Check and Mate

Check and Mate
Ali Hazelwood
Traduit (anglais, USA) par Nathalie Peronny
Gallimard jeunesse, 2024

Miracle dans le New Jersey

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un curieux roman, à la fois original et terriblement banal, intéressant par son cadre (le milieu des compétitions d’échecs) mais plombé par du psychologisme pesant, de nombreuses redites, un sentimentalisme verbeux et une inscription dans le genre de la « romance » d’aujourd’hui.
Mallory, 18 ans au début du roman, vit avec sa mère dépressive et de santé fragile et ses deux petites sœurs. L’une est une enfant entichée de son cochon d’Inde et l’autre une adolescente fanatique de roller-derby. Mallory a renoncé à aller à l’université pour faire vivre sa famille endettée et payer les équipements de l’ado et les croquettes de l’animal. Sa meilleure amie s’en va faire des études au loin, la laissant très seule, coincée dans cette vie étriquée et dans sa petite ville ouvrière du New Jersey, Paterson, banlieue de New York. Elle est enfin renvoyée du garage où elle travaille comme mécanicienne parce qu’elle est trop honnête : que faire ?
Coup de chance : son amie avant de partir l’a obligée à jouer dans un tournoi d’échecs alors qu’elle avait juré quatre ans plus tôt de ne plus jamais y jouer pour des raisons obscures que l’on apprendra au fil de l’histoire. Elle y bat le champion du monde en titre, le ténébreux Nolan, et s’enfuit juste après (façon Cendrillon) sans qu’il ait pu lui parler. Repérée, elle reçoit une proposition de travail d’un club d’échecs proche de chez elle. Elle l’accepte malgré sa promesse, et en faisant croire à sa famille qu’elle est embauchée dans une maison de retraite (d’où quelques moments cocasses).
De là s’ensuivent rencontres, compétitions et bien sûr retrouvailles récurrentes avec Nolan, c’est à dire le « prince » de l’histoire, jeune, beau, riche, célèbre, et crédité (faussement) de nombreuses maitresses jeunes, riches, belles et célèbres. On devine la suite et le schéma classique des romans sentimentaux repris par le genre de la « romance » d’hier et d’aujourd’hui, qu’elle soit rose (comme ici) ou « dark » : une toute jeune fille fragile (mais ici pas complètement innocente), pas très jolie, mal habillée et mal coiffée (voir Au bonheur des dames de Zola, précurseur du genre) rencontre un homme puissant ; tout semble les opposer ; elle se refuse, ils s’affrontent puis se déclarent un amour fou.
Ali Hazelwood qui a publié jusqu’ici des « romances » pour adultes, best-sellers dit-on, glisse ici vers le domaine des jeunes adultes. C’est sans doute ce passage qui lui fait retarder la consommation de l’idylle après près de trois cents pages et plusieurs nuits chastes dans le même lit.  On a vu cela dans la trilogie de Twilight de Stephenie Meyer.  Comme il faut vivre avec son temps et donner du pouvoir aux femmes Mallory est bisexuelle et adepte de rencontres amoureuses torrides et brèves. Pour encore un peu plus d’originalité et de piquant, Nolan est au contraire un timide.
Il y a pourtant de belles éclaircies et on se dit à de nombreuses reprises que cela aurait pu être beaucoup plus intéressant si l’autrice n’avait pas succombé aux vieilles ficelles autant qu’aux recettes nouvelles. Nolan est un personnage intéressant au parler rare et précis. Il partage avec Mallory un passé douloureux dans lequel les échecs jouent un rôle. Les questions d’argent ne sont pas éludées, au contraire (le financement du club d’échec par exemple). L’héroïne s’intéresse à beaucoup de choses ; elle lit, quand elle ne joue pas. Elle s’est même fixé un programme (Garcia Marquez) grâce à un club de lectures. On peut aussi s’interroger sur le choix de la ville de Paterson, que l’on connait par le film de Jim Jarmush, Paterson (2016), hommage au poète William Carlos Williams auteur d’un recueil portant le même titre, mais l’idée d’un clin d’oeil fait long feu.
Les pages les plus intéressantes sont celles qui relatent les tournois : on y voit les relations entre joueurs, camaraderies, complicités et haines, ragots, vieilles histoires, tricheries, légendes, généalogies de champions, etc. Mallory finit par se faire des ami.es et comprendre un peu mieux les règles de ce milieu. Les parties sont pleines de suspense et le rôle de la presse et des réseaux sociaux y est bien mis en avant.
Enfin, la question de la place des femmes dans ces tournois est au cœur de l’entreprise d’Ali Hazelwood qui révèle dans la postface que l’idée de ce livre lui est venue à la lecture d’une enquête sur les stéréotypes de genre menée par un professeur en psychologie sociale de l’Université de Sandford, Claude Steele. Elle dit s’être aussi inspirée des travaux du groupe de recherches de Nalini Ambady (dont le travail a connu un large écho à travers l’essai de Malcolm Gladwell, Blink: The Power of Thinking Without Thinking (2005), traduit en français La Force de l’intuition : Prendre la bonne décision en deux secondes). On voit cette influence dans la peinture des personnages secondaires et dans les échanges rapides et acides entre Mallory et ceux qu’elle rencontre, petit hérisson dans un monde de grands fauves et d’antilopes (enfin c’est ainsi qu’elle se voit).

