Un bout du monde

Un bout du monde
Célia Garino
Sarbacane, 2024

L’éduc-spé, sauveur de notre temps

Par Anne-Marie Mercier

Célia Garino, auteure des Enfants des feuillantines (2020), nous emmène à nouveau dans une maison. Comme dans la précédente, une femme métis y règne sur beaucoup d’enfants plus ou moins orphelins, et sur quelques animaux. Cette fois, les enfants sont moins nombreux, mais le poids qu’ils portent est aussi lourd : il y a Kelvin, le narrateur, enfant martyrisé qui, s’il use d’un langage châtié quand il raconte, utilise un langage constamment agressif, ordurier et obscène dans les dialogues. Il y a Lola, jeune mère de seize ans, Yacine, autiste terrorisé par tout, Alicia, petite fille  trisomique heureuse (ici, petit cliché) et Jézebel, mutique, qui vit dans une chambre transformée en poubelle, et puis il y a Sonja, éducatrice qui dirige souplement cette maison d’accueil pour enfants placés dont personne ne veut plus nulle part : « au bout du monde », c’est non seulement une maison loin de tout, c’est aussi le bout du chemin du décrochage, la dernière chance. On découvre peu à peu l’entourage : Florian, l’agriculteur père d’une fille handicapée, les habitants de la ville voisine qui achètent ses légumes, des acteurs de la protection de l’enfance, des tortionnaires d’enfants…
Kelvin, est issu d’un couple catastrophique : alcooliques, drogués, et surtout cruels, ses père et mère le maltraitent, tant physiquement que psychologiquement. Lorsque son père assassine son lapin, il porte plainte auprès de la police qui réagit, ce que ses enseignants n’avaient pas fait (on a du mal à y croire aujourd’hui, mais ce sont peut-être des souvenirs d’un autre âge). En foyer, il devient une terreur, maltraitant à son tour enfants et adultes, dangereux pour tous. Arrivé dans la petite maison de Sonja, après un moment de révolte mauvaise, il finit par observer ce qui se trouve autour de lui. Il y a des enfants, cassés comme lui, mais pas de la même manière. C’est d’abord la curiosité qui le pousse à essayer de découvrir qui sont ces êtres qui partagent avec lui un toit et l’affection de Sonja.
L’autrice trace d’elle un très beau portrait, emblématique de bien des personnes qui font le métier d’éducateur spécialisé, héros trop méconnus de nos sociétés qui fabriquent quantité d’enfants perdus. Ses tenues bohèmes et colorées, ses recettes de cuisine végétarienne, ses silences, ses rires et ses chagrins, et surtout ses secrets que l’on découvre peu à peu, en font un pivot du roman.
On voit avec plaisir (et un peu de perplexité) Kelvin se détendre, se calmer, devenir à nouveau capable de ressentir des émotions, de dompter la « bête » qui sommeille en lui. Il franchit peu-à-peu les étapes qui le ramènent à la vie sociale après un certain nombre d’à-coups plus ou moins violents. L’histoire de Kelvin est pleine d’optimisme et entretient l’espoir : espoir que l’hérédité ne soit pas une fatalité, qu’on ait droit à l’erreur, qu’on puisse être compris et aidé, même par des policiers ou des vieilles dames et enfin qu’on puisse être épaulé par des enfants a priori plus lourdement handicapés que soi.
Il y a un peu de Nils Holgersson dans cet enfant méchant converti par la faiblesse, mais la comparaison s’arrête là : à part un voyage à Rouen pour voir la mer, le trajet de métamorphose de Kelvin s’accomplit sur place, et sans oies (mais avec une chèvre). En un style nerveux, nourri de dialogues crus et rapides, ce roman a un tonus particulier.

Les Enfants des Feuillantines

 

