Le Cinéma de l’horreur

Le Cinéma de l’horreur
Denis Côté
Flammarion Jeunesse 2024

L’affiche maléfique

Par Michel Driol

Alors qu’on va détruire l’église Saint-Joseph, le narrateur, Thomas, apprend que son grand-père y était projectionniste, dans une salle de cinéma située au sous-sol.  Fouillant parmi les cartons appartenant à cet aïeul, il découvre une affiche bien cachée, représentant une créature à un œil, affiche pour un film d’horreur dont il ne trouve pourtant aucune trace. Explorant le chantier de démolition de l’église, il pénètre au sous-sol dans une salle de cinéma intacte au milieu des gravats. Il accroche l’affiche au mur de sa chambre, et les cauchemars commencent… Et si cette affiche renfermait un véritable monstre près à se réveiller ?

Dans la collection Le bureau des histoires étranges, voici un récit efficace qui se situe entre le fantastique et l’épouvante. Comme dans tous les grands récits fantastiques, il y a une montée de l’angoisse, de la peur éprouvée par le narrateur confronté à des événements qu’il cherche à comprendre, seul d’abord, puis en demandant l’aide de ses parents. On retrouve les grands thèmes récurrents du fantastique : le passage, le doute, la possibilité d’un monde parallèle, ces éléments s’incarnant ici dans l’affiche et le cinéma, lieux de projection, de représentation des fantasmes. Puis on va basculer dans l’épouvante, avec l’apparition du monstre dont la taille ne cesse de grandir créant la panique dans toute la ville, détruisant tout sur son passage. Ce roman apparait ainsi comme un bel hommage aux films fantastiques et d’épouvante des années 60, avec leur musique faite à l’aide d’un instrument bien particulier, le thérémine, qu’un qrcode permet d’écouter, et leur façon de suggérer plus que de montrer l’horreur, ce que réussit bien le texte.

Comme dans les contes de fée, le roman oppose un enfant à la puissance du mal incarné ici dans ce monstre. Avec beaucoup de réalisme, le récit évoque la psychologie d’un enfant ordinaire, sa peur de ne pas être cru par les autres, ses recherches qui le conduisent à suivre celles de son propre grand-père, sa détermination lorsqu’il a compris être le seul à savoir comment venir à bout de cette créature.  Beaucoup de qualités donc dans ce récit où tout est fait pour que le lecteur d’identifie au héros. L’illustration de couverture, signée Nicolas Degaudenzi reprend les codes graphiques des affiches des films de série B avec le surgissement du monstre hors de l’écran pour s’emparer du spectateur. Les illustrations de Cab, dans les pages intérieures, dans un pur noir et blanc, montrent un héros peut-être particulièrement jeune, à la fois soutenu par ses parents,  et confronté au monstre suggéré par ses griffes, son œil, laissant le lecteur le reconstituer en entier grâce au texte.

Belle mise en page enfin pour cet ouvrage, dont les pages sont encadrées d’une bordure noire, trouée régulièrement comme une pellicule de film, tandis que chaque chapitre s’ouvre sur un clap et le rayon blanc de la lumière qui sort du projecteur. Façon de montrer l’omniprésence du cinéma dans cet ouvrage fort en sensations !