Mallory bat d’emblée tous ses adversaires ; le jeu qu’elle n’a pas pratiqué depuis 4 ans est en elle une seconde nature, une inspiration. Certains aspects peuvent être rapprochés du roman de Walter Trevis qui a inspiré  la série Le jeu de la dame, dans lequel une jeune orpheline brille à ce jeu (voir l’interview de Jennifer Shahade, deux fois championne d’échecs aux États-Unis, à « Vanity Fair », qui donne une idée plus précise de la place des femmes aujourd’hui dans le monde des échecs aux Etats-Unis). Ali Hazelwood dit avoir joué un peu aux échecs dans sa jeunesse et n’a pas participé à des compétitions ; moi non plus. Je laisse donc les amateurs déterminer si ce qu’elle dit est exact techniquement ou non. Cela étant dit, son roman risque de donner envie à de nombreuses lectrices (lecteurs peu probables) de s’y plonger, pour de bonnes ou de mauvaises raisons.

Dans tes rêves

Dans tes rêves
Christophe Pellet
L’Arche Jeunesse 2022

Songes de fin d’été

Par Michel Driol

Une courte pièce de théâtre dont les personnages principaux sont Josefina, 11 ans et son frère Clément 16 ans. Apparaissent aussi leur mère, une luciole et un renard des neiges. On est dans la chambre de la jeune fille, et, dans chaque scène « apparait » Clément. On comprend petit à petit que ce dernier est mort, mais Josephine l’interroge : pour quoi ne répond-il pas à son ami Flavien, qui s’étonne de ne plus le voir ? Elle écoute sa musique. Faut-il vendre son scooter ? Résilier l’abonnement de son téléphone ? A la fin, Clément raconte l’accident qui lui a couté la vie.

Utilisant le principe de fantôme, Christophe Pellet avec beaucoup de poésie parle du deuil, de la mort, de la disparition d’un être cher. Il y est question aussi bien de gestes quotidiens que du chagrin. L’espace de jeu devient alors un espace entre deux, entre réel et imaginaire, dans lequel se déploient les conversations familières entre le frère et la sœur, laissant le spectateur deviner petit à petit ce qui s’est passé. C’est une façon de montrer que les absents ne partent pas tout à fait, tant que subsiste un lien avec eux, mais c’est aussi une façon de dire qu’il faut bien les laisser partir. La poésie est là, dans le texte comme dans les situations, dans cet autocollant du renard des neiges collé sur le portable de Clément, dans ce personnage de la luciole, porteuse de lumière dans l’obscurité du deuil. Poésie aussi dans le titre qui est la dernière réplique prononcée par Clément à l’issue de chacune des scènes. Où sommes-nous ? Dans la chambre ou dans les rêves ? Au théâtre, c’est certain.

Consoler, adoucir le chagrin de la perte, voilà à quoi s’attache de beau texte de théâtre, aux illustrations pleines de douceur.