La Sagesse et les émotions

La Sagesse et les émotions
Tina Oziewicz – Aleksandra Zając
La partie 2025

Cinq rencontres

Par Michel Driol

Voici donc le tome 4 de la série initiée par Nous les émotions (voir la chronique d’Anne Marie Mercier sur le tome 2). La présente livraison propose 5 contes philosophiques dans lesquels la Sagesse, toujours habitant dans son phare, vient en aide d’abord à la mélancolie. Puis c’est Les bras m’en tombent qui vient lui rendre visite. Elle prend ensuite le thé avec la Fierté, convainc le Bon Sens de ne plus broyer du noir, et vient enfin au chevet de la Joie qui est malade.
Chaque récit apparait comme un petit conte philosophique, dans lequel les émotions ainsi que la sagesse sont personnifiés, incarnées par des personnages qui ont toujours leur forme patatoïde et humanoïde Dans chaque récit, la Sagesse apparait toujours comme pleine de bonne volonté, prompte à aider les émotions qui traversent de mauvaises passes. Échouée sur la plage, la Mélancolie a besoin d’espoir pour repartir. La Sagesse saura le lui redonner. Elle réconforte une créature sans nom, fille de la perplexité et de la déception, dont les bras pendouillent lamentablement, en lui expliquant que certaines émotions n’ont pas de nom. Puis c’est un long débat avec la Fierté dont le thème est la peur de l’échec. Quand plus rien ne va au village, la Sagesse comprend que c’est le bon sens qui déprime, et elle le nourrit d’une bonne soupe. Enfin, il lui faut l’aide de tout le monde pour redonner la santé à la Joie. On est donc dans un village, dans lequel l’harmonie ne peut régner que si toutes les émotions et la sagesse prennent toute leur place. Qu’une soit absente, en difficulté, muselée, et l’équilibre est rompu. Donc pas d’émotions négatives, dont il faudrait se méfier. Au contraire, il faut leur donner toute leur place dans cette série de paraboles philosophiques qui invitent chacune et chacun à réfléchir sur ce qui nous constitue.
Les récits sont plaisants, proposent des situations pleines d’originalité et de fantaisie, en inscrivant les personnages dans un cadre très humanisé par les multiples éléments qu’on y rencontre (lit, table, chaise, thé…). De ce fait, on est proche de la fable, avec des personnages étranges qui incarnent des archétypes capables de discuter, de penser, et d’être en proie à l’émotion majeure qui les constitue.
Un bon livre pour mieux se comprendre mieux se connaitre, et participer à une éducation aux émotions sans bêtifier ou en rester aux stéréotypes convenus.

Allers-retours

Allers-retours
Nina Le Comte
CotCotCot éditions, 2020

Kafka après le rivage

Par Anne-Marie Mercier

« Le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice et de l’amour ». Cette phrase de Simone Weil (la philosophe) donnée en exergue indique le propos de cette histoire sans parole, énigmatique : un personnage juste débarqué d’un bateau est extrait par une main invisible et se retrouve dans un lieu inconnu. Des escaliers, des portes nombreuses, mais murées, des couloirs longs et sombres, le sentiment de se perdre, de se noyer… et revenir à la case départ.
Ce parcours kafkaïen où règnent la solitude et l’absurde semble être une métaphore de l’exil. Il figurerait en tout cas bien le parcours de migrants qui avancent sans carte ni repères dans un monde inconnu plein de chausse-trappes. Le tragique de la situation est souligné par des formes géométriques imparfaites, des voies qui ne mènent nulle part, des perspectives aberrantes… et un retour à la case départ : enfermement total dans l’errance.

Un Long Week-end en canoë

Un Long Week-end en canoë
Alice Ourghanlian
Hélium, 2025

L’aventure, c’est l’aventure

Par Anne-Marie Mercier

Cet album nous donne l’opportunité de découvrir un nouveau talent, celui d’Alice Ourghanlian, Lauréate du prix Ars in Fabula de la Foire de Bologne. Ses images à l’allure enfantine accompagnent un récit dont la narratrice est une fillette, la plus jeune de la fratrie. Nous découvrons tout l’itinéraire de ce week-end d’aventures en famille (deux enfants et leur père), des préparatifs jusqu’au retour, à travers toute sortes d’images : vignettes de BD, planches à l’allure documentaire proposant des inventaires (matériel à emporter, différentes espèces d’oiseaux), superbes pleines pages colorées à fond perdu, images séquentielles sur fond blanc, vues d’en haut des canoës solitaires sur la rivière, vues d’ensemble du camping bondé, et de la rivière elle aussi embouteillée d’embarcations également (à un moment seulement, heureusement pour eux, tant les canoéistes sont bavards et bruyants…).
La narratrice a un regard critique sur les idées paternelles, les disputes avec son frère, et sur le manque de confort mais elle s’émerveille aussi sur la liberté qu’on ressent à vivre dans la nature, planter sa tente dans un coin isolé, se laver dans la rivière, faire pipi où on veut, manger avec les doigts… Mais c’est aussi trouver que ce week-end est décidément bien long, se demander si les cris qu’on entend la nuit, sous la tente, sont ceux de loups (non, c’est des grenouilles dit le frère), être trempés sous l’orage et avoir peur de la foudre. Toutes ces aventures sont vues et dépeintes avec humour, y compris la séquence où la fillette répond au coup de fil de sa mère (que l’on voit dans un métro bondé) en adoucissant beaucoup les traits de leur séjour pour éviter de l’inquiéter.
C’est un beau portrait de relations entre un père et ses enfants. Il souhaite leur faire découvrir de nouvelles façons de se promener ensemble, de vivre la nature mais s’y prend parfois maladroitement : l’aventure, ça ne se maitrise pas toujours, comme la parentalité.

