Pour toi

Pour toi
Les Sœurs Ravilly
Hélium 2024

Carnet de liaison

Par Michel Driol

Anouck a dix ans. Il y a dix ans que son grand père est en EHPAD. Elle lui écrit ce carnet, où elle se raconte, évoque ses collections, sa vie, ces petits et grands riens qui font le quotidien d’une fillette de 10 ans, ses secrets, tout en étant attentive à son moral.

Avec ses coins carrés, cet album prend la forme du carnet d’Anouck. Le sujet, les relations entre une petite fille et son grand-père, n’a rien d’original, mais le traitement artistique et poétique, lui, est remarquable. Est-on dans un album ? Est-on dans un livre d’artiste ? Les Sœurs Ravilly – Isabelle Vaillant et Elisa Le Merrer – multiplient les supports, les formes, pour donner à voir l’intime de cette relation, avec une infinie délicatesse. C’est d’abord la photographie de la lettre manuscrite du grand père, le jour de la naissance de sa petite fille, lettre qu’il faut prendre le temps de déchiffrer pour en saisir l’essentiel, l’amour envers celle qu’il n’a pas encore vue, et un cadeau aussi futile qu’important, un fil bleu, dont on ne sait pourquoi il a de l’importance, mais qui indique déjà avec subtilité la dimension du lien, du tissage intergénérationnel, avec l’adresse à la fillette, tu en feras ce que tu voudras… façon de lui reconnaitre la liberté d’exister à sa guise. Tout commence donc par cette belle lettre et ce beau symbole.

Comme un leitmotiv reviennent les points, un point rouge et un point bleu, représentant les deux personnages principaux, au milieu d’autres, tantôt séparés, tantôt conjoints. Semblables et différents… La fillette collectionne, et construit des tableaux avec les objets qu’elle a rassemblés dans son cabinet de curiosité, tous les objets étant numérotés, identifiés, légendés.  La première collection mêle des objets d’origines variées, les dents de la famille, la mèche de cheveux du grand-père, une vielle bougie d’anniversaire, une clef… Autant de trésors qui constituent comme un imagier poétique à la Lautréamont, rencontres fortuites, instants sauvegardés pour plus tard. La deuxième collection est celle de pieds, photographies tronquées, pieds humains, pattes animales, radiographies, autant de photographies humbles, l’humilité étant, étymologiquement, ce qui est au plus près du sol, les pieds et les pattes étant ce qui laisse une trace dans le sol.

Parmi les illustrations se trouvent aussi le plan de la chambre du grand-père et des photos évoquant Anita Conti, une aventurière à laquelle Anouck voudrait ressembler, loin de son enfance, à l’image peut-être de ces hirondelles qu’elle convoque pour que son grand père ferme les yeux et s’envole aussi vers le sud, dans des pages où les couleurs, les graphismes et les textes s’allient à merveille pour un long voyage immobile, zen, rythmé par la seule voix de la fillette…

Les textes sont d’une écriture plein de grâce, de légèreté, mais empreints aussi de gravité. Deux textes qui comparent les mains du vieillard et ceux de la fillette. Deux textes qui opposent « j’aime quand tu… » et  « j’aime pas quand tu », deux séries où tout est dit de l’âge qui est là, et de l’amour entre les deux personnages, à travers des petits riens tellement significatifs.  On retrouvera plus loin d’autres anaphores initiées par un « je pense à », portrait de la fillette malade, série de choses qui lui traversent l’esprit, fugaces instants…

Car c’est bien du temps qui passe, du temps qui reste à vivre, du temps vécu que parle cet album dont on devine, inexorablement, l’issue, traitée avec une grande sobriété, texte concis, sur des pages bleu clair, avec un clin d’œil final, comme pour dire que rien n’a changé, et que le grand-père peut rester le confident. Ce qui se joue sur les quelques mois relatés par ce carnet, c’est une façon pour la fillette de murir, de surmonter sa peur de passer au collège, mais aussi d’apprendre ce que veut l’euphémisme « partir » que la mère emploie, triste et gênée, à propos d’une grande tante, euphémisme qu’elle emploiera à propos de son grand-père. Partir en voyage comme les exploratrices, comme les hirondelles, comme les personnes âgées… l’album tourne aussi autour de ce thème, autour de ce grand père confiné dans sa chambre d’Ehpad et de ses idées qui, parfois, sont bien sombres.