Les Fleurs de mon père

Les Fleurs de mon père
Luca Tortolini, Maria Gabriella Gasparri
Sarbacane, 2024

Un jardin qui parle d’amour

Par Anne-Marie Mercier

En peu de mots, cet album relate un amour de peu de mots, celui d’un père pour son fils et d’un fils pour son père. Le narrateur raconte la première visite d’un jardin qu’il a faite, lorsqu’il était enfant, avec son père, puis les suivantes, tous les samedis, en silence. Il évoque les voyages, chaque printemps, avec lui, pour aller voir des fleurs dans des pays différents, les activités de dessin, le travail dans la serre en hiver… toujours sans mots échangés. Longtemps après la disparition du père, le fils comprend son message, porté par son amour des fleurs, et le transpose dans l’album pour nous le transmettre.
Les belles images de Maria Gabriella Gasparri donnent de la chair à une histoire sobre et allusive. Avec une technique qui rappelle celle des bois gravés d’autrefois, de beaux à-plats de couleurs franches, des formes rondes et un usage intéressant des blancs, on a l’impression d’être dans un monde disparu, fait de beauté et de couleurs. C’est un bel hommage et un bel ouvrage.

La Grève

La Grève
Murielle Szac
Calicot 2024

15 jours en février…

Par Michel Driol

Les Editions Calicot rééditent ce roman, paru en 2008 au Seuil, roman qui n’a rien perdu ni de son actualité (hélas), ni de sa force (heureusement). Mélodie a 13 ans, et est élevée par sa mère avec ses nombreux frères et sœurs, dans une ville du Nord de la France. Le père, ancien syndicaliste, ne les voit que rarement. Par hasard, Mélodie découvre un porte document contenant un plan social visant l’usine textile où travaille sa mère, seule et dernière usine de la ville. C’est la grève, l’occupation de l’usine, la découverte pour elle d’une nouvelle forme de relations sociales, de solidarités. On tente, sans succès, de relancer la fabrication… avant que la violence ne monte et que l’usine ne ferme.

Voilà un roman à la fois plein de tendresse et de justesse sur la classe ouvrière. Tendresse pour ces personnages, pour la façon de les construire, de les présenter, sans aucune caricature. Des joies simples, désormais souvenirs, comme cette journée au bord de la mer. Une façon de s’occuper des enfants, entre voisines. Mais aussi les sentiments complexes de Mélodie à l’égard de sa mère, simple ouvrière, qui ne lui achète pas les vêtements « à la mode »… Justesse dans ce qui est dit et montré des valeurs de solidarité, de partage, d’entraide, et ce sens de la dignité qui a été, et est encore, souhaitons-le, celui de la classe ouvrière. Justesse aussi dans les rapports humains, dans les multiples détails réalistes liés à la vie dans l’usine occupée, ou dans la cité, quartier périphérique d’une grande ville. Justesse aussi dans la désaffection à l’égard des syndicats et dans la violence des rapports de production actuels, et ce qu’ils ont comme effets négatifs sur les individus.

Le résultat est un roman poignant qui dresse un tableau sans concession de notre société, où la télévision locale n’attend que des clichés quand une journaliste indépendante tente de faire le portrait du patron voyou, mais qui montre aussi comment une adolescente découvre le vrai visage de sa mère dans une usine où ce sont surtout des femmes qui travaillent. Roman féministe donc, roman dont on n’attend en le lisant aucun happy end, malheureusement, mais roman qui est là comme pour porter témoignage de formes de vie, d’organisation d’une classe dont certains voudraient nous faire croire aujourd’hui qu’elle n’existe plus.

Un roman plein de l’humanité de son autrice, à lire en pensant à toutes les luttes sociales, fussent-elles perdues, à lire aussi pour ne pas porter de jugement trop hâtif sur les destinées individuelles.

Charamba, hôtel pour chats, Chat va chauffer,

Charamba, hôtel pour chats, Chat va chauffer,
Marie Pavlenko, Marie Voyelle,
Flammarion jeunesse,  2024

