Soutif

Soutif
Susie Morgenstern – Illustrations de Catel Muller
Gallimard Jeunesse 2021

Puberté, amitié, liberté

Par Michel Driol

Lorsque la poitrine de Pauline, qui a 13 ans, se met à grossir, elle se voit contrainte d’aller s’acheter un soutien-gorge. Toute seule et bien embarrassée. Toute à sa gêne et à  confusion d’avoir à choisir des vêtements si intimes, elle les met dans son sac. C’est son premier vol. Le vigile l’accuse. Finalement, elle s’en tire avec l’obligation d’aider Pénélope, la nièce de ce dernier, pendant quelques semaines. Pénélope est une punkette bien différente de Pauline, mais, entre les deux, une surprenante rencontre a lieu, faite de découverte de l’autre. Et c’est le début d’une merveilleuse amitié !

On retrouve dans ce court roman tout ce qui fait le charme et l’originalité de l’écriture de Susie Morgenstern : une façon de parler des problèmes et des préoccupations des ados, la vie familiale, l’école, la puberté, la découverte de l’amour, sans complexe, mais avec un ton plein enjoué d’humour et de fantaisie.  Pauline, la narratrice, est embarrassée au moment de passer à l’âge adulte, livrée quelque peu à elle-même dans une famille aisée où les deux parents sont avocats. Elle livre ses petits secrets et ses préoccupations dans une langue pleine de vivacité. Elle va se retrouver confrontée à l’altérité, face à Pénélope et à sa mère, et saura leur redonner le gout de vivre (et là on retrouve l’incorrigible optimisme de l’autrice, qui fait qu’on l’apprécie !). C’est par là que le roman échappe à la dimension purement individuelle et psychologique, pour mettre l’accent sur les différences sociales qui font que chacun risque d’être enfermé dans une catégorie, mais qu’il n’est pas de déterminisme si l’on rencontre les bons soutiens. L’important est d’accepter l’autre dans ses différences, et, de fait, de se transformer autant qu’il se transforme. Pas de moralisme donc, mais une envie de vivre et de gouter à la vie dans ce qu’elle a de meilleur. Le roman est illustré par Carel Muller avec des petites scènes de genre en noir et blanc dans lesquelles les personnages sourient le plus souvent, façon de montrer que le bonheur est à portée de main.

Un roman plein de dynamisme, une héroïne du quotidien, et une belle et improbable histoire d’amitié. Avec, en prime, une histoire du sous-vêtement féminin, depuis l’antiquité !

Souviens-toi de Septembre

Souviens-toi de Septembre
Marie-Aude et Lorris Murail
L’école des loisirs (Médium +), 2021

« oui , vraiment, demain est incertain »

Par Anne-Marie Mercier

Le duo Marie-Aude et Lorris, de la fratrie Murail, avait déjà publié un volume de cette série consacrée au couple de complices que sont la très jeune Angie (12 ans) et Augustin Maupetit, la trentaine, capitaine à la brigade des stupéfiants du Havre. Ce tandem déséquilibré peut rappeler celui de leur série Golem où le rôle de l’adulte immature était tenu cette fois par un professeur. Un animal le complète : le chien Capitaine, qui ne parle qu’anglais.
Dans ce volume, ils sont tous les trois embarqués dans une enquête qui les conduit jusqu’à des événements de 1944. On y croise un châtelain et sa famille, un centenaire, des orphelins mystérieux, des secrétaires bizarres, une artiste un peu dingue, des amoureux hésitants, un prêtre motard, une tante qui manie le pendule, un fantôme, une infirmière épuisée par les soins à donner en période d’épidémie de Covid… Et tout cela entre mer et campagne, quartiers défavorisées et yachts.
Il y a un peu de l’Agatha Christie dans la manière de mêler histoire ancienne et moderne, vengeances anciennes et identités masquées, et surtout dans le dévoilement final, lors d’une scène qui rassemble tous les protagonistes (ou presque : certains sont morts en cours de route) pour le dévoilement de la vérité. C’est complexe à souhait, c’est drôle, parfois tragique. En somme un beau moment de lecture.
On devine que les deux auteurs, natifs du Havre, se sont bien amusés en l’écrivant. Mais cet amusement était sans doute teinté lui aussi de tragique : Lorris Murail est mort en aout 2021 et l’on devine que la dernière phrase du roman est une façon d’évoquer cette disparition ou son éventualité (l’ouvrage a été imprimé en septembre), avec une admirable pudeur :

