Les Gens du Parc

Les Gens du Parc
Emma Robert, La Jeanette
Cipango, 2023

Des fleurs, des gens, des rêves

Par Anne-Marie Mercier

Au Parc, Timothée ne court ni ne marche ; il s’assoit et observe les gens. Il leur donne un nom, les imagine chez eux, leur invente un passé, s’inspire de leur vie pour rêver la sienne. Madame Pétale aime les fleurs, Monsieur Rêve contemple le ciel, Monsieur Moineau aime les oiseaux, le Magicien étonne les enfants, les amoureux dansent…

Ces sont des vies belles et ouvertes sur le monde. Timothée lui-même porte un beau regard sur les gens qui l’entourent et sur le parc, nous invitant à travers eux à apprécier fleurs, nuages, oiseaux, etc.
Les illustrations riches en couleurs et en détails mettent en valeur les visages, sur fond de fleurs et de verdure, montrant bien toute l’humanité du propos.

Aux yeux des autres

Aux yeux des autres
Maëva Marquigny – Illustrations de Lucie Albon
Utopique – Collection Alter Égaux- 2023

L’argent fait-il le bonheur ?

Par Michel Driol

Théo et Manon, la narratrice, sont cousins, et passent une des dernières journées d’été à jouer ensemble chez elle, dans la petite maison qu’elle habite avec sa mère. Sous la tente, le soir, Théo dit « ce n’est pas si mal d’être pauvre, finalement ». Car Théo vit avec ses parents dans un château, avec piscine, tandis que Manon vit avec sa mère dans une petite maison, et elle hérite des vêtements usés de la sœur de Théo. S’ensuit entre les deux enfants une discussion sur le bonheur, la pauvreté. Ne parvenant pas à se mettre d’accord sur une définition, ils ont recours au dictionnaire, et finalement décident de réécrire la définition de « pauvre ».

Ce court roman parvient à exposer la confrontation de deux points de vue sur la même réalité. Avant que Théo n’en parle, Manon ne se sentait pas pauvre. Elle vit avec sa mère, transforme la nature environnante en un immense terrain de jeu grâce à son imagination, ne manque de rien. Theo, quant à lui, confronte le discours de sa famille sur Manon et sa mère avec les expériences qu’il vit cet après-midi là, les jeux et le plaisir de manger des crêpes. Sans aucun didactisme, mais avec un sens certain du dialogue – et du dialogisme – le roman conduit les deux enfants à se poser des questions fondamentales, à hauteur d’enfants. Le bonheur, la pauvreté, la richesse, la famille, autant de sujets qu’ils embrassent  en confrontant, de façon très concrète, leurs vécus, ce qu’ils savent de l’autre, d’eux-mêmes, avec leurs sentiments et leurs émotions. La force du livre est d’avoir construit deux univers familiaux opposés, autour de deux sœurs, d’un côté un couple divorcé – bouddhiste/catholique – sans trop d’argent dont les deux parents sont aimants pour Manon, avec leurs différences, de l’autre une famille qui a réussi, bien absorbée par le travail. Pas de jugement de valeur entre ces deux modes de vie, acceptés tous les deux par les enfants qui n’en souffrent pas jusqu’à ce qu’ils mettent des étiquettes qui séparent. Pauvreté, richessse. Das ce roman, réfléchir, c’est penser ensemble, confronter son point de vue à celui de l’autre. Et les deux enfants, dans ce cadre, élaborent une définition de pauvre empreinte de philosophie : Quelqu’un qui n’a pas tout ce qu’il faut pour être heureux. Ouvrage sérieux, donc, mais dont l’écriture ne manque pas d’humour, tant dans les situations que dans l’utilisation des mots. Le lexique et la syntaxe sont bien ceux d’enfants, confrontés au monde des adultes, incarné ici par les concepts savants plus ou moins compris (le génie des tiques pour la génétique) et par le dictionnaire, source d’incompréhension plus que d’appropriation du monde.

Les illustrations de Lucie Albon apportent comme des respirations, en représentant de enfants pleins de vie, heureux d’être ensemble.