Chambres adolescentes, 20 portraits à lire et à écouter

Chambres adolescentes, 20 portraits à lire et à écouter
Jo Witek, Juliette Mas

La Martinière Jeunesse, septembre 2024

Donner la parole aux adolescents

Par Lidia Filippini

Chambres adolescentes regroupe vingt portraits littéraires et photographiques de jeunes, âgés de douze à dix-neuf ans, qui ont accepté de recevoir Jo Witek, autrice jeunesse quinquagénaire, et Juliette Mas, photographe trentenaire, dans leur chambre, pour évoquer leur vie quotidienne.
À l’origine de ce projet, un constat de Jo Witek : ces jeunes, qu’elle rencontre fréquemment dans le cadre scolaire, de par son métier d’autrice, sont des êtres curieux, intelligents qui portent un regard vif sur le monde. Pourtant, ils semblent souvent méprisés par les adultes qui les imaginent sans cesse collés à leurs écrans, incapables de vivre dans la vie réelle. Cette « génération Z » subit de plein fouet les erreurs de ses aînés : désastre écologique, social, migratoire qu’elle devra résoudre. Évoluant dans un monde ultra-connecté, elle est pourtant peu visible car personne ne lui donne la parole.
Les jeunes interviewés sont issus de milieux socio-culturels variés. Ils habitent en ville, en banlieue ou à la campagne. Certains vivent dans des familles nombreuses, d’autres dans des familles monoparentales ou encore dans des foyers d’accueil. Tous ont en commun l’envie de livrer leurs doutes, leurs inquiétudes mais aussi leurs espoirs et leurs coups de gueule, avec la plus grande franchise. Les sujets abordés sont variés : les inégalités sociales, la politique mais aussi les réseaux sociaux, les écrans, l’amitié ou la sexualité. Pour Jo Witek et Juliette Mas, les adolescents d’aujourd’hui ne sont pas si différents de ceux d’hier. Comme leurs aînés avant eux, ils désirent changer le monde, améliorer les conditions de vie de leurs contemporains. Ils ont des rêves à réaliser et des angoisses à apaiser.
On sent, dans chacun des portraits, le respect de Jo Witek, qui ne force pas à la confidence. Pour elle, entrer dans la chambre, et donc dans l’intimité des adolescents, est « l’inverse de l’intrusion ». C’est au contraire un levier qui permet aux jeunes de laisser libre cours à leurs pensées dans un univers familier et rassurant. L’autrice sait se mettre en retrait. On assiste alors à des discussions d’égale à égal.e qui mettent en lumière un monde adolescent riche et plein de subtilités.
Les photographies de Juliette Mas, qui a participé à tous les entretiens, saisissent Zoé, Emily, Fahad, Younig et les autres dans leur quotidien, sans mise en scène, tels qu’ils sont. On est loin des clichés publiés sur les réseaux sociaux où l’on cherche à paraître ce qu’on n’est pas.
En rendant visibles ceux qui ne le sont pas, Jo Witek et Juliette Mas posent la première pierre d’un projet en forme d’espoir : celui de développer l’écoute transgénérationnelle et, « pourquoi pas [de] rêver ensemble à un avenir commun ? »
Chambres adolescentes est un projet transmédiatique qui peut être écouté en version sonore via un QR code à flasher dans le livre (chaque podcast dure environ une heure). Les portraits donneront également lieu à plusieurs expositions de novembre 2024 à mai 2025 (au Centre Tignous d’Art Contemporain à Montreuil puis, dans diverses médiathèques).

 

 

Petit parleur

Petit parleur
Fabien Arca
Editions espace 34 – Théâtre Jeunesse 2024

Premier jour d’école

Par Michel Driol

Il va à l’école, pour la première fois, avec sa maman, et ce petit parleur dit ses émotions, ses joies, ses peines tout au long de cette journée exceptionnelle, en 23 courtes séquences qui sont autant de monologues, ou de soliloques intérieurs. Fabien Arca raconte les temps forts de cette journée mémorable d’un enfant mutique, l’arrivée en classe, serrant fort la main de maman, puis la séparation, les cris et les bruits inhabituels, la récréation, la cantine, la sieste, et enfin les retrouvailles avec la mère.

C’est un texte d’une grande poésie, qui vient d’abord de la langue de cet enfant. Il écorche gentiment certains mots. Ainsi la récréation devient la récrémation, la table ronde devient la table monde, ouvrant ainsi à une autre vision du monde. Ainsi sa particulière et pittoresque façon de désigner les autres enfants, le-garçon-il-est-triste ou la fille-elle-parle-beaucoup, ou encore les autres adultes comme la dame-elle-donne-les-plats ou la dame-elle-aide-la-mitresse. Ce sont aussi se erreurs de syntaxe, comme A l’enfile mes chaussons, qui donnent accès à un autre usage du langage, poétique. Si tout est nouveau pour lui, la force du texte est de nous faire sentir à quel point cette première journée de classe, pleine de rituels inconnus, d’enfants et d’adultes inconnus, est la plongée dans un univers angoissant malgré la bienveillance d’adultes. Le Petit parleur est souvent aux bords des larmes,

Mon chagrin
De cailloux
Il fait plouf

Il exprime son mal être, sa difficulté à se montrer nu aux toilettes, et le pipi au lit durant la sieste devient la pluie de mon sommeil qu’elle a tout mouillé.