On en parlait sur Radio France

Mes Vacances chez mes incroyables grands-parents

Mes Vacances chez mes incroyables grands-parents
Daniela Sosa
Gallimard jeunesse, 2025

L’ennui de l’ennui

Par Anne-Marie Mercier

Cet album m’a laissé une impression de tristesse : pour commencer, on voit un enfant en vacances, chez ses grands-parents, comme le titre l’indique, et qui s’y ennuie : « il ne se passe jamais rien ». Effectivement, le couple âgé vaque à ses occupations (lecture, jardinage, collection de timbres, prendre en photo des « trucs sans intérêt »). Bref, « ils ne savent pas s’amuser ».
Surtout, ils n’impliquent pas l’enfant dans ces activités, ne lui montrent pas l’intérêt de la fleur ou du caillou photographié, l’histoire de la collection. On les voit cependant s’amuser lorsqu’il tourne le dos, et l’enfant est soit aveugle soit seul.
Quand on s’ennuie, on cherche du nouveau et l’enfant fouille partout « dans les moindres recoins, même les endroits interdits ». Il finit par tomber sur une petite valise dans le grenier contenant les photos d’un couple jeune et amoureux, aventureux, sportif, fantaisiste… Après bien des recherches il finit par comprendre (il en met, du temps !) : ce sont ses grands-parents et non, ils n’ont pas tant changé que cela. Dans les dernières pages de garde, on voit enfin le trio en activité, ensemble.
Le portrait des vacances pleine d’ennui est sans double fidèle… Mais l’ennui excuse -t-il le fait de fouiller partout « même dans les endroits interdits » et débusquer l’intimité d’autrui ? C’est ce que semble dire cet album.  Les illustrations, à l’allure enfantine semblent prendre le point de vue de l’enfant mais le lecteur voit ce qu’il ne voit pas, cela n’a donc pas grand intérêt.
Est-ce un album destiné aux grands parents pour les inciter à prendre en compte l’ennui des enfants ? ou à se raconter davantage et à afficher des photos de leur jeunesse au lieu de les remiser au grenier ? aux enfants pour leur dire que sous leurs apparences tristounettes leurs grands-parents sont (ont été ?) formidables ? Ou qu’ils sont autorisés à violer l’intimité de leurs proches s’ils s’ennuient ?
Cet album à au moins le mérite de poser ces questions, ce qui n’est finalement déjà pas mal.

La Danse sauvage d’Harmonie Stark

La Danse sauvage d’Harmonie Stark
Sigrid Baffert et Jean-Michel Payet
L’école des loisirs (médium +), 2024