« Y aura-t-il un troisième épisode ? Elle l’ignore, nous l’ignorons, car oui, vraiment, demain est incertain »

 

Imbécile heureux

Imbécile heureux
Jean-François Sénéchal
Romans Sarbacane 2021

La journée qui s’en vient est flambant neuve

Par Michel Driol

Au matin de ses 18 ans, Chris découvre que sa mère est partie. Chris est handicapé mental, a suivi toute sa scolarité dans des « classes spéciales ». Dès lors Chris s’adresse à sa mère, mêlant souvenirs aigre-doux, et sa façon de continuer à vivre au quotidien sans elle, grâce au soutien de quelques adultes amis qui lui procurent petits jobs et amitié, auxquels Chris s’attache et qui finiront par constituer sa vraie famille.

Venu du Québec où il est paru en 2016, voici un magnifique portrait d’un de ces « idiots » de la littérature. Chris est d’abord attachant par sa candeur, sa naïveté, mais aussi sa finesse à comprendre les choses sans forcément avoir les mots pour les dire. Il dit sa relation complexe avec sa mère, dont le roman dessine le portrait en creux, mère célibataire encombrée de cet enfant hors norme qu’elle protège tout en le rejetant. Il parle auusi de ses relations complexes aussi avec les autres adultes, comme la propriétaire de l’immeuble, ou un homme à tout faire marginal… Il évoque enfin ses relations complexes avec les filles, comme Rébecca qui rêve de devenir actrice à Hollywood, ou Chloé qui souffre du même handicap que lui, mais confectionne des bonnets qu’elle vent au marché. Chris ne baisse pas les bras, et fait preuve d’un courage et d’une force qui l’empêchent de sombrer dans le désespoir. C’est aussi le portrait choral d’une communauté populaire dans la banlieue de Montréal, entre blocs d’immeubles et marché aux puces, trafics de voitures et bowling, une façon de montrer la solidarité en action et l’attention aux autres, l’intégration de ceux qui sont différents par le travail et la débrouillardise. C’est un roman d’initiation, de découverte de l’amour et de la sexualité, du monde des adultes, dans lequel le héros en quête de sa mère finit par se trouver lui-même, au sein d’une famille de cœur.

Le récit est touchant, voire bouleversant, tant par les mots de Chris, le narrateur, dans ses doutes, ses questionnements sans réponse, sa bonté naturelle et son absence de malice. Il est écrit dans un français savoureux du Québec, avec ses tournures, sa syntaxe particulière, son vocabulaire typique (un lexique figure en fin de volume). Du coup, le roman propose un certain exotisme aux lecteurs français : exotisme de la langue, des lieux, des coutumes, mais aussi du personnage principal fragile et fort, à la fois pudique et impudique dans sa façon de se dire. Signalons aussi que l’auteur indique une bande son de chanteurs québécois à ne pas manquer !

Un roman chronique optimiste, aux personnages atypiques, positifs et émouvants dans leurs rêves, leurs espoirs, qui parle de handicap et de déficience mentale sans misérabilisme, mais avec beaucoup d’empathie et qui donne furieusement envie de vivre dans cette petite utopie qu’est cette banlieue populaire de Montréal, autour de son boulevard.

 

 

Vous retiendrez mon nom

Vous retiendrez mon nom
Fanny Abadie
Syros 2022

Banlieue en feu

Par Michel Driol

Qui a bien tuer Zineb, une fille sans histoire, bonne élève, favorite du concours d’éloquence ? Serait-ce Sublime, un jeune migrant, ami du narrateur Karim ? Pourquoi Joyce et  Khedima les deux amies de Zineb mentent-elles au sujet de la dernière soirée qu’elles ont passé ensemble ? Les esprits s’échauffent, entre trafics de drogue et  haine de la police, des émeutes éclatent… Au terme de son enquête, Karim découvre une vérité loin de ce qu’il imaginait.

