Avaler la lune, t. 1 : l’ascenseur Lucie Castel, Robin Cousin, Grégory Jarry
Casterman, 2025
L’humanité d’après
Par Anne-Marie Mercier
Voilà une belle BD, qui évoque un peu Moebius par ses lignes et ses couleurs, tantôt flashy, tantôt glauques. Il y a aussi un peu de son style, dans la manière de nous plonger dans un monde à la fois prosaïque et étrange. Après deux lignes d’explications (« il y a 500 ans les humains ont fini par provoquer un gigantesque effondrement et la vie sur terre a presque entièrement disparu… »)., on voit l’héroïne, Agafia, en pleine action: elle calcule son saut dans le vide pour atterrir à son passage sur l’ascenseur qui l’amènera sur la terre, tout en se disputant avec sa mère avec laquelle elle est en communication. Un peu plus tard elle se chamaille encore avec ses parents, cadavres plus ou moins conservés dans des cuves. Retour, 500 ans plus tôt où l’on voit un groupe de savants débattre pour trouver le moyen d’éviter la catastrophe. Un peu plus tard, on apprend comment l’héroïne, Agafia, a été conçue…
C’est un ascenseur fictionnel qui promène le lecteur d’une époque à l’autre, d’un ton à l’autre. Les pages se succèdent avec un rythme soutenu, faisant alterner vignettes aux cases sages et régulières avec des pages plus complexe, mêlant horizontalité, verticalité, images en pleine page…
Le suspens est permanent, l’univers instable, les personnages mystérieux… Beau et intriguant, c’est un bel opus de SF avec des ingrédients originaux mêlés à des schémas plus classiques.
Le Fan-Club des contes de fées. Lettres légendaires compilées par C. C. Cecily Richard Ayoade, David Roberts (ill.)
Traduit (anglais) par Anne-Sylvie Homassel
Hélium, 2025
Lettres fictives
Par Anne-Marie Mercier
Pour ranimer une littérature qui s’endort, rien de tel que l’implication des lecteurs. Un fan-club permet à ceux-ci d’écrire aux auteurs, d’échanger entre eux, de commenter les œuvres ou de proposer d’autres versions. Mais que faire quand ce sont des contes, que les auteurs sont morts, ou ont transcrit des histoires qui circulaient déjà oralement bien avant eux ?
Richard Ayoade a eu la belle idée d’inventer un intermédiaire, C. C. Cecily, qui transmet les courriers, comme d’autres le font pour les lettres au Père Noël. Les courriers sont adressés aux personnages (Petit Poucet, Cendrillon, Petite Sirène…) et sont censés avoir été écrits par des enfants d’aujourd’hui avec leurs codes, leurs réseaux (sociaux), leurs humeurs et leur humour (?).
Le problème est que ce ne sont pas de vraies lettres, ni de vrais enfants, mais bien des textes écrit par un adulte qui les imite, et pas toujours de la meilleure façon. Les contes n’en sortent pas grandis, ni les enfants d’aujourd’hui, mais l’idée était bonne. La lecture est facile, parfois drôle, bien accompagnée par une illustration originale, et l’ouvrage est très joliment fait.
Le Phénix et le tapis volant Edith Nesbit Traduction (anglais) par Amélie Sarn
Novel, 2025
« Je me fiche des souvenirs ! Je veux qu’il se passe quelque chose »
Par Anne-Marie Mercier
Dans la fratrie des quatre enfants de ce roman, il y a tout ce qu’il faut pour que chaque lecteur se sente embarqué : des garçons et des filles, des enfants raisonnables (pas trop) et des déchainé/es, des craintif/ves et des hardi/es. Ils enchainent bêtises sur bêtises, à un rythme étonnant.