On le voit, les métaphores du texte ont une réelle force poétique et émotive, mais aussi créatrice de l’imaginaire de l’enfant muré dans son silence extérieur, mais qui a une riche vie intérieure faite d’émotions, de sentiments, de ressenti…

Si le texte joue sur l’émotion, il n’est en rien sombre. Cet éveil au monde a quelque chose de lumineux, presque comme une seconde naissance, parfois douloureuse, qui fait entrer dans un monde où le seul lien n’est plus celui de la maman, dont l’absence se fait cruellement sentir, mais celui de  tous les autres qu’il faudra apprendre à nommer, à connaitre. C’est là toute la polysémie du dernier verbe, partez, à la fois partez hors de l’école, mais aussi partez sur le riche chemin de la vie sociale.

Nous sommes l’étincelle

Nous sommes l’étincelle
Vincent Villeminot

Pocket Jeunesse, 2024

L’espoir d’un avenir

Par Pauline Barge

2061, Montana, Dan et Judith pêchent au bord de la rivière, au cœur de la forêt qu’ils ont toujours connue. Ils se font capturer par un groupe de braconniers sans scrupules. Qui sont ces ennemis, ces soi-disant « cannibales » ? Et qui est cet homme dans les arbres qui tente de les sauver ?
Avec des va-et-vient sur trois générations, entre passé et présent, l’histoire se démêle petit à petit. On remonte aux origines de cette vie dans la forêt. Cette révolte, cette étincelle qui a poussé certains à se reconstruire dans un ailleurs loin de cette société, dans cette forêt hostile, mais si belle.
Le récit pousse à se questionner. Il nous plonge dans cet avenir proche et soulève toutes ces idées, ces ambitions, ces rêves d’une vie autre et meilleure. Mais cette vie utopique est-elle vraiment la solution ? Ce n’est pas un roman sur une révolution. C’est un roman sur le retour à la nature, le retour aux sources. C’est une lecture pleine de réflexion, qui nous interroge sur nous-mêmes, sur nos choix de vie, une parole engagée et poétique, mais surtout nécessaire face à ce futur incertain.

Paru en 2019, cet ouvrage est à présent en version poche. On peut entendre et voir des interviews de l’auteur sur youtube.

 

 

Alma, t. 3 : La liberté

Alma, t. 3 : La liberté
Timothée de Fombelle
Gallimard jeunesse, 2024

Du rose dans le noir

Par Anne-Marie Mercier

Arrivé au dernier volume de sa trilogie, Timothée de Fombelle s’est trouvé devant des choix difficiles : en effet, comment faire pour réunir des personnages dispersés entre France et Amérique, les uns captifs ou même esclaves, d’autres coincés par diverses obligations, d’autres encore sans ressources, blessés… Comment faire aussi pour qu’ils se retrouvent, cachés parfois sous des noms d’emprunt ?
Le récit va, tambour battant, se pliant à la marche de l’histoire (Révolution française, prise de la Bastille, journées d’octobre, fuite à Varennes etc., insurrection à Saint Domingue, exploits de Toussaint Louverture, abolition de l’esclavage, commencée à Paris mais effective par les armes aux Antilles…). De nombreux personnages fictifs ou « historiques » interviennent mais on retrouve toujours le sinistre Saint-Ange, cupide et sans scrupules mais  amoureux comme d’autres de la belle Amélie, Joseph Mars, à la poursuite d’un trésor, oubliant parfois que le vrai trésor est l’amour qu’il éprouve pour l’indomptable Alma; elle a toujours son arc et son cheval, le cheval Brouillard, présent dès les premières pages de la trilogie, qui galope avec eux jusqu’au dénouement… tout cela fait un merveilleux roman d’aventures où la quête de la vengeance, de l’amour et de la fortune s’entremêlent pour s’effacer devant le bien suprême, la liberté.
Mais malgré tout, il demeure un malaise : tout finit bien, du moins pour les personnages principaux : ils se retrouvent pour couler enfin des jours heureux. Un roman qui a pour toile de fond l’esclavage peut-il finir bien à ce point ? Cette lecture laisse au lecteur assez informé pour être réticent face aux invraisemblances un sentiment de malaise. Il aurait fallu quelques séquelles, sacrifier quelques personnages, et un peu (beaucoup ?) du futur possible pour que tout cela ne finisse pas en conte de fées.

