Le Nuage de Louise

Le Nuage de Louise
The Fan Brothers (Eric, Fan, et Devin Fan)
Little Urban 2022

J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

Par Michel Driol

Ce samedi-là, au cours de sa promenade hebdomadaire avec ses parents, Louise se fait acheter un nuage. Un nuage ordinaire. Suivant les instructions de la notice jointe, elle lui donne un nom, Milo, et prend soin de lui, l’arrose régulièrement, ce qui fait qu’il grandit bien. Mais un jour, trop à l’étroit dans la chambre de Louise, le nuage laisse déverser sa colère sous forme d’un orage. Il est temps pour Louise de laisser le nuage vivre sa vie au grand air.

Bien sûr, c’est une histoire à message, qui parle du besoin de liberté, de ce que c’est que grandir, des soins et de l’accompagnement nécessaire à l’épanouissement d’un petit (nuage ? enfant ? animal : chacun interprétera à sa façon ce beau symbole du nuage). Mais, autant que le message, c’est son traitement par les Frères Fan qu’il faut saluer ici. D’abord à travers des illustrations absolument magnifiques. Le décor : une ville de brique rouge, probablement américaine au début du XXème siècle, où l’on croise aussi bien les premières automobiles de luxe que des grands bi et un carrousel, où les costumes de bain couvrent tout le corps. Façon de dépayser le lecteur dans le temps avec les anachronismes. Des illustrations dont la dominante grise de l’univers et de la chambre de Louise contraste avec les couleurs de ses plantes et du ciel. du parc d’attraction et de la ville. Ce jeu de couleurs particulièrement réussi, avec ses touches de jaune (des bottes de Louise au taxi qu’on croise dans la rue) à lui seul raconte une histoire où alternent les états d’âme, mais où se donne à voir aussi le décalage entre cette petite fille et le monde qui l’entoure. Enfin, les amoureux des illustrations très détaillées se réjouiront ici de la précision de la représentation du monde urbain, de l’appartement, et apprécieront les couleurs très brumeuses du ciel, comme un coucher de soleil qui transfigure tout. Ensuite cette histoire surprenante et pleine d’originalité est mise en mots dans un texte tout aussi poétique que le sont les illustrations. Tout est fait pour épouser le point de vue de Louise, petite fille dans son univers (elle aime les nuages, qui sont « un peu passés de mode »), pleine de soins et d’attention, de désir de bien faire, d’empathie, mais aussi pour épouser le point de vue de Milo, doté d’une véritable identité : un nom, et des pensées. C’est un récit sans dialogues – ce qui est rare en littérature jeunesse – , comme pour souligner la solitude de cette fillette dans sa ville, dans sa famille, dans son monde, avec son seul ami le nuage. Sans parole, ou presque, car les seuls mots prononcés le sont au moment de la séparation entre Louise et Milo, comme un ultime conseil de la fillette à celui qui va prendre son envol « Reste près des gros nuages ». C’est une histoire pleine de tendresse et de délicatesse, tant par le texte que l’illustration : une superbe façon d’aborder des problématiques graves, qui touchent tout le monde, celles de l’éducation et de l’attachement, à travers la belle métaphore du nuage dont on doit prendre soin, mais qu’il faudra libérer un jour.

On ne boude pas le plaisir que procure la lecture de cet album fantastique, intelligent et sensible.  Quand on songe que certains enfants n’ont qu’un tamagotchi dont ils doivent prendre soin, on envie Louise et son nuage autrement plus poétique, et on souhaite que tous les enfants aient envie de scruter le ciel comme Louise, pour y chercher un nuage « particulièrement doux et cotonneux ».

