La Clé des champs

La Clé des champs
Audrey Faulot
Gallimard jeunesse, 2021

La clef du succès

Par Anne-Marie Mercier

Le concours du premier roman, organisé par Gallimard jeunesse, RTL et Télérama, se révèle encore une fois une excellente idée : après avoir révélé pour sa première édition Christelle Dabos (La Passe-Miroir, 2013), puis Lucie Pierrat-Pajot (Les Mystères de Larispem, 2016) et Kamel Benaouda (Norman n’a pas de super pouvoir, 2018), il met en vedette Audrey Faulot, avec un roman original et sensible.

La narratrice, Robine Larcin (nommée Robine en hommage à Robin des bois, le voleur généreux), appartient à une famille de voleurs célèbres. Le monde dans lequel se déroule son histoire n’est pas tout à fait le nôtre. On y découvre une société de voleurs, avec ses propres règles et ses traditions, qui vit cachée dans un monde semblable à celui que nous connaissons, un peu comme dans Harry Potter les Sorciers peuvent côtoyer les Moldus. Les jeunes gens y sont éduqués à leur manière et apprennent les techniques et l’histoire du vol sous toutes ses formes. Ils sont soumis avant d’entrer dans l’âge adulte à une épreuve d’initiation qui consiste à voler un objet sans aucune aide extérieure en un laps de temps court. Celui qui échoue est mis au ban de la société, relégué dans le monde des « Marchandeurs » (ceux qui obtiennent ce qu’ils désirent en payant), les Moldus en somme.
La malheureuse Robine est à l’image de tous ces enfants précédés par des frères ou sœurs brillants et parfaitement adaptés à leur monde et au désir de leurs parents alors qu’eux-mêmes ne se sentent pas à la hauteur et n’en ont aucun désir. Heureusement pour la morale du livre, Robine n’aime pas voler et elle préfère fabriquer de ses mains ce qu’elle ne peut acheter. C’est heureux aussi pour l’intrigue car son inadaptation et sa manie de poser des questions lancent l’histoire et la dynamisent.
Après une gaffe plus grave que les précédentes, elle est envoyée dans un pensionnat-école de jeunes voleurs, sa dernière chance pour se remettre dans le droit chemin selon ses parents. Elle y rencontre d’autres enfants placés là pour des raisons différentes, apprend peu à peu l’histoire de chacun, apprivoise difficilement ses ennemis – qui regroupent au début à peu près tout le groupe –, se fait non des amis mais des personnes avec lesquelles elle crée un lien. C’est un livre très juste sur les relations entre adolescents, les groupes, les rapports avec l’autorité, la délation et la solidarité.
C’est aussi une variation drôle sur le thème des « college novels » rendus populaires en France avec Harry Potter : toutes les disciplines (mathématique, culture, sport, chimie…) sont mises au service des différentes techniques de vol ; le directeur, les professeurs et surveillants, souvent un peu bizarres font une belle galerie de portraits, et les couloirs nocturnes permettent des rencontres inquiétantes.
Le college novel se fait rapidement roman policier quand la Clef des champs, relique précieuse conservée dans le bureau du directeur est dérobée. Pour sauver un camarade injustement accusé, Robine propose au terrible directeur de mener l’enquête et de lui amener le coupable. Pour cela, elle devra interroger de nombreuses personnes, suivre une multitude de fausses pistes, s’aventurer dans un village de marchandeurs, tout cela sans rien voler car elle en est incapable. Comble du paradoxe, sa seule escroquerie sera de passer son initiation avec succès en se voyant attribuer le larcin d’une autre qui de son côté sera bien contente de le lui faire endosser.

De nombreux rebondissements, des personnages originaux et attachants, un monde décalé avec humour, tout cela fait un cocktail parfait auquel s’ajoute la touche indispensable de l’animal totem aimé (une pie, bien sûr).