Au début du roman, ils évoquent leur aventure passée (La Dernière fée des sables, même éditeur), mais comme le Club des cinq (qui s’est dit-on inspiré de cette série) ils ont hâte d’en enchainer de nouvelles, plus étonnantes encore. Celles-ci prennent de l’ampleur lorsque, après avoir déclenché un début d’incendie en jouant à la magie dans leur salle de jeu, ils font éclore un œuf de pierre, un drôle d’objet qui avait été glissé dans le tapis acheté d’occasion par leur mère. C’est un œuf de phénix, et l’aventure commence… en outre, le phénix leur révèle que le tapis de leur salle de jeu est lui-même magique. C’est un tapis volant et il peut exaucer tous les désirs de voyage, mais avec des limites : on ne peut faire que trois vœux par jour : gare aux imprudents qui dépenseraient tous leurs vœux et se retrouveraient coincés au bout du monde sans pouvoir revenir ! C’est bien sûr ce qu’ils feront…
Les aventures s’enchainent, comme les catastrophes. Le roman est à la fois drôle et haletant. En même temps, on explore la société anglaise de l’époque, avec ses rituels, comme les ventes de charité, ses temples, comme le siège de la Phénix Fire Insurance cie, que l’oiseau croit être dédié à sa gloire et où se déroule une incroyable et hilarante cérémonie d’hommage des employés à l’oiseau. Ambiance Mary Poppins. D’ailleurs, il y a même des parapluies…
Le plus savoureux tient aux incursions fréquentes de la narratrice, à qui la traduction donne un ton un peu désuet tout à fait charmant. Elle s’adresse souvent aux lecteurs, elle commente aussi les actions de ses personnages, qu’elle décrit avec une indulgence amusée: « ni particulièrement beaux, ni particulièrement malins, ni particulièrement sages. Ça n’était pas pour autant des affreux jojos. En fait ils étaient probablement comme vous».
Lorsque les enfants allument un feu : « Ils étaient maintenant seuls dans la maison, avec le phénix et le tapis. Sans oublier les blattes du coffre à jouets. Robert alluma un feu dans la cheminée de la salle de jeux. A ce propos, je ne sais pas si vous savez allumer un feu, pas seulement quand le papier et le bois sont prêts et qu’il n’y a plus qu’à craquer une allumette.
Je vais vous expliquer, comme ça vous pourrez vous débrouiller si jamais vous en avez besoin ». Suit l’énumération des actions de garçon, un peu maladroit, qui se conclut par « Bien sûr, s’écorcher les mains n’est pas du tout obligatoire. Quoiqu’il en soit, les blattes du coffre à jouets furent ravies. Après quoi, les enfants préparèrent le thé. Enfin, ce fut un thé un peu spécial ».
De cette manière, tout est occasion de surprise, et comme les enfants le lecteur s’émerveille de toutes les choses étonnantes qui peuvent survenir, tout en les trouvant absolument normales, justement comme un thé qui serait « un peu spécial ». Les blattes du coffre à jouet (qui ne jouent aucun rôle et sont juste des blattes) côtoient ainsi un phénix, une vente de charité abrite un tapis volant. Edith Nesbit a inspiré de nombreux auteurs de romans de fantasy pour enfants comme CS Lewis (Narnia), Diana Wynne Jones (Le Château de Hurle) et J.K. Rowling (Harry Potter). Les lecteurs français découvrent ainsi un classique anglais de 1904. Si de nombreux textes d’E. Nesbit ont été traduits, celui-ci, il me semble, ne l’avait pas été jusqu’ici, ce qui est étonnant : aurait-il semblé trop excessif aux yeux des éditeurs? Merci Novel !
Grand Canyon Susan Lamb, Sean Lewis (ill.)
Gallimard jeunesse, 2025
Une invitation au voyage
Par Lidia Filippini
Sur la page de couverture, un condor majestueux s’élance à la découverte du Grand Canyon. Le lecteur se sent déjà irrésistiblement entraîné dans son sillage. Le paysage, dans des tons ocre et brique presque psychédéliques, se dessine à travers un dense brouillard qui lui confère un aspect mystérieux. Nous partons à l’aventure donc, à travers ce parc qui, selon une légende locale, aurait pour origine une jeune fille, Pukeheh, seule survivante d’un déluge provoqué par son oncle et qui aurait donné naissance aux deux premiers habitants du canyon, l’enfant du soleil et celle d’une cascade.
