés, comme  les faucheurs d’OGM ou  les bateaux de sauvetage de migrants, tantôt plus discrets. L’auteur réussit ainsi à présenter des situations, des réflexions, des actions qui couvrent tous les continents, toutes les époques, avec toujours un axe fort : ouvrir les portes de la liberté.

Commençant par évoquer la figure d’Antigone, l’ouvrage s’adresse bien aux adolescents qui peuvent se reconnaitre en elle. L’ouvrage est écrit dans une langue facile à comprendre, claire et sans ambiguïté.  Toutefois, il ne s’agit pas de donner des leçons de morale, mais plutôt de susciter l’adhésion à telle ou telle figure historique ou contemporaine, en exposant aussi clairement que possible ses motivations, son combat. Il s’agit avant tout de faire appel à la conscience de chacun, et donc de susciter la réflexion sur la dialectique entre le légal et le légitime. Il s’agit de combattre l’impression que tout cela ne sert à rien, que tout est perdu d’avance, en montrant en quoi la désobéissance civile a pu faire évoluer la législation, tout cela sans violence. Il s’agit aussi de montrer à quel point cette attitude peut dépasser les clivages sociaux – à ce titre l’article Zorro est éloquent, qui montre à la fois en quoi le personnage respecte totalement certaines formes d’organisation sociale et se bat pour plus de justice. Façon de dire qu’il n’est pas besoin d’être révolutionnaire, de vouloir tout changer, pour faire bouger un peu les lignes pour défendre des droits sociaux. Bruno Doucey n’oublie pas un instant qu’il est poète, attentif aux mots autant qu’aux êtres et aux choses, et cela se sent aussi bien dans l’écriture que dans la façon d’associer les termes (pour O, dit-il, il  a longtemps hésité entre ordre et obéir, avant de voir qu’il s’agit des deux versants d’une même chose), mais aussi dans la façon de faire place aux textes littéraires, ou aux chansons comme le Déserteur, ou encore dans sa façon d’être empathique avec celles et ceux dont il parle, qu’il s’agisse de Sophie Scholl, de Marianne Cohn, ou du Général de la Bollardière. L’auteur y apparait dans sa singularité, son histoire personnelle, ses conviction – il n’hésite pas à dire « je » – et entame le dialogue en s’adressant à ses lecteurs.

Un ouvrage facile à lire, qui, comme tout abécédaire, peut se commencer n’importe où , pour convaincre tous les ados de la légitimité de se dresser contre les lois injustes, que ce soit dans le domaine social, qu’il s’agisse d’autoriser l’avortement ou de lutter contre les discriminations raciales, ou encore de se battre pour un accès de tous aux ressources naturelles comme l’eau Un riche abécédaire universaliste, encyclopédique, et accessible à toutes et tous. .

Les étoiles seront les mêmes

Les étoiles seront les mêmes
Céline Claire – Valérie Michel
Saltimbanque 2025

Une histoire à quatre voix

Par Michel Driol

Lou et son grand-père vivent dans un quartier que des bulldozers détruisent. Ils sont obligés de partir, et se retrouvent dans deux barques différentes, que le fleuve sépare. Lou arrive dans une ville où il est recueilli par 3 enfants qui l’hébergent dans une grange, et se débrouillent pour faire publier ses dessins dans le journal local, ce qui permet à son grand père de le retrouver.

Quatre voix qui se relaient pour raconter cette histoire dans un ordre non chronologique. Le récit commence avec l’arrivée de Lou dans la ville, et les réactions diverses du groupe d’enfants, moquerie de Nils et Hans, compréhension de Galia qui permet d’établir la communication, malgré l’obstacle de la langue. Quatre voix qui sont celles de Nils et de Galia d’une part, de Lou et de son grand-père d’autre part. Cette polyphonie permet de rendre compte à la fois des différents aspects de l’histoire des deux réfugiés, que le lecteur découvrira lorsque la communication sera établie entre les enfants, à partir de dessins, mais aussi permet d’illustrer la différence de perception des choses, de la langue, inconnue et nouvelle pour Lou. L’originalité de l’ouvrage est de parler de migrants au rebours de certains stéréotypes et hors de toute géographie.  En effet, Lou est un garçonnet blond, sur l’illustration, dont les yeux bleus sont soulignés dans le texte. Il arrive dans un pays enneigé dont les habitants sont plutôt bruns de cheveux. Le voyage se fait non pas en traversant la mer, mais en suivant le cours d’un fleuve. Le danger qui menace les habitants du pays de Lou et de son grand-père est matérialisé par des bulldozers qui détruisent les maisons… Un lecteur adulte transposera, verra des images de différents conflits, des maisons détruites par des colons, des traversées périlleuses sur des barques. Le lecteur enfant se laissera porter par cette géographie imaginaire et très parlante. Le récit dit les dangers, dit la douleur du départ, dit les séparations, dit la perte involontaire des adresses indispensables. Là est l’essentiel pour faire ressentir le drame de l’exil et de la perte de repères et de famille. Là est aussi l’essentiel pour dire à quel point l’élan vers l’autre et l’amitié sont possibles en tous lieux.