Dans la Baleine

Dans la Baleine
Jean Villemin
MazetoSquare, 2018

Quand le refuge est une prison (et vice-versa)

Par Anne-Marie Mercier

Les édifions MazetoSquare, qu’on a découvertes à Montreuil, existent (honte à nous !) depuis quelques années et ont déjà un beau catalogue de livres pour enfants, en plus de leurs ouvrages sur des sujets divers (politique, équitation…) disques et films. Dans la Baleine est paru dans la collection « Mauvaises graines » :
« La collection Mauvaises graines sème dans la tête de nos chérubins les grandes idées et les belles choses. Mais telles des herbes folles, les enfants en feront ce qu’ils veulent, et ils ont bien raison. Bille en tête ou tête en l’air, qu’ils n’arrêtent jamais d’avancer sur ce chemin extraordinaire qu’on appelle la vie. Qu’ils restent beaux et insouciants, sachant par avance, et par chance, que mauvaise herbe croît toujours… De 2 à 8 ans. »
Des belles choses, cet album en fait partie : les images de Jean Villemin sont superbes, allant de la douce aquarelle sépia ou bleue au noir de Chine profond. Le récit court et fluide s’ancre dans le mythe : on retrouve bien sûr celui de Jonas et de Sindbad dans l’histoire de la jeune fille cueillie par une vague gigantesque et engloutie (ou sauvée) par une baleine. Il rayonne vers des œuvres de littérature de jeunesse (Pinocchio, mais aussi Alice, c’est le nom de la jeune fille). Il fait écho à des événements encore présents dans nos mémoires courtes et nos imaginaires longs, comme le désastre du tsunami d’Indonésie en décembre 2004. Il frise la science-fiction avec l’image d’un monde dévasté dans lequel le ventre d’une baleine est le seul refuge sûr. Mystérieux, ouvrant de nombreuses portes, il invite au jeu des « si… ». Il est beau, mystérieux, et propre à faire grandir bien des graines.

Les Restaurants imaginaires

Les Restaurants imaginaires
Anne Montel – Loïc Clément
Little Urban 2022

Recettes bien réelles pour tous

Par Michel Driol

Les Restaurants imaginaires sont en fait un livre de recettes réalisables par des enfants, avec la complicité d’adultes. 25 recettes qui vont de l’entrée au dessert, des classiques œufs mimosas aux plus exotiques chirashi, 25 recettes présentées selon les standards des livres de cuisine, durées de préparation, repos, cuisson, ingrédients et déroulement. 25 recettes qui prolongent ce qu’en disent en introduction les auteurs, à savoir que la cuisine a un lien avec les souvenirs des grands parents, des parents, et la transmission. C’est pourquoi c’est dans une envie de faire ensemble, de partager des moments dans la préparation des plats autant que dans leur dégustation que s’inscrit cet ouvrage, comme une façon de resserrer le lien familial et de lutter contre la malbouffe.

Si cet ouvrage n’était que cela, ce serait bien. Mais il vaut aussi par son entrée dans l’imaginaire, indiquée dès le titre. D’abord parce que les membres de la famille réelle des auteurs sont représentés sous une forme animalière anthropomorphisée ans l’introduction en en quatrième de couverture. Ensuite parce que chaque recette est associée à un restaurant imaginaire, qui est illustré sur chacune des pages de droite. Restaurant pour fleuriste, pour naufragé ou pour lapin, en fonction des ingrédients présents dans la recette. Ces illustrations ouvrent un espace de tendre poésie, dans laquelle des animaux anthropomorphisés se retrouvent autour d’un food-truck surréaliste : bétonnière, carrosse, souche d’arbre… Elles font voyager ainsi d’un univers maritime à une univers céleste, et permettent aussi de croiser des personnages bien connus de la littérature de jeunesse, de l’ogre au petit prince.

Je ne sais si les recettes sont aussi délicieuses que l’est cet album qui invite à partager le plaisir de cuisiner ensemble !

Cachée

Cachée
Jean-Claude Alphen
D’eux, 2022

Loup (ou zèbre) y es-tu?