La Passe-miroir, 1 : Les fiancés de l’hiver

Les mystères de Larispem, t. 1 : Le sang jamais n’oublie

Méditer avec les Zamizen. Apprendre les émotions en s’amusant, vol. 1

Méditer avec les Zamizen. Apprendre les émotions en s’amusant, vol. 1
Marc Singer, Stéphane Mallard, Agathe Singer (ill.), Iris Singer et Robbie Marshall (chant), etc.
Voltaire et les Zamizen, Maison Eliza, 2021

Méditer en chantant

Par Anne-Marie Mercier

Voltaire, ne rêvez pas, c’est un chat, mais un chat quasi-philosophe… Il serait plutôt du côté du Zen, comme le titre l’indique et comme le programme le montre : « ne pas se laisser déborder par les émotions, quand on est stressé, en colère, quand on a peur, quand on n’est pas d’accord avec quelqu’un, ce qui arrive à tout le monde ».
Calmer le jeu, faire une pause, travailler sur sa respiration. Rompre avec le mécontentement, être attentif à son humeur comme à la météo, s’initier à la méditation, apprendre à accueillir la nouveauté, l’autre…
Tout cela est présentés en textes et en mini BD qui mettent en scène le chat et mettent en chansons les histoires pour illustrer le thème. Elles sont présentées dans le livre, sous la forme de textes poétiques en pages de gauche et de portées musicales en page de droite : voilà de quoi aider les parents et éducateurs à accompagner aussi en musique.
Et pour ceux qui ne sauraient pas en jouer il y a le CD, ou le Qr code : tout est prévu ; on y trouve la chanson joliment accompagnée au xylophone, à la guitare, au saxo, etc.  et les paroles qui guident la méditation.

Voltaire et les Zamizen, c’est une équipe, un projet, un programme pour l’école ou la famille, une boutique (qui vend le livre et un jeu de cartes sur les émotions), un site. Leur but : « transmettre aux enfants les clés pour inventer un monde plus paisible et heureux. Un monde plus ouvert et bienveillant ».

 

Recto-Verso. petit jeu de mémoire

Recto-Verso. petit jeu de mémoire
Pascale Estellon
Les Grandes personnes, 2021

Jouer comme on lit

Par Anne-Marie Mercier

24 cartes, un mode d’emploi simple, et voilà : le jeu est prêt.
C’est un memory, mais pas seulement. Sur une face est inscrit le mot et dessinée la chose, en noir et blanc. Sur l’autre face, une forme géométrique en couleur évoque plus ou moins l’image du revers. Ainsi la mémoire s’accompagne de la déduction et on assimile les formes et les couleurs. Le renard est associé à un losange orange, le serpent à un serpentin rouge, les étoiles à un triangle… rose.
On peut jouer dans les deux sens : en déduisant le mot de la forme ou la forme du mot.

Jolies images, belles couleurs, belle impression, carton doux au toucher boite élégante, on retrouve les qualités des Éditions des Grandes Personnes appliquées ici au domaine du jeu. Voilà un jeu de memory qui se démarque des nombreux imagiers un peu criards ou platement photographiques habituels.
Découvrir sur le site de l’éditeur.
C’est donc un nouveau domaine auquel Pascale Estellon s’attaque après avoir fait paraitre chez le même éditeur des abécédaires et imagiers tous splendides de simplicité et d’élégance.

 

Histoires comme ça

Histoires comme ça
Rudyark Kipling, May Angeli (ill.)

Seuil jeunesse, 2021

Comme ça ! gravées sur bois, et en couleurs

Par Anne-Marie Mercier

Les Histoires comme ça illustrées par May Angeli et publiées par les Editions du Sorbier, notamment dans la collection « Au berceau du monde », étaient épuisées, et c’était bien dommage car les gravures sur bois de May Angeli ont un charme particulier et conviennent parfaitement à l’esprit de ces récits, « histoires des hautes époques, contes du Grand-Autrefois ».
Voici donc à nouveau réunies les douze histoires de Kipling.  Si « L’enfant d’éléphant » et « Le chat qui s’en va tout seul » sont bien connus, dans la catégorie des contes étiologiques, on gagne à découvrir tous les autres, et notamment ceux qui concernent l’invention de l’écriture, et à méditer sur le dernier, étonnante anecdote sur la sagesse de la reine, Belkis, l’une des épouses du roi Salomon…
Liste des contes :

  • Histoire de la baleine et de son gosier
  • Comment il poussa une bosse au chameau
  • Comment le rhinocéros se fit la peau
  • Comme le léopard se fit des taches
  • L’Enfant d’Eléphant
  • Le refrain du vieux kangourou
  • Le début des tatous
  • La 1ère lettre
  • Comment on fabriqua l’alphabet
  • Le Crabe qui jouait avec la mer
  • Le Chat qui s’en allait tout seul
  • Le Papillon qui tapait du pied

Il est hélas trop tard pour visiter l’exposition que la BnF a consacrée aux œuvres de May Angeli mais on peut en voir quelques images sur le site.