Merveilleux écrin de nature, le Grand Canyon occupe 4927 km2. Il est devenu Parc National protégé en 1919. Theodore Roosevelt le décrivait comme « le grand paysage que tout Américain devrait voir dans sa vie ». De fait, il est aujourd’hui un des lieux les plus visités du monde : cinq millions de personnes le parcourent chaque année grâce aux quatre cents employés – Rangers, scientifiques, pompiers, jardiniers, équipes de nettoyage, astronautes et bénévoles – qui l’entretiennent.
Susan Lamb, l’autrice, a justement travaillé comme Ranger au Grand Canyon pendant plusieurs années. Elle maîtrise donc parfaitement son sujet. Divisé en quatre chapitres, l’album aborde la formation du canyon, ses habitants au cours des siècles, sa faune et sa flore. Une dernière section s’intéresse au parc aujourd’hui, aux dangers qui le menacent et aux actions mises en place pour le protéger.
L’album fait la part belle aux superbes illustrations de Sean Lewis qui occupent souvent des doubles-pages entières. Le trait est réaliste, et en même temps enfantin. L’ocre, le brun, le rouge brique, qui se répondent d’une page à l’autre, font le lien entre les différents aspects du parc et entraînent le jeune lecteur dans cette nature grandiose et libre. C’est assurément un album qui donne envie d’aimer le monde et de le protéger !
Quand ils sont venus Andrée Poulin, Sophie Casson
Editions de l’Isatis (Griff), 2024
Petite fable contre les grandes discriminations
Par Anne-Marie Mercier
« Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les catholiques, je n’ai rien dit.
Je n’étais pas catholique.
Quand ils sont venus me chercher,
Il ne restait plus personne pour me défendre. »
Le titre de cet album, « Quand ils sont venus » reprend les premiers mots du texte du pasteur Niemöller, évoquant les persécutions menées par le régime nazi contre les communistes, syndicalistes, etc. L’album reprend le même chemin, en généralisant et en universalisant le propos. Ce « ils », représenté par des personnages en habit militaire et à tête de loup est désigné comme les « Sans Entrailles » : ce n’est donc plus une question de régime ou de pays, mais un groupe de personnes déshumanisées, on aurait pu dire « sans cœur » s’il n’y avait ici la question la justice plus encore que de la compassion. Néanmoins l’histoire est convoquée de différentes manières à travers la représentation des camps de « rééducation » qui sont en fait des « camps de la mort ».
Le narrateur, représenté par un sympathique chien anthropomorphe, apostrophe le lecteur en s’excusant de devoir lui montrer des choses terribles : oui, « certains évènements angoissants et répugnants doivent être regardés en face ». Il commence en douceur, évoquant l’histoire de son grand-père, qui vivait au bord du Lac Paisible, en paix avec ses voisins, renards roux, loups, coyotes, fennecs, ou grands chiens comme lui. Il ne réagit pas lorsque chaque groupe est emmené sans motif. Il ne dit rien, parce que « ce ne sont pas ses affaires » et que, somme toute, lui-même trouve que les uns ont une mauvaise odeur, d’autres ont des mœurs trop libres, d’autres sont trop riches… Ainsi tout le mécanisme de l’oppression totalitaire est mis en lumière : il commence en chaque individu avant de gangrener la collectivité, jusqu’à ce qu’un groupe en profite pour s’approprier les richesses, le pouvoir et les corps.
Dans les dernières pages, on évoque l’espoir et la nécessité d’un combat permanent et de tous contre le racisme, le colonialisme, la persécution religieuse, l’homophobie, toute forme d’injustice. Ces notions sont expliquées et mises en contexte de façon simple et claire, même si le propos est adouci par la représentation de personnages animaux anthropomorphes vêtus de couleurs vives. Les images colorées aux pastels gras sur fond blanc sont belles, presque paisibles, comme ce lac au bord duquel vit le grand-père, enfermé dans ses certitudes. Presque trop beau, mais sans doute le faut-il pour que le lecteur accepte de « regarder en face » la triste histoire de l’humanité.