Par Anne-Marie Mercier

Quel drôle d’album !
Pas de texte, et une narration mystérieuse, à chercher à tâtons. La couverture est trompeuse : on y voit sur un fond blanc des animaux de la savane, cadrés bizarrement (la girafe sort du cadre, le rhinocéros y entre à demi tandis que les zèbres et le guépard regardent ailleurs)… Qu’est ce qui est caché (au féminin) ?
On a la réponse en quatrième de couverture, si l’on pense à la regarder, ou en première double page, mais une réponse partielle : on ne voit que les yeux et le bout du nez d’une enfant dans un buisson. D’une double page à l’autre le même dispositif se répète et défilent les divers animaux vus sur la couverture, l’un après l’autre, devant le buisson de la fillette, de plus en plus cachée. Ils sont magnifiquement dessinés et mis très discrètement en couleurs, le noir et blanc dominant. La nuit tombe, une nuit noire de chine. Un éléphant passe tout près du buisson au risque de le piétiner, d’autres animaux encore, puis… tiens ! un chien. Il aboie, joue, saute.
Dans cette nuit toujours noire on discerne enfin un bras sombre qui se tend au bord de la double page opposée, puis disparait. Mais cela a provoqué la course de la fillette, sortie du buisson, qui tente de rattraper le garçon suivi par le chien, faisant irruption dans une page devenue blanche (tiens ! ce n’est plus la nuit ?) dans laquelle sont esquissés quelques éléments d’un décor urbain (tiens, ce n’est plus la savane ?). La fillette a la peau blanche, celle du garçon est noire : chacun semble générer un fond différent. Le garçon touche un mur ; on comprend qu’il a gagné et que c’est à elle de compter pendant qu’il se cache à son tour. A la dernière page un singe immense et brun apparait au-dessus d’un immeuble crayonné sur page blanche : la fillette a-t-elle rêvé la savane ? où est-on ?
Il faut donc revenir au début et tenter de comprendre ce beau jeu sérieux, entre imaginaire et curiosité, porté par un beau talent graphique et narratif. Une lecture hypnotique !
Voir quelques une des  belles images sur le site de l’éditeur.

La Bourrasque

La Bourrasque
Mo Yan, Zhu Chengliang (ill.)
HongFei, 2022

Le vent, le vieil homme et l’enfant

Par Anne-Marie Mercier

Mo Yan, prix Nobel de littérature, livre ici ce qui ressemble à un souvenir d’enfance : il a sept ans et accompagne pour la première fois son grand-père qui part couper des herbes pour le bétail. Le voyage semble long, à l’arrivée le travail est agréable puis fatiguant pour l’enfant qui finit par jouer à attraper des criquets. Le repas, improvisé sur un feu de bois, est délicieux, la sieste, au milieu des senteurs de fleurs, également. Toutes ces évocations ont en elles-mêmes beaucoup de charme ; le récit à la première personne fait vivre les sensations de l’enfant insouciant, le chant et la fatigue du grand-père poussant la charrette à bras ; les images mêlant aquarelle et crayon gras font voir le lever du soleil, le ciel changeant, l’épaisseur des herbes, leur souplesse, la chaleur immobile, les couleurs franches. C’est superbe.
La deuxième partie du récit introduit une dimension nouvelle : le vent se lève, les obligeant à rentrer, mais pas assez vite : une tornade arrache les herbes accumulées sur la charrette, ruinant tout le travail de la journée. Le sang-froid de l’enfant empêche que tout ne soit plus grave encore. L’allure sage du début est bouleversée par des changements successifs d’angle de vue, puis de mise en page, un éclatement de l’image en fragments qui donnent un nouveau rythme à la narration.
Le vieil homme et l’enfant s’en reviennent, dans une image à nouveau assagie, aux lueurs du soleil couchant, sans exprimer plus que le nécessaire. Les émotions ne sont pas nommées mais on les devine. Au milieu de ce récit, la présence de la nature, tantôt bonne tantôt déchainée, les lumières et les sensations font un bel écrin à cette relation de confiance et d’entraide, d’amour et d’inquiétudes réciproques, en silence.  D’ailleurs, « Mo Yan » pseudonyme de l’auteur, signifierait « celui qui ne parle pas », ça tombe bien.

Sophie Van der Linden évoque dans son blog « La rencontre ébouriffante d’un prix Nobel de littérature et d’un grand illustrateur chinois »