Dans cet album qui parle de transmission, la relation est volontairement déséquilibrée. On ne sait pas grand chose de ce que le grand-père transmet : un amour des livres, sans doute, de l’écoute et de la bienveillance certainement. Mais qui est ce grand-père ? Est-il veuf ? divorcé ? Il n’est jamais question de la grand-mère… En revanche, la fillette transmet son énergie, sa vie, ses rêves, ses grands et menus secrets à son grand-père. Notons que, par ailleurs, de façon subtile, l’album place le lecteur dans la position du grand-père, destinataire des confidences d’Anouck, tout en le maintenant dans la position du lecteur « ordinaire » qui embrasse les deux personnages à la fois.

Un album dont l’univers est très proche de ceux de Sophie Calle ou de Christian Boltanski dans la façon de parler de l’intime, de chercher à tisser des liens, de laisser des traces, de laisser aussi le spectateur – lecteur se raconter l’histoire, chercher à en remplir les vides, les blancs, dans l’évocation d’une relation à la fois unique et universelle traitée avec une grande qualité artistique.

L’Enfant chat

L’Enfant chat
Anne Cortey, Charlotte Lemaire
Sarbacane, 2024

Rêverie d’été, à l’infini

Par Anne-Marie Mercier

Un enfant, un chat, peut-être un enfant-chat, qui sait ?
Un enfant, nommé Neko (ce nom signifie « chat » en japonais), creuse un tunnel dans le jardin pendant qu’un bébé dort dans son couffin et que les parents des deux enfants rêvassent dans le hamac. Son tunnel, c’est sûr, ira jusqu’à la mer. On le voit déjà, en coupe, passer sous la pelouse où dort le bébé et sous les pieds des parents, qui ne le voient pas, bien sûr.
Arrive un chat, Neko l’adopte pour son ami et le chat se laisse faire, dort près de lui, joue, ronronne à côté du bébé. C’est sûr, c’est le bonheur qui s’installe. Les parents semblent ne pas le voir…
Le jeu se généralise : des mouettes, un escargot, un mulot, se mettent de la partie. Le chat devient gigantesque. Ça tombe bien, il va aider pour le tunnel ; les dernières images montrent l’enfant et toute sa famille parcourir ce tunnel jusqu’à la mer où les attendent le chat, une mouette, le mulot, un cachalot, la pieuvre jouet du bébé devenue gigantesque, et son bateau aussi, bien installés dans la mer.
Ainsi, tout s’anime, tout est vivant dans cet album. Les belles images de Charlotte Lemaire, saturées de couleurs, jouent sur les échelles de plans et donnent à cette rêverie une présence étonnante de densité.

 