Psychanalyse féline

Par Lidia Filippini

À l’hôtel Charamba les clients sont des chats. Ils y passent quelques jours, quelques semaines ou quelques mois quand leurs humains partent en vacances. Magda, la propriétaire, prend plaisir à les chouchouter. Elle a tout prévu : des plumes, des jouets rebondissants, des étagères où sauter et même des souris en crochet tricotées main pour s’entraîner à la chasse.
Mais les véritables maîtres des lieux, ce sont les quatre chats de Magda : Bobine, Mulot, Carpette et Couscousse (eh oui la vieille dame a un seul défaut : elle choisit toujours des prénoms ridicules pour ses amis félins…) Ils veillent sur les clients et s’assurent de la bonne réputation de l’établissement.
Le tome 4 de la série est l’occasion de retrouver les quatre sympathiques greffiers. Cette fois, c’est la panique ! Georges, le neveu de Magda est attendu à l’hôtel. Quand il apprend la nouvelle, Mulot, le costaud, se décompose. Georges a gâché son enfance, il l’a traumatisé à vie ! Le vilain garnement a passé un été à déposer discrètement des concombres derrière le dos de Mulot. Quand il se retournait, le félin, qui était alors un tout jeune chaton, croyait à chaque fois se retrouver nez à nez avec un serpent… Et on sait à quel point les chats ont peur des serpents ! Depuis, Mulot ne peut regarder, sentir, ni même imaginer la moindre cucurbitacée sans faire une crise d’angoisse. Pire, à force de repenser à cette histoire, le matou est en train de perdre son estime de soi… Heureusement, ses amis sont là pour l’aider. Ils lancent l’« Opération concombre killer ». Avec le soutien de Ciboulot, un pensionnaire dont l’humain est psychologue, ils vont tenter de soigner Mulot de sa phobie et de lui redonner goût à la vie.
Marie Pavlenko et Marie Voyelle n’en sont pas à leur première collaboration. Elles ont publié ensemble, outre les trois premiers tomes de la série, un roman (Les envahissants, Hachette, Le livre de poche, 2011) et un album (Awinita ; petit rêve deviendra grand, Little Urban, 2019). Elles nous proposent ici un roman drôle et plein de rebondissements, accessible aux jeunes lecteurs. Les illustrations de Marie Voyelle, en noir et blanc, rappellent le manga. Elles ajoutent à la drôlerie du récit en proposant des clins d’œil à destination des enfants (les quatre chats disposés à la manière des héros de Kung Fu Panda) et des parents (la moustache de Ciboulot, le chat psychologue, est la même que celle de Freud).
Les incises du narrateur, qui s’adresse directement au lecteur et se permet parfois de le rudoyer juste pour rire, apportent une touche d’originalité à l’ensemble : « ([…] Si vous ne savez pas ce qu’est le crochet, je ne peux rien pour vous. Comprenez-moi : on ne peut pas non plus s’arrêter toutes les cinq lignes pour expliquer chaque mot un peu original. Utilisez donc ce formidable outil appelé ‘dictionnaire’. )»
Bref, il y a, dans ce court roman, de quoi passer un agréable moment.

 

 

Quand on est au milieu

Quand on est au milieu
Anika H. Denise, Christopher Denise (ill.)
Kaléidoscope, 2024

Question de place en fratrie

Par Anne-Marie Mercier

Pour explorer le sujet de la place du deuxième dans une fratrie de trois, l’illustratrice a choisi trois petits lapins. Soit. Elle les a habillés (le plus grand semble être une fille, celui du milieu est clairement un garçon) et placés dans un cadre humain (gros fauteuils, pâtisserie, trottinettes, train électrique) même si l’école (le maitre est un hibou à lunettes) se déroule dans un arbre creux.
Le texte est l’élément le plus intéressant : il est bref et propose les avantages et inconvénients de cette position : on peut être celui qui suit ou celui qui guide, celui qui résiste ou celui qui plie  – l’intérêt étant ici est que le lapin médian plie devant le plus petit et non devant le grand. L’âge n’empêche rien donc. Tout cela est très juste et peut permettre de considérer cette question de place sous tous ses angles.
La dernière image montrant les trois lapereaux couchés ensemble dans un lit couvert d’une grosse courtepointe en patchwork insiste sur la chaleur de l’amour entre frères et sœurs. C’est mignon ; on ne peut qu’espérer que de nombreux lecteurs y verrons une image de leur fratrie. Pour les autres, cela fera un peu conte de Noël, comme le livre que lit le trio dans son lit, encore « une histoire de lapin » (voir Christophe Honoré dans Le Livre pour enfants, L’Oliver, 2005) : Le Lapin de velours de Margery Williams, publié en 1922 qui dit que tout peut arriver, même l’impossible, quand on aime : message paradoxal à destination des adultes ou simple référence lapine ?

 

Manqué !

Manqué !
Antonin Faure
Les Editions des éléphants 2024

Proies de tous les pays, unissez-vous !