Le Nom secret de Kenbougoul Quichon

Le Nom secret de Kenbougoul Quichon
Anaïs Vaugelade
L’école des loisirs, 2022

Les Quichon au temps des pandémies

Par Anne-Marie Mercier

En 2022, même le monde enchanté de la famille Quichon est marqué par les préoccupations sanitaires : l’histoire des premiers jours de la jeune Kenbougoul, que lui raconte son papa, est celle d’un bébé né au milieu des virus. Ceux-ci, lit-on, ont sans doute été attirés par les propos trop louangeurs autour de l’adorable petite Claire. Le médecin, après avoir tout tenté pour la sauver, donne un dernier remède : inverser le sort et l’appeler Kenbougoul, ce qui signifie « personne n’en veut ». Ça marche : Eric Virus et Julie bactérie (très horribles à l’image) vexés, la quittent.
On retrouve ici des notions anthropologiques anciennes ou exotiques : trop louer la beauté d’un enfant porterait malheur. Mythes grecs, contes populaires, dieux jaloux, tout cela s’accorde avec l’idée qu’il faut taire son bonheur. Si la fin est heureuse, l’histoire est un peu angoissante, montrant la détresse d’une famille autour d’un berceau où un enfant souffre et va peut-être mourir. Mais tout cela est adouci par la tendresse du père et de toute la famille, les teintes chaudes des images et et le courage de la petite héroïne.

 

La jeune Institutrice et le grand serpent

La jeune Institutrice et le grand serpent
Irene Vasco – Juan Palomino
Obriart 2022

Au cœur de l’Amazonie

Par Michel Driol

Une jeune institutrice est nommée dans un village au cœur de la forêt amazonienne. Après un long voyage, elle y parvient, avec sa valise de livres, et commence à faire classe aux enfants. Elle leur lit des histoires et les enfants emportent les livres le soir chez eux. Mais lorsque le fleuve déborde et emporte la classe et les livres, elle est désespérée, mais voit les femmes du village en train de broder des images que les enfants rassemblent en livres qui racontent les légendes de la communauté.

L’album retrace le parcours initiatique de la jeune femme. Elle part avec des idées bien arrêtées sur son rôle, sur la durée du voyage : mais celui-ci se révèle plus long et difficile que prévu. Malgré le choc éprouvé lors de son arrivée (choc matériel,  linguistique) elle remplit sa mission, se raccrochant à ses livres, à sa culture écrite. Avec bienveillance, elle enseigne et assiste, de loin, aux échanges familiaux autour des histoires qu’elle raconte. Comme Robinson, elle ne croit pas aux légendes, et quand on lui parle du grand serpent – belle métaphore de la crue du fleuve – elle n’en a cure. C’est pourtant cette catastrophe commune qui scelle le lien et l’échange interculturel autour des récits. Aux récits imprimés lus par l’institutrice succèdent les récits oraux des femmes du village qui deviennent livres d’images et permettent aussi à la jeune femme d’apprendre la langue des villageois. Chacun apporte ainsi quelque chose à l’autre, et l’ouvrage montre ce que les cultures autochtones ont à apporter à la civilisation moderne. On retrouve ici, quelque part, la belle réécriture que Michel Tournier avait faite de l’ouvrage de Defoe dans Robinson ou la vie sauvage, avec cette différence toutefois qu’ici il est question avant tout de transmission par les récits. D’un côté, la littérature, les récits imprimés, qui n’ont de sens que s’ils sont vecteurs d’apprentissage – et c’est bien pourquoi ils sont lus par cette institutrice dont le texte souligne la conscience professionnelle, de l’autre les récits oraux, en langue vernaculaire, qui sont aussi porteurs d’un enseignement sous une forme imagée, celle des légendes et contes sacrés, aux personnages humains ou animaux merveilleux, incarnation des esprits. Si les récits font bien partie du patrimoine commun de toute l’humanité, ils sont à préserver, à transmettre, sans hiérarchie de valeur entre eux.

La traduction de Sophie Hofnung se lit aisément, dans une langue à la fois simple et vivante. Les illustrations, très colorées, souvent en doubles pages, reprennent deux motifs significatifs. D’une part celui du fleuve-serpent, sinueux, dangereux, omniprésent. D’autre part celui du fil, apporté avec elle par l’institutrice, fil avec lequel se tisseront les liens et les histoires, fil sinueux lui aussi, et si fragile par rapport au fleuve… Ces illustrations ouvrent l’espace de la rêverie à partir des contes sacrés dont ils représentent les personnages en les mêlant pour en montrer la variété et la richesse.

Un album réussi qui évoque les liens entre les cultures dites primitives et les cultures savantes, et montre comment elles peuvent s’enrichir mutuellement autour d’un objet commun, le récit.