C’est un double portait qui se dessine dans ce roman policier haletant et enfiévré. Celui de Karim d’abord, kabyle aux yeux bleus, un peu perdu entre sa passion pour la boxe, les fréquentations qui l’ont entrainé dans les petits trafics de drogue, son père anarcho-syndicaliste mutique et largué, et sa mère partie on ne sait où quelques mois plus tôt. L’enquête qu’il mène lui fait découvrir un monde bien différent de celui auquel il s’attendait. Celui de Zineb, jeune fille plus complexe que l’image lisse que Karim avait d’elle, personnage complexe qui veut se libérer du joug familial, de ses frères ainés, du mariage arrangé qui l’attend. C’est aussi le portrait pluriel des habitants d’une cité de banlieue, des solidarités qui s’y nouent, portrait sans concession pourtant. Car chacun y joue un rôle, car on s’y observe et qu’il convient de jouer le jeu, d’avoir le comportement qu’on attend de soi. Les personnages – les ados en particulier – y sont complexes, ambigus, coincés entre les caïds chefs du trafic de drogue et quelques figures positives, comme l’entraineur de boxe. Le personnage de la commissaire Mesronces y est fondamental. Elle voit bien un potentiel en Karim, mais celui-ci se méfie de la policière, à la fois car c’est la doxa de la cité et pour des raisons familiales.  Pour Karim comme pour le lecteur, les repères sont flous : où est le bien ? Où est le mal ?  Le roman se clôt par une fin ouverte, car, si le meurtre est élucidé, la question de la justice à rendre, de l’avenir de Karim, de celui de sa famille, de sa mère en particulier  restent  en suspens. Comme une façon de laisser  les repères brouillés et l’histoire en suspens.

L’écriture laisse place à quelques magnifiques textes de rap, qui disent bien la condition féminine dans les banlieues, et l’espoir de pouvoir enfin être soi-même. Quant au récit lui-même, il est conduit dans une langue vivante, proche de l’oralité, empruntant quelques mots de la langue des cités, faisant de ce récit un véritable page-turner à lire d’une traite.

Au-delà du roman policier, c’est un roman d’initiation, mais aussi une façon de donner la parole à des sans-voix, invisibles, victimes comme assignées  à résidence dans des immeubles dont les ascenseurs sont bloqués…

Seconde chance

Seconde chance
L.Karol
Mijade 2021

Diagonale du vide, amitié, et solidarité

Par Michel Driol

Jeanne, la narratrice, est élève de 6ème au collège de Kœur-la-ville, quelque part dans la diagonale du vide. La seule usine a été délocalisée en Pologne. Depuis, beaucoup sont au chômage. Pour venir en aide à une de ses amis, dont les parents n’ont pas vu qu’elle avait grandi, et dont les habits et les chaussures sont trop petits, Jeanne et ses amis vont avoir l’idée d’un troc solidaire au collège, véritable modèle d’économie circulaire, qu’avec l’aide de leurs professeurs et de l’administration ils mettent en place, et dont même TF1 parle.

Seconde chance porte bien son titre. C’est à la fois la seconde chance des parents de Lou-Ann, victimes du chômage, qui deviendront boulangers, c’est le nom de l’espace d’échange solidaire, qui donne une seconde chance aux vêtements trop petits. C’est un roman plein d’optimisme dans l’amitié, la solidarité, l’inventivité des jeunes, la compréhension des adultes du collège, la façon dont des initiatives locales peuvent recréer du lien dans une ville lorsque celui que créait l’usine a disparu. Mais c’est aussi un roman qui n’édulcore rien de la réalité de cette diagonale du vide, du chômage, de la crise. La narratrice avoue elle-même employer des mots qu’à son âge, on ne devrait pas connaitre, allocation chômage ou RSA… On apprécie la galerie de portraits d’adultes pleins de dignité et d’humanité, depuis cette mère – nourrice à domicile – le cœur sur la main jusqu’à ces parents que le chômage a brisés. Les enseignants et le personnel du collège sont eux aussi bien traités par le récit, depuis ce prof de gym, un peu enrobé, surnommé Pastèque, ancien du Larzac, jusqu’à cette enseignante de français, qui a la délicatesse de ne pas corriger à l’encre rouge… Enfin, les quatre enfants de la bande, véritables héros collectifs, 3 filles et un garçon qui parsème les conversations de ces citations, toujours appropriées, issues de pièces de théâtre.

Un feel-good roman à la fois plein de réalisme dans la description des conséquences du chômage sur une petite ville et d’optimisme sur la façon dont la solidarité peut permettre de redonner à tous une seconde chance.