Duo dans l’Ouest sauvage

Par Anne-Marie Mercier

On connaissait Jean-Michel Payet comme un excellent auteur de romans de cape et d’épée (Mademoiselle Scaramouche, Éditions des Grandes personnes, 2010), de romans policiers, imités des romans-feuilletons des XIXe et début XXe siècles (Balto, l’École des Loisirs, 2020-2022), de science-fiction (Ærkaos, Panama, 2017 ; Éditions des Grandes personnes, 2011). Le voilà qui s’attaque au genre du western, celui-ci mâtiné de thriller ; on ne sait si l’idée vient de lui ou de sa coéquipière d’écriture (autrice de la trilogie Krol le fou entre autres) ni quelle a été la part de chacun dans le scénario et l’écriture, le roman étant parfaitement cohérent. Est-ce Sigrid Baffert qui a pris en charge les chapitres consacrés à Harmonie, souvent baignés de musique, mais sanglants, et Jean-Michel Payet qui s’est attaché au trio d’enfants et à leur errance, ou l’inverse?
Ce roman est excellent, captivant, mystérieux et plein des ambiances qu’on aime trouver dans ce genre. Le début, un medias res, nous plonge dans une scène bien connue, celle d’une ferme isolée attaquée et enflammée alors que des enfants dorment à l’intérieur. Le père, Fillmore, est abattu tandis qu’il cherche à les défendre ; les enfants survivants fuient d’abord en panique, puis partent sur les traces de l’assassin avec un désir de vengeance. Par la suite, on tombera sur un sheriff alcoolique, un shaman indien silencieux, des chercheurs d’or, une ville fantôme, un saloon avec des filles (danseuses, chanteuses, ou plus), une « veuve qui se déplace avec le cercueil de son mari mort depuis des lustres), une caravane de chariots de pionniers, un grizzli…
Les enfants (Petit, un garçon de huit ans, Grand, un adolescent, et une fille du même âge nommée Calamité) ont chacun leur personnalité. Ils s’opposent parfois mais ont tous le même but et un courage égal. Ils ont aussi des rapports différents à leurs origines (tous ont été recueillis par Fillmore) et tous des souvenirs différents de leur bienfaiteur, des habitudes, des tics de langage, des bribes de son grand savoir et de sa sagesse. Le personnage du méchant (ou plutôt de la méchante), est intéressant : on suit son itinéraire, ses souffrances, ses crimes. Chapitre après chapitre, les fils des différentes intrigues se croisent et se rejoignent et l’on finit par découvrir l’explication de tous les mystères… comme dans les romans populaires d’autrefois. La chanson qu’Harmonie la bien nommée chante merveilleusement parcourt tout le roman, lui donnant une allure musicale, pour s’achever dans un opéra entre océan et désert, en une scène grandiose. Le style, tantôt poétique et tantôt nerveux et sec, épouse parfaitement les méandres de ces aventures cheminantes à la suite du cheval (car bien sûr il y en a un), Captain Wynn.

 

 

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part

Monsieur Bigounia

Monsieur Bigounia
Agnès de Lestrade, Nina Six
Sarbacane, 2024

A bas les géraniums, vivent les herbes folles !

Dans un petit village vit un « original », nommé Monsieur Bigounia. Les enfants l’adorent, les adultes lui sont hostiles. Pensez-donc : il n’est pas du coin et son jardin est un fouillis : mauvaises herbes et abeilles, ça ne plait pas. Les villageois aiment pourtant la nature et rêvent de prendre leur revanche dans le concours du plus beau village fleuri, dans lequel ils sont arrivés bons derniers l’année précédente. Mais voilà, sècheresse, insectes et escargots font à nouveau un désastre et ils sont obligés de suivre le conseil des enfants : demander à Monsieur Bigounia comment il fait pour avoir tant de fleurs.
La réponse est : il faut aimer la terre, lui parler, chanter des chansons aux graines, et pof ! ça marche. Ils arrivent troisièmes au concours, et tout le monde s’aime.
Toute personne qui a essayé de cultiver un jardin sait que si oui, il ne faut pas avoir peur des mauvaises herbes (mais ça dépend lesquelles…), tout cela n’est pas si simple. Quant aux abeilles… qui aurait l’idée de les chasser ?
Beaucoup de bonnes intentions, et autant de simplisme : dommage, la guerre des mauvaises  herbes aurait mérité davantage de mordant ou de complexité.

Collection j’aimerais t’y voir

Collection « j’aimerais t’y voir »
Sarah Ghelam
On ne compte pas pour du beurre, 2024

Où sont les personnages d’enfants non-blancs en littérature de jeunesse?
Sarah Ghelam
Où sont les albums jeunesse anti-sexistes?

Priscille Croce
Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature de jeunesse?
Sarah Ghelam, Spencer Robinson