Mori

Mori
Marie Colot, Noémie Marsily

Cotcotcot éditions, (« Les Randonnées Graphiques »), 2024

Mori : une forêt en plein Tokyo

Par Lidia Filippini

Au cœur de Tokyo, Mikiko vit seule avec sa mère. Son père a disparu un jour de séisme, « à cause de la fissure ». Depuis, Mikiko a peur du noir. Elle tousse et se sent triste. La nuit, quand sa mère travaille, elle se blottit contre Ma-san, la vieille voisine qui la garde. Puis, Ma-san disparaît à son tour. Mikiko a huit ans. Curieuse, elle pénètre dans l’appartement désormais vide de sa voisine et ce qu’elle y découvre va changer sa vie. Par la fenêtre d’une pièce qu’elle ne connaissait pas, elle aperçoit une forêt. « Yappari… ça a l’air d’un endroit fabuleux pour jouer », lance-t-elle.
Cette forêt urbaine sera le lieu de nombreuses rencontres. Celle, surtout, avec le botaniste Akira Miyawaki, son voisin dans le roman, créateur de ce miracle végétal. Dans le monde réel, ce scientifique japonais est connu pour avoir développé des forêts sur des parcelles dénuées d’arbres. Sa « méthode » consiste à planter uniquement des essences autochtones et à les laisser proliférer à leur guise créant ainsi une forêt « quasi naturelle » en quelques années seulement. Il a reçu le Blue Planet Prize, équivalent du Prix Nobel dans son domaine, en 2006 pour ses travaux et leur mise en pratique.  Dans le roman, Miyawaki est un vieil homme joyeux qui prend la jeune Mikiko sous son aile, en fait son assistante et l’encourage à développer son talent pour le dessin en s’inspirant des végétaux alentour. Grâce à lui, et à son chat, la petite fille se sent moins seule et reprend goût à la vie.
Les arbres grandissent et Mikiko avec eux. Elle a dix ans quand Kakuzo, le neveu de Miyawaki, vient vivre avec son oncle à Tokyo. Le jeune homme, qu’elle n’apprécie guère au début, devient vite son ami. À quinze ans, Mikiko comprend qu’elle l’aime et qu’elle partagera sa vie avec lui. Miyawaki n’est presque plus jamais à Tokyo. Il passe son temps à l’étranger où son savoir est précieux pour faire naître de nouvelles forêts urbaines. Les jeunes gens font prospérer la leur et entrent peu à peu dans l’âge adulte. Avec la mort de Miyawaki, ils deviennent les gardiens de ce lieu plein de promesses. L’image de la jeune femme enceinte, à la fin du roman, dans une tenue similaire à celle que portait sa propre mère, enceinte elle aussi, lors de son emménagement dans leur appartement tokyoïte, vient boucler un cycle et préfigure une nouvelle ère.
Mori (« forêt » en japonais) est un excellent docu-fiction graphique.
Des aquarelles colorées et enfantines de Noémie Marsily se dégage une certaine douceur, une légèreté qui fait du bien. L’illustratrice avoue n’être jamais allée à Tokyo, pourtant, on s’y croirait. Au fil des pages, les personnages, tracés à l’encre, grandissent en même temps que la forêt s’épanouit. Peu à peu, la ville semble s’effacer, cédant la place à la végétation foisonnante et lumineuse, pour le plus grand bonheur du lecteur.
Marie Colot, quant à elle, offre un récit poétique à l’écriture limpide dans lequel on prend plaisir à se glisser. Son texte, très documenté, est l’occasion de découvrir les forêts urbaines. Micro-poumons dans la ville, ces îlots de fraîcheur, souvent gérés sur un mode participatif, offrent de nombreux avantages. Ils améliorent la qualité de l’air mais aussi celle des sols. Ils contribuent également à lutter contre le réchauffement climatique et constituent ainsi un espoir de vie meilleure pour tous les citadins. En grande connaisseuse du Pays du soleil levant, l’autrice parsème son récit de mots et expressions japonais qui sont recensés, ainsi que de nombreuses informations relatives à la culture nippone, à la fin de l’ouvrage. De quoi plaire aux passionnés du Japon.