Sans misérabilisme, sans manichéisme, ce récit, pour partie autobiographique, a bien sa place dans la collection AlterEgaux, dans la mesure où il conduit chacun à  réfléchir sur les différences entre les modes de vie. Il illustre bien la subjectivité de chaque vision du monde, le poids des préjugés, tout ce dont il convient d’apprendre à se débarrasser pour faire société au contact de l’autre. Quant au titre, de façon pertinente, il met bien l’accent sur la façon dont le regard des autres change nos perceptions, notre regard sur nous-mêmes, et ce à un âge où l’on est fragile et où les mots peuvent blesser profondément, si on ne prend pas la peine d’en négocier le sens.

On écoutera avec intérêt les mots de l’autrice sur les raisons qui l’ont poussée à écrire ce roman : https://www.youtube.com/watch?v=B5T-qDWf4kA

Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne

Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne
Loïc Clément – Clément Lefèvre
Little Urban 2023

Jane, la calamité des bandits !

Par Michel Driol

Quelque part au Far West, à la grande époque, Billy découvre en ville un magnifique cheval. Las, il appartient aux Loveless père et fils, les deux terreurs de la ville. Grâce à une première intervention, la correction de Billy, en pleine rue, par les deux terreurs, est évitée. Mais ne s’en prendront-ils pas au cheval ? Pour le sauver, Jane a une idée… Comme quoi, les filles, elles peuvent être courageuses, malines, et elles méritent bien d’être cheffes de bande !

L’album fait revivre l’univers du western – version Sergio Leone – en l’assaisonnant de thématiques plus contemporaines, le harcèlement à l’école et l’égalité filles-garçons. Clin d’œil à Billy (le Kid) et Calamity Jane, les deux héros sont des enfants qui ont à lutter contre les méchants – manichéisme du western oblige ! Saloon, face-à-face en pleine rue, shérif… tous les ingrédients sont là, qui évoqueront pour les uns des classiques du cinéma, pour les autres Lucky Luke… Le récit, circonstancié, autonome, pris en charge par Billy, le narrateur, occupe le bas des doubles pages, laissant le haut libre pour une image « format cinémascope »  dans lesquelles certains cinéphiles reconnaitront des cadrages archétypaux du western. L’aventure est rythmée, soutenue par un texte qui ne manque pas d’humour dans la façon dont le narrateur, sans illusion sur eux, caractérise les adultes qui l’entourent, mais aussi dans son emploi d’un vocabulaire imagé (mention spéciale pour la tronche de hibou hébété de ce grand cornichon…) – Et que dire du peigne-zizi, mis dans la bouche de Jane, sévèrement reprise par son père pour son langage ! Western, certes, mais western décalé, comme aseptisé pour en gommer la violence latente. Au fil des illustrations, on trouvera ainsi une carotte à la place d’un six-coups à la ceinture ou des carabines à bouchons. On suivra avec délices une histoire dans l’histoire, celle d’un chien qui a dû voler un chapelet de saucisses et les promène d’une page à l’autre. On appréciera aussi la façon dont, par deux fois, les illustrations font place à des dessins d’enfant, pleins de naïveté et d’autres clins d’œil (à la reine des Neiges, libéré, délivré…). Bref, tout ceci est à prendre au second degré !

Restent pourtant trois aspects plus sérieux. La maltraitance à l’égard des animaux contre laquelle s’insurgent les héros. Le harcèlement dont est victime Billy de la part du fils Loveless. Et enfin la place et le rôle des filles. Car c’est bien Jane qui invente le stratagème, l’exécute dans le plus grand secret, et épate le jeune Billy, qui, par certains aspects, a la naïveté, la candeur et la spontanéité d’un petit Nicolas dans ses propos.

Un western pour de rire, aux personnages attachants et au rythme soutenu. De quoi passer un bon moment, ouaip !

