Trek

Trek
Pete Oswald
Helvetiq 2021

La famille qui plantait des arbres

Par Michel Driol

Cet album sans texte raconte la journée d’un père et de son enfant. L’homme réveille l’enfant qui s’habille, prépare son sac, puis ils partent en voiture et commencent une randonnée qui les conduit au sommet de la montagne. Là, ils sortent du sac un petit arbre et le plantent, au milieu d’autres arbres,  puis retournent chez eux, où ils feuillettent l’Album de famille sur le canapé. Sur les photos, sépia, noir et blanc, couleurs, on voit que de génération en génération se perpétue cette tradition, de planter  un arbre.

L’album apparait d’abord comme une ode à la nature et à sa préservation. Les images montrent des paysages grandioses où vivent nombre d’animaux sauvages, que l’on suit à la jumelle ou dont le sol garde la trace du passage : autant de signes de vie à observer, à protéger. Il apparait ensuite comme la description des relations d’un père avec son enfant : un père qui joue (aux boules de neige), montre la nature, donne confiance et rassure dans les passages dangereux, pose la main sur l’épaule de son enfant, le protège en lui donnant un casque d’escalade. Tous deux regardent dans la même direction, mais tout est dit dans le regard complice qu’ils échangent, vu dans le rétroviseur de la voiture. C’est enfin un album sur la transmission à travers une coutume familiale qui a traversé plusieurs générations, et dont la nature porte la trace. Cette journée apparait donc quelque part comme un rite d’initiation aux mystères de la nature et de la vie familiale. L’album tire toute sa force des illustrations, respectant ainsi le silence de la nature sans distraire le lecteur par des bavardages ou des commentaires inutiles : il se passe de texte (mises à part quelques onomatopées discrètes) pour magnifier ces petits riens  (objets, gestes, attitudes), ces moments partagés qui disent la force de l’amour et de la vie.

Un album touchant qui laisse au lecteur une puissante  impression de quiétude : zen…

Le tournesol est la fleur du Rom

Le tournesol est la fleur du Rom
Ceija Strojka – Illustrations d’Olivia Paroldi
Editions Bruno Doucey – 2020

La vie, malgré tout !

Par Michel Driol

Les éditions Bruno Doucey ont la bonne idée de publier une version pour enfants du recueil de Ceija Strojka, Auschwitz est mon manteau, édition augmentée de poèmes inédits. Le changement de titre signale comme un nouveau pacte de lecture avec le lecteur, qui passe de l’hiver et du repli sur soi, de l’horreur évoquée par Auschwitz à la fleur lumineuse, à l’été, au soleil. Et, de fait, si le recueil enferme bien en son sein les poèmes relatifs au traumatisme que fut Auschwitz pour l’auteure – rappelons que, tzigane, elle y a été enfermée – il s’ouvre et se clôt sur des textes emplis de lumière et de joie de vivre.

Des textes qui disent le lien avec la nature, fleurs, ruisseau, animaux. Des textes qui disent l’enracinement dans une terre, l’Autriche. Des textes qui disent le temps qui passe et la transmission d’une génération à l’autre. Des textes aussi qui disent l’enfance, enfance volée dans les camps,  enfance à qui les textes s’adressent dans ce « tu » presque omniprésent, enfance invitée à chanter et à vivre. Et, au cœur de ces textes remplis de joie de vivre et d’espoir, une série de souvenirs douloureux liés aux camps, à la disparition du père, textes bouleversants sur l’enfance au garde à vous, maltraitée, textes qui se terminent sur une autre fleur, celle du père, le chrysanthème. Un texte final s’adresse aux descendants, texte rempli d’espoir et d’émotion, pour tisser le lien entre une enfance et une autre, pour dire l’amour qui lie et la beauté de la vie à partager.

Cette édition est enrichie de quatre poèmes inédits, dont la facture tranche avec le reste du recueil, textes fondés sur des anaphores, des questions réponses, comme autant de comptines dans une forme qui fait penser aux devinettes, textes pour dire la douleur, mais aussi l’étrangeté du monde.

Comme toujours dans la collection Poes’histoire, l’illustratrice a été choisie avec soin, et propose un travail lumineux, coloré, qui magnifie l’enfance avec une petite fille au visage expressif, mais qui montre aussi les barbelés, évoque de façon à la fois réaliste et métaphorique les camps.

Ce beau recueil offre l’occasion de s’intéresser à l’autrice, trop peu connue en France, poète et peintre Rom décédée en 2013.