L’ Étincelle en moi Miguel Tanco
Grasset jeunesse, 2025
L’Amour de la Physique à hauteur d’enfant
Par Anne-Marie Mercier
« Que feras-tu quand tu seras grand ? », cette question est bien agaçante quand ce sont des adultes qui la posent et qu’on a passé la période « pompier, infirmière, organiste ou gardien de zoo ». A lire cet album, on se dit que mieux vaudrait demander si l’on sent une étincelle pétiller prête à embraser un grand feu.
Une fillette s’interroge en voyant autour d’elle ses parents ou ses frères chacun avec un talent particulier, en formulant sa question à travers toute sortes d’interrogations : pourquoi l’eau est-elle transparente et la neige blanche, peut-on aller plus vite que son écho ? etc.
Un beau jour, elle pose toutes ces questions en classe et son enseignante lui répond que « toutes ses questions avaient une réponse, et qu’en cherchant bien tous mes rêves pourraient devenir réalité ». On la voit consulter des livres à la bibliothèque, expérimenter avec l’aide sa famille, et enfin arriver à nommer cette étincelle qu’elle sent en elle et qui aiguillonne sa curiosité : la Physique.
La suite de l’album présente le cahier de physique de la fillette. Elle y note les réponses qu’elle a trouvées et les illustre avec de charmants schémas, brouillons et naïfs. On y évoque la lumière stellaire, la gravité, le principe d’Archimède, le son… Les aquarelles du début, très colorées, également naïves, sont suivies de ces pages imitant un crayonnage sur fond blanc dans une belle continuité.
Katy Carr Susan Coolidge
Traduit (anglais, USA) par Jacques Martine, ill. Myrtille Vardelle
Novel, 2025
Une fille contre-modèle, modèle pour filles ?
Par Anne-Marie Mercier
Le titre original de ce roman, publié en 1872, par Sarah Chauncey Woolsey(Coolidge est son nom de plume) est « What Katy did ». Sous ce titre, c’est une référence connue dans le monde anglophone : chansons de Pete Doherty pour les groupes des Libertines et Babyshambles, titre de deux épisodes de la série Lost, allusions dans un film de J. Jarmusch, etc. En somme, c’est un personnage extrêmement populaire, mais un roman inédit en France jusqu’à cette édition. On peut encore une fois remercier les éditions Novel de nous faire découvrir et savourer de belles œuvres qui ont marqué l’histoire de la littérature pour la jeunesse, après celles de Lucy Maud Montgomery (Anne de Green Gables, Canada) et d’Edith Nesbit (Angleterre).
La raison en est à chercher sans doute dans le caractère hybride du personnage principal: au début du roman, Katy est une fillette de douze ans pleine d’énergie et prête à toutes les bêtises, bravant en compagnie de ses cinq frères et sœurs l’autorité de leur pauvre tante Izzie qui s’occupe d’eux depuis la mort de leur mère. Incapable de rester en place, toujours ébouriffée, ruinant ses vêtements, elle est un parfait diablotin. Elle a aussi des ambitions littéraires, elle écrit des histoires, et y embarque les autres enfants. Cette première partie est une succession de chapitres faisant alterner moments parfaits (invention de jeux, pique-nique, cabanes…) et catastrophes qui mettent en émoi la famille, le voisinage, l’école… Katie a de drôles d’idées et sait entrainer les autres dans ses délires.
Elle nourrit aussi de grands espoirs pour sa vie d’adulte, et rêve d’accomplir de grandes choses. Elle rêve aussi d’être un jour aussi parfaite que sa cousine Helen, une jeune fille belle, élégante, douce, joyeuse, qui a perdu l’usage de ses jambes à la suite d’un accident. Or, un autre accident, causé par une désobéissance et une imprudence, coupe les ailes de Katy : elle reste paralysée des membres inférieurs et doit garder le lit, avant de pouvoir utiliser bien plus tard une chaise roulante. Pendant quatre années, sa patience est mise à l’épreuve et elle prend alors modèle sur sa cousine et elle arrive peu à peu à suivre ses conseils pour pouvoir agir quand même, aider ses frères et sœurs et espérer faire quelque chose de sa vie.