Trois guides indispensables en littérature de jeunesse

Par Anne-Marie Mercier

Les éditions On ne compte pas pour du beurre s’intéressent à la Littérature de jeunesse inclusive « pour la visibilité de tou·tes les enfants et de toutes leurs familles ». Elles publient depuis l’an dernier des ouvrages théoriques fort utiles dans une collection portant le joli nom de « j’aimerais t’y voir », invitant à essayer de comprendre le point de vue de personnes assignées à une identité de genre ou de race, pour commencer : demandant par ses titres où sont les albums jeunesse anti-sexistes et où sont les personnages d’enfants non-blancs et les personnages LGBTQI+ en littérature de jeunesse, elle permet d’avoir une vue critique sur des aspects souvent mal connus d’un secteur de l’édition. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, celui-ci est encore frileux face à certains changements sociétaux. L’éditrice, dans un avant-propos percutant, raconte comment elle a rencontré Sarah Ghelam, dans un contexte qui illustrait tristement les crispations de certain/es acteur/es de ce secteur éditorial, et dans quelles circonstances elle lui a confié le développement de cette collection. Belle histoire, très bon choix.
Comme le montrent ces ouvrages, il ne suffit pas d’aborder un sujet nouveau, encore faut-il le faire correctement. Si la première question, celle du sexisme, a déjà été bien explorée par la critique (notamment à travers les ouvrages de Carole Brugeilles, Isabelle et Sylvie Cromer (2002), Nelly Chabrol-Gagne (2011), Christiane Connan-Pintado et Gilles Béhotéguy (2014), Christian Bruel (2022) et  Julie Fette (2025, en anglais et en ligne) pour ne citer que les principaux, et sans parler de tous les articles et mémoires consacrés à ce sujet, ce n’est pas le cas des deux autres, surtout du troisième.
La question de la présence dans les albums de personnages LGBTQI+ ou, pour le dire autrement, des personnages non binaires, homosexuels, ou hésitant sur leur genre ou leur orientation sexuelle, est souvent abordée dans des chapitres d’ouvrages généraux sur la littérature de jeunesse et le genre et dans des mémoires d’étudiant/es portant sur ces question. C’est d’ailleurs à partir d’un mémoire que cette collection est née. La présence de couples homosexuels et d’homoparentalité dans les albums fait oublier parfois que la présence d’un personnage ne suffit pas: tout est dans le comment on présente ces personnages, dans quel contexte, et dans le rôle qu’on leur assigne. Tout cela est parfaitement et clairement problématisé dans cet ouvrage.
La question des personnages non-blancs demeurait la moins étudiée. Le livre de Sarah Ghelam a le grand mérite de classer de manière très éclairante les différentes catégories d’albums présentant de tels personnages. Cette classification permet de mettre en évidence la quasi absence de personnages non-blancs dans un contexte européen contemporain et de montrer comment les « bonnes intentions », relevées par Elodie Malanda dans sa thèse (2017), n’empêchent pas la plupart des auteur/es de porter involontairement un regard empreint de colonialisme, sinon de racisme, sur leurs personnages.
Ces trois ouvrages, courts mais bien informés, clairs et intelligents, toniques même, invitent chacun (critique, auteur/e, éditeur ou éditrice, étudiant/e, enseignant/e, lecteur ou lectrice…)  à progresser dans la compréhension de ces questions. Ils présentent des pistes pour poursuivre le travail. On y trouve de nombreux d’exemples d’albums et des analyses parfois poussées, comme c’est le cas de Comme un million de de Papillons noirs de Laura Nsafou, publié en 2017 par Bilibok grâce à une campagne participative (autant dire qu’aucun éditeur n’en avait voulu) et qui d’après Sarah Ghelam a dépassé en 2024 les trente mille exemplaires vendus, continuant sa vie chez Cambourakis à partir de 2018, et se faisant connaitre grâce à plusieurs articles de presse écrite ou radiophonique.

On peut poursuivre à travers  le site de Cambourakis : « Laura Nsafou, écrivaine et blogueuse afroféministe, aborde sur son blog Mrs Roots les questions relatives à l’afroféminisme en France et la visibilité des littératures afro. De la création de sa plateforme mrsroots.fr à l’animation de plusieurs projets culturels (ateliers d’écriture, rencontres, ateliers jeunesse, etc), elle s’intéresse au manque de représentativité de la société dans la littérature française ».

Nina perd le nord

Nina perd le nord
Céline Gourjault

Seuil jeunesse, 2025

Un voyage inattendu

Par Pauline Barge

Nina a quatorze ans et elle se demande souvent qui est l’adulte chez elle. Entre l’état préoccupant de sa maison et la vie désorganisée de Loïc, son père veuf, Nina a du mal à penser à elle-même et rêve d’être une adolescente insouciante. Tout va changer pour les Faubert lorsqu’un courrier arrive dans leur boîte aux lettres. Une lointaine parente, une certaine tante Suzanne, est décédée et leur lègue tout son héritage. Cependant, il y a une condition : ils doivent aller disperser ses cendres en Suède, et plus précisément dans les mines de Falun. Les Faubert s’embarquent donc dans un périple inattendu !

