Le Secret des sables

Le Secret des sables
Levi Pinfold
Traduction (anglais, UK) par Claire Billaud
L’école des loisirs, 2023

Nouveau classique, beauté pure

Par Anne-Marie Mercier

L’album s’ouvre sur un poème : « Roses blanches nous vous suivons vers l’Oracle du Vallon/ Désert de mort puis la fontaine d’une demeure souveraine / Au calice ayant goûté, nous entrons dans le palais / Rompons le pain pour le Gardien, descendons toujours plus loin / En plongeant dans le bassin, nous tombons entre ses mains / Loin de tout ce qui est, prisonniers à jamais. »
Pour l’héroïne de l’histoire, une fillette qui roule avec ses trois grands frères (Bill, Dany et Bob) dans une vieille voiture à travers le désert, « c’est juste une chanson stupide ». Ils la connaissent tous ; on apprend par la suite que leur mère la chantait. Négligeant l’avertissement qu’elle contient et contre l’avis de leur sœur, les garçons en accompliront toutes les étapes : arrêt pour cueillir des fleurs blanches pour leur mère – elles fleurissent curieusement au milieu du désert – rafraichissement à la fontaine qui se trouve devant un hôtel gigantesque et apparemment abandonné, collation sur la table magiquement dressée pour eux, bain dans la piscine intérieure de l’hôtel, et disparition : les garçons sont-ils devenus les dauphins que l’on voit évoluer dans la page qui suit leur entrée dans l’eau ?
La fillette restée seule les cherche partout et finit par rencontrer un grand lion, l’Oracle. Il lui révèle que ceux qui se sont nourris et ont bu chez lui doivent rester sous sa loi (comme dans le mythe de Perséphone, ou l’Odyssée et La Belle et la Bête. Si elle veut sauver ses frères, elle doit rester prisonnière pendant trois jours dans ce paradis (le titre original est « Paradise Sands ») ; si elle mange ou boit quoi que ce soit, elle restera avec ses frères. On retrouve ici le thème d’une sœur qui doit subir des épreuves pour sauver ses frères métamorphosés (comme dans « Les Cygnes sauvages » d’Andersen », Le Tunnel d’Anthony Browne…).
« Le premier jour un banquet avait été dressé ». Si les images du bâtiment avaient déjà un air de déjà-vu (L’Île des Morts (Die Toteninsel) d’Arnold Böcklin, Chirico… des architectures italiennes des années 30 et 40 ?), la scène du banquet est à rapprocher d’un tableau représentant la Cène (celui de Ghirlandaio ? un peu de Vinci ?). La blancheur et la rectitude des plis de la nappe et de la colonnade en arrière-plan contrastent avec la noirceur des eaux d’un bassin et du bois de grenadiers en arrière sur lequel se détachent les colonnes (rappel : la grenade symbolise la mort, c’est le fruit que Perséphone a mangé et qui l’a condamnée à passer la moitié de son temps avec Hadès, le Dieu des enfers, qu’elle a dû épouser). La sa robe bleu pâle de la fillette fait contraste avec l’apparence des autres convives, des animaux blancs ou noirs (mouton, chat, cheval…). Le deuxième jour, le ciel s’est éclairci et d’autres animaux apparaissent (éléphants, girafes, singes). Le troisième jour, il n’y a plus que « la chaleur et le soleil » et des corbeaux avec la fillette, qui n’a toujours rien bu ni mangé, mais qui donne de l’eau à ses fleurs « pour les garder en vie ».
Cette erreur fait que, si elle peut quitter le gardien avec ses frères, ses propres enfants devront subir la même épreuve. L’enchantement se dissipe, tout s’évanouit, il ne reste plus que le désert, la voiture dans laquelle elle retrouve ses frères endormis, auprès desquels elle s’endort à son tour.
Un rêve ? L’interprétation reste ouverte. Les dernières pages laissent planer le doute : arrivés à destination (l’image nous fait comprendre que la mère est à l’hôpital), il semble que la mère, voyant les fleurs, devine quelque chose de toute l’histoire, sans doute parce qu’elle-même l’a déjà vécue. Au fait, la famille est d’origine amérindienne ; un talisman est accroché au rétroviseur. Et Perséphone et sa mère Céres (ou Proserpine et Déméter), c’est encore une histoire mère-fille.
Le style de Levi Pinfold est proche de celui de Van Allsburg, par cette façon de laisser l’interprétation en suspens (par exemple dans L’Épave du Zéphyr, Boréal Express, L’Etranger, etc.) mais aussi par la délicatesse du trait et l’art de jouer avec différents niveaux de gris. La couleur ici est rare : robe bleu pâle de la fillette, orange des fruits du grenadier ; le reste est baigné d’une poussière grise, ocre ou beige. Les multiples références littéraires et picturales font de cette œuvre un carrefour de sens, mêlant les genres et les époques. De nombreux traits réalistes coexistent avec un ancrage fort dans le fantastique. Enfin c’est superbe et mystérieux, à lire et à relire.