24 heures de la vie d’une fourmi

24 heures de la vie d’une fourmi
Delphine Chedru
Hélium, 2023

La vie, l’amour, le temps… et une petite fourmi

Par Anne-Marie Mercier

Avec un clin d’œil aux Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig, voici un album qui montre les émotions d’une jeune fourmi, Fourmiguette, avant le vol nuptial annuel des fourmis, alors qu’elle ignore au début de sa journée qu’elle y participera.
On admire avec elle sur son trajet les beautés de la nature et les dangers qui guettent les petites fourmis comme elle. Chaque double page indique une heure précise ; il faut qu’elle arrive à temps pour ne pas rater le spectacle. Le lecteur peut inscrire l’heure sur le cadran présent dans le trou de la page en tournant les aiguilles. Les enfants peuvent ainsi apprendre à lire l’heure. On y apprend aussi des détails sur différents insectes, leurs métamorphoses, leurs habitudes.
Selon l’heure, le rythme est à la hâte, à la fuite ou à la flânerie ; la fin se fera au galop. Arrêt au bord de la mare pour admirer les libellules ; de fait, que cette image est belle ! Enfouissement dans les fleurs, sous la menace de jeunes coccinelles qui ne l’ont pas reconnue ; au coucher du soleil, c’est le règne des abeilles dans le rosé du soir. La nuit est mauve et noire, sur fond de fleurs et de papillons de nuit ; l’aube est jaune dans les maïs, le jour est jaune puis bleu… Fourmiguette finit son voyage accompagnée par ses récents amis, papillons et coccinelles. A l’arrivée, elle sent que des ailes poussent sur son corps : elle ne sera donc pas spectatrice du vol des fourmis mais actrice.
La vie, l’amour, le temps, et la mort qui rôde… quel beau mélange.
Les images sont magnifiques. Le texte, court et précis, parfois drôle, est rythmé par une formulette.
Il est rare qu’un documentaire soit aussi délicat et riche tout en restant extrêmement simple, et en racontant une histoire avec un personnage attachant.

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Petits riens

Petits riens
Marion Pédebernade alias *Waii-Waii*
CotCotCot éditions 2023

Poétique du microcosme

Par Michel Driol

Ces Petits riens que l’album propose d’explorer, ce sont les grains de sable qui, observés de près, se révèlent être de minuscules mondes, et que l’on peut alors collectionner dans des boites d’allumettes.

Livre d’artiste autant qu’album jeunesse, cet ouvrage est d’abord un bel objet, à la reliure délicatement cousue, avec une double page centrale dont les rabats s’ouvrent.  Un bel objet dans lequel le texte s’efface peu à peu au profit des illustrations. Illustrations ? le mot semble mal choisi, car ce sont des véritables tableaux aquarellés qui côtoient l’abstraction en conjuguant quelques éléments figuratifs (des yeux, des mains…) avec des petites formes colorées de taille variable, aux textures et aux couleurs variables. Parmi ces formes, un personnage couché à la chevelure rousse, chevelure que l’on retrouvera comme devenue pépite de sable dans les pages qui suivent, comme si l’humain se fondait dans le minéral, se retrouvait dans cet infiniment petit. Le texte, qui fait la part belle aux sensations (ce qu’on voit, ce qu’on sent) sait se réduire à l’essentiel pour raconter cette découverte vécue comme une expérience à la fois unique et reproductible, dont on peut garder des traces,  à la fois inutile et fondamentale.  Ne peut-on y voir comme une définition de la poésie, entre les Illuminations et la sensation fugitive qui fonde le haïku ? A une époque où on est fasciné par le gigantisme, voilà un ouvrage qui attire l’attention sur l’infiniment petit dans lequel il est possible de voir une pluralité de mondes, planètes infimes, trésors de fourmis, pépites insignifiantes, paillettes étincelantes. Tout l’album se retrouve dans cette liste de choses concrètes qui associe, tout en jouant sur les sonorités et les préfixes,  le sans-valeur et le précieux, le minuscule et le géant. Rien n’est laissé au hasard, et les couleurs se succèdent une dramaturgie pleine de sens, une sorte de combat entre le clair et l’obscur. Au clair initial (jaune du soleil) succède dans la seconde partie la montée d’un bleu sombre, comme une ombre qui envahit peu à peu les pages, de bas en haut, au point de les submerger, puis de disparaitre par le haut, pour laisser à nouveau la place aux grains de sable lumineux. On laissera bien sûr chacun libre d’interpréter à sa façon ce jeu entre les couleurs et cette association entre l’humain et le minéral (comme dans cette double page où les grains de sable sont à la fois eux-mêmes et larmes).

J’aime bien les trucs qui ne servent à rien… cette dernière phrase, sous son apparente désinvolture et sa modestie, clôt un riche album dans lequel la création graphique et le récit d’une découverte sont un bel écrin à une véritable approche personnelle, philosophique et poétique du monde, tout en sachant rester à hauteur d’enfant (car tout commence dans un bac à sable et se termine dans des boites d’allumettes).