Par Michel Driol

Un album en randonnée reprenant le principe des chaines alimentaires. Ainsi le ver veut manger la pomme, mais elle tombe, manqué ! La mésange veut manger le ver, mais échoue ! La belette veut manger la mésange, mais échoue… jusqu’à la fin, où l’ours veut manger le loup… et échoue, bien sûr ! Voilà pour le scénario, porté par un texte court, répétitif comme le sont tous les textes en randonnée, un distique rimé reprenant les paroles de l’animal prédateur et exprimant son désir de manger.

L’album fait surtout la part belle aux illustrations, en double page, très fouillées, qui prennent en charge la narration pour peu qu’on s’y attache aux détails, et qu’on les lise attentivement. Au-delà du mangeur et de la proie évoqués par le texte, c’est une foule d’animaux en activité que montre l’image.  Suivons ainsi la pomme, transportée par une colonie de fourmis, qui vont même utiliser une planche-radeau pour traverser la rivière. Explorons ce qui se passe sous la terre, avec la taupe, qui creuse. Quoi de plus normal dans ces comportements animaux… Sauf que petit à petit la fantaisie s’invite. Ainsi ces deux lapins  endormis dans leur terrier, sous une couverture rouge, ces castors bâtisseurs, avec leur treuil, ces chauvesouris jouant aux cartes… Ce petit monde animal s’humanise ainsi, comme invitant à une autre lecture.

Se joue aussi dans les illustrations une opposition entre la surface et le souterrain. La surface, c’est le lieu des conflits, des désirs, de la violence de l’un contre l’autre. Le souterrain, c’est le lieu de l’entraide, où toutes les victimes vont se retrouver, scellant ainsi l’union ceux qui ont été ennemis. C’est ainsi que tous entrainent l’ours dans une caverne, pour lui tendre un piège… qu’on ne révélera pas, bien sûr, mais qui montre que l’union des petits, leur astuce, leur imagination, fait la force… Quant à la dernière illustration, elle scelle l’union de tous – ours y compris, bien sûr –  autour de nourritures consensuelles, marshmallows et pâtisserie !

La raison du plus fort est toujours la meilleure… sauf pour cet album, qui prône union et solidarité pour venir à bout de toutes les difficultés, de tous les conflits.  Un album qui le suggère plus qu’il ne le dit, un album plein de rythme, de rebondissements et surtout un album plein d’humour et de joie, libératrice, salvatrice !

Les Enfants d’Izieu

Les Enfants d’Izieu
Rolande Causse-Gibel, Gilles Rapaport (ill.)
D’Eux, 2024

Tombeau pour 44 enfants (et leurs éducateurs)