Levi Pinfold est l’illustrateur de la série Harry Potter en édition collector ; il est sur la liste  Yoto Carnegie Shortlist en 2023 pour The Worlds We Leave. Il est l’auteur de La Légende du chien noir (Little Urban , 2015) et a illustré Le Barrage de Davis Almond (D’Eux), 2020). Un auteur illustrateur à suivre !

 

 

La Pyramide de Nola

La Pyramide de Nola
Marie Barguirdjian – Claude K. Dubois
D’eux 2023

L’incomprise

Par Michel Driol

Nola construit une pyramide de sable sur la plage avec Max son ours en peluche. Puis elle y creuse un tunnel. Mais voilà son frère, puis son père qui veulent l’aider, et consolider ce qu’ils prennent pour un château. Nola commence alors plus loin une autre pyramide, que le père et le frère veulent intégrer à leur construction, au grand dam de Nola qui pleure, et Max a un bras arraché. Nola détruit le château, se réfugie sous le parasol. Le soir, au repas, c’est la crise…

Ce qui frappe d’abord dans cet album, c’est le côté sombre des illustrations. Qu’on soit sur la plage ou dans la maison, c’est une dominante de bleu et de gris. Le bleu de la mer, le jaune du sable n’ont rien d’éclatant : tout est à l’image de la souffrance de Nola, qui cherche à s’affirmer, mais aussi à être seule, à jouer seule. Les illustrations disent le drame qui se joue, la peine de Nola. Son besoin de solitude, que rencontrent les enfants, n’est pas compris par son frère et son père, qui s’avèrent intrusifs et ne respectent pas son projet, n’entendent pas ce qu’elle leur dit. C’est bien de communication dans la famille qu’il est question ici, à partir d’une situation simple de jeu sur la plage, à partir d’un frère peut-être peu trop donneur de leçons et sûr de lui, et d’un père qui cherche à faire quelque chose avec ses enfants. Famille sans histoire, ordinaire, aimante, mais qui n’a pas entendu le mot pyramide, et parle de château. C’est aussi ténu que cela, mais c’est sans doute l’épisode de trop, la goutte d’eau qui fait déborder le vase et entraine la crise de Nola le soir, au point qu’on l’envoie dans sa chambre. Lorsque dans la chambre de Nola, sa mère parle de pyramide, la fillette se remet à sourire : elle a enfin été comprise et tout rentre dans l’ordre de l’amour familial, illustré par les deux bras tendus et le sourire de Nola. Tout est vu du point de vue de Nola, et tout est fait pour qu’on se sente en empathie avec elle. Nola minuscule sur la plage, serrant contre elle son nounours, comme un signe de la fragilité et de la détermination de l’enfance. Nola qui de fait se sent exclue de sa famille – Nola ayant peut-être du mal à accepter le nouveau bébé (rien dans l’album ne le dit, mais rien n’interdit de le penser…) – Nola qui se réfugie dans sa relation avec son nounours.

Un album juste sur une fillette aimée, mais pourtant en souffrance, une fillette que l’on n’entend pas, pour dire à quel point l’enfance est un moment fragile, aussi fragile que les pyramides de sable, pour dire aussi à quel point aussi un enfant peut avoir besoin de jouer seul, et d’explorer seul son propre imaginaire. Un album touchant et réussi par la qualité de ses illustrations et de son texte.