Le Livre du rien

Le Livre du rien
Rémi Courgeon
Seuil Jeunesse 2020

Et si rien n’était écrit…

Par Michel Driol

Quelques jours avant sa mort, son grand-père offre à Alicia le livre du Rien : un bien étrange ouvrage, dont toutes les pages sont blanches, et qui devra rester immaculé.  Ce livre permettra à Alicia, dès qu’elle l’ouvrira, d’avoir des idées, petites, grandes ou géniales… En grandissant, Alicia se découvre une passion pour la cuisine, en fait son métier avec son amoureux, jusqu’au jour où un incendie détruit ce livre. Alicia en fait fabriquer un nouveau, ce que l’imprimeur n’arrive pas à faire. Car, ce qu’il lui livre, c’est l’album que le lecteur tient entre ses mains.

Que transmettre sans influencer ? Comment permettre à chacun d’avoir confiance en lui et de bien remplir sa vie ? Voilà un album qui dit que rien n’est écrit, que c’est à chacun d’écrire sa propre histoire, de réaliser ses propres rêves, d’avoir ses propres idées, tout en gardant un lien avec le passé, avec ses ancêtres. La force du livre offert par le grand-père, c’est de laisser au lecteur toute sa place d’acteur de sa vie, mais de l’accompagner, d’être là, comme un objet transitionnel dont il faut préserver l’intégrité. Au-delà de l’histoire d’Alicia, c’est de l’humanité toute entière qu’il est question, en particulier avec cette illustration montrant des hommes préhistoriques étonnés par une fermeture éclair, invention aussi géniale que la mousse au chocolat. Qu’est-ce qu’une idée qui change réellement la face du monde ? Par ailleurs, l’ouvrage évoque la création : comment, à partir de rien, faire naitre quelque chose ? C’est bien là le sens de poiein en grec, qui donnera le mot poésie. Ces problématiques profondes et sérieuses sont traitées ici sous forme de parabole, avec un humour qui se ne dément pas. Humour du cadeau paradoxal du grand père, humour des dialogues, humour des illustrations, humour de la pirouette finale, humour de la couverture (lettres dorées sur fond rouge) qui évoque les livres publiés par Hetzel, livres savants destinés à transmettre un savoir encyclopédique. Comme si on avait changé d’époque dans la relation au savoir et au livre, comme une façon de dire que les réponses ne sont pas forcément dans les livres, mais dans l’individu qui les lit.

Un drôle d’album plein d’originalité, qui se met en abyme, pour dire que l’imagination et de la création sont à la portée de chacun.

Le Secret du clan

Le Secret du clan
Gilles Baum – Illustrations Thierry Dedieu
HongFei éditions 2020

Il y a des choses qu’on peut admirer sans comprendre

Par Michel Driol

Comme chaque été, un grand-père accueille sa petite fille dans son ile de pêcheurs. Elle remarque qu’il a un crabe tatoué sur l’avant-bras, comme quelques autres insulaires, et, le soir de la fête des âmes, elle le montre à son grand père. Un peu plus tard, il l’emmène avec lui voir un crabe géant, secret du clan, et lui donne, avant son départ, un crabe origami.

Cette histoire, simple en apparence, qui reprend les codes de l’enquête sur une chose étrange, offre différents niveaux de lecture. D’une part il est question de la relation entre une petite fille et son grand père, de ce moment de complicité que constituent les vacances. Il est question aussi de la relation entre la science et l’expérience, l’instituteur prouvant qu’il va faire beau, alors que le grand père sait qu’il va pleuvoir. Il est question d’héritage culturel, qui saute une génération : le père a quitté l’ile, lui tournant le dos, c’est à la petite fille de s’emparer de cette histoire familiale, selon le vœu de la grand-mère décédée. Il y est question de la nature, surprenante, à observer, à admirer, à protéger. Il y est enfin question d’initiation, de recherche d’une transcendance, symbolisée par ce crabe majuscule, majestueux, quelque chose comme la recherche du sacré, qui dépasse les générations, réunit vivants et morts dans la contemplation de quelque chose à admirer, sans forcément le comprendre. Tout ceci est suggéré dans un texte énoncé par la petite fille, dans une langue d’une grande simplicité, un texte qui se veut aussi concret et factuel que possible, mais qui donne la parole au grand père pour justifier les raisons du secret et le mettre à distance par rapport aux pouvoirs établis (science, argent, forces de l’ordre)..

Les illustrations de Dedieu  se concentrent sur les personnages, en faisant disparaitre tout arrière-plan pittoresque. Cette extrême stylisation ne conduit donc pas dans un extrême orient de pacotille, mais tente, à la façon peut-être d’une esquisse, d’en dire l’essence même, en parfait écho à l’album.

Un bel album qui signe ici la dixième collaboration entre ses deux auteurs.