Le texte, qui entrelace les différents points de vue, est très attentif au regard de chacun sur l’autre, à sa tentative de comprendre au-delà des mots et exprime les sentiments, les impressions de chaque personnage. Le titre du livre, qui revient comme un leitmotiv dans l’ouvrage, est la phrase dite par le grand père au moment du départ,  phrase qui relie les deux personnages sous le même ciel. Les illustrations, très fouillées, ont un côté très réaliste dans la représentation des lieux, des objets, des personnages. Elles opposent la nuit du départ, couleurs froides et sombres, au blanc de la neige du nouveau pays, à la lumière du printemps et de l’été. Les visages, en particulier celui du grand-père, y sont très expressifs.

Un album poétique, humaniste et émouvant sur l’exil, sur les migrants, sur l’amitié montrant la nécessité de l’entraide et de la générosité.

En vadrouille

En vadrouille
Daniel Carlsten
Helvetiq 2025

La vie secrète des chats

Par Michel Driol

Dès l’incipit, la question est posée : les chats vadrouillent souvent plusieurs heures, voire plusieurs jours. Que font-ils durant ce temps ? Le livre apporte une réponse quelque que peu décalée, en montrant une quinzaine de chats dans des activités à la fois familières et surprenantes. Celui-ci a attrapé un poisson, celle-là voulait voir un oiseau, tel autre a trouvé place au soleil, et, quant au dernier il n’est jamais parti bien loin… Si la légende évoque souvent des activités bien félines, elle part parfois dans un imaginaire où il est question de la buvette du coin, de suivre un cours, ou encore de faire une virée au musée d’art…

Mais ce qui fait l’humour et la valeur de cet album, c’est le décalage entre ces légendes, en bas de page, bien sages, et les illustrations qui font des chats des créatures plus humaines que félines. Ainsi, c’est en poussant un caddy au supermarché que Poppy a attrapé son poisson, et c’est en se servant de longues vues que Luka recherche un copain. Luna part découvrir le monde dans un scaphandre, clin d’œil à celui de Milou dans On a marché sur la lune, et contemple la terre de loin. Des chats attablés au restaurant, des chats au cinéma, des chats dont les pratiques et les attitudes très humaines ne peuvent que faire sourire les lecteurs. Les illustrations, à la fois minimalistes, géométriques, avec leurs grands aplats de couleurs vives contribuent à cette vision d’un monde figé que les chats animent et dont ils sont maitres. Transposées dans un univers fantaisiste, on reconnait bien leurs pratiques habituelles, leurs attitudes fréquentes, leurs méfaits ordinaires : le coup de griffe sur les murs par exemple, converti ici en geste artistique dans un musée… C’est bien cet écart entre ce qu’on sait des chats et les prétendues révélations de l’album qui fait le sel de l’album. La chute, qui prend la forme d’une page à rabats, rend hommage au caractère imprévisible des chats, à leur totale liberté…

Un album qui séduira sans doute les amateurs de chats, mais dont le regard sur le monde plaira à tous les lecteurs friands d’un humour percutant et pince sans rire.

Chant de lune

Chant de lune
Giulia Vetri
(Les Grandes Personnes) 2024

Ode à la lune

Par Michel Driol

C’est la lune qui s’adresse au lecteur dans cet album qui, par bien des aspects, tient du poème et du livre d’artiste.