Un caillou dans la poche

Un caillou dans la poche
Marie Chartres
L’école des loisirs 2021

Une journée particulière

Par Michel Driol

Tino vit sur une ile, y fréquente la seule école, y rencontre les mêmes personnes, surtout des vieux. Il rêve. Si quelque chose seulement pouvait arriver, venir de la mer, ou surgir au milieu des fougères. En attendant, il passe son temps à mesurer toute l’ile, compter tout ce qu’il peut mettre en chiffres. Jusqu’au jour où, enfin arrive une classe de 25 élèves, du continent, venus visiter l’île, et où une  fillette de son âge, sujette au vertige, va l’entrainer dans une journée bien singulière, inoubliable.

Enfant solitaire, différent par ses activités, ses passions – les cailloux -, ses gouts, Tino va vivre une véritable éducation sociale et sentimentale. Lui pour qui seul comptait l’esprit de géométrie, dans sa façon de tout calculer, mesurer, noter, va rencontrer avec Antonia l’esprit de finesse. Ensemble, ils s’échappent du groupe pour découvrir l’ile pour l’une, découvrir l’autre pour le garçon, et partager des activités. Qui est vraiment Antonia ? Un mystère pèse sur elle, dont on ne saura que ce qu’elle veut bien raconter. Ses parents sont-ils vraiment des médecins humanitaires ? A-t-elle vraiment voyagé aux quatre coins du monde, à la différence de Tino qui ne connait que son ile ? Peu importe, ce qui compte, c’est la naissance d’une amitié, d’une complicité en milieu clos, de plus en plus en plus clos. Le regard est celui de Tino, regard porté sur le monde et, en particulier, sur les deux maitresses qui se partagent ce jour-là la responsabilité (ou l’irresponsabilité) du groupe d’enfants. Ces deux personnages sont de vrais personnages de comédie, traités sans ménagement par l’autrice (finalement pour le plus grand plaisir du lecteur !). D’autres personnages se distinguent de la masse des iliens, personnages caractéristiques et bienveillants comme le gros homme à vélo et la vieille dame pleine de bon sens, personnages qu’au fil de la journée Tino apprend à voir enfin. Les illustrations, très expressives, de Jean-Luc Englebert vont dans le même sens que l’humour du texte dans sa façon de croquer les personnages, et rendent sensible l’atmosphère bretonne de cette ile.

Un récit alerte, tendre, récit de la découverte de deux solitaires, qui apprennent petit à petit à arrondir les angles de leurs cailloux.

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part
Jean-Michel Payet
L’école des loisirs (medium), 2021

Polar historico populaire chez les Ruskofs

Par Anne-Marie Mercier

Placé sous le patronage de Gustave Lerouge (ou Le Rouge), voilà un beau roman populaire du XIXe siècle, situé dans les années 1920 et écrit XXIe siècle. On y retrouve  des ingrédients classiques, déjà présents dans le premier volume (Le Dernier des Valets-de-coeur) : le personnage de l’orphelin, de l’enfant adopté (multiplié ici par le nombre d’adolescents du même orphelinat poursuivis par un tueur au mobile mystérieux), le couple homme d’action – journaliste, le couple Belle et clochard, la quête des origines. Si le premier volume nous plongeait dans un mystère né de la guerre de 14-18, le second en évoque un autre, célèbre, celui du destin des derniers souverains de Russie.

Roman historique également, ce volume nous plonge aussi bien dans le milieu des Russes blancs exilés, au cœur de l’atelier de Coco Chanel, rue Cambon, avec son annexe de broderies Kimir, et dans le milieu de la galerie du marchand d’art Kahnweiler, mais aussi dans le monde des « barrières », la banlieue de Paris au-delà des « fortif’ » où Blato vit dans une roulotte – comme beaucoup de ses amis.
C’est aussi un roman policier rondement mené, avec un couple mixte (garçon et fille) de jeunes détectives et un policier sourcilleux, presque un roman sentimental (le cœur de Balto est le lieu d’émois et d’hésitations propres au roman d’initiation, mais reste très chaste). Tout cela est parfaitement organisé, entrelacé et écrit : passionnant.