Murdo, une enquête timbrée

Murdo, une enquête timbrée
Alex Cousseau, Eva Offredo
Seuil jeunesse, 2023

Folle correspondance

Par Anne-Marie Mercier

Murdo le yéti est proche des pandas King et Kong dont on peut lire les aventures dans les récits du même auteur publiés au Rouergue. Il partage avec eux le même souci, celui de la communication : courrier, téléphone, comment faire pour avoir des nouvelles de ses amis, les inviter, les informer, se faire d’autres amis, quand on est un Yéti, vivant (?) dans l’Himalaya ou un Panda des forêts ? Le « désert postal est un problème. D’abord il y manque des boites aux lettres. Une ruche fera l’affaire. Il manque encore plus un facteur pour envoyer comme pour recevoir les lettres, à moins de confier le courrier au vent comme le fait Murdo au début?

Miracle… enfin des lettres arrivent, des lettres partent, Il en écrit de nombreuses et en reçoit presque autant; les recoupements entre les personnages (ses amis sont nombreux: araignée, libellule, grenouille, lézard, escargots, etc.) sont vertigineux. Mais qui est le facteur ? Les efforts de Murdo pour le démasquer sont longtemps vains. Le récit devient enquête, comme le dit le titre, avec des indices farfelus, des planques de nuit, de fausses pistes, des textes troués (les escargots avaient faim), etc. Ces détournements des codes du polar sont réjouissants.
L’album est pourtant avant tout poétique car Murdo persiste à écrire au hasard à tous ceux à qui il a quelque chose à dire : au fantôme de Miam, sa grand-mère, à la lune, à l’écho, au vent, au soleil, à l’ici, au tout de suite, à la nuit… Ces lettres sont belles et nous invitent à écrire nous aussi à ceux qu’on aime, humains ou non, atteignables ou non.
Les illustrations d’Eva Offredo, cocasses et bizarres,  invitent à la fantaisie la plus débridée, à travers des figures plus ou moins géométriques, des paysages théoriques, des formes schématiques, en trichromie sur des fonds rayés, pointillés, ou unis.

On ferait comme si

On ferait comme si
André Marois – Illustrations de Gérard DuBois
Grasset Jeunesse 2023

Deux bons petits diables

Par Michel Driol

Lorsque le père invite son jeune fils et son amie à profiter du beau temps pour aller jouer dans le jardin, il ne se doute pas de ce qu’il va déclencher. Car les deux enfants jouent à faire semblant…  Et les voilà à l’attaque du géant Potirus, l’épouvantail, et c’est le champ de citrouilles qui est ravagé. Repérés par des zombies aux yeux rouges – les lapins – ils vont se téléporter sur Mars grâce à la brouette… Et ainsi de suite. Chaque nouvelle invention se solde par un peu plus de saccage au jardin. Et lorsque le père qui a préparé le gouter vient les appeler, il ne peut que constater l’étendue des dégâts, et là, les deux enfants se sentent vraiment en danger !

Poussés par leur imagination, les enfants n’ont pas conscience de vandaliser le jardin. Et, dans un rythme soutenu, les péripéties s’enchaînent, toutes plus animées les unes que les autres. Le jardin se révèle un terrain de jeu prompt à faire naitre les situations les plus cocasses, les plaisirs les plus fous. Plaisirs de l’imagination qui métamorphose objets, animaux, instruments de travail, plaisir du défi, du combat, du voyage, mais aussi plaisir plus gourmand avec les fraises ! A la vitalité des enfants correspond celle du texte et des illustrations. Le texte se réduit aux propos des enfants, sur une seule ligne sous les illustrations. Petit clin d’œil non genré, les paroles de la fillette sont imprimées en bleu, celles du garçon en rouge… Tous ces propos tenus le sont au conditionnel, le mode de l’imaginaire, même au moment du retour à la réalité, sans doute cruel pour leurs fessiers, à en croire les implicites de la dernière illustration ! Les illustrations ont un côté très rétro à la fois dans l’univers représenté (vêtements…) et dans les techniques utilisées. On n’est pas très loin des images d’Epinal, on est proche de Benjamin Rabier. Ces choix donnent une grande expressivité aux illustrations, qui entrainent le lecteur dans un univers de folie plein d’humour.