D’abord des calques peints en noir, laissant deviner, par leur transparence mate, des silhouettes au milieu de mégalithes ou de forêts, tandis que le texte évoque un rendez vous de sorcières ou la fureur des océans. Puis des pages très colorées, découpées, évoquent les relations des hommes avec la lune, les multiples façons de la célébrer  à travers les religions et les croyances, de l’Egypte antique à la Chine, de sa place dans nos imaginaires ou désirs d’y poser le pied. Une dernière partie, moins découpée, invite à aller dans l’espace, encore plus loin, au-delà du firmament, vers l’inconnu.

Ce chant de lune, entendons bien ce chant chanté par la lune, interpellant dès l’incipit le lecteur, traverse les temps, les âges, les pays, les civilisations. Il a quelque chose d’universel, à l’image de cette lune, visible de tous les points de la terre,  et tente d’embrasser, avec poésie, différents rôles que tient la lune dans nos représentations. C’est la lune qui inspire les poètes et les artistes, la lune liée à la femme, la lune à laquelle hurlent les loups, la lune responsable des marées. Tout ceci est dit, suggéré, dans une langue imagée et poétique, dans son lexique et sa syntaxe. La deuxième partie a un aspect plus orientaliste, la lune évoquant sa place dans les civilisations  asiatique, toujours avec poésie, tandis que les découpes, qui nous font jouer en quelque sorte à saute page, proposent des fragments de la réalité, fleurs, poissons. Cette exploration de notre imaginaire nocturne, de notre imaginaire lié au cycle lunaire se retrouve dans les graphismes avec cette dominante de noir, et avec ces figures du cercle, cercle de la lune, cercle du casque du cosmonaute…

Texte et illustrations sont en accord parfait, se jouant des transparences, des allusions, d’un jeu subtil de montrer-cacher pour rendre sensibles les mystères liés à ce satellite qui ne cesse de fasciner l’homme, invitant chacun à prolonger par l’imaginaire cette rêverie autour du temps, de l’espace et de l’infiniment lointain.

Vent du Sud

Vent du Sud
Véronique Foz – Cécile Basecq
Editions Voce Verso – Collection Hisse ho ! 2025

Une traversée

Par Michel Diol

Nita, qui n’a jamais vu la mer, va prendre un bateau avec ses parents. Bien sûr, il faut quitter la grand-mère, les oncles et les tantes, mais, promis, on reviendra.  Le bateau qu’ils vont prendre n’a rien des voiliers des histoires que son père lui racontait, c’est une barque chargée d’une vingtaine de migrants.  Après la mer calme de l’après-midi, Nita se réveille en pleine tempête.  Un homme passe par-dessus bord… Au petit matin, le bateau accoste sur une plage, au milieu des parasols, où un garçon lui tend un coquillage « aux couleurs de l’aurore ».

Dans la collection Hisse ho ! les textes et les illustrations se relaient pour proposer un récit dans lequel les deux médias jouent leur rôle à part entière. Le texte adopte le point de vue de Nita, tandis que les illustrations – un noir et blanc épuré rehaussé d’une touche de rouge – font avancer l’histoire, ou la complètent, tantôt sur un mode réaliste, tantôt dans l’imaginaire. Ce dispositif permet d’être au plus près des émotions, des espoirs, des peurs de Nita. On apprécie les effets de dévoilement progressif de l’histoire : quel est ce voyage que la famille va entreprendre ? La chambre de Nita sur l’illustration, avec ses peluches,  son lit, sa commode semble bien confortable. Les premières illustrations nous ont placés dans un univers de rêve, dans le monde merveilleux des poissons, de la mer. Puis avec subtilité les illustrations entrainent le lecteur vers un autre paradigme de lecture,  avec cette famille serrant dans ses bras une grand-mère devant une porte très orientale, avec ce groupe humain entassé  à l’arrière d’un pickup… avec cette famille, pauvres valises en main, devant l’immensité de la mer, valises et bagages que l’on voit ensuite abandonnés tandis qu’un bateau surchargé s’élance vers le large. Le texte et l’illustration s’accordent ensuite pour dire et montrer, à travers les yeux de la fillette, à partir de petits détails, la réalité de cette traversée, la chaleur, la nourriture qu’on a préparée et qu’on économise, les chansons qui rassurent. Autant de petits faits, vus à travers les yeux de la fillette, partagée entre cette promiscuité et le désir de voir la mer dans ce qu’elle a de magnifique, de féérique, et d’enchanteur. Et c’est à nouveau  l’image qui donne à voir la suite, avec cette splendide et terrifiante illustration d’une barque sur une mer rouge sang se détachant sur un ciel d’encre. On le voit, tout au long de l’album, le texte et l’illustration dialoguent, se complètent pour raconter à part égale et complémentaire, cette histoire.