Le Livre extraordinaire du Japon ancestral

Le Livre extraordinaire du Japon ancestral
Peter Chrisp, Eugenia Nobati

Traduit (anglais) par Emmanuel Gros
Little Urban, septembre 2024

 

Une plongée dans l’art ancien du Japon

Par Lidia Filippini

Depuis son lancement en 2016, la série « Le Livre extraordinaire » de Little Urban est devenue emblématique de la maison d’édition. Dans un premier temps consacrée au documentaire animalier, elle se diversifie désormais en s’intéressant à l’art antique. Après l’Égypte, Rome et les Vikings, le nouvel opus est l’occasion de découvrir le Japon ancestral à travers ce qu’il nous reste de son art.
Chaque double-page présente un objet illustré de manière ultraréaliste par Eugenia Nobuti. Les images, qui se déploient sur la page de droite, offrent une précision telle qu’on croirait des photographies. Elles vont jusqu’à montrer les traces d’usure et la patine du temps. C’est un travail minutieux et précis qui, tout en dévoilant le talent des artistes ancestraux, fait apparaître celui de l’illustratrice argentine.
Sur la page de gauche, le texte permet à la fois de découvrir l’œuvre et d’en apprendre davantage sur le mode de vie des japonais de l’époque. En bas à gauche, une fiche d’information indique les lieux de découverte et de conservation, la date, les matières utilisées ainsi que les dimensions de l’œuvre. Un dessin à l’échelle permet de bien visualiser la taille réelle de l’objet, qui est mis en perspective à côté d’un homme ou d’une main.
Le lecteur découvre des statues, des estampes mais aussi des objets usuels tels que les inrōs, ces boîtes magnifiquement décorées que les hommes accrochaient à leur kimono pour pallier l’absence de poches.
Le grand format cartonné (28×37,8 cm), caractéristique de la collection, de même que le papier épais donnent à l’objet livre un côté précieux. Le grand soin apporté à la mise en page (chaque double-page est entourée d’un cadre orné d’un motif de vagues, le seigaiha ; dans le texte, chaque nouveau paragraphe est précédé d’un éventail stylisé) renforce cet aspect.
Cet album documentaire peut être lu d’une traite. Il peut aussi être utilisé comme une petite encyclopédie où les jeunes passionnés de la culture nippone pourront venir piocher des informations au fur et à mesure de leurs envies.

Jacomimi

Jacomimi
Rébecca Dautremer
Sarbacane, 2024

Jacominus for ever

Par Anne-Marie Mercier

Nous avons été nombreux à être ébloui/es par les aventures de Jacominus, déclinées de différentes façons par Rébecca Dautremer. Les histoires précédentes – mais le pluriel est sans doute de trop : c’est toujours la même histoire, déclinée de multiples façons – se présentaient en grand, voire très grand format, avec une grande ambition. Ici, on rétrécit avec un album cartonné presque carré, aux coins arrondis, un peu plus grand cependant que les albums destinés aux tout petits. Le titre et la couleur de la tranche (bleu layette) nous précisent immédiatement que c’est d’un petit qu’il sera question pour un petit.
Le texte comme l’idée sont simples : Jacominus est mignon (6 pages), puis gentil (idem), rêveur… et à chaque qualificatif on développe, page après page : « très mignon, (…), trop mignon ? Mais non ! on n’est jamais trop mignon », en variant les formules (le « très » devient « drôlement », puis « tellement »…, le « non » devient « pas du tout », « Rhôôô !, mais enfin ! », etc). C’est minimal mais très doux, lent et joueur.
Le dessin se fait doux aussi : les figures de Jacominus et de ses amis apparaissent duveteuses comme des peluches, avec de grands yeux de verre écarquillés ; mais en dessous on retrouve le graphisme précis des autres albums, et les mêmes vêtements : l’auteure joue avec le gilet tricoté du héros, le détricotant pour le mettre partout. Les amis se multiplient, on joue et on rêve ensemble, le temps est encore une fois suspendu. Bien sûr, c’est peu, et l’auteure exploite facilement son histoire, mais comme le dit la dernière page, « on l’aime trop Jacomimi ! ».

