Monts et merveilles

Monts et Merveilles
Juliette Binet
Rouergue 2019

Recréer le monde ?

Par Michel Driol

Cet album sans texte introduit le lecteur la maison d’un jeune couple. Passe la porte une espèce d’immense paquet rose, informe, qui s’avère être rochers ou montagnes. Puis l’homme et la femme repeignent de bleu les murs gris, gonflent des ballons géants qui deviennent collines vertes. Un rouleau de papier bleu, et voici un ruisseau ou une route. Un autre rideau multicolore en arrière-plan, de paravents sur lesquelles elle cloue des étoiles. Ne reste plus qu’à contempler cet univers, passer la nuit… Et découvrir qu’au matin des plantes poussent, des lapins surgissent dans un nouvel Eden où se promènent l’homme et la femme.

L’album invite à un trajet, à un voyage poétique qui va de l’intérieur de la maison à l’extérieur, par la métamorphose complète de l’univers familier de la maison. De quelle maison s’agit-il ? Celle propre à ce jeune couple, ou notre terre, notre maison commune ? Monts et Merveilles n’enferme pas le lecteur dans une interprétation, mais lui ouvre un univers imaginaire et onirique, où tout peut se transformer, où la volonté d’un jeune couple permet de transformer la grisaille ordinaire pour y faire naitre la vie. Chacun pourra, librement, s’emparer des images, de l’histoire, et construire son interprétation. Interprétation esthétique et littéraire, où l’on voit comment les créateurs se réfugient dans leur œuvre qui les sauve (on songe à Comment Wang-Fô fut sauvé de Marguerite Yourcenar). Interprétation plus métaphysique ou mythologique, avec la création par les hommes du paradis terrestre, le jeune couple figurant Adam et Eve au milieu d’un paysage apaisé et apaisant. Interprétation écologique et politique : en se prenant en mains, on peut faire renaitre la vie là où il n’y avait que sécheresse et grisaille (Et l’on n’est pas très loin de Regain de Giono).

Le lecteur va de surprise en surprise, se questionne, rêve à son tour d’un autre monde possible. Le titre de ce riche album semble comme un écho inversé de la chanson Démons et Merveilles des Visiteurs du Soir. Le jeune couple n’est pas statufié comme dans le film, mais fait battre le cœur du monde.

Big Bang Pop !

Big Bang Pop !
Claire Cantais
L’atelier du poisson soluble, 2018

… et le monde fut

Par Anne-Marie Mercier

Les papiers découpés de Claire Cantais, qui avaient fait merveille dans ses albums manifestes (On n’est pas des poupées, On n’est pas des super héros) sont tout aussi beaux ici, avec une autre visée. On retrouve leurs couleurs vives et contrastées, mais aussi de beaux noirs et gris lorsqu’il s’agit d’entrer dans le sujet : rien moins que la naissance du monde.
Une première partie relate donc toute l’histoire de la terre, depuis le big bang (et on devine les magnifiques effets d’explosions cosmiques) jusqu’à la conquête de la lune, en passant par les dinosaures (parés de couleurs extraordinaires sur fond de cieux jaunes ou roses), les premiers hominidés, les débuts de la civilisation, les inventions et découvertes, etc.
La deuxième partie montre une autre création, celle d’un enfant qui se développe dans le ventre de sa mère comme une planète, et émerge pour habiter cet univers que l’on vient de déplier.
Le texte est simple, une à trois lignes par double page, pas plus ; c’est l’image qui porte l’émerveillement et l’optimisme de toute cette belle histoire de l’humanité.

Petite Frida

Petite Frida
Anthony Browne
Kaléidoscope, 2019

Une histoire de Frida Khalo, vraiment ?

Par Christine Moulin

Ce qui est extraordinaire avec les grands auteurs, c’est qu’ils nous racontent toujours la même chose, mais à chaque fois de façon différente. Bien sûr,  Anthony Browne, en s’inspirant du tableau Les deux Frida, nous parle de Frida Kahlo, de ce qui l’a amenée à devenir peintreOfficiellement.