Un dimanche sous la pluie

Un dimanche sous la pluie
Madeleine Allard et Agathe Bray-Bourret
Quebec-Amérique 2023

Odeur des pluies de mon enfance

Par Michel Driol

Un dimanche de pluie. Que faire quand on est trois enfants avec une maman et que le chat a disparu… Construction de cabanes dans le salon, déguisements, cuisine, aide pour la lessive… Quand enfin le ciel s’éclaircit, on sort, on rencontre les pompiers qui jouent au basket, avant que la pluie ne revienne. Repas du soir, bain du dimanche soir, et tout le monde se couche dans le salon, en rêvant au prochain dimanche de pluie.

Ce qui frappe d’abord à la lecture de cet album, c’est l’imparfait, un imparfait qui installe dans la durée ce dimanche de pluie, et permet de décrire la pluie. Chose assez rare pour être signalée, les albums de jeunesse ayant parfois un peu trop l’habitude de chasser les descriptions (après tout, il y a les illustrations pour cela). Rien de tout cela ici : on prend le temps de décrire cette eau qui dégouline, les nuages, les écureuils qui sautent, l’asphalte qui brille et les arbres de l’automne, comme des balais de sorcière, de rendre présente cette pluie dans le texte. Cet imparfait se mêle au passé composé du récit, des actions, des occupations des enfants. Ce jeu avec les temps rend sensible la durée de ce dimanche, l’attente d’autre chose (le retour du soleil ?), le manque (du chat, des activités de plein air) et l’ennui au sein d’une faille monoparentale. De petits riens pour faire passer le temps, pour espérer des temps meilleurs, et surtout une attention aux petits bonheurs de l’enfance : la route pour les petites voitures, l’aide de la maman, la discussion avec les pompiers, et surtout le fait de dormir tous ensemble en regardant les étoiles revenues. Les illustrations, à l’aquarelle, opposent le gris bleu de l’extérieur, de la pluie, à des teintes plus chaudes : les feuillages de l’érable, les jeux dehors ou dedans, les personnages, le rouge des pompiers.  Elles regorgent de nombreux détails qui ne manquent pas d’humour (le parapluie de l’écureuil, par exemple)

Au final, on comprend que ce n’est pas si mal une journée de pluie, qu’on trouve toujours à s’occuper, et que le lien familial peut en ressortir resserré. Enfin, on apprécie ce parler du Québec qui apparait parfois : faire le lavage pour la lessive, jaser avec le pompier…

Rainbow Apocalypse

Rainbow Apocalypse
Tristan Valroff
Rouergue, 2022

Une aventure haute en couleur

Par Loïck Blanc


Avec un étonnant tour de plume, Tristan Valroff nous emporte dans un monde à la fois fantastique et apocalyptique, défiant avec audace les attentes les plus sombres que l’on pourrait avoir face à la fin du monde.
Au cœur d’une société ébranlée par les méfaits du réchauffement climatique ou de la consommation de masse, l’auteur nous offre une porte de sortie grâce à la magie des fées. Bien loin de sortir d’un Disney, elles créent une apocalypse surprenante dans laquelle cohabitent licornes, kangourous verts, serpents violets et même lapins multicolores. Pourtant, sous cette surface colorée et féérique se cache une part d’ombre : l’univers aux couleurs chatoyantes ne se révèle pas aussi idéal qu’espéré…
C’est alors qu’apparaît un sorcier qui vient fragiliser davantage ce nouveau monde en insérant des ancrages de la réalité d’avant tels que des stations-service, centres commerciaux et même des toilettes de chantier. Autant d’éléments discordants qui rompent cet équilibre féérique précaire.
Le récit s’articule alors autour d’un trio exclusivement féminin, bravant les obstacles pour lutter contre les agissements du sorcier. L’auteur parvient à maintenir une tension captivante au fil des pages, nous gardant en haleine grâce à une série de rebondissements qui ponctuent cette quête épique.
Ainsi, l’auteur tisse une toile narrative complexe qui pousse le lecteur à réfléchir au-delà de la surface de ce monde féériques aux allures dystopiques.