La Soupe Lepron

La Soupe Lepron
Giovanna Zoboli et Mariachiara Di Giorgio
Les Fourmis Rouges 2022

C’est dans les vieilles marmites…

Par Michel Driol

Tous les ans, le premier jour de l’automne, M. Lepron, lièvre à la nombreuse descendance, prépare dans sa marmite une soupe. Chacun y apporte un ingrédient, et M. Lepron fait cuire. Ou plutôt dort et rêve tandis que la soupe mijote. Quand il se réveille, c’est prêt et chacun se régale. La renommée de cette soupe va au-delà de sa famille, des fermiers auxquels il vole les légumes, et atteint le monde entier, si bien que M. Lepron ouvre une usine de fabrication de soupe. Mais ses rêves n’ont plus la même douceur qu’avant, ils deviennent cauchemars. Est-ce pour cela que la soupe n’a plus si bon gout, aux dires des consommateurs ? Finalement, M. Lepron ferme son usine et revient à la tradition annuelle de la soupe d’automne.

Sous ses dehors doucereux, alléchants, avec ses illustrations à la Beatrix Potter, avec son texte joliment poétique, en particulier lorsqu’il est question des rêves de M. Lepron, avec cette famille de lièvres pleins de charme et de magie, voici un album qui devient vite une critique farouche du capitalisme, de l’industrialisation et de la mondialisation. Peut-on passer sans risques d’une activité familiale collaborative à la grande entreprise de fabrication de soupe en boite (joli clin d’œil graphique aux boites de soupe Campbell !) ? Sans doute pas, et il faut en payer le prix : la perte de l’innocence, de la tranquillité. Inquiétude, dépression font place au bonheur de vivre au rythme des saisons. Avec beaucoup de poésie, l’album montre un innocent lièvre confronté au capitalisme. Alors que sa famille adorait la soupe, les consommateurs sont sensibles aux rumeurs –fondées ou non – d’une baisse de qualité. C’est dire que l’album aborde des problématiques liées à l’industrie agroalimentaire dans leur complexité : perte d’identité des produits, perte de gout, effets de mode, mais sans didactisme et avec beaucoup de légèreté car tout est vu à travers la dégradation de la qualité des rêves de M. Lepron. La force poétique – et politique – de l’album est de lier la qualité de la soupe à celle des rêves conçus comme une sorte d’ingrédient magique, mais surtout comme l’illustration du fait que le bien-être des travailleurs est indispensable à la qualité des produits qu’ils confectionnent. L’album est bien une critique acerbe de nos rêves de croissance, prompts à se transformer en cauchemars, conduite à travers une histoire aux personnages attachants et illustrée magnifiquement. Les doubles pages aquarellées sont autant de tableaux d’où se dégage une atmosphère particulière totalement en phase avec le récit, qui va du bonheur d’être ensemble à l’expression des fantasmes effrayants que ne renierait pas un Breughel… Quant aux vignettes, elles ne manquent ni d’humour, ni de détails croustillants pleins de vie !

Sous une forme classique, cet album plein de poésie est une belle fable qui prône la simplicité nécessaire au bonheur de chacun, le respect de traditions et des saisons, et se fait une critique acerbe de la société mondialisée qui veut, à tout prix, assouvir les désirs de tous dans une sorte de course folle à la production déréglée des biens de consommation.

Le Cadeau des Affreux

Le Cadeau des Affreux
Meritxell Marti – Xavier Salomó
Seuil Jeunesse 2022

Petits cadeaux entre monstres

Par Michel Driol

On se souvient du précédent ouvrage des deux auteurs, le Festin des Affreux. En voici comme une suite, avec plus ou moins les mêmes personnages, le chef Louis Pacuit , le Loup, la Sorcière, la Momie… et bien sûr le pire de tous, l’Enfant. Cette fois-ci, nous sommes au plus profond de la forêt, en un temps où nos Affreux préférés vont ouvrir leurs cadeaux, bien cachés par des rabats, et choisis en fonction de leur personnalité et surtout des histoires dans lesquelles on les retrouve. Jusqu’à un dernier cadeau, mystérieusement adressé à tous, un livre dont la lecture va les captiver, les terrifier, les amuser… Le lecteur avisé l’aura deviné, et la fin du livre le confirmera, l’auteur de ce cadeau n’est autre que l’Enfant, déguisé en gnome, dévoreur d’histoires à faire peur, flanqué cette fois-ci d’une compagne aux lunettes truquées que l’on cherchera – et trouvera – sur les pages précédentes.