Et pourtant tout l’album nous parle surtout de l’univers d’Anthony Browne, ne serait-ce que par l’élément qu’il a retenu et mis en valeur dans la vie de Frida Kahlo, l’invention d’une amie imaginaire pour compenser la solitude et a tristesse provoquées par les moqueries de ses camarades devant son handicap: Marcel n’est pas loin. On reconnaît aussi Alice qui tombe dans les entrailles de la terre après avoir franchi une porte minuscule (l’image rappelle également la courageuse exploratrice de l’album Le Tunnel). On retrouve le subterfuge employé par Petit Ours (qu’on aperçoit dans l’illustration de la dernière page) pour s’échapper hors d’une réalité décevante: il suffit d’utiliser un crayon magique (devenu ici un doigt qui dessine sur une vitre embuée) et de tracer une porte qui ouvre vers un monde magique. On retrouve même le corniaud de Une histoire à quatre voix, qui est à la fois le compagnon et le double de Frida (puisqu’il lui manque une patte).

A travers ce « portrait très personnel de la petite Frida », comme l’avoue la quatrième de couverture, l’album tout entier est une ode à la puissance de l’imagination et de la création pour surmonter la douleur d’exister.

Peut-être que le monde

Peut-être que le monde
Alain Serres, Chloé Fraser
Rue du monde, 2015

La Création en couleurs

Par Anne-Marie Mercier

« Peut-être que le monde n’était d’abord qu’une paisible et longue nuit »…

 

 

Au commencement est… le noir, d’où jaillissent les couleurs : d’abord le bleu , d’où naît l’eau et tout ce qui vit dans l’eau.

Ou bien c’est le rouge qui a surgi le premier, le feu, et de lui est née la chaleur qui donne vie aux végétaux et aux animaux.

Mais c’est peut-être le vert qui, un matin « a poussé son premier cri ». Ou encore c’est peut-être une étoile, noire parmi les autres, qui s’est changée en soleil d’où a jailli le jaune, et avec lui le monde des humains, les continents, l’histoire…

Chaque séquence consacrée à une couleur se déroule sur des doubles pages d’abord noires, puis formant un paysage minimal en noir et blanc qui se remplit peu à peu d’êtres et de couleurs variés pour s’achever sur un gros plan, une gigantesque pupille noire sur un fond saturé de couleur ; elle nous regarde et nous invite à plonger dans ce regard. La dernière de ces pupille contient en elle les continents, tous de la même couleur, image de l’unité du vivant et donc du genre humain.

Ce superbe album au format allongé est à la fois une œuvre d’art, un beau travail sur les contrastes, le noir, le blanc et les couleurs, un texte poétique qui propose un récit paisible et rêveur sur les origines du monde, et une réflexion sur la création, aussi bien celle de l’univers que celle des peintres et des poètes. A savourer et à méditer.

Entre chat et chien

Entre chat et chien
Eric Battut

Autrement, 2014

La plus fervente histoire

Par Dominique Perrin

9782218931437FSC’est la rencontre forte entre un lettré matériellement installé et un vagabond attentif au monde, entre un poète qui ne sait plus sortir et un explorateur qui a tout à découvrir des lettres, un sérieux et une légèreté…entre un créateur de texte et un créateur d’images enfin, qui désirent et accomplissent ensemble un livre qui rencontrera notamment le public des renards passionnés de poésie  !
C’est donc la plus fondamentale histoire sans doute, celle qui donne le spectacle non tant du « choc des cultures » (ou des civilisations) mais de la découverte inconfortable d’autrui, avec ses tensions (« Il ne faut pas abîmer les livres. Va-t-en de chez moi ! ») et ses détentes (« C’est beau. »), et de ce que vaut cette découverte (le besoin et la capacité de créer). Tout cela, dans un petit album au format « livre », et avec la simplicité caractéristique d’Eric Battut…

La Petite Ecole de l’imagination
Zaü et Alain Serres

Rue du monde, 2012

Fictionary pour un jeu intergénérationnel

Par Anne-Marie Mercier

lapetiteecoledelimaginationA l’image du jeu Pictionary, ce coffret propose d’inventer des histoires en se basant sur des déclencheurs proches de ceux que l’on peut trouver dans l’ouvrage fondateur de Gianni Rodari, Grammaire de l’imagination, récemment réédité.