Rita

Rita
Marie Pavlenko
Flammarion 2023

Descente aux enfers…

Par Michel Driol

Que sait-on de Rita, cette lycéenne de terminale, à la flamboyante chevelure rousse ? Une bande de copains (Viggo, Timour, Léna et Romane) ainsi que Monsieur Hems, le professeur de philosophie, racontent cette année de terminale particulière. On n’en dira pas plus pour ne pas révéler ce qu’il faut que le lecteur, ou la lectrice, découvrent en lisant ce roman plein de surprises, dont on ne sort pas indemne.

C’est d’abord un roman qui utilise à bon escient la polyphonie. Chacun des protagonistes évoque des souvenirs, comme s’il était interviewé par une journaliste (écrivaine) qui reste dans l’ombre, figure du lecteur qui reçoit les confidences. Chacun des personnages est attachant, par ses faiblesses, ses failles, sa fragilité, mais ses convictions aussi. Chacun a sa personnalité, ses tics de langage, parle de sa famille, de lui, d’elle, de ses amours, mais aussi – et surtout – de sa culpabilité. Aucun d’entre eux n’a su voir le drame que traversait Rita. On est dans un lycée plutôt bien côté, que Rita a rejoint en début d’année de terminale. Elle intègre une bande de potes qui font la fête ensemble. Le roman est l’occasion d’évoquer deux milieux sociaux et de la façon dont les amitiés adolescentes permettent de dépasser ces clivages, sans toutefois toujours parvenir à mieux se comprendre. D’un côté, il y a ceux qui sont riches, de l’autre Viggo et Rita dont les vies sont plus compliquées en raison du manque d’argent. Orphelins tous deux (l’un de mère, l’autre de père), ils ont en quelque sorte les soutiens de leur famille (le père de Viggo est alcoolique, la mère de Rita usée et fatiguée). Mais cela va-t-il mieux dans les familles riches ? Le roman dresse un portrait d’un pays sans pitié, dont la solidarité est absente, d’un pays où les puissants peuvent tout (harcèlements sexuels…), d’un pays dans lequel les victimes n’ont d’autre ressource qu’elles-mêmes. C’est un roman qui décrit avec lucidité et sans concession notre société, l’importance de la « réputation », la facilité avec laquelle on peut « dégringoler ». Les personnages positifs, qui aident vraiment, il y en a peu, comme cette patronne de la Cupcakerie, qui joue pour Viggo le rôle d’une mère de substitution. Mais c’est aussi une belle histoire d’amour, pleine de tendresse sans mièvrerie, entre deux adolescents qui se raccrochent l’un à l’autre, deux être à la fois fragiles et forts, pleins de douceur et de respect l’un pour l’autre. Une histoire d’amour dont le cadre est la nature, la forêt, la nuit, façon de sortir de l’univers urbain, de dire que, peut-être, la vraie vie est ailleurs.

Un roman sombre, bouleversant, mais non pas désespéré ou désespérant. Le fait divers qu’il relate avec beaucoup de maitrise narrative et d’empathie pour ses personnages est bien représentatif de notre monde, de notre présent, et révélateur à bien des égards de notre société et de ses problèmes, et ne laissera pas ses lecteurs indifférents.

Les Bêtes sauvages grandissent la nuit

Les Bêtes sauvages grandissent la nuit
Lucie Desaubliaux, Marine Schneider
Seuil jeunesse, 2023