Les Petits Malheurs

Les Petits Malheurs
Jean-Claude Dubois – Images Estelle Aguelon
Cheyne

L’art d’être grand père

Par Michel Driol

39 poèmes en vers libres qui disent la relation entre des grands-parents et des petits enfants. Tout commence par la présentation de la famille : les deux grands parents (Opa et Oma) et les cinq petits-enfants. Suivent alors des sortes d’instantanés, petits riens de vacances, promenades estivales, courses, devoirs de vacances, questions existentielles. Le recueil se clôt avec la rentrée des classes et le départ des petits-enfants.

Le titre invite à rechercher, dans ce bonheur partagé, ce que sont les petits malheurs : une petite blessure, la solitude, le silence ou les pleurs d’un enfant, sans que l’on sache quoi dire, la mort, la séparation. C’est là que, dans la tendresse de cette relation, le recueil prend une dimension philosophique : ces petits malheurs, à l’échelle d’un homme, le sont-ils pour des enfants ? Un enfant doit pouvoir s’abandonner aux larmes.  Il est question d’apprentissage et de découvertes, d’étonnements devant les choses du quotidien, du pain laissé pour les poules à l’église au centre du village, mais aussi de l’école. Là, c’est le grand-père qui questionne cette dernière, non sans humour. L’école apparait alors comme un lieu étrange, artificiel et superficiel face à la profondeur de la relation vécue pendant les vacances.

Je rêve d’une école où on leur apprendrait la nostalgie, et non à lire, écrire et compter, les points cardinaux, ou ce qu’est un métro.

Après Hugo, Jean-Claude Dubois renouvèle l’art d’être père : l’art de perdre au jeu tout un été, l’art de guetter les mots que forment  les enfants, l’art d’être indulgent, de comprendre l’enfance et de la prendre au sérieux. Le tout est dit dans une langue quotidienne, simple, qui tisse le « je » de l’auteur avec le « on » du couple et le « ils » des enfants.  Cette immédiateté de la langue n’empêche pas des subtilités ou des trouvailles linguistiques :

Il y a des exercices difficiles :
par exemple celui où il faut écrire
une jolie phrase
mais conjuguée au passé perdu.

Nostalgie, temps qui passe, parenthèse de l’été, transmission, ce recueil dit, avec une grande simplicité et modestie, beaucoup de choses de cette relation entre grands-parents et petits enfants. Les images d’Estelle Aguelon, à base de cartes à jouer découpées, donnent un côté ludique au recueil.

Cet ouvrage fait partie de la sélection pour le prix de la poésie Lire et Faire Lire 2018

Miss Ming

Miss Ming
Valérie Dumas – Jean-Pierre Blanpain
HongFei 2017

La pierre de rêve, ou la grand-mère retrouvée

Par Michel Driol

Lila revient chez sa grand-mère, la fameuse Miss Ming. Au-delà du champ d’Antonio, elle retrouve la maison inhabitée désormais, et ses souvenirs. Se dessine alors le portrait en creux de cette grand-mère, à travers les objets exotiques omniprésents qui évoquent celle qui a été une grande voyageuse dans sa tête. Lila se souvient de ses sept ans, de la fête d’anniversaire organisée par sa grand-mère, et de son cadeau, un étrange objet à la quête duquel elle se lance : une pierre de rêve qu’elle retrouve dans l’armoire rouge. Elle la regarde et y retrouve la figure bienveillante et initiatrice de sa grand-mère, accompagnée de la figure protectrice d’Antonio.

L’album tisse finement plusieurs fils : celui de la province française, avec son paysan, ses vaches et ses fromages et celui de l’exotisme, avec ses cerfs-volants, ses figurines chinoises ; celui du souvenir de la grand-mère, des jours heureux de l’enfance et celui du voyage dans la vie qui reste à parcourir ;.celui de l’ancrage dans le réel, avec la maison, la brouette, l’escalier… et celui du merveilleux avec les dragons, voire du fantastique avec cette bague qui apparait mystérieusement à la fin dans la main de Lila.  Le tout est rythmé par la voix de la grand-mère, qui résonne encore « Lila ma douce… » L’album ne manque pas d’humour, en particulier dans le portrait de cette grand-mère, Miss Ming. « Pas de doute, ici tout est Ming » assure le texte, tandis que l’illustration montre un éventail « Restaurant la baie d’Along » ou une carte « pour votre fête ». Se mêlent ainsi, au fil des pages, des chinoiseries, des porcelaines, un robot, des théières qu’on croirait sorties de chez Jérôme Bosch, des clowns, des poupées, des dessins d’enfant… jusqu’à l’épure finale de la pierre de rêve qui fait passer dans une autre dimension, plus orientale, avec les silhouettes des montagnes et la grue en vol.

L’illustration – à quatre mains – est particulièrement réussie et riche. Elle aussi mêle les aquarelles colorées  de Valérie Dumas aux linogravures  noir et blanc de Jean-Pierre Blanpain.  On prend plaisir à observer tous les détails, à pénétrer, comme par effraction, dans cet univers particulier qui porte la trace de la grand-mère disparue et d’un passé qui ne sont  plus.

