Des ailes dans la nuit

Des ailes dans la nuit
Jane Yolen – John Schenherr
d2eux 2017

A la recherche du grand duc…

Par Michel Driol

d2eux, éditeur canadien, a la bonne idée de republier un album paru en 1987, illustré d’aquarelles sublimes.

Un soir d’hiver, une petite fille part avec son père courir le grand-duc dans la forêt voisine pour la première fois. Pour cela, il convient de rester silencieux, c’est pourquoi tous les bruits se détachent, celui du train, du chien, le crissement des pas. Malgré le froid mordant, la fillette continue d’avancer, tandis que son père hulule pour appeler l’oiseau qui, finalement, se montre. Et c’est le retour à la maison.

Inspiré d’un souvenir familial, le texte de Jane Yolen est d’une grande simplicité poétique. S’y croisent les émotions et les sensations de la petite fille, ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, avec les consignes du père, récurrentes, qu’elle reprend : Quand on court le grand-duc, on doit… L’ouvrage évoque une quête au sein d’une nature sauvage, quête d’un oiseau de nuit, magnifique et libre, ce qu’il faut de patience et de persévérance pour tenter de le voir, un instant. Cette chasse du grand-duc a aussi un côté initiatique : il faut vaincre ses peurs, ses craintes pour enfin approcher de l’oiseau convoité, un instant.

Ce texte est magnifiquement illustré par les aquarelles de John Schenherr, qui peignent un paysage de neige, de forêt majestueuse et sombre,  de ferme perdue dans une immensité blanche. De ci de là, on croise des animaux sauvages bien cachés. Comme un fil conducteur, on suit la fillette et son père, tantôt en plan large, tantôt en gros plan, comme pour mettre l’accent sur cette relation particulière qui se noue ici entre les deux personnages.

Un album à contempler, pour percevoir les mystères et la grandeur de la nature sauvage.

Les rêves d’Ima, Ghislaine Roman

 Les rêves d’Ima
Ghislaine Roman, Ill. Bertrand Dubois,
Cipango, 2020.

 

 Comment apprivoiser son imaginaire

 Maryse Vuillermet

 

 

 

Ima née dans une famille d’artisans près du lac Titicaca au Pérou est une petite fille heureuse et sage. Mais un jour, elle devient triste et pâle, à ses parents inquiets, elle explique que ses nuits sont peuplées de cauchemars effrayants.

Sa tante pense que si elle apprend à tisser, elle sera apaisée, elle devient une bonne tisserande mais ses cauchemars demeurent, Luis, son frère lui apprend à reconnaitre les pierres précieuses et à en faire des bijoux, son oncle lui apprend la poterie, mais sa santé ne s’améliore pas, elle est toujours dévorée par ses cauchemars.  Un vieil Indien consulté lui offre un bateau-piège à rêves, elle le place près de son lit et le piège fonctionne, elle ne rêve plus, elle va ensuite, suivant ses conseils,  enterrer le petit bateau-piège dans un champ de pommes de terre.

Mais dans le même temps, les artisans du village constatent que leurs productions ont perdu leur couleur, leur fantaisie, « la joie de leur art les avait quittés ». D’ailleurs, le commerçant venu de Cusco  les leur refuse. Ima comprend que leur inspiration a disparu, elle court déterrer le piège à rêves.

Mais désormais elle sait comment les apprivoiser, elle achète un cahier et, toutes les nuits, elle couche ses cauchemars et ses visions sur le papier dans le cahier et ils deviennent des histoires extraordinaires.

Une belle parabole sur la force et la violence des rêves qu’il faut savoir accepter et apprivoiser.  Qu’ils viennent de notre culture ancestrale, de notre inconscient, il ne faut pas en avoir peur, ils sont une richesse et en particulier pour les artistes, ils sont la source où ils puisent.

Les illustrations de Bertrand Dubois sont chatoyantes et leur mélange de réalisme et de fantastique, sur fond de paysages andins, de lac, de villages de roseaux, sont, elles aussi, une invitation aux rêves et au voyage.