 

Pagaille en pagaies

Pagaille en pagaies
Marie Dorléans
Sarbacane, 2024

Une médaille d’or en mosaïque

Par Anne-Marie Mercier

Après Course épique, Marie Dorléans reprend le même format à l’italienne très allongé pour s’amuser d’un autre sport, ici l’aviron. Les doubles pages proposent une vue très panoramique de la rivière, dans un décor presque immuable : en haut le ciel bleu, puis la pelouse, couverte au début de pique-niqueurs, et enfin la rivière, vide au début et qui se couvre de canoés à deux rameurs. Certains rameurs sont bien maladroits et l’on découvre différentes manières de ne pas avancer, mais le problème est plus grand encore et les suspenses s’accumulent.
Une première énigme nous était proposée dès le début : parmi les pique-niqueurs, il y a Sophia qui vient de recevoir un cadeau ; il faut la trouver dans l’image et comprendre ce que c’est que cet objet qu’elle tient dans ses mains.
C’est un masque de plongée et un tuba. Elle l’inaugure quand la course commence, et nous découvrons avec elle l’envers de la compétition. Parmi ces rameurs il y a des tricheurs. Le point de vue descend un peu plus bas, suivant Sophia en plongée : le ciel a disparu du tiers supérieur de la page, c’est la pelouse qui occupe sa place et l’on voit la rivière occuper toute la moitié inférieure, sur toute sa profondeur. On découvre alors avec Sofia ce qui se trame sous les bateaux : certains se font remorquer par des poissons, d’autres par des scaphandriers, etc., d’autres ont des jambes, des poissons font la course… Les situations absurdes s’accumulent. Tout cela est très drôle, servi par un dessin à la ligne claire, une grande sobriété, et beaucoup de sérieux apparent.
Tout s‘achève dans un grand désordre, et une course où, chacun ayant voulu battre l’autre, personne ne gagne : il faut partager la médaille d’or en petites miettes. Une leçon de sportivité?

En voir un peu plus sur le site de l’éditeur

Le Barrage

Le Barrage
Daniel Fehr – Mariachiara Di Giorgio (traduction de Laurence Gravier)
Editions des Eléphants 2024

Entre réel et imaginaire

Par Michel Driol

Faustine et Lily ont entrepris de construire un barrage près d’un étang. Arrive Eliot, le petit frère, qui vient les aider. Le barrage n’est jamais assez haut tandis que sur l’étang arrivent un bateau de pêche, Nessie, puis un vaisseau royal et un bateau de pirates. Tout ce beau monde contribue à la construction du barrage jusqu’à ce qu’Eliot veuille reprendre sa pierre… Et voilà le trio rentrant tout mouillé à la maison…

Les illustrations posent d’abord un décor unique, vu du même point de vue. Un paysage de montagnes illuminées, des arbres de part et d’autre, comme un rideau de théâtre, au milieu le lac et au premier plan  les pierres constituant le barrage, sur toute la largeur de l’album qui exploite au mieux le format à l’italienne. Sur ce décor essentiellement réalisé à l’aquarelle se détachent, collés, les pierres et les personnages, accentuant encore l’illusion théâtrale. Tandis que les enfants s’activent, ils ne semblent pas d’abord remarquer ce qui arrive sur l’étang, l’illustration anticipant le texte, ou lui ajoutant des éléments absents. Tout se passe comme si les enfants, absorbés par leur tâche, ne voyaient pas ce qui se trame derrière eux, ou plutôt comme si leur imagination les entrainait dans un univers où les époques se confondent. Après une page sans texte où les enfants regardent enfin le lac et les bateaux, le texte, toujours aussi concis et vivant, reprend, intégrant cette fois-ci les navires dans le dialogue des enfants. Un roi imbu de lui-même qui refuse de contribuer au barrage, mais crie A l’aide quand arrive le bateau de pirates. Avec humour, les enfants renversent cet appel à l’aide pour « faire cesser les jeux idiots des pirates » et réclamer à tous de l’aide. Le barrage devient alors le lieu du projet partagé, le lieu de la paix, de la concorde…  Utopie enfantine qui mêle les rôles, les époques, les statuts sociaux pour agir ensemble.