Ce roman arrive à traiter des sujets lourds, tels que le deuil, la famille ou la confiance en soi, avec légèreté. Il y a surtout beaucoup d’humour, ce qui rend le texte d’autant plus vivant et agréable à lire. Les sujets douloureux deviennent plus accessibles, mais le livre reste tout aussi touchant. On découvre de petits bouts de vies de cette tante Suzanne, à travers de très belles lettres lues en famille. Les histoires d’adolescence que l’on suit à travers Nina, comme ses amours, ses amitiés ou sa jalousie, sont aussi très bien abordées, sans prendre trop de place dans l’intrigue. Le cœur du roman reste avant tout la complexité des relations familiales, notamment celle de Nina et de Loïc, qui est pleine de non-dits et de difficultés. Elles sont évoquées avec réalisme et justesse, la parole se libérant petit à petit au fil du récit. L’évolution des personnages est aussi bien amenée : chacun sort grandi de ce voyage en Suède. Loïc prend conscience qu’il doit changer son mode de vie, tandis que Nina prend confiance en elle. Ce voyage permet au père et à la fille de se rapprocher et de se comprendre mutuellement sous un nouvel angle.
Céline Gourjault a une écriture fluide et toujours pleine d’humour. En revanche, le roman est assez court. On aurait aimé quelques pages de plus, pour découvrir le paysage de la Suède plus en profondeur, ou tout simplement pour passer davantage de temps avec les personnages. Cela n’entache en rien la chaleur du livre, ni sa douceur ! Un bien joli roman initiatique, à conseiller aux adolescents en quête d’eux-mêmes.

voir aussi sur Radio France.

L’Embrouille

L’Embrouille
Clotilde Perrin
Seuil Jeunesse 2025

Comme chien et chat

Par Michel Driol

C’est une maison mitoyenne, habitée d’un côté par Minou, de l’autre par Toutou, en parfaite intelligence. Mais un jour, sans raison, les voilà qui se détestent, et qui construisent un mur entre leurs deux jardins. Le mur grandit de plus en plus lorsqu’arrive un lapin. Les deux voisins souhaitent l’avoir comme ami, de leur côté. Mais devant la recrudescence des disputes, le lapin s’enfuit. Jusqu’à ce que Minou ait un plan, et demande l’aide à Toutou pour le réaliser. Utiliser les moellons du mur pour rehausser leur maison et y faire place pour le lapin ! Mais un dernier flap révèle une prochaine embrouille… avec qui ? Je vous le laisse découvrir !

Sur un scénario bien classique, brouille et réconciliation, Clotilde Perrin propose un album drôle et plein d’imagination. D’abord parce que le mur est bien réel, c’est un flap qui vient se glisser entre les pages de gauche et de droite, entre la maison de Minou et celle de Toutou, matérialisant ainsi ce séparateur et rendant la lecture bien dynamique ! Ensuite parce que les illustrations sont pleines de détails croustillants, et développent ainsi des récits parallèles. Celui des oiseaux sur le toit. Celui des deux souris, dont l’une est enfermée… Celui de l’escargot, qui descend lentement du toit… Cette maison est pleine de vie, de choses qui se passent sans que ses habitants en soient conscients. Au-delà de ces micro histoires, il faut se perdre dans les détails, toujours pertinents : l’herbe à chat devant Matou, les os qui poussent dans le jardin de Toutou. Beaucoup de choses à voir donc qui, pour autant, ne détournent pas l’attention de l’histoire principale. Le livre devient un terrain d’observation, prompt à éveiller la curiosité du jeune lecteur.

Le texte se fait discret et vivant, dans une police manuscrite, en bas de page, faisant la part belle aux propos des deux protagonistes, auxquels s’ajoutent quelques notations temporelles. Bien sûr, l’Embrouille aborde avec humour et légèreté des thèmes importants : la mauvaise communication, le repli sur soi, et leurs conséquences, mais aussi  la réconciliation et le dialogue comme solution toujours possible. Qu’est-ce que vivre ensemble en bonne intelligence, quand on est aussi différent – et antagoniste – que chien et chat ?

Un album inventif et drôle, qui met en scène dans un décor unique deux personnages bien vivants et qui prône, bien sûr, l’acceptation de l’autre sans, pour autant, être donneur de leçons.