Par Anne-Marie Mercier

Le texte de Rolande Causse a parcouru tout un chemin avant de revenir sous la forme qu’en donnent les éditions d’Eux cette année. Il a été d’abord publié en 1989, au Seuil, dans une collection de littérature générale, puis republié, toujours au Seuil, en 1994, avec un témoignage de Sabine Zlatin, fondatrice avec son mari de la maison d’Izieu. Le texte était alors devenu livret d’opéra, celui de l’opéra-oratorio de Nguyen-Thien-Dao (1994). C’est sans doute ce passage par un spectacle destiné à un public large qui l’a fait passer en catégorie jeunesse (on pourrait ajouter que dès qu’il y a le mot « enfant » ou un personnage jeune, cela fait vite basculer un texte dans cette catégorie). Ce mouvement a été amplifié par les instructions officielles de 2002 et d’autres initiatives plus ou moins bien accueillies demandant d’enseigner dès l’école primaire, notamment à travers les enfants victimes, ce qu’a été ce qu’on a du mal à nommer et que, depuis le film de Claude Lanzmann, on nomme la Shoah. Le texte a ainsi paru en poche jeunesse en 2014 (Oskar, catégorie « roman », avec des documents et textes d’ateliers d’écriture) et il reparait à présent en album, dans une nouvelle version légèrement abrégée avec des illustrations de Gilles Rapaport.
La cruauté du sujet est redoublée par la spécificité de cette histoire : ce sont 44 enfants entre 4 et 15 ans qui sont déportés, avec leurs éducateurs ; la responsabilité du gouvernement de Vichy y est pleine et entière. Seule une éducatrice, Léa Feldblum, survira et racontera l’histoire que Rolande Causse raconte à son tour. Elle le fait sous la forme d’un journal, avec des notations brèves dans une forme proche du poème. Chaque enfant et chaque adulte est nommé, chacun apparait dans toute son humanité fragile. Le 6 avril 1944, c’est le jour de la rafle, avec l’avant heureux, les joies, les chagrins et les rêves des enfants, et puis l’irruption des soldats dans les belles vacances, le convoi en camion et la terreur de tous et de chacun. Le 7 avril 1944, c’est le train jusqu’à Drancy, et ensuite toutes les étapes jusqu’à Auschwitz, où le récit du voyage des enfants s’arrête à la porte du four crématoire pour se poursuivre avec celui de la survivante, Léa, qui y découvre l’horreur.
Gilles Rapaport qui s’était déjà saisi du thème de l’esclavage, avec l’album Un Homme (2007) et de celui de la déportation avec l’album Grand-Père (1999) en puissantes gouaches colorées a fait ici le choix de l’encre de Chine avec de forts contrastes de noir et de blanc et de superbes images parfois glaçantes. La première partie montre des jeux, des paysages inscrits dans une blancheur menacée par des ombres ou des taches. Les visages des enfants, et des adultes d’Izieu, esquissés, sont tantôt lumineux, tantôt barrés d’ombres qui les mangent. Les postures des personnages disent aussi bien que les mots l’effondrement et la douleur. Les soldats n’ont pas de regard et sont proches de la monstruosité. Les lieux du camp sont marqués par la désolation et un puissant sentiment d’horreur.
L’album est magnifique ; textes et images se répondent avec les mêmes but : faire exister les personnages de manière vibrante, et leur faire rencontrer l’inhumanité. On pourrait poser encore et encore la question de la légitimité de l’esthétique pour traiter d’un tel sujet (peut-on faire de la poésie depuis et à plus forte raison sur Auschwitz ?) : il y a de nombreux documentaires récents sur le sujet qui pourraient suffire  (Paroles et images des enfants d’Izieu 1943-1944, 2022, L’Institutrice des enfants d’Izieu, 2023… Voir aussi le podcast et le film sur le site de la BnF (médiathèque) et les textes et dessins des enfants conservés à la Bnf. On pourrait aussi dire que les faits suffisent sans ajouter le pathos de la forme. Pour justifier l’entreprise, on pourrait souligner la sobriété du texte et des images, le souci documentaire du premier et la pudeur du deuxième. Le débat reste ouvert.
Voici les derniers mots du texte :

Assassinés

Tous les enfants d’Izieu

Ce sont des enfants
Quarante-quatre

Pour toujours
Ce sont
Les enfants

LES ENFANTS D’IZIEU

 

 

Chez soi

Chez soi
Pauline Kalioujny
Seuil Jeunesse 2024

Home, sweet home…

Par Michel Driol

En couverture : une foule d’animaux entassés dans la silhouette d’une maison… Les pages de garde : trois lapins gambadant en plein air. Ainsi se dessine la tension entre l’intérieur et l’extérieur, le cocon et l’aventure. Tout commence par le constat des choses qui se gâtent, parfois, dans la vie, ce qu’illustre un orage, avec ses éclairs. C’est alors qu’il faut rester chez soi. Et l’album d’explorer différents chez soi, différentes raisons de s’y réfugier, et différentes manières d’y habiter. Parce qu’il fait trop froid, ou trop chaud, parce qu’un danger menace, parce qu’on est timide… Mais que faire chez soi ? Se reposer, se blottir contre ceux qu’on aime, ou être un peu à l’étroit. Chez soi, c’est le moment de penser que la vie aime prendre son temps pour que chacun naisse, grandisse, s’épanouisse avant de sortir dehors.