 

 

Le Jour où Vicky Dillon Billon n’a pas bu son bol de lait

Le Jour où Vicky Dillon Billon n’a pas bu son bol de lait
Véronique Seydoux, Hélène Georges
Rouergue, 2022

Western enfantin

Par Anne-Marie Mercier

Malgré son nom imposant, Vicky Dillon Billlon est une petite fille et son histoire tient en quelques mots : elle a renversé son lait et sa mère l’a grondée. Rien de bien passionnant ?
Au contraire : la colère de la fillette l’emporte très loin, à cheval à travers les paysages de l’Ouest américain, accompagnée de toute une bande d’amis sauvages, accomplissant de multiples forfaits, passant de rodéo en bar, etc.
Page après page, on file dans l’imaginaire des westerns avec les aquarelles énergiques d’ Hélène Georges, dessinées à grands traits et peintes avec de grands à plats de couleurs vives (bleu et rouge) dans des décors stylisés. Tout se finira en douceur, la « grosse colère » une fois passée grâce à l’évocation d’un doux parfum.

Timothée Brahms et les dingueries follement dangereuses des mondes possibles

Timothée Brahms et les dingueries follement dangereuses des mondes possibles
Aurélie Magnin

Thierry Magnier, 2022

Je préférerais ne pas…

Par Matthieu Freyheit

On connaît la réponse que Bartelby, le personnage de Melville, oppose aux demandes de son supérieur : « I would prefer not to. »

Bartleby de l’aventure, Timothée Brahms se refuserait volontiers à celles qui s’imposent à lui. C’est que l’on sait les principes de l’aventure qui, battant en brèche les havres du confort, s’avance « à coups de nouveautés », selon la célèbre formule de Jacques Rivière. Le confort, pour Timothée, s’incarne dans un fauteuil Sslurp dont il ferait, s’il le pouvait, le décor de son été. Les adultes en décident malheureusement autrement : ses parents, pris par leur travail, décident de l’envoyer chez ses très étranges grands-parents…

A rebours de toute une littérature qui se plaît à fabriquer l’image d’une jeunesse avide d’aventures et de péripéties, Aurélie Magnin s’amuse à dresser le portrait d’un jeune garçon au souhait moins romanesque mais non moins réaliste : celui d’une paix royale. C’est sans compter l’effrayante inconstance (Timothée dirait : inconscience) des adultes, qui sort le personnage de sa retraite désirée pour le plonger dans l’inconfort de l’aventure.
C’est sous le signe de la mise à distance, notamment par l’humour, qui parcourt l’ensemble du livre, que s’ouvre ce roman dont le personnage voudrait qu’il n’en fût pas un :

« Franchement, il y a encore quelques jours, si j’avais su qu’un livre sur la vie de Timothée Brahms existerait, et que tu le lirais, je t’aurais dit :

– T’as lu le résumé au dos du livre ? Parce que dans ma vie, il ne se passe rien !

Apartés, parenthèses, formules barrées puis remplacées, prises à partie du lecteur se multiplient comme autant d’interventions directes du personnage qui résiste par l’humour aux situations dans lesquelles il se trouve embarqué. Foin de la focalisation traditionnelle de l’aventure qui impose au protagoniste d’être tout aux événements : si la rupture avec le quotidien a bel et bien lieu, Timothée n’a pas l’intention de s’y résoudre et impose à son tour aux péripéties les interférences récurrentes de son esprit caustique. Le procédé, parfois un peu répétitif, anime cependant l’ensemble et offre un agréable contrepoint, l’énergie du langage résistant comme elle le peut à l’énergie des événements, qui emportent Timothée malgré lui. Eloignement, conversations secrètes, rencontres inattendues, mystères et énigmes : les ingrédients de l’aventure sont tous là, mais le tout est pris dans une tonalité joyeuse et loufoque qui prend l’ascendant sur l’action. C’est qu’il est un amusement plus palpable encore : celui de l’auteure qui se plaît, dans un heureux mélange des discours et des points de vue, à appuyer par les réflexions de son personnage le déplaisir que celui-ci prend aux situations dans lesquelles son auteure le met.