La-Gueule-du-loup

La-Gueule-du-loup
Eric Pessan
Ecole des loisirs – Medium + – 2021

Souvenirs confinés

Par Michel Driol

Au début du premier confinement, pour éviter de rester au contact de leur père, infirmier, Jo, la narratrice, son frère et sa mère se rendent à La-gueule-du-loup, la maison isolée dans la forêt de ses grands-parents maternels, que Jo n’a pas connus. Cette maison est-elle hantée ? D’étranges bruits surviennent pendant la nuit, des phénomènes inexplicables se produisent, tandis qu’au dehors les dangers du Covid, et les attestations dérogatoires créent un nouveau monde inconnu, absurde et menaçant. Entre le sport, la connexion difficile avec le lycée, la rupture avec les amis, et l’écriture de sonnets, Jo découvre, par la lecture des notes que sa mère avait écrites en marge des Fleurs du mal, un bien lourd secret.

On est prévenu dès le début : citation de Bettelheim, réflexion liminaire de la narratrice sur l’omniprésence des loups dans les comptines et les contes, loups terrifiants à partir du moment où l’on en reconnait l’existence. Toute la force du roman est de retarder la révélation du secret, de se tenir sur la ligne étroite entre le fantastique, toujours sous-jacent, passant par la croyance aux fantômes dans cette maison bien inhospitalière, et la violence du réalisme pour tout expliquer. Petit à petit, dans les gestes de la mère, ses attitudes, ses silences, la narratrice et le lecteur perçoivent le drame de son enfance, drame enfoui profondément, que le séjour dans la maison va réveiller et révéler au grand jour. Car c’est bien d’un loup prédateur sexuel qu’il s’agit, et de la menace qu’il fait peser sur les enfants et du traumatisme permanent qu’il génère. Dans une discrète polyphonie, le roman fait alterner deux voix, celle de la narratrice, dominante, mais aussi une autre voix, imprimée dans un autre caractère, qui ne parle que de loup, de menace, voix dont on ne saura qu’à la fin à qui elle appartient. A cela s’ajoutent les sonnets de confinements, écrits par la narratrice, qui coulent dans une forme fixe son quotidien de plus en plus bouleversé.

La narratrice, âgée de seize ans, est attachante par sa voix singulière. Elle incarne assez bien les adolescentes de son âge, dans ses certitudes, ses fragilités, ses doutes, ses passions comme la course à pied. Elle dit son quotidien désorganisé par le Covid, dans cette maison hostile : Eric Pessan analyse assez finement les effets du confinement sur les jeunes, lorsque les repères (amies, relations…) ont disparu, et qu’on se retrouve, comme l’indique le titre de l’ouvrage, dans la gueule du loup, comme dans les contes, au milieu de la forêt, coupé de tous et de toutes. Mais, au-delà de ce quotidien, dans ce roman complexe, il est aussi question d’écriture et du rapport complexe entre la réalité et la fiction, tant dans les réflexions de la narratrice que dans l’écriture même puisque la maison hantée devient ainsi, peu à peu, métaphore du virus  et des blessures enfantines dont on a du mal à guérir.

Un roman qui réussit à tisser différents fils, les abus sexuels, le confinement, dans un roman qui emprunte au fantastique et au thriller leurs codes narratifs pour nous inviter à parler de notre présent, ainsi que le font la narratrice et ses parents à table, au lieu de regarder la télévision ou de se taire.

Les Filles ne montent pas si haut d’habitude

Les Filles ne montent pas si haut d’habitude
Alice Butaud illustré par François Ravard
Gallimard jeunesse 2021

Si dissemblables et pourtant…

Par Michel Driol

D’un côté, il y a Timoti, garçon rêveur, un peu peureux, qui vit avec son père. De l’autre, il y a Diane, qui fait irruption dans sa chambre, et l’entraine dans une fugue échevelée et pleine de surprises. Jusqu’à ce qu’elle lui révèle qui elle est en réalité.