Voilà un album plein de tendresse où il est question avec légèreté de dépaysement, de transmission, d’interculturel et de voyage immobile.

 

La Promesse de l’ogre

La Promesse de l’ogre
Rascal, Régis Lejonc
L’école des loisirs (Pastel), 2015

Tuer le père

Par Anne-Marie Mercier

Le fils de l’oLa Promesse de l’ogregre ne veut pas manger de l’enfant comme son père. Il lui fait promettre d’arrêter de les chasser et de les tuer, mais la promesse n’est pas tenue bien longtemps. L’ogre est ici absolument classique, grand, avec une barbe, sale, et maniant un grand couteau… L’histoire se conclut par la mort du père et la survie de deux enfants, le fils de l’ogre et la fillette qu’il a sauvée.

Le titre rappelle vaguement quelque chose : peut-être « promesse de l’aube » ? C’est bien une histoire de parentalité. C’est aussi une histoire d’amour entre un fils et son père, et pourtant de solitude et d’incompréhension. Ce désir de « chair tendre » du père pourrait signifier bien des choses et des situations où l’addiction d’une part et la honte d’autre part sont plus fortes que l’amour. Il pourrait aussi suggérer la nécessité de rompre les coutumes ou croyances mortifères que l’on transmet d’une génération à l’autre. Les dessins de Lejonc rendent magnifiquement ce conte cruel avec une palette très colorée, parfois sombre et grinçante.

Les 5 poches

Les 5 poches
Jean-Louis Cousseau,
illustrations de Didier Jean et Zad
2 Vives Voix(Bisous de famille), 2012

 Les 5 clés du savoir être

Par Chantal Magne-Ville

Les 5 poches est un magnifique conte de sagesse contemporain, qui retrace le parcours difficile d’un enfant qui est resté longtemps « attaché aux jupes de sa mère », au sens littéral du terme, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’âge adulte. Ce lien privilégié est symbolisé par 5 poches dont la mère ne révèle jamais le contenu de son vivant, repoussant les questions par un : « Tu sauras plus tard, promis ». Quelques images, instantanés pris sur le vif, suffisent à faire pressentir le mal être de cet enfant, sa difficulté à se conformer aux attentes sociales malgré la protection indéfectible de sa mère. La pudeur est de mise, l’expression des sentiments souvent implicite grâce à une phrase qui sait se faire poétique, prenant souvent les mots au pied de la lettre : c’est ainsi que la vie prend l’enfant par les cheveux et tire sans douceur pour le faire grandir. Le texte multiplie les symboles tout en demeurant extrêmement lisible.

Maladroit, objet de la risée des autres, mal adapté, l’enfant trouve son salut en se faisant oublier sous une normalité de surface qui a pour corollaire la solitude. Tout comme le chat botté, au décès de sa mère, il ne reçoit pour tout héritage que le contenu des 5 poches, mais aussi une lettre où est renfermé le mode d’emploi du savoir être. Foin des espèces sonnantes et trébuchantes, les cinq objets transmis cachent en réalité sous leur apparente banalité les cinq clés qui permettent d’échapper à la colère, à l’aveuglement, à la frustration, à la perte de repères et aux pensées négatives. C’est une véritable leçon de vie, apaisante, qui fait le constat que la lettre disait vrai : l’adulte qu’il est devenu est parvenu à s’approprier peu à peu ces nouveaux pouvoirs, en se replaçant dans toute sa lignée familiale, ce qui illustre la force de la filiation et de la transmission intergénérationnelle. Reste le motif de la pelote dont la mère elle-même ne sait à quoi elle sert, audacieuse réinterprétation du mythe de la Parque. L’image fonctionne le plus souvent en collaboration féconde avec le texte, mariant réalité la plus concrète et créations symboliques : témoins  la floraison des désirs qui grimpent partout dans la chambre ou la descendance, avec le chat qui a fait des petits, ou  encore le couple qui se constitue à la sortie d’un labyrinthe. La peinture sur papier de soie, par ses effets de texture, laisse penser à un tissu vivant, à l’image du message de vie qui est véhiculé et de l’idée qu’il ne faut jamais perdre le fil.

Une leçon de vie qui se découvre en toute simplicité, grâce à la force des mots, à la fois lourds de sens et immédiatement saisissables, ce qui en réserve la lecture à des enfants qui ont dépassé « l’âge de raison ».

2 Vives Voix : la jeune maison d’édition créée par Didier JEAN et ZAD en 2009: « des albums qui ont pour ambition d’aborder avec sensibilité des sujets peu traités dans les livres, de renforcer les liens intergénérationnels, et surtout de libérer la parole. »