L’album fait la part belle à de nombreux animaux, et les montre dans leur habitat, ours,  loirs, fourmis, mollusques, escargots, abeilles… mais c’est une famille de lapins qui sert de fil conducteur et auxquels le lecteur est invité à s’identifier. Lapins terrés échappant au flair d’un chien, petit lapin boudant ses parents, lapins entassés, lapins célébrant un anniversaire autour d’une carotte gâteau, adorables lapins blottis au chaud en plein hiver. A elle seule, cette famille de lapin illustre différents sentiments, états, émotions liés au confinement.  Ce confinement qui peut rendre les plus agités «zinzins ». L’album ouvre alors, avec un enfant morose derrière la vitre, son avant dernier mouvement, celui du temps nécessaire : superbement illustré par un embryon, une chenille préparant son cocon, des animaux dans des œufs, une graine qui germe et donne une fleur.  C’est alors que l’album prend une dimension morale et philosophique, mettant l’accent sur le rôle du temps, de la maturation, pour, selon une belle métaphore, « faire éclore les rêves en une nouvelle réalité ». Ne pas être trop pressé, prendre son temps, accepter peut-être de s’ennuyer, de rester chez soi, de ne pas être dans l’action, voilà des valeurs mises en évidence par l’album qui se clôt par une inversion politique joyeuse, lorsque tous les animaux sortent enfin de sous la terre pour prendre en chasse… un chasseur et son chien. Libération du dedans au dehors, libération des menaces, l’album est aussi une invitation à s’unir, à sortir de chez soi pour réaliser ensemble quelque chose de grand, de fort. Cette exploration du confinement subi, mais parfois aussi désiré, des espaces privés qu’on s’aménage, des cocons qu’on tisse ou pas autour de soi,  est conduite avec une grande tendresse dans le texte et dans les illustrations qui ne manquent pas d’humour, en particulier dans les multiples détails qu’il faut prendre le temps d’observer.

Un album plein de charme et de poésie, qui met en scène l’enfance, qui évoque le désir de grandir, sortir de l’œuf, mais aussi celui de profiter de l’espace familial, avec son confort et ses tensions, à travers des métaphores animales pleines de poésie.

A tire-d’aile

A tire-d’aile
Pierre Coran & Dina Melnikova
Cotcotcot éditions 2024

L’effet libellule

Par Michel Driol

Une libellule posée sur la vitre du salon, qu’on recueille dans un chiffon, qu’on libère près de l’étang, et qui revient se poser sur l’épaule, comme pour remercier. Tel est l’argument de ce court poème – album de Pierre Coran, illustré par Dina Melnikova.

Ecrit dans une langue très simple, le texte joue sur les deux désignations de l’insecte : d’abord demoiselle – avec toutes les connotations possibles -, puis libellule. Le texte se veut essentiellement relation des faits, sans pathos, sans sentiments, sans émotions. Il s’agit avant tout de raconter, de décrire ce qui se passe, sans donner la moindre interprétation, sauf à la fin, où apparaissent les phrases exclamatives, les interjections, les questions marquant l’étonnement ou la surprise lors de ce mouvement de retour de la libellule vers l’homme. Pour autant le texte assume son côté « poétique » par ses jeux avec de discrètes rimes, rimes féminines en elle, rimes plus masculines en on, mais aussi par sa disposition sur la page : tantôt des distiques, tantôt des mots épars, comme pour mimer, graphiquement, le vol de l’insecte.

Les illustrations ne cherchent pas tant à montrer la libellule qu’à la suggérer, dans sa fragilité, à travers la transparence de tous les éléments représentés dans lesquels joue la lumière. C’est le rideau blanc, qu’on devine au crochet, sur fond de feuillages. Ce sont les fragments de ciel, d’eau, de feuilles. Ce sont les nervures, aussi bien celles de la libellule que celles des feuilles. Tout ceci dans des couleurs vertes et bleues, à l’image de l’insecte, à l’image aussi de la nature qui est ici magnifiée dans sa fragilité. Une seule exception : le rose du chiffon libérateur.

Texte et illustrations évoquent bien ce besoin de liberté, en particulier dans la figure en déconstruction des nénuphars, chaque élément prenant son autonomie. Ils évoquent aussi, à travers la figure de l’insecte, la fragilité de la nature et le rôle de l’homme de protéger les plus faibles. Ils disent enfin la nature dans tout son éclat, celle d’un été où il fait beau. C’est bien la communion avec la nature – animale, végétale – qu’illustre ce texte qui évoque aussi bien le Rousseau  des Rêveries que les philosophies orientales promouvant une vie en accord avec la nature.

Ce troisième opus de la collection Matière vivante, chez Cotcotcot (voir De la terre dans mes poches et Larmes de rosée, chroniqués ici) séduit par ce qu’il dit de la fragilité de la nature et par l’attitude poétique qu’il montre dans une façon singulière d’être présent au monde.