Quinze grandes planches à fonds perdus proposent des univers, peut-être une histoire en cours, quarante jetons tirés au hasard demandent à créer un lien entre l’élément du jeton (un téléphone, un perroquet, une onomatopée, une figure géométrique…) et la planche.

C’est donc un matériel simple et efficace qui est proposé, adapté à tous les âges  – les adultes pourront y jouer avec intensité avec leurs enfants ou petits enfants. Deux règles du jeu sont proposées, avec un exemple de début d’histoire.

Enfin c’est une mini encyclopédie de l’illustration d’aujourd’hui : les jetons sont de Guillopéon trouve parmi les noms des auteurs des ouvrages dont les planches sont tirées (les titres pouvant aussi jouer un rôle) ceux de François Place, Nathalie Novi, Olivier Tallec, Martin Jarrie, et bien d’autres : des styles et des univers très divers, et de beaux talents, et partout de la couleur.

Anthony Browne, déclinaisons du jeu des formes

Anthony Browne, déclinaisons du jeu des formes
Anthony Browne et Joe  Browne
Kaléidoscope, 2011

Browne, par lui-même ?

par Anne-Marie Mercier

Le titre un peu énigmatique est éclairé par un sous-titre en page de couverture, sans doute ironique, mais assez juste : « mon métier, mon œuvre, et moi ». Il s’agit en effet d’une biographie de Browne issue d’entretiens avec son fils. Elle est présentée sous forme autobiographique, écrite à la première personne et c’est peut-être le point qui pose problème. En effet, on peine à trouver un véritable ton à ce texte, souvent écrit de manière factuelle, parfois lourde. Effet de diction, de transcription ou de traduction ?

 

La partie biographique surprendra ceux qui lui imaginent une enfance difficile à cause de la présence fréquente dans son œuvre d’enfants et de familles malheureux. Il affirme qu’il ne faut notamment pas interpréter les images négatives de pères de ses albums comme des reflets de son propre père et nous présente une image idyllique de sa famille, trop idyllique ?

 

La partie consacrée à son œuvre est beaucoup plus intéressante et éclairante. Il indique sa formation, son goût pour le surréalisme (Magritte) et pour Francis Bacon, ses hésitations entre graphisme et art, ses premiers travaux. Bien souvent, il montre que certaines images ont été réalisées sans intention consciente de signification, davantage pour leur force intrinsèque. Ainsi, la part symbolique et métaphorique de son travail s’est construite peu à peu et cela fait que certaines interprétations proposées par des enfants lui semblent aussi vraies que celles qu’il peut donner, qu’il n’a construites qu’après coup. La réception par les enfants de ces albums est extrêmement intéressante, comme ce qu’il décrit du processus de création de ses principaux ouvrages. Un chapitre consacré à son travail d’illustration de textes d’autres auteurs (Carroll, McEwan…) est lui aussi très éclairant. Enfin c’est un ouvrage qui n’apportera peut-être que peu d’éléments nouveaux à ceux qui connaissent bien Anthony Browne, mais qui propose un parcours complet accompagné de nombreuses images fort bien choisies et reproduites et qui donne des informations intéressantes sur la genèse et la réception de ses œuvres. Pour les autres, ce sera une belle découverte et une clé pour entrer dans l’univers complexe de cet auteur.

 

C’est moi qui lapin

C’est moi qui lapin 
Jean Gourounas
Rouergue

               Fais comme moi

Par Chantal Magne-Ville

peinture, création,  Jean Gourounas, Rouergue, Chantal Magne-VilleUn joli petit livre au format carré, aux illustrations tout en douceur, dont le titre joue sur les mots « lapin » et « la peins ». Il s’agit en effet de peinture. Un petit lapin blanc s’adresse directement à son lecteur, en commentant ce qu’il est en train de créer au moyen de couleurs variées. La surprise naît du fait que peu à peu les formes approximatives ainsi créées – pré, nuages, soleil, fleurs… – viennent  peu à peu orner le corps du lapin, qui se complète, et ce de jour comme de nuit. Ces transformations au caractère quelque peu magique sont soulignées par un texte minimaliste qui parfois rime, ajoutant ici et là une touche de  poésie. Une incitation à la création en toute simplicité.