Reprenant le dispositif narratif qui avait fait le succès du Festin des Affreux, à savoir une double page par personnage, et un rabat à soulever pour découvrir les cadeaux, les deux auteurs nous livrent encore un album bien réjouissant. D’abord parce qu’il constitue une suite au Festin : revient, de façon récurrente, la peur que les Affreux ont de cet Enfant qui les avait traumatisés dans la livraison précédente. Ensuite parce que les cadeaux s’inscrivent à la fois dans l’intertextualité (et on retrouvera le miroir de la Reine dans Blanche Neige, ou encore Hansel et Gretel – il n’est pas question ici de tous les citer) et dans la modernité. Ces cadeaux sont une sorte de complainte du progrès joyeuse, dans laquelle les perfectionnements les plus audacieux ont été apportés à ces objets traditionnels, décrits dans une langue et un style qui font penser à tous les catalogues et à la publicité. Enfin par sa « morale », qui met en évidence le rôle incomparable du livre capable de faire naitre des émotions diverses et variées. Les Affreux ont d’abord la réaction attendue et sont déçus du livre (lire, c’est nul, à quoi ça sert) avant d’être envoutés par sa lecture. C’est peut-être ce renversement final qui est le plus réjouissant, manifestant le pouvoir de l’enfant sur les monstres, sa façon de jouer avec eux, de ne pas hésiter à se jeter dans la gueule du loup avec la complicité, cette fois-ci encore, de Maitre Pacuit, un enfant plein de vie et d’espièglerie auquel le lecteur aura plaisir à s’identifier !

Un album qui s’inscrit parfaitement dans l’univers de Meritxell Marti et Xavier Salomó : intertextualité malicieuse, jeu amusant avec les peurs et les monstres, univers décalé dans lequel les enfants ont le beau rôle !

L’Empire des femmes, t. 1 : Sapientia

L’Empire des femmes, t. 1 : Sapientia
Cassandre Lambert
Didier Jeunesse, 2022

Comment passer les bornes du contre-stéréotype sexiste

Par Anne-Marie Mercier

L’idée de départ était bonne : un monde inspiré par l’Antiquité, mais hors du temps, dominé par les femmes. Ces amazones utilisent les hommes pour la procréation et chassent les enfants mâles, en les envoyant sur l’île des hommes, misérable et sauvage. Pourquoi pas ? Le problème est qu’il aurait suffi pour renverser les choses d’inverser les pouvoirs et de montrer ainsi la disparité des situations : l’un des sexes est considéré comme éternellement mineur, il est cantonné à des tâches subalternes, il ne choisit pas qui il épouse, les études lui sont interdites, etc. Cela ne suffisait-il pas à montrer l’injustice criante de la situation des  des femmes dans de nombreux pays?
Au lieu de cela, l’auteure grossit le trait : les « hommes de compagnie » qui sont tolérés dans ce monde sont tenus en laisse, d’autres sont castrés. Les procréateurs sont sélectionnés au terme de longues épreuves dont un combat de gladiateurs, auquel assistent les jeunes femmes qui les choisiront. L’union du couple se fait dans un cadre étrange, les deux étant drogués, l’homme étant attaché : sadisme ou incapacité à tenir compte du désir ?
En somme, on ne peut que s’interroger sur cette introduction d’un genre de porno soft en littérature pour adolescentes (à partir de 15 ans, lit-on). On lit aussi que « des passages peuvent heurter la sensibilité des lecteurs et des lectrices » ; certes, les lecteurs masculins pourraient en tirer des leçons sur les inégalités, mais ils risquent d’être rebutés par les outrances et de ne pas saisir d’autre message que celui de l’iniquité de cette domination des femmes. Quant aux lectrices de 15 ans, on se demande ce qu’elles pourront en faire.
C’est le premier tome d’une série.