Alors que les illustrations anticipaient le texte, voilà que c’est le texte qui, au conditionnel, anticipe les illustrations pour amorcer la chute. Deux formules qui reviennent, C’aurait vraiment été une merveilleuse journée si… et annonce les catastrophes possibles. La destruction du barrage est illustrée de façon dynamique, avec un changement de perspective, l’eau emportant tout, enfants, pirates, pierres sur son passage. Qu’on se rassure, le retour à la maison, en dépit du texte menaçant, de la silhouette de dos de la mère, les mains sur les hanches, sur l’illustration, au premier plan, se passe si bien que les enfants se lancent un nouveau défi pour le lendemain, montrant que la construction du barrage devient un rituel. Mais le lecteur attentif aura repéré au mur une marine, une lampe couronne et surtout une silhouette très préhistorique dans le jardin, derrière la fenêtre. Où commence le réel ? Où s’arrête l’imagination ? L’album ne cesse de brouiller les pistes, comme dans les jeux enfantins où tout est possible.

Un album plein de rythme et de surprises, montrant que rien ne peut faire barrage à l’imaginaire enfantin !

Chasseur de glace

Chasseur de glace
Séraphine Menu – Marion Duval
La Partie 2024

On y nait et on y vit, ou bien on s’enfuit

Par Michel Driol

Youri vit avec son père sur les bords du lac Baïkal, en pleine Sibérie. Il constate que la plupart des habitants sont partis, vers des terres plus hospitalières. Parfois il aide son père à découper des blocs de glace, qui fournissent l’eau potable en hiver. Pas loin, il y a, sous des yourtes, dans une communauté bouriate, une petite fille avec laquelle il rêve de s’installer, quand il sera plus grand, que la vie reviendra autour du lac.

Voilà un album aussi beau que difficile à classer. Documentaire, certes, par certaines pages qui présentent la faune, la flore du lac Baïkal, ou donnent des informations précises. Portrait d’un enfant, dont la mère est morte à sa naissance, élevé par son père. Rêverie autour de la Sibérie, du froid, de l’immensité glacée magnifiée par les métaphores d’un texte d’une grande fluidité qui fait passer, sans accroc, de la poésie la plus pure aux listes documentaires, assumant ainsi un double discours, scientifique et littéraire. Les illustrations de Marion Duval, réalisées à l’acrylique, jouent aussi  sur un double registre. D’une part, certaines planches documentaires permettent d’identifier végétaux ou animaux, d’autre part d’autres doubles pages font pénétrer dans l’intimité de l’isba où grandit Youri. Ce qui frappe et émerveille avant tout, c’est le jeu avec la lumière, les irisations bleues, roses, jaunes dans le ciel, les hommes perdus dans cette immensité blanche, comme féérique et magique.

Un album particulièrement réussi, qui donne à voir ce pays de chamans, pays où se croisent différentes communautés, pays riche d’un écosystème original,  avec poésie et rêve d’avenir… à hauteur d’enfant. Comme une histoire que le père de Youri raconterait pour lutter contre le froid mordant.

Rêveries

Rêveries
Sandrine Kao
Grasset jeunesse, 2024

 

Par Anne-Marie Mercier

Rêveries, comme Émerveillements et Après les vagues, de même format haut et étroit, sont autant d’albums ou leur auteure développe une philosophie heureuse. À mi-chemin entre la BD et l’album pour enfants, dans un style japonisant, elle égrène les situations simples dans lesquelles une émotion peut surgir et être partagée : l’écoute d’un son, la perception d’un souffle de vent, la contemplation de la lune ou de la mer…
Bien sûr il y a quelques moments sombres, des orages, une perte de confiance, mais toujours accompagnés de l’affirmation que l’on vient à bout de tout en étant à l’écoute de ses émotions.
Depuis longtemps, l’équipe de Lietje suit Sandrine Kao, d’abord comme illustratrice puis comme autreure-illustratrice (Le banc, Comme un oiseau dans les nuages). Elle mêle réflexion sociale et travail sur les émotions de manière délicate, avec des images inspirées par l’art oriental : ses petits personnages très stylisés (des mini pandas ?) traversent de charmants paysages.
On peut le découvrir sur le site de l’auteure.