L’album est comme une ode à la liberté des enfants dans un jardin, devenu terrain de jeu. Il met en scènes deux enfants adorables en apparence, qui se révèlent être des garnements capables de faire des bêtises, sans le vouloir – et on retrouve là toute une tradition de la littérature pour les enfants du XIXème siècle (d’où, sans doute, le choix des techniques d’illustration et de la mise en page).

Les Ébouriffés

Les Ébouriffés
Anne Cortey, Thomas Baas
Grasset jeunesse, 2023

Par dessus les nuages…

Par Anne-Marie Mercier

Cet album qui se lit et se contemple de façon inhabituelle (le texte en haut, le dessin en bas, sous la pliure) ne propose pas d’histoire. La temporalité est celle d’une journée, celle que vivent les « ébouriffés », trois personnages de tailles différentes (deux adultes, homme et femme et une fillette ou tout simplement un grand une moyenne et une petite, on ne sait).
Tout d’abord, avant leur apparition au saut du lit (d‘où le titre), il y a la nuit qui entoure la maison où ils dorment, la brume, les animaux qui s’activent à l’aube. Puis les volets s’ouvrent, ils apparaissent et se précipitent dans le décor, un décor de sapins et de montagne. Dans la brume, l’étang est un océan, le ciel est au bout de la branche, ils y courent, escaladent, sautent, quelle énergie !
Ils chevauchent un nuage en forme de cheval et volent loin, au-dessus d’un paysage chamboulé par la tempête. L’album se clôt par un retour au calme, à la quiétude du lac sans rides et de la maison dont la cheminée fume sous les étoiles.
Les illustrations sont magnifiques, mêlant les aquarelles aux fusains. Les couleurs, rares, éclatent, et les sourires de ces ébouriffés échevelés sont communicatifs. Les paysages qui ressemblent à ceux de la Franche-Comté donnent envie de s’y réfugier, bien au frais… au fait, vous allez où cet été ?

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Il y a

Il y a
Nicolas Pechmezac – Jennifer Yerkes
A2mimo 2023

Retour au bord de mer

Par Michel Driol

Tout commence par une journée au bord de la mer pour une famille, dont le narrateur (aux cheveux bleus) et son frère (aux cheveux jaunes). Jeux sur le sable, jeux imaginaires avec les sirènes et les poissons volants. Puis on revient, avec des coquillages qu’on garde et des photos. Quelques années plus tard, le frère ainé revient, accompagné d’un autre enfant, une guitare en bandoulière.

C’est un album qui laisse au lecteur de belles possibilités de rêve et d’interprétation. D’abord à cause de son texte, qui s’ouvre sur une phrase énigmatique, j’habite avec des mots dessinés sur le sable. Des mots comme il y a. Puis commence la première phrase, il y a des marins à terre, complétée par 3 propositions relatives qui ouvrent à l’imaginaire : qui ont vu des femmes poissons, des poissons volants, des oiseaux de mer. Le texte disparait alors pour laisser la place aux illustrations, jusqu’au retour du frère ainé, accompagné d’un autre enfant aux cheveux bleus. Revient le texte, avec un autre il y a, il y a des chansons, il y a des chansons à voir. Texte très court, donc, mais largement ouvert à l’interprétation. « Il y a »… la locution constitue comme un degré zéro de la langue, puisqu’elle se contente d’énumérer le réel. Bien sûr, des lecteurs adultes se souviendront peut-être de Rimbaud ou d’Apollinaire et de la dimension poétique qu’elle comporte. Ce dont il est question ici à travers le texte, c’est moins du monde réel de la plage que du monde des mots et de l’imaginaire. Ces marins à terre ne sont que des enfants, et leurs visions sont bien imaginaires. Ce qui viendra à la fin de l’album, c’est l’évocation d’une autre œuvre artistique, faite pour partie de mots, une chanson. Il faut donner tout son sens à la première phrase, j’habite le langage, les mots, autant que le monde sans doute, mais ces mots, dessinés sur le sable, sont destinés à être effacés. C’est toute la question du souvenir qui se pose alors, matérialisé au milieu de l’album par les photos et les coquillages conservés, comme preuve en quelque sorte tangible que cela a eu lieu. La seconde partie, quelques années plus tard, entrecroise les figures de la permanence et du changement. Permanence des paysages, où seules les plantes ont poussé, permanence du personnage aux cheveux bleus, mais changement du deuxième personnage. Petit frère du début qui aurait changé sa couleur de cheveux ? Ou enfant du frère ainé venu contempler la mer avec son père ? L’album ne donne pas la clef, laissant chacun libre d’interpréter comme il l’entend ce retour vers cette plage, vers cette mer, devenue peut-être chanson à voir.