 

 

Déjà

Déjà
Delphine Grenier
Didier Jeunesse, 2016

On n’y voit pas que du bleu

Par Christine Moulin

La couverture est « déjà » magique. D’un magnifique bleu, celui de tout l’ouvrage, elle présente les personnages de ce récit de randonnée cumulatif, emportés en un bond particulièrement dynamique vers ce qui ne peut être que poésie: deux ennemis héréditaires, visiblement réconciliés, une mignonne souris et un chat tout doux (Félix-Minou à qui est dédié ce livre?). Souris réveille Chat pour un voyage nocturne qui permet de découvrir sur chaque page de droite un animal endormi, fragile et émouvant, serein, plongé dans des rêves qu’interrompent nos deux héros, suscitant le refrain ensommeillé : « déjà? » C’est l’occasion, à  chaque fois, de découvrir un lieu précis (sous les feuilles du platane, au fond du jardin, etc.) et une splendide couleur qui tranche sur le bleu velouté de la nuit. Mais quand apparaît le lapin, tout change: le fond de la page s’éclaircit et le lapin s’écrie, occasionnant une rime: « enfin! » Il a d’ailleurs l’œil « déjà » ouvert. Une double page, selon les lois du genre, récapitule les animaux rencontrés et les emmène, en une ascension mystérieuse, vers la splendeur que révèlent deux rabats, celle de l’aube. La jolie chute incite alors le très jeune lecteur à rejoindre son lit pour y poursuivre la promenade… Un splendide album, en forme de célébration.

Bienvenue

Bienvenue
Marta Comin
Les Grandes personnes, 2021

Less is more

Par Christine Moulin

L’objet, avant même qu’on ne le découvre, est un chef d’œuvre de mignonitude, comme on dit maintenant, parfois: c’est un carré tout blanc avec deux trous qui figurent des yeux, bleus, et un petit museau rose (on comprendra plus tard que ce sont ceux d’un lapin). La lecture déroule ensuite, sur la page de gauche, colorée en jolies teintes pastel, une douce litanie, rythmée par le mot « bienvenue » et par l’adresse à l’animal que nous sommes invités à découvrir en dépliant la page de droite. Les pliages sont toujours très simples et parfaitement évocateurs: que ne peut-on faire avec du papier blanc et une minuscule touche de couleur! C’est à l’émerveillement qu’invite ce beau livre, dont la dernière phrase célèbre la vie et la naissance: « Bienvenue courageux petit oiseau ». C’est un beau cadeau, somme toute.

Le Mur

Le Mur
Caroline Fait – Eric Puybaret
La Martinière jeunesse 2020

L’ami perdu

Par Michel Driol

Deux enfants se voient séparés par un mur construit au milieu de ville. A la télévision, on dit  que de l’autre côté ils sont des ennemis. Le narrateur se demande qui a construit le mur, et tente de faire passer des messages à son ami par delà le mur. Jusqu’au jour où un papier lui parvient, dont il croit reconnaitre l’écriture. Alors il décide de quitter ses parents et de passer de l’autre côté.

Voilà un album dont la fin reste suspendue, comme le héros, entre ciel et terre, et qui se clôt sur le mot « libre ». De fait, comme tous les bons albums, il pose plus de questions qu’il n’apporte de réponse, et incite le lecteur à s’interroger avec le personnage central, un enfant attachant, séparé de son copain Do alors qu’ils viennent de se disputer, et confronté à l’univers des adultes qui sépare au lieu de réunir. C’est là que réside la force de l’album, dans ce regard et ces mots d’enfant, qui prend seul sa décision et résiste, à sa façon, à l’embrigadement pour s’émanciper de sa famille et de la moitié de la ville dans laquelle il est contraint de vivre. Le texte est particulièrement travaillé, pour permettre au lecteur de sentir les interrogations, les doutes et les peurs qui assaillent le narrateur, faisant de celui-ci un véritable personnage tendu par un seul but : retrouver l’ami perdu. Les illustrations sont elles aussi très expressives : nous sommes dans une ville à la fois réaliste et stylisée, à la manière d’un décor de théâtre où l’on croise des personnages déshumanisés : soldats installant les barbelés traités comme des pantins, passants réduits à des pieds ou des visages, scènes d’affrontement aux couleurs violentes… L’illustrateur sait aussi jouer sur les couleurs, de plus en plus sombres, jusqu’à la libération finale sur fond blanc.

Lisant l’album, le lecteur adulte ne peut que songer à tous les murs qui ont coupé des villes au XXème siècle. Le lecteur enfant, qui n’aura pas forcément toutes les connaissances historiques et culturelles, se retrouvera confronté à ce risque d’autant plus absurde qu’il est sans cause, et sera sensible au message humaniste de cet album réussi à tous les points de vue.