Les bêtises de la première Katie sont spectaculaires et dangereuses, jusqu’à l’accident qui en clôt la série. Celles de la Sophie de la comtesse de Ségur (certes plus jeune) sont minuscules à côté. Katy offre ainsi un pendant féminin à la longue série de garnements romanesques initiée auparavant par Les Aventures de Jean-Paul Choppart de Louis Desnoyers. La suite, édifiante, est bien sûr moins distrayante, mais elle offre un ancrage sérieux et montre différentes façons de réagir à une pareille épreuve : révolte, dépression, premiers essais pour s’adapter, échecs, puis, pas à pas, installation dans une vie limitée qui est une vie malgré tout et reprise de projets d’avenir, avant même le happy end de la guérison.
C’est un personnage très attachant que cette Katy, de même que toute sa fratrie, pleine de fantaisie et d’énergie (le « journal intime du gourmand de la bande, Dorry, 6 ans, est charmant, et les poèmes et les spectacles créés par Katy et sa fratrie ou ses amies sont… un poème). Les personnages secondaires comme celui du père, médecin, attendri par l’inventivité de ses rejetons mais sachant rappeler les grands principes, de la tante Izzie, débordée et un peu ridicule parfois mais dont la mort offre de belles pages, des voisines, des amies… donnent aux courts chapitres, bien rythmés, de la variété et beaucoup d’humanité.
Bien sûr, tout cela est daté mais voir un personnage féminin traité de la sorte en littérature de jeunesse est réjouissant. La vie de son auteure, femme éduquée et indépendante explique sans doute ceci. Le succès de ce roman montre que les jeunes américaines ont bénéficié très tôt d’exemples de fillettes puissantes, avec les modèles comme Katy ou Jo March (LesQuatre filles du Dr March), dans des romans où ce sont les mères et non les pères qui sont absents.
Toto Hyewon Yum
Traduit (anglais) par Ilona Meyer et Caroline Drouault
Les éditions des élépahnts, 2025
Ma tache est moi ou ma tache et moi
Par Anne-Marie Mercier
Quand on subit une compagnie indésirable, autant s’en faire une amie : c’est ce qui se passe avec la tache de naissance rose qui couvre la moitié du front de la petite fille. Pour l’apprivoiser, elle l’a appelée Toto. Elle sait que cette tache révèle son humeur, changeant de couleur avec ses émotions mais aussi qu’elle est parfois la seule chose que les gens voient d’elle, au prime abord.
Tentatives pour le masquer, discours rassurants de l’entourage, Toto connait des hauts et des bas, jusqu’au jour où la fillette se fait une nouvelle amie…
Les crayonnés au crayon de bois créent un univers de gris variés sur lesquels tranche la tache rouge de Toto et les rougeurs subites de honte. Les interrogations de la fillette sur son identité, avec ou sans sa tache, les scènes de contemplation de miroir ou de vis-à-vis lui donnent toute sa profondeur.
En dernière page, un texte de l’auteure racontant sur sa propre expérience de tache de naissance accompagne cette réflexion et invitent à considérer ces détails comme des traits distinctifs comme d’autres.
Cette confrontation de soi à soi rappelle un album récent de Béatrice Alemagna, Bertha et moi,dans lequel le nom de Bertha est donné à une croute provoquée par une chute.