Comme un oiseau dans les nuages

Et si ma mère était une sorcière ?

Et si ma mère était une sorcière ?
Myriam Bendhif-Syllas, illustrations de Mayana Iltoïz
Saltimbanque 2024

Une sorcière comme les autres…

Par Michel Driol

Une petite fille est persuadée que sa mère est une sorcière. N’y a-t-il pas 10 signes qui le prouvent, depuis les tisanes qui sont en fait des potions magiques jusqu’aux déguisements qu’elle porte lors des anniversaires, qui sont en fait sa vraie tenue… Sans compter qu’elle parle avec le chat et que ses gâteaux orange-pois chiche sont de vraies recettes de sorcières. Malgré cela, restent des doutes, l’absence de nez crochu ou de verrue par exemple… Serait-elle une gentille sorcière, si cela existe ?

Voilà un album tendre et amusant pour célébrer l’amour entre une fillette et sa mère. Chaque double page est consacrée à un signe, un indice, avec un texte récurrent. Page de gauche, elle expose les circonstances, le comportement étrange de sa mère, et page de droite elle tire sa conclusion : Moi, je sais bien que… Les illustrations, pleines de gaité et d’humour, représentent cette mère sorcière dans des poses et avec des vêtements tantôt très connotés, tantôt d’une grande banalité. Une constante néanmoins, les grandes boucles d’oreilles en or, stéréotypant une bohémienne autant qu’une sorcière… On s’amuse beaucoup à découvrir la relation entre les indices – montrant le comportement habituel d’une mère – et les conclusions que la fillette en tire, qui montrent l’obsession de cette dernière, et ce mélange de crainte et d’admiration pour sa mère. On apprécie aussi les indices épars montrant que la fillette a peut-être aussi quelque chose d’une sorcière : sa familiarité avec le chat – noir comme il se doit, avec lequel elle parle (alors qu’on le sait bien, le chats ne parlent pas, c’est de la télépathie de sorcière) ou encore ce rituel matinal auquel elle se livre pour saluer la nuit et faire revenir le soleil… Telle mère, telle fille ? Ces stéréotypes, cet humour, cette gaité disent qu’au fond toutes les mères ont un pouvoir magique aux yeux de leurs enfants, au-delà de leurs bizarreries, de leurs manies, de leurs obsessions, de leurs chagrins et de leurs peurs aussi. Pouvoir de guérir, pouvoir de chasser les cauchemars, pouvoir de célébrer les anniversaires et de faire naitre une atmosphère de joie dans la maison, pouvoir de détendre aussi. Ce sont toutes ces situations bien quotidiennes, dirait-on bien ordinaires, dans lesquelles se manifeste l’amour d’une mère que met en lumière cet album.

Un album qui épouse le regard d’une enfant pour renouveler avec originalité et charme la question des relations mère-fille…