Vaincre sa colère

Par Laure-Hélène Davoine

Cet album se démarque tout d’abord des autres par sa couverture. Un grand format. Un rose orangé éclatant, qui sera utilisé ensuite pour la lune. L’image d’un ours de dos, monumental et sombre, et dépassant de son épaule, une tête et deux bras de petite fille, minuscules en rapport. On ajoute le titre plutôt mystérieux et cela donne, dès la couverture, une ambiance troublante que l’on retrouvera tout au long de ce magnifique album.
Alix l’a décidé. Cette nuit, elle va devenir une bête sauvage. Elle s’enfuit de la maison, va se perdre dans la forêt et va y rester cinq jours et cinq nuits. Elle est fermement décidée à prouver au monde qu’elle n’est pas une petite fille mais une bête sauvage. Dans cette forêt, elle croisera de nombreux animaux : un oiseau avec qui elle jouera, des animaux de la forêt qui la repousseront et se moqueront d’elle, l’ourse de la couverture qui, tout en douceur, l’aidera à s’échapper, « car c’est trop dangereux ici pour une toute petite fille » et le grand loup blanc aux six queues, le Roi de la forêt qu’elle voudra défier et vaincre. Mais c’est contre elle-même qu’Alix se battra, contre sa colère qui l’attaque par derrière et qu’Alix dévorera jusqu’à la dernière bouchée, avant de retomber épuisée et apaisée. La forêt entière célèbrera ensuite cette bataille. Puis le grand loup ramènera la petite Alix endormie chez elle. La lune est toujours rousse mais Alix va pouvoir dormir tranquillement, le loup veille.
C’est un album dense, complexe, profond et visuellement remarquable. On suit le parcours initiatique de cette petite fille dans la forêt. On suit sa colère qui monte et qu’elle parvient enfin à expulser et à combattre. On finit l’album, apaisé, et puis on le relit… parce qu’on veut suivre à nouveau le cheminement de cette petite fille dans la forêt, sous la lune rousse.

 

Pendant ce temps sur terre…

Pendant ce temps sur terre…
Oliver Jeffers
Kaléidoscope, 2023

Relativité générale, stupidité permanente

Par Anne-Marie Mercier

Encore un voyage familial en voiture (voir chronique précédente). Cet album apparemment simple a des ambitions qui peuvent sembler aussi démesurées que l’espace-temps qu’il évoque : il s’agit, avec des phrase courtes, des images simples et des dessins à l’allure souvent enfantine, de faire comprendre toute l’histoire de l’humanité et de notre système solaire.
Le sujet principal est la nature humaine qui fait vouloir toujours plus, souvent aux dépend d’autrui. Le premier exemple est celui d’une famille ordinaire. Un homme emmène deux enfants en voiture. Ceux-ci se disputent dès le départ avec des phrases observées sur le vif (on sent que l’auteur parle en connaissance de cause) comme « arrête de regarder par ma fenêtre ». Suit une leçon, énoncée par celui que l’on suppose être le père des enfants : « Dans le fond, nous les humains n’avons jamais fait que nous battre pour agrandir notre territoire ».
Pour vérifier cela tout en comparant ce délire minable à l’immensité qui nous entoure, le père propose de considérer la voiture comme un vaisseau spatial et de se déplacer dans l’espace tout en reculant dans le temps : la distance de Vénus fait remonter aux guerres mondiales du XXe siècle, celle de Mercure à la colonisation de l’Afrique, celle de Cérès  à la destruction des civilisations d’Amérique, etc.  Il faut reculer de 11 000 ans pour trouver enfin une population de gens « bien trop occupés à survivre pour s’épuiser à la bagarre ».
C’est un sujet grave, traité de manière simple (simpliste ? La référence humoristique à L’Irlande du Nord va dans ce sens). La répétition des mêmes travers ne peut que rendre pessimiste sur l’avenir. Mais le père (et l’auteur) fait le pari que la connaissance de ce fait et l’humilité devant l’infini devrait permettre aux enfants de devenir plus sage. Quoi qu’il en soit, ils auront révisé les grandes étapes de l’humanité (pas glorieux ; les dessins caricaturaux le soulignent) et observé depuis un vaisseau spatial les principales planètes du système solaire (avec des images magnifiques).

 

 

Nationale 7

Nationale 7
Didier Lévy, Sonja Bougaeva
Sarbacane, 2023

« Le ciel d’été / Remplit nos cœurs d’sa lucidité » (Ch. Trenet)