Vent du Sud fait partie de ces albums qui permettent à des enfants de mieux comprendre, de mieux sentir les dangers que les passeurs font courir aux migrants, les conditions sommaires dans lesquelles ils traversent les mers. Un album qui évoque, sans s’y appesantir, les raisons du départ, pour trouver la sécurité ailleurs, loin de cris et des coups de feu.  Sa force est de montrer les liens familiaux, peut-être un peu stéréotypés, le père comme un phare solide, la mère comme celle qui protège. Deux parents aimants ne voulant que le meilleur pour leurs enfants, quitte à leur faire courir de grands risques pour échapper à des dangers, non montrés, que l’on imagine encore plus énormes.  Il y a là une belle façon de parler des espoirs et des rêves de ceux qui sont obligés de quitter leur vie, leur pays, sans pathos, mais sans naïveté non plus. La réalité n’est pas édulcorée, ni celle de la traversée, ni celle de l’arrivée sur cette plage paradisiaque, au milieu de gens parlant une langue inconnue, dont l’autrice montre, de façon assez allusive, les comportements face à cette barque qui dépare leur univers. Il est question de cris dans une langue inconnue… On imagine les sentiments de la fillette qui voit, de surcroit, ses parents épuisés. Pour autant, et il y a là quelque chose de magique, c’est sur l’espoir, le partage, le don d’un coquillage que se clôt le récit. Belle façon de suggérer que les enfants ne connaissent pas le racisme, l’exclusion, et sont prêts à accueillir l’autre.

Un récit et des illustrations à hauteur d’enfant qui savent à la fois dire et montrer le réel dans ce qu’il a de brutal,  mais aussi laisser une place à l’imaginaire, à la poésie pour évoquer le tragique destin des migrants embarqués sur des barques de fortune et l’espoir fragile d’une vie et d’une humanité meilleures.

Le Diable 2.0

Le Diable 2.0
Aurélie C. Moulin
Casterman 2025

Maison superconnectée

Par Michel Driol

Evan, dont les parents sont réfractaires aux nouvelles technologies, parvient à se procurer – un peu illégalement, mais ce n’est pas le problème – une carte permettant à toute sa famille de passer une semaine de rêve dans le prototype d’une maison ultra-connectée. On commence par leur injecter une puce électronique. Puis, au moment de les laisser, le professeur glisse un mot dans la main d’Evan, Désolé…  Et que faire lorsque l’Intelligence Artificielle de la maison, MIA, prend le pouvoir sur leurs corps, leur imposant un régime alimentaire drastique, des exercices physiques exténuants, et montrant alors une face bien peu amène ? Que faire quand les machines veulent prendre le pouvoir ?

Publié dans la collection Hanté, voilà un roman qui oscille entre la science-fiction et l’épouvante. Le héros doit se battre contre une entité maléfique, hostile à l’humanité, entité qui n’est pas surnaturelle, mais une forme d’intelligence artificielle dont le lecteur sait, dès le début, qu’elle n’est pas au point, mais que la société qui la produit décide malgré tout, pour des questions financières, de commercialiser.  Très vite, les rôles s’inversent, et la maison, au lieu de recevoir des ordres, va en donner, afin de réaliser son projet, prendre le pouvoir sur l’humanité. Actualisant ainsi les mythes de la créature qui s’émancipe, du robot qui échappe aux lois de la robotique imaginées par Asimov, judicieusement rappelées dans le roman, le roman questionne sur le pouvoir que nous accordons à la technologie, et sur la confiance qu’on peut lui accorder. Le héros et le lecteur naviguent entre réel et virtuel, l’autrice sachant brouiller les pistes, entrecroiser les faits et la façon de les interpréter, jusqu’à une chute qu’on ne révélera pas, mais bien à l’image des inquiétudes que cette soumission à l’IA peut générer.  Le roman, haletant, rythmé, plein de rebondissements et de scènes très fortes, marquantes, se lit d’une traite, et laisse le lecteur se questionner sur le pouvoir des objets connectés.

Un roman d’épouvante, dans lequel la puissance maléfique est un objet technologique terrifiant, pour à la fois se divertir en jouant à se faire peur et se questionner en se demandant quel futur nous souhaitons.