 

 

Anne de Redmond

Anne de Redmond
Lucy Maud Montgomery
Traduit de l’anglais (Canada) par Laure-Lyn Boisseau-Axmann
Monsieur Toussaint l’aventure, 2021

« des rêves et de la déraison et qui, un jour où l’autre tous nous habitent »

Par Anne-Marie Mercier

Anne Shirley, « Anne with an E » la petite fille de la maison aux pignons verts (ou « green gables »), puis l’adolescente d’Avonlea, est devenue dans ce volume jeune étudiante à Redmond, où elle commence et achève ses études à l’université en même temps qu’un certain nombre de ses amis d’Avonlea, dont le fameux Gilbert, amoureux transi d’Anne dont le succès ou l’insuccès fait partie du suspens de la série. Le destin des amies et amis de son âge est celui d’une jeunesse : certains meurent, d’autres se marient, certains continuent leurs études, d’autres les arrêtent. Certains deviennent adultes, c’est-à-dire oublient leurs rêves, d’autres, comme Anne, les poursuivent et les font parfois advenir.
L’humour est toujours là avec le portrait d’une micro société ; ici, c’est celle des étudiantes dont la vie est rythmée par des drames et des événements de grande importance : bal, choix de robes et de cavaliers, examen, quête d’une bourse ou d’un logement, choix de carrières ou de maris.
Dépasser les frontières, changer sans rien renier, c’est un peu le pari d’Anne dans ce tome. On le lit dans son refus de voir sa relation avec Gilbert évoluer, dans sa fidélité à ses amies de tous âges et son attachement à sa mère adoptive malgré son caractère brusque, et à l’inénarrable Mme Lynde, malgré tout. Elle est également fidèle à ses paysages, nommant toujours les lieux avec les noms inventés lorsqu’elle était enfant, ce qui fait que chaque volume fait écho aux précédents, construisant son personnage dans la durée.
Enfin, son style, ou plutôt celui que l’auteure lui prête, perd un peu de sa grandiloquence enfantine mais est imprégné de littérature romantique, citant de nombreux poètes (citations heureusement rendues visibles par des notes en bas de page), ou de passages de la Bible. La traduction parfaite de Laure-Lyn Boisseau-Axmann sert parfaitement ce style subtil, qui oscille entre lyrisme et humour.
Les débuts de la carrière littéraire d’Anne donnent un recul intéressant à toute l’entreprise, comme un récit de genèse d’une vocation et de l’élaboration d’une esthétique. Elle  s’essaie à la publication de nouvelles, d’abord en traversant toutes les affres des auteurs dont les manuscrits sont refusés, puis avec succès, succès mêlé de dépit comme un épisode très drôle le montre.
Encore une fois, de chapitre en chapitre c’est tout un monde qui se déploie pour notre grand plaisir, le sujet principal étant, somme toute, la grande palette des sentiments humains. L’amour, bien sûr, parfaitement chaste et imide comme le voulait l’époque, y tient sa place, avec Anne cette fois comme protagoniste. Plus largement le volume de Redmond fait vivre les « rêves et la déraison et qui, un jour où l’autre, tous nous habitent », même la sage Anne Shirley.

Clapas

Clapas
Isao Moutte
Sarbacane, 2021

Du sang dans la Drôme

Par Anne-Marie Mercier

Si vous cherchez un équivalent en BD du film Délivrance, le voici : Clapas raconte l’errance de plusieurs jeunes gens, coincés sur un trajet par une panne ou un éboulement. Leurs tentatives pour trouver de l’aide dans ce lieu isolé, en pleine nature, et même dans le village proche, aboutissent toutes à des catastrophes.
C’est d’autant plus terrifiant que cela se passe en France, dans les forêts escarpées du sud de la Drôme, autour de Luc en Diois où se trouve le Claps (ou Clapas, qui signifie éboulement), plus connu pour ses activités de canoé et d’escalade que pour les assassinats de touristes.
Et pourtant, grâce à l’art du récit d’Isao Moutte, on y croit : l’inquiétude monte progressivement, la description des personnages, notamment celle de ceux qui seront à l’origine de tous les drames, se fait peu à peu, par étapes. Le lecteur prend en sympathie les différents « naufragés de la route », et voit que l’étau se resserre sur tous, implacablement.
Le trait est acéré, les couleurs limitées aux ocres, frissons garantis (on l’aura compris ce n’est pas destiné aux enfants).