Voilà un roman enlevé et jubilatoire qui met en scène deux héros que tout oppose, et qui incarnent chacun, à leur façon, des stéréotypes, ou plutôt des contre-stéréotypes. C’est le garçon solitaire, pantouflard, ordonné, prévoyant – ne fugue-t-il pas avec sa valise à roulettes pleine de choses indispensables ? C’est la fille originale, intrépide, pleine d’énergie, d’envies, débrouillarde, entreprenante… Garçon manqué, aurait-on dit autrefois. La fugue de ces deux personnages fort différents les conduit à se découvrir, à affronter les mêmes dangers (une incroyable chasseuse à la casquette orange !), à partager les mêmes joies. Belle galerie de personnages secondaires : un père secrétaire à domicile, fabricant amateur de coquetières, qui, par erreur, étourderie, a donné à son fils le prénom d’un shampoing…, un facteur, et une mère partie faire du yoga aux Indes. Tout ce petit monde va se retrouver pour le plus grand plaisir de chacun et du lecteur bien sûr, qui va de surprise en surprise. L’écriture pleine d’humour – en particulier dans les dialogues vivants et piquants – raconte des aventures pleines de fantaisie. Ce tendre duo nous conduit petit à petit vers un dénouement inattendu, sur fond très actuel de relations familiales complexes, avec leurs difficultés, mais aussi leur réussites.

 Un « feel-good » roman d’apprentissage, aux situations souvent cocasses, plein de tendresse et de respect pour ses personnages, dont on sort ragaillardi !

 

 

Hors la loi ?

Hors la loi ?
Ahmed Kalouaz
Le Muscadier 2021

Que faire ?

Par Michel Driol

Badri, jeune géorgien de 16 ans, est à Lourdes, dans une famille d’accueil dont les parents militent pour l’accueil des réfugiés. Ses parents et sa sœur ont dû retourner dans la ville de leur arrivée en France. Tous sont en attente d’une régularisation, ou d’une expulsion vers la Géorgie. Ne supportant pas cette attente, Margot, la fille de la famille d’accueil, lui propose de fuir avec elle, loin de tout, dans un refuge des Pyrénées, comme pour prendre le maquis et échapper aux dangers. Une fugue de quelques jours, un road trip riche en rencontres et en fraternités diverses.

C’est d’abord le portrait et l’histoire de deux familles, celle de Badri, qui a dû fuir la Géorgie, famille séparée en France, qui  n’a pas retrouvé les conditions d’accueil des Géorgiens qui se sont exilés au début au XXème siècle. Celle de de Margot, digne héritière dans sa révolte contre les injustices de son grand-père, dont elle découvre qu’il fut un Républicain espagnol, de son père et de sa mère, militants engagés dans tous les combats pour une terre plus hospitalière. Elle entraine Badri un peu inconsciemment dans une course loin du monde, trouvant ses parents trop passifs et trop attentistes dans leur attitude.  Ce qui fait l’intérêt de ce roman, ce n’est pas le suspense ou l’intrigue : pas de fuite éperdue, de nuit en montagne, de rencontres dangereuses, pas non plus d’amour naissant entre les deux protagonistes, mais une découverte de l’autre et de soi-même pour la narratrice qui, petit à petit, prend conscience de la vanité de cette course, et rentre rapidement  à Lourdes avec sa famille, après un passage chez sa grand-mère. Ce n’est pas non plus l’assagissement d’une jeune fille révoltée par l’injustice, les délais inhumains avant qu’un avis ne soit rendu. Elle garde intacte sa force de révolte, mais comprend qu’elle peut s’exercer par d’autres moyens, et que ses parents ne sont pas forcément fautifs de chercher d’autres voies pour permettre à la famille Géorgienne de rester en France. Les personnages sont attachants, qu’il s’agisse des deux héros, ou des personnages secondaires rencontrés, comme l’aubergiste au grand cœur et sa fille. Tous portent des fêlures ou de blessures intimes, familiales qui les conduisent à venir en aide aux autres.

C’est un roman qui pose les questions essentielles de l’adolescence : pourquoi agir ? Au nom de quoi ? Comment ? Comment exprimer sa révolte ? Comment vivre avec sa conscience aigüe du monde et des injustices ? Qu’est-ce que devenir adulte ? On le voit, même s’il s’inscrit dans le cadre de la montagne, des Pyrénées, d’une fugue, des problématiques fortes d’accueil des réfugiés en France,  c’est un roman psychologique que donne à lire Ahmed Kalouaz. Au-delà de la psychologie, il donne à voir le conflit entre l’Abkhazie et la Géorgie, et les liens qui unissent ce pays et la France, en particulier le rugby qui permet à Badri de s’intégrer dans le milieu sportif pyrénéen.

Un roman d’apprentissage  optimiste sur une problématique très actuelle, un roman qui soulève de nombreuses questions, ne cherche pas à toutes les résoudre afin de laisser le lecteur faire son propre chemin.