Le Gecko vert de Manapany

Le Gecko vert de Manapany
Yves-Marie Clément, Simon Bailly
Éditions du Pourquoi pas, 2020

Fable réunionnaise écologique

Par Anne-Marie Mercier

Que découvre-t-on le mieux dans cet album ? La flore et la faune de l’île de la Réunion ? un petit lézard vert fort sympathique qui se nourrit de moustiques ? Les vertus de l’argumentation par l’exemple ?
L’argument (ne pas utiliser des pesticides mais tenter de trouver des moyens naturels pour les remplacer) est porté par une jolie histoire de voisinage : des enfants arrivent à transformer leur nouveau voisin, Monsieur Raltoultan et à faire de lui un amoureux de la nature, comme eux. Les illustrations montrent cette belle nature en alliant vert et bleus dans un décor aux lignes simples et proposent ainsi un très joli voyage qui donne envie de découvrir les lieux où vit ce petit Gecko dont l’espèce est menacée d’extinction.

Le dernier des loups

Le dernier des loups
Mini Grey
Rue du Monde 2020

Une version verte du Petit Chaperon Rouge

Par Michel Driol

Munie de son fusil à bouchon, Rouge part chasser le loup dans la forêt, ce qui n’inquiète pas sa mère, puisqu’il y a bien cent ans que les loups y ont disparu. Mais, après avoir pris un sac poubelle et une souche pour l’animal tant désiré, elle se perd, et se trouve face à une porte derrière laquelle vivent confortablement et misérablement le dernier ours, le dernier lynx et le dernier loup. Tout en buvant le thé, ils lui racontent la vie d’avant, partagent son gouter, et la raccompagnent chez elle. Et Rouge décide de replanter des arbres pour qu’ils retrouvent leur vie naturelle.

Conçu comme une réécriture du Petit Chaperon Rouge et de Pierre et le loup (voir en particulier l’illustration de l’héroïne avec son fusil à bouchon), avec humour, l’album évoque la conversion écologique à échelle d’enfant, et notre rapport aux animaux. Réfugiés dans un logement qui semble confortable, les animaux sauvages souffrent d’avoir du mal à trouver leur nourriture (dans les poubelles) et regrettent l’époque où ils chassaient pour vivre. Pas de mièvrerie ou de sentimentalisme donc : les animaux sauvages sont faits pour en chasser d’autres, même s’ils vivent dans une maison civilisée où l’on croise aux murs des portraits de loups célèbres. La forêt primitive est réduite à un mince square dans la ville : l’album se clôt sur la notion du temps long qu’il faudra pour la restaurer. Texte et illustrations sont intimement imbriqués. L’image est foisonnante de détails croustillants (vêtements des animaux pour aller en ville, portraits sur les murs). Les décors sont particulièrement  soignés, et les cadrages expressifs.

Un album plein d’action, de surprises, pour nous conduire, non sans malice, à revoir notre rapport aux animaux sauvages

 

Je connais peu de mots

Je connais peu de mots
Elisa Sartori
CotCotCot Editions 2021

Oser prendre la parole

Par Michel Driol

Drôle d’objet que ce leporello qui se lit à l’infini, un peu comme un ruban de Moebius, puisque quand on l’a retourné, on se retrouve sur la première page. Il y est question de la langue, celle qu’on apprend, avec difficulté, car outre les mots, il y a aussi la syntaxe à maitriser, avec ses règles, et ses exceptions. Mais, malgré cela, il y a la communication, le lien, et l’envie d’apprendre d’autres langues, d’aller vers d’autres cultures… dont on ne connait que peu de mots… à l’infini.

L’album questionne notre rapport à la langue dans un texte d’une grande sobriété pour en dire l’essentiel : à la fois le sentiment d’échec et de découragement face à l’ampleur tâche et la réussite du lien établi et entretenu, malgré tout. Belle leçon d’espoir et d’ouverture aux autres donc : aller au-delà de ses doutes, de ses insuffisances pour prendre conscience de ses réussites dans le domaine langagier ! Et belle façon de parler de notre bien commun, la langue, que chacun fait sienne peu ou prou. Tout cela est illustré par des dessins à l’encre bleue représentant une danseuse stylisée, d’abord comme noyée dans un océan face à l’immensité de la langue qui la submerge, puis émergeant petit à petit d’une sorte de pluie jusqu’à vouloir replonger encore dans l’eau de la langue.