 

Le Gros Livre

Le Gros Livre
Delphine Perret
Les fourmis rouges, 2024

Super Méga Extra Mini

Par Anne-Marie Mercier

Le Gros Livre est petit, épais mais tout petit. Ça commence bien ! Sur la couverture, dans une petite barque, quelques personnages : un poney (qui refusera d’être mignon), un cochon (qui se croyait sans talent mais découvrira qu’il sait raconter des histoires), et un monstre poilu indéfinissable qui nous regarde avec des yeux hallucinés. Nous voilà embarqués dans une succession d’histoires courtes et hilarantes ou philosophiques. Certaines nous interrogent sur nos habitudes, nos convictions, d’autres sur ce qu’il faut pour vivre.
Celles de du super héros Super content est la préférée d’une petite fille de 5 ans : Super content cherche à aider les gens. Mais ils vont parfaitement bien et Super content, pas du tout vexé, partage leurs activités. Ça n’a l’air de rien, mais c’est super bien.
Un canard bourré de talents, des élèves qui s’interrogent sur les bruits bizarres venant d’une autre classe, un poussin maladroit, des pages face à face disant ce qu’on ne peut pas faire et ce qu’on peut faire de façon loufoque… tout est super drôle, fantaisiste et poétique. Les dessins à la plume de Delphine Perret font vivre ces mini scènes avec l’efficacité qu’on lui connait, bref un petit (pardon, un gros) bijou.

Carlo

Carlo
Jean-Baptiste Bourgois
Seuil Jeunesse 2024

Stade oral ?

Par Michel Driol

Trois parties, comme dans un menu, pour cet ouvrage qui se présente comme un album qui emprunte de nombreux traits à la bande dessinée. En entrée, on découvre Carlo, petit garçon désireux de tout gouter, du sel aux fleurs, des gouttelettes aux poignées de porte. Jusqu’au jour où, chez sa grand-mère, il goute et apprécie un tableau. C’est une révélation et on retrouve, en plat, Carlo, quelques années plus tard, devenu un restaurateur de tableaux renommé. Toujours la même technique : un coup de langue sur l’œuvre pour la gouter… Jusqu’au jour où il ne goute plus rien… En dessert, on retrouve Carlo de retour au pays de son enfance, à la recherche des sensations perdues, chez sa grand-mère dont la maison s’est dissipée… avant de ressentir le frisson qui vient de l’intérieur, odeurs, sons, gouts et impressions de son enfance.

Cet ouvrage fait le portrait d’un personnage à fois inquiétant et attachant. Attachant, car il est curieux de tout et a sans arrêt envie de découvrir de nouvelles saveurs. Inquiétant, car sa boulimie n’a pas de limite, et que, sans en avoir la carrure, il tient de l’ogre ou de Gargantua dans sa façon d’absorber, par la bouche, le monde entier. Attachant, car sa différence en fait l’objet de la moquerie des autres. Inquiétant, car il semble ne pas avoir dépassé le stade oral décrit par Freud… Carlo est l’occasion d’évoquer le rapport à l’art. L’art est d’abord affaire de sensations, c’est-à-dire de ce que l’on perçoit par les sens. L’originalité de Carlo est de percevoir la peinture par un autre sens que celui de la vue, par le gout.  C’est ce sens, incongru ici, qui lui révèle aussi ce qui est représenté que les hésitations du peintre. Ensuite, tout passe par les sens pour lui faire percevoir le monde représenté dans sa complexité. C’est ainsi qu’on le voit pénétrer à l’intérieur de l’Hiver, de Peter Brueghel, pour s’intéresser à ses multiples détails, comme une façon d’inviter les lecteurs à ne pas en rester à une approche superficielle des œuvres, mais, pour les gouter véritablement, à s’y attarder.  Pour autant, dans la deuxième partie, Carlo ne crée pas, il se met au service des œuvres abimées, les restaure, renforce leur couleur. C’est la crise de la troisième partie qui l’invite à chercher en lui ce qui lui manque pour, à son tour, devenir un créateur. Et ce qui lui manque, c’est la part d’enfance qu’il a perdue et dans laquelle il va devoir puiser. Carlo peut ainsi se lire comme une théorie de la création, une théorie dans laquelle il est question à la fois de l’humilité face aux œuvres existantes, qu’il faut savoir gouter, et du vide à emplir, vide du monde de l’enfance disparue, vide à combler par une nouvelle création, afin d’en faire renaitre le gout et les saveurs. Comme une recherche très proustienne du temps perdu.