Petits portraits de chats

Petits portraits de chats
Collectif
Grasset jeunesse (« la collection »), 2021

Une anthologie classico-moderne

Par Anne-Marie Mercier

Cet ouvrage de la collection « la collection » de Grasset se rapproche du « beau livre », à travers une anthologie qui réunit des auteurs de différentes époques et de différents genres : les poèmes de Baudelaire, Rostand, Roubaud, Maurice Carême, Apollinaire, Florian, Obaldia, les comptines et les textes sur des chats inoubliables (le Tybert du Roman de Renart, le chat du Cheshire d’Alice au pays des merveilles, celui de Jules Renard) sont accompagné de superbes illustrations faites selon le principe de cette série (un temps d’exécution court et une palette limitée à trois ou quatre couleurs) faites par des artistes contemporains : on y trouve Jean-François Martin, Christophe Merlin, Rébecca Dautremer, Gérard Du Bois, Ilya Grenn, Heng Swee Lim, Alain Pilon, Maxime Derouen, Clémence Pollet, Nathalie Choux et Sandrine Bonini.
Malgré la diversité des illustrateurs, il règne une certaine unité dans les images, souvent inspirées d’une tradition plus ancienne de l’illustration, toujours avec une belle qualité d’impression sur beau papier. Quant aux textes, ils font chacun à leur manière l’éloge du chat éternel sous ses divers aspects : attendrissant, inquiétant, comique, et surtout « subtil » (J. Renard).

 

Ma Super Cyber Maman

Ma Super Cyber Maman
Laure Pfeffer

Thierry Magnier, 2022

Machine attentionnelle

Par Matthieu Freyheit

« Tout le monde ne peut pas être orphelin. » On se souvient de la formule, rêveuse et provocante, que Jules Renard fait prononcer à Poil de Carotte. Margaux, elle, ne se voit pas du tout orpheline, et ce sont les absences répétées de sa mère qui lui en font commander…une deuxième.
Après avoir longtemps accompli des performances physiques, les robots de nos fictions, comme ceux qui investissent peu à peu le réel, accomplissent désormais des performances sociales, communicationnelles et émotionnelles. Robots de compagnie, empathie artificielle, ingénierie des émotions et des expressions : la conjonction de la robotique et de l’intelligence artificielle, de plus en plus indissociables selon Raja Chatila, engendre de nombreux fantasmes, et en réalise même certains.
La machine « intelligente » vient ici au secours de la famille dans un texte qui a le talent de ne jamais forcer le trait. La situation est elle-même improbable, mais cela n’a pas la moindre importance : la commande d’une cyber maman (qui aurait tout aussi bien pu être ici un cyber papa) inscrit la fiction de Laure Pfeffer dans la lignée de celles qui interrogent les compensations permises par la technologie. Le choix du terme « cyber maman » plutôt que « cyber mère » en titre, au-delà de la préférence euphonique, traduit les besoins de Margaux : présence, affection, moments partagés, rires… L’habituelle répartition des rôles (à la machine, le calcul ; à l’humain, l’émotion) est donc inversée : professionnelle de l’organisation, la mère de Margaux laisse cette dernière à la garde d’un « planning » aimanté sur le frigo, comme l’absence est épinglée sur le cœur.
C’est pourtant le planning de trop qui va bouleverser le cours des choses en conduisant Margaux à la commande, sur Internet, d’une deuxième maman qui serait tout à elle. Mais malgré le bonheur apporté en secret par la gynoïde (la mère humaine n’ayant bien entendu pas été informée de l’achat), la relation entamée laisse apparaître un dysfonctionnement qui ne dit jamais son nom : ignorante du monde, cette nouvelle maman se laisse guider par sa fille, au profit d’une relation où les rôles peinent à se définir.
L’auteure sait que le réalisme se situe souvent dans la métaphore : il n’est pas question ici d’une fiction qui se voudrait anticipatrice, mais d’une mise en scène de nos processus de délégation. Récemment, Gérald Bronner a mis au jour le hold up attentionnel accompli par nos outils technologiques (voir Apocalypse cognitive, 2021). La fiction, qu’elle soit science-fiction ou non, rappelle quant à elle que l’insularité des individus laisse volontiers aux smartphones et autres tablettes le soin d’occuper ce « temps de cerveau disponible » que les relations interpersonnelles directes ne prennent plus en charge. Car c’est bien une machine attentionnelle que commande Margaux ; une machine dont l’essentiel n’est pas dans l’émotion qu’elle affiche, mais dans celles qu’elle suscite, et que Laure Pfeffer traite avec une belle économie de moyens.