Le Doudou partagé

Le Doudou partagé
Yves-Marie Clément, Anne-Isabelle Lucas
Sarbacane, 2024

Pour accueillir un bébé

Par Anne-Marie Mercier

Un « doudou partagé », quelle drôle d’idée !
Un bébé nait dans une famille qui a décidé de vivre de manière éco-responsable. On évite les achats inutiles et on réutilise les vêtements de l’enfant précédent, la narratrice, qui s’enthousiasme de la bonne idée : les pyjamas mille fois lavés sont plus doux, les livres qu’on a lus mille fois et gardés sont les meilleurs… elle va jusqu’à offrir d’elle-même son doudou lapin, revenant sur tous les beaux moments qu’elle a passés avec lui.
Si on peut avoir des doutes sur l’excellence de l’idée (on ne choisit pas un doudou, c’est l’enfant qui le choisit), la joie de la petite fille est charmante. Les images sont simples et belles, en bichromie sur le fond blanc qui ressort parfois dans la couleur : des pages jaunes, rouges ou vertes soulignées de tracés noirs (une page, celle qui évoque la transmission des jouets, est en quadrichromie). Les formes sont simples, et font voir tout un univers enfantin. Le texte, en cursive, semble porter la voix de l’enfant.
Il reste que malgré sa simplicité apparente, une ambiguïté demeure dans cet album. On peut supposer que ce partage est davantage une idée qu’une réalité, une projection sur une relation future plutôt qu’un accord réciproque : ce doudou est, d’après la narratrice, un « cadeau ». Mais l’image de couverture et une page à l’intérieur de l’album semblent montrer que le cadeau n’en serait pas un mais qu’il serait bien un « partage », un cadeau à la mode enfantine (je garde mais tu peux en profiter si je veux), en attendant le moment hypothétique ou le doudou serait véritablement transmis .

Indigo

Indigo
Alex Cousseau et Charles Dutertre
Rouergue 2024

Des indiennes et des esclaves

Par Michel Driol

Né en 1789, Gaspard vit dans une famille d’indienneurs. Sa mère blanchit les tissus, son père grave les motifs sur des planches de bois, et son oncle est teinturier. Enfant solitaire et curieux, il s’invente un double, un ami imaginaire, Melchior, l’un des trois rois mages, dont il trace la silhouette sur différents tissus. Mais que deviennent ces indiennes, une fois chargées à Nantes sur des bateaux ? Gaspard découvre qu’elles sont destinées à être échangées contre des esclaves, et que son père a gravé cet échange cruel sur des planches de bois pour raconter lui aussi ce commerce inhumain.

Alex Cousseau et Charles Dutertre signent ici un très riche album, qui, grâce à la fiction, permet de rendre compte de façon très documentée et du métier d’indienneur, et de la sombre réalité du trafic d’êtres humains.  La curiosité du personnage de Gaspard rend toutes les questions possibles, et à ses parents, et à son ami imaginaire, afin de donner des détails techniques sur la technique de fabrication des indiennes, avec une grande précision du lexique pour nommer les outils ou les colorants utilisés, sans que cela ne brise la dynamique du récit. Face aux réticences de ses parents à lui révéler la vérité du trafic d’esclaves, Gaspard explore les planches gravées par son père, en découvre certaines qui, mises bout à bout, comme dans une bande dessinée, révèlent la sombre réalité. Ces planches secrètes le conduisent alors à poser d’autres questions à ses parents, et c’est là que l’album aborde une nouvelle problématique, celle de la complicité ou pas des ouvriers avec la finalité de leur production. C’est le père qui donne ses réponses, et ouvre la voie à une forme de résistance, de révolte. Comment conserver son gagne-pain et sa dignité ? Comment rendre compte de ce que l’on sait pour que cela change ? Questions fondamentales, et réponses à hauteur des enfants lecteurs qui découvrent ici une autre forme de résistance.

On regrettera peut-être la fin de l’album, qui omet de préciser le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, en 1802, pour se focaliser sur le mot abolition, sur la circulation d’idées nouvelles, et sur la rencontre avec un homme noir sur le port de Nantes, façon de montrer la fraternité.

Comme les indiennes, les illustrations sont de véritables tableaux colorés, pleins de détails d’une fine précision : animaux, végétaux, silhouettes à contempler, à admirer. On est là très près d’un art populaire, celui des cartes à jouer aussi, avec ses personnages dont on retrouve parfois la représentation naïve. L’une des illustrations est particulièrement marquante, celle où l’on voit les esclaves entassés dans le bateau.

Un album plein de surprises qui dit les pouvoirs de l’imagination, de l’art pour témoigner et lutter pour plus de fraternité, tout en s’appuyant sur l’histoire vraie des indienneurs de Nantes et du commerce triangulaire.