Célia Garino, auteure des Enfants des feuillantines(2020), nous emmène à nouveau dans une maison. Comme dans la précédente, une femme métis y règne sur beaucoup d’enfants plus ou moins orphelins, et sur quelques animaux. Cette fois, les enfants sont moins nombreux, mais le poids qu’ils portent est aussi lourd : il y a Kelvin, le narrateur, enfant martyrisé qui, s’il use d’un langage châtié quand il raconte, utilise un langage constamment agressif, ordurier et obscène dans les dialogues. Il y a Lola, jeune mère de seize ans, Yacine, autiste terrorisé par tout, Alicia, petite fille trisomique heureuse (ici, petit cliché) et Jézebel, mutique, qui vit dans une chambre transformée en poubelle, et puis il y a Sonja, éducatrice qui dirige souplement cette maison d’accueil pour enfants placés dont personne ne veut plus nulle part : « au bout du monde », c’est non seulement une maison loin de tout, c’est aussi le bout du chemin du décrochage, la dernière chance. On découvre peu à peu l’entourage : Florian, l’agriculteur père d’une fille handicapée, les habitants de la ville voisine qui achètent ses légumes, des acteurs de la protection de l’enfance, des tortionnaires d’enfants…
Kelvin, est issu d’un couple catastrophique : alcooliques, drogués, et surtout cruels, ses père et mère le maltraitent, tant physiquement que psychologiquement. Lorsque son père assassine son lapin, il porte plainte auprès de la police qui réagit, ce que ses enseignants n’avaient pas fait (on a du mal à y croire aujourd’hui, mais ce sont peut-être des souvenirs d’un autre âge). En foyer, il devient une terreur, maltraitant à son tour enfants et adultes, dangereux pour tous. Arrivé dans la petite maison de Sonja, après un moment de révolte mauvaise, il finit par observer ce qui se trouve autour de lui. Il y a des enfants, cassés comme lui, mais pas de la même manière. C’est d’abord la curiosité qui le pousse à essayer de découvrir qui sont ces êtres qui partagent avec lui un toit et l’affection de Sonja.
L’autrice trace d’elle un très beau portrait, emblématique de bien des personnes qui font le métier d’éducateur spécialisé, héros trop méconnus de nos sociétés qui fabriquent quantité d’enfants perdus. Ses tenues bohèmes et colorées, ses recettes de cuisine végétarienne, ses silences, ses rires et ses chagrins, et surtout ses secrets que l’on découvre peu à peu, en font un pivot du roman.
On voit avec plaisir (et un peu de perplexité) Kelvin se détendre, se calmer, devenir à nouveau capable de ressentir des émotions, de dompter la « bête » qui sommeille en lui. Il franchit peu-à-peu les étapes qui le ramènent à la vie sociale après un certain nombre d’à-coups plus ou moins violents. L’histoire de Kelvin est pleine d’optimisme et entretient l’espoir : espoir que l’hérédité ne soit pas une fatalité, qu’on ait droit à l’erreur, qu’on puisse être compris et aidé, même par des policiers ou des vieilles dames et enfin qu’on puisse être épaulé par des enfants a priori plus lourdement handicapés que soi.
Il y a un peu de Nils Holgersson dans cet enfant méchant converti par la faiblesse, mais la comparaison s’arrête là : à part un voyage à Rouen pour voir la mer, le trajet de métamorphose de Kelvin s’accomplit sur place, et sans oies (mais avec une chèvre). En un style nerveux, nourri de dialogues crus et rapides, ce roman a un tonus particulier.
Allers-retours Nina Le Comte
CotCotCot éditions, 2020
Kafka après le rivage
Par Anne-Marie Mercier
« Le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice et de l’amour ». Cette phrase de Simone Weil (la philosophe) donnée en exergue indique le propos de cette histoire sans parole, énigmatique : un personnage juste débarqué d’un bateau est extrait par une main invisible et se retrouve dans un lieu inconnu. Des escaliers, des portes nombreuses, mais murées, des couloirs longs et sombres, le sentiment de se perdre, de se noyer… et revenir à la case départ.
Ce parcours kafkaïen où règnent la solitude et l’absurde semble être une métaphore de l’exil. Il figurerait en tout cas bien le parcours de migrants qui avancent sans carte ni repères dans un monde inconnu plein de chausse-trappes. Le tragique de la situation est souligné par des formes géométriques imparfaites, des voies qui ne mènent nulle part, des perspectives aberrantes… et un retour à la case départ : enfermement total dans l’errance.