Bien sûr cette théorie du temps, de la création, de l’oubli de l’enfance échappera aux plus jeunes lecteurs, qui seront néanmoins séduits par ce personnage, par son rapport singulier au monde, par son désarroi lorsqu’il perd le pouvoir qu’il avait, par sa quête pour le retrouver. Il seront aussi séduit par les illustrations, ces paysages aux couleurs comme effacées, aux formes souples sur lesquelles se détache un personnage blanc, sans couleur, sans relief, comme une sorte de fantôme qui s’efface devant la création, seule importante.

Un ouvrage  qui aborde des sujets philosophiques avec un récit d’une grande simplicité, et qui conduira à discuter des différences, des gouts de chacun, de la façon qu’a chacun de percevoir le monde environnant, et, bien sûr, de ce qui caractérise la création et ses ressorts.

Le fils du roi, c’est moi

Le fils du roi, c’est moi
Sophie Dieuaide
L’Elan vert 2024

D’après Perrault, mais pas trop…

Par Michel Driol

Le narrateur, Paul, connait par cœur le conte de la Belle au bois dormant… Et, lorsque rentrant de l’école, il découvre un parc entouré de broussailles, au fond duquel on perçoit un toit, le voilà persuadé que c’est le château de la Belle endormie… C’est alors que surgit Tom, toujours là où on ne l’attend pas. Mais les deux garçons vont finalement pénétrer dans la maison, et y découvrir non pas la jeune princesse mais une vieille femme, qui, par chance, a une petite fille qui s’appelle Aurore ! Suivra le conte raconté par Paul… et le conte original. Le tout est illustré des célèbres gravures de Gustave Doré.

Voilà un roman plein de drôlerie et de finesse. L’humour vient d’abord du ton du jeune narrateur, à la fois inséré dans sa famille (ah ! les relations avec la sœur zézayant avec laquelle il consent à jouer pour qu’elle le couvre !) et persuadé d’être en face du château… Dès lors, alors que le portail peut s’ouvrir facilement, il tient à franchir la barrière de ronces, pour faire comme le prince… Mais un écolier est-il un prince ? Un cartable vaut-il un cheval ? Car, tout en agissant, Paul propose sa lecture des personnages du conte. Il trouve le personnage du prince assez falot : après tout, tout est facile pour lui ! Et Paul de confronter l’époque du conte à l’époque actuelle, pour le plus grand plaisir du lecteur embarqué à la fois dans un roman d’aventures et une réflexion sur le conte. Tout au long du roman se dessine une vraie relecture très fine du conte original, abondamment cité, commenté par le narrateur, qui n’a pas sa langue dans sa poche. Sa façon de raconter et de juger le conte de Perrault est désopilante : si c’était une rédaction, quelle note lui mettrait-on ? Que penser de la fin du conte, où on découvre soudain le danger potentiel représenté par la femme du roi, une Ogresse ? C’est drôle, enjoué, plein d’imagination, et écrit dans la  langue bien vivante d’un enfant d’une dizaine d’années.

Que valent les contes aujourd’hui ? Quels enseignements peuvent-ils encore donner à un enfant contemporain ? Ce sont aussi ces questions que pose, en filigrane, ce roman qui parvient, avec succès, à se mettre dans la tête d’un jeune lecteur pour évoquer sa réception de Perrault à l’aune de son propre vécu.