Un livre accordéon poétique pour donner confiance à toutes celles et ceux qui se sentent en insécurité linguistique !

 

 

 

Notre Boucle d’or

Notre Boucle d’or
Adrien Albert
L’école des loisirs, 2020

Le nouveau Boucle d’or

 Par Anne-Marie Mercier

Le conte de Boucle d’or est ici nettoyé de ses rituels surexploités à l’école (le jeu sur petit/ moyen/grand, etc.) pour revenir à sa racine : un enfant s’introduit dans une maison d’animaux (très anthropomorphisés puisqu’ils possèdent maison, table, chaises, bols et lits), il y met un certain désordre pendant leur absence (un bol est cassé, il y a du chocolat partout), et s’endort. Il s’enfuit à leur retour.
Mais il y a d’autres modifications : l’enfant est un petit garçon (aux boucles blondes), et les ours (désignés comme « le gros papa ours » et « la grosse maman ours » – belle égalité – et « le tout petit ourson ») sont plutôt gentils : loin d’être en colère, ils commencent à avoir peur de la « bête » qui s’est introduite chez eux, puis, attendris par l’enfant, ils le ramènent sur leur dos jusqu’à à la lisière de la forêt, mais pas plus loin car il ne faut pas exagérer la proximité avec les humains.
La modernité vient aussi du traitement des images : si de l’extérieur la maison a l’air d’un jouet et les ours de figurines en plastique trop grosses pour y tenir, l’intérieur est vaste, composé de plusieurs pièces et d’un étage. Les couleur franches et contrastées, les angles de vue variés et les effets d’échelle apportent du dynamisme et de la dramatisation à l’histoire, de même que la disposition des images, parfois organisées en séquences proches de la BD. La dramatisation est aussi accentuée par les interventions du narrateur qui s’indigne du comportement de l’enfant, s’adresse à lui pour lui enjoindre de ne pas, puis  qualifie ce qu’il a fait de « grosse bêtise », pour frémir ensuite sur ce qui arrivera… L’ensemble est beau, vivant et très réussi.

Pikkeli Mimou

Pikkeli Mimou
Anne Brouillard
L’école des loisirs (Pastel), 2020

Philosophie de confinement

Par Anne-Marie Mercier

« Je sais que tous les autres sont quelque part.
Et puis, il y a tous les arbres près de moi »

Cela faisait longtemps qu’on était sans nouvelles du pays des Chintiens : La Grande Forêt nous avait éblouis (2016), et on n’avait pas vu passer Les Iles (2019). C’est un plaisir de retrouver ce petit monde, ses personnages, pleins de simplicité et de chaleur et les superbes images d’Anne Brouillard, lumineuses même quand il fait nuit.
Ici, dans cet album au format plus réduit, il est question de souhaiter son anniversaire à un ami que l’on n’a pas vu depuis longtemps : faire un gâteau la veille, quitter sa petite maison tôt le lendemain, sous la neige, en tirant un  traineau, en espérant arriver avant la nuit après avoir traversé le lac gelé et la forêt, s’y perdre même jusqu’au moment où on tombe sur les traces laissés par les skis de l’amie Veronika, voilà tout ce que doit faire Killiok pour arriver chez Pikkeli Mimou.
Retrouvailles chaleureuses de tous ces isolés. À ses amis qui lui demandent s’il ne se sent pas seul, isolé au milieu des bois, Pikkeli Mimou répond : « Jamais ! Je sais que tous les autres sont quelque part. Et puis, il y a tous les arbres près de moi ». Et le lendemain, tout le monde rentre chez soi.
Ces propos de Pikkeli Mimou peuvent être une explication au fait que l’album ait pour titre son nom alors qu’on ne le voit que sur quatre doubles pages : le cœur de l’histoire est le trajet à faire pour le rejoindre, la poésie de la forêt, de la neige, de la nuit. Cet album évoque aussi le bonheur de la solitude, loin de tous, auprès du poêle, avec un livre offert par un ami, bien au chaud grâce à la couverture donnée par un autre ami : quand on a des amis et qu’on est seul, on ne l’est pas vraiment car « tous les autres sont quelque part». Et si par malheur on n’avait pas d’amis, il y aurait encore les arbres.

 

La Grande Forêt. Le pays des Chintiens