Les illustrations de Jennifer Yerkes proposent des doubles pages aux couleurs pastel, avec un découpage de plans très cinématographique pour faire suivre au lecteur la progression des personnages. Elles assument parfaitement la fonction narrative qui leur est attribuée dans la plus grande partie de l’album.

Enigmatique, poétique, plein de douceur,  cet album illustre un rapport particulier aux souvenirs,  aux vacances. Il parle, comme en filigrane, de la magie de la mer, de son imaginaire, mais aussi de transmission familiale.

Chacun son tour !

Chacun son tour !
Marianne Dubuc
Saltimbanque 2023

Prendre son envol

Par Michel Driol

Quatre amis, Souris, Ours, Tortue et Lapin découvrent un œuf et décident de le garder chez eux, chacun son tour. L’œuf, choyé par tous, éclot et donne naissance à Petit Oiseau qui sera bien accueilli par les quatre amis. Mais, un jour, il disparait, se construit une maison, y invite les quatre amis, et leur pose la question de son nom…

Cet album prend la forme d’une bande dessinée, soit avec quatre vignettes par page, soit en pleine page. On retrouve tous les codes de la bande dessinée adaptés ici aux plus jeunes lecteurs, ainsi qu’un découpage en chapitres correspondant à l’espace et au temps qui passe. Le vocabulaire simple, le graphisme particulièrement clair en font un album de bande dessinée particulièrement lisible.

L’album, avec tendresse et douceur, parle d’amitié, d’accueil, de naissance, d’éducation et d’autonomie. Amitié et bienveillance qui sont les caractéristiques essentielles des quatre amis, unis malgré leurs différences montrées de façon très visuelle dans l’intérieur de leurs maisons, qui correspondent à leurs passe-temps ou à leurs gouts. Pas de dispute lorsqu’ils découvrent l’œuf et décident de le garder, chacun son tour, sans bien savoir à quoi ils s’engagent… Cet œuf a quelques propriétés remarquables : il parle, dit ses besoins (de chaleur) tout comme l’oiseau dira les siens, dictant ainsi leur comportement à ses « parents » adoptifs. Ces derniers se mettent en quatre pour lui : Souris coupe un bout de sa couverture, Lièvre lui ouvre grandes ses réserves. Une fois les premiers besoins (de nourriture) satisfaits, Petit Oiseau a besoin de s’ouvrir au monde de l’imaginaire et des histoires. Et c’est enfin la prise d’autonomie : il n’a plus besoin des quatre amis, devient indépendant. Beau chapitre très touchant dans lequel s’opposent ce désir d’indépendance et les réticences des « parents », qui le trouvent trop petit. L’invitation, et les illustrations de l’intérieur de la maison de Petit Oiseau qui montrent aux murs les portraits des quatre amis, sont comme une belle façon de montrer ce lien filial qui existe entre eux.  Cela pourrait s’arrêter là, mais Petit Oiseau pose la question de son nom et de celui des quatre amis. Ils se nomment par leur espèce. – Pourquoi t’appelles-tu tortue ? – Parce que je suis une tortue… C’est toute la question de l’identité qu’il pose alors, conduisant ses ainés à réfléchir sur eux-mêmes. Belle façon aussi de montrer que chacun a quelque chose à apprendre de l’autre, et que les plus jeunes peuvent aussi faire bouger les choses.

Un album dont les personnages sont représentés de façon anthropomorphe, avec un Petit Oiseau craquant à souhait, tout en duvet jaune. Les intérieurs des maisons sont remplis d’une multitude de détails (photos, bibelots, œuvres d’art…) qui invitent le lecteur à s’attarder sur chaque case… Légèreté du texte, légèreté de l’illustration aux couleurs pastel, tout est là pour contribuer à la réussite de cet album qui évoque, avec sensibilité et d’amour, toute une période de la vie qui va de la gestation d’un enfant à son besoin d’affirmer son indépendance. Tout cela de façon oblique, avec quelques animaux bien sympathiques et empathiques, et sans grandes phrases… Car chacun son tour, c’est évidemment la question de la succession des générations que pose cet album.