Par Anne-Marie Mercier

Rien de tel qu’un voyage pour explorer l’espace et le temps et tester les liens affectifs. Ici, un petit garçon part avec sa mère dans une vieille voiture décapotable jusqu’à la mer (tiens !). Voyage avec eux le souvenir du grand-père, garagiste et globe-trotter, qui avait tout appris à sa fille : on la voit d’ailleurs réparer la voiture au cours du trajet. Après un pique-nique vers Saint-Etienne et une nuit sous les étoiles, ils arrivent au bord de la méditerranée chez l’homme à qui la mère doit livrer la voiture : elle répare des voitures anciennes et les revend. Ils rentreront en train après avoir pris des vacances imprévues à la plage.
On apprend tous ces détails petit à petit, au fil de l’histoire, toujours d’une façon liée aux événements. C’est l’enfant qui raconte. Les rapports entre la mère et l’enfant prennent de la densité au fil des pages. L’espace est l’autre protagoniste. L’album déroule le paysage ; il lui suffit de peu de texte pour évoquer les changements progressifs : couleurs, noms des départements. L’espace s’élargit aussi avec ce que fait surgir dans les images l’évocation du grand père, ou le nom d’une constellation, traces de l’imaginaire de l’enfant.
La beauté et la variété des couleurs, la douceur des traits, la fantaisie des images qui prend les mots au pied de la lettre, les visages lunaires de l’enfant et de sa mère, tout emporte le lecteur dans ce voyage.
L’ancienneté de la voiture (que l’acheteur a participé à fabriquer autrefois), la référence à la génération précédente, le trajet au long cours sur une nationale sont en accord avec une impression de nostalgie, tout comme les vieilles chansons que la mère et son fils chantent (« La Bohême » de Charles Aznavour).
On aurait pu ajouter « Nationale 7 » de Charles Trenet.

Un Oiseau juste là

Un Oiseau juste là
Emilie Chazerand, Marie Leghima
Sarbacane, 2023

 

Comme un oiseau…

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve un peu la veine d’Ungerer, en plus douce, dans cet album étonnant et suave. Tout d’abord parce que le héros est un adulte, et même un adulte d’âge plus que mûr : tout repose sur le fait qu’il n’a plus un seul cheveu. Il a en plus une moustache un peu ridicule, de l’embonpoint, des bretelles, un intérieur très kitch et désuet… Et des chapeaux très démodés pour masquer sa calvitie.
Un jour, lors d’une promenade, un petit oiseau s’installe sur son crâne. Impossible de le déloger. Les tentatives pour le chasser de la maison une fois rentré, « avec sa voix dure comme un lundi », s’avèrent vaines ou cruelles, et le cœur glacé de Bernard finit par fondre.
Ils ne se quitteront plus… jusqu’au jour où l’oiseau, qui, comme le dit Bernard « n’est pas son oiseau, mais un oiseau,[…] ne lui appartenait pas. L’amitié ce n’est pas ça », décidera de partir. Entretemps, Bernard aura dû sortir sans chapeau et marcher en se tenant droit, images de sa nouvelle assurance et de son ouverture au monde.
Les couleurs pastel, le dessin à la fois fin et caricatural, la ville aux boutiques bonbonnières, et les personnages grotesques évoquent également les albums Ungerer de la période de Crictor. Un animal  ramène un humain à la vraie vie en lui faisant accepter l’absurde d’une situation fantaisiste. Dans le même mouvement il lui fait abandonner sa vie d’autrefois, plus absurde encore.

Pas pour les éléphants

Pas pour les éléphants
Davide Cali, Giulia Pastorino
Sarbacane, 2023

Fable moderne

Par Anne-Marie Mercier

Un éléphant arrive en ville… Il veut faire ce que tout le monde fait en ville : prendre un café, acheter un journal, ou une banane, circuler à vélo, s’asseoir sur un banc… Tout lui est refusé : « Ce n’est pas pour les éléphants ». Ne pouvant rien faire, il ne fait rien. On le traite alors de paresseux. Il ne possède rien. On le traite pourtant de voleur, de menteur. Jusqu’au jour où il accomplit un acte héroïque : il est alors célébré. Ça ne vous rappelle rien ? Comme d’autres récits montrant un personnage différent et rejeté qui ne peut se faire accepter qu’en accomplissant un exploit (Flix d’Ungerer, par exemple, et même Elmer, l’histoire d’un autre éléphant) cette histoire a un goût amer : l’environnement est le monde réel, les personnages hostiles sont des humains. Elle renvoie ainsi à de nombreux faits divers relatant la même histoire, de déclassés ou sans papiers tout à coup fêtés.
Mais la gravité du propos est tempéré par l’absurdité de la situation : un éléphant ça ne fait pas de vélo, n’est-ce pas ? et l’humour des images en grands à-plats, qui montrent un éléphant gigantesque mais plus humain que les petits citadins ronchons qui le rejettent.