Le Gros Livre

Le Gros Livre
Delphine Perret
Les fourmis rouges, 2024

Super Méga Extra Mini

Par Anne-Marie Mercier

Le Gros Livre est petit, épais mais tout petit. Ça commence bien ! Sur la couverture, dans une petite barque, quelques personnages : un poney (qui refusera d’être mignon), un cochon (qui se croyait sans talent mais découvrira qu’il sait raconter des histoires), et un monstre poilu indéfinissable qui nous regarde avec des yeux hallucinés. Nous voilà embarqués dans une succession d’histoires courtes et hilarantes ou philosophiques. Certaines nous interrogent sur nos habitudes, nos convictions, d’autres sur ce qu’il faut pour vivre.
Celles de du super héros Super content est la préférée d’une petite fille de 5 ans : Super content cherche à aider les gens. Mais ils vont parfaitement bien et Super content, pas du tout vexé, partage leurs activités. Ça n’a l’air de rien, mais c’est super bien.
Un canard bourré de talents, des élèves qui s’interrogent sur les bruits bizarres venant d’une autre classe, un poussin maladroit, des pages face à face disant ce qu’on ne peut pas faire et ce qu’on peut faire de façon loufoque… tout est super drôle, fantaisiste et poétique. Les dessins à la plume de Delphine Perret font vivre ces mini scènes avec l’efficacité qu’on lui connait, bref un petit (pardon, un gros) bijou.

Carlo

Carlo
Jean-Baptiste Bourgois
Seuil Jeunesse 2024

Stade oral ?

Par Michel Driol

Trois parties, comme dans un menu, pour cet ouvrage qui se présente comme un album qui emprunte de nombreux traits à la bande dessinée. En entrée, on découvre Carlo, petit garçon désireux de tout gouter, du sel aux fleurs, des gouttelettes aux poignées de porte. Jusqu’au jour où, chez sa grand-mère, il goute et apprécie un tableau. C’est une révélation et on retrouve, en plat, Carlo, quelques années plus tard, devenu un restaurateur de tableaux renommé. Toujours la même technique : un coup de langue sur l’œuvre pour la gouter… Jusqu’au jour où il ne goute plus rien… En dessert, on retrouve Carlo de retour au pays de son enfance, à la recherche des sensations perdues, chez sa grand-mère dont la maison s’est dissipée… avant de ressentir le frisson qui vient de l’intérieur, odeurs, sons, gouts et impressions de son enfance.

Cet ouvrage fait le portrait d’un personnage à fois inquiétant et attachant. Attachant, car il est curieux de tout et a sans arrêt envie de découvrir de nouvelles saveurs. Inquiétant, car sa boulimie n’a pas de limite, et que, sans en avoir la carrure, il tient de l’ogre ou de Gargantua dans sa façon d’absorber, par la bouche, le monde entier. Attachant, car sa différence en fait l’objet de la moquerie des autres. Inquiétant, car il semble ne pas avoir dépassé le stade oral décrit par Freud… Carlo est l’occasion d’évoquer le rapport à l’art. L’art est d’abord affaire de sensations, c’est-à-dire de ce que l’on perçoit par les sens. L’originalité de Carlo est de percevoir la peinture par un autre sens que celui de la vue, par le gout.  C’est ce sens, incongru ici, qui lui révèle aussi ce qui est représenté que les hésitations du peintre. Ensuite, tout passe par les sens pour lui faire percevoir le monde représenté dans sa complexité. C’est ainsi qu’on le voit pénétrer à l’intérieur de l’Hiver, de Peter Brueghel, pour s’intéresser à ses multiples détails, comme une façon d’inviter les lecteurs à ne pas en rester à une approche superficielle des œuvres, mais, pour les gouter véritablement, à s’y attarder.  Pour autant, dans la deuxième partie, Carlo ne crée pas, il se met au service des œuvres abimées, les restaure, renforce leur couleur. C’est la crise de la troisième partie qui l’invite à chercher en lui ce qui lui manque pour, à son tour, devenir un créateur. Et ce qui lui manque, c’est la part d’enfance qu’il a perdue et dans laquelle il va devoir puiser. Carlo peut ainsi se lire comme une théorie de la création, une théorie dans laquelle il est question à la fois de l’humilité face aux œuvres existantes, qu’il faut savoir gouter, et du vide à emplir, vide du monde de l’enfance disparue, vide à combler par une nouvelle création, afin d’en faire renaitre le gout et les saveurs. Comme une recherche très proustienne du temps perdu.

Bien sûr cette théorie du temps, de la création, de l’oubli de l’enfance échappera aux plus jeunes lecteurs, qui seront néanmoins séduits par ce personnage, par son rapport singulier au monde, par son désarroi lorsqu’il perd le pouvoir qu’il avait, par sa quête pour le retrouver. Il seront aussi séduit par les illustrations, ces paysages aux couleurs comme effacées, aux formes souples sur lesquelles se détache un personnage blanc, sans couleur, sans relief, comme une sorte de fantôme qui s’efface devant la création, seule importante.

Un ouvrage  qui aborde des sujets philosophiques avec un récit d’une grande simplicité, et qui conduira à discuter des différences, des gouts de chacun, de la façon qu’a chacun de percevoir le monde environnant, et, bien sûr, de ce qui caractérise la création et ses ressorts.

Le fils du roi, c’est moi

Le fils du roi, c’est moi
Sophie Dieuaide
L’Elan vert 2024

D’après Perrault, mais pas trop…

Par Michel Driol

Le narrateur, Paul, connait par cœur le conte de la Belle au bois dormant… Et, lorsque rentrant de l’école, il découvre un parc entouré de broussailles, au fond duquel on perçoit un toit, le voilà persuadé que c’est le château de la Belle endormie… C’est alors que surgit Tom, toujours là où on ne l’attend pas. Mais les deux garçons vont finalement pénétrer dans la maison, et y découvrir non pas la jeune princesse mais une vieille femme, qui, par chance, a une petite fille qui s’appelle Aurore ! Suivra le conte raconté par Paul… et le conte original. Le tout est illustré des célèbres gravures de Gustave Doré.

Voilà un roman plein de drôlerie et de finesse. L’humour vient d’abord du ton du jeune narrateur, à la fois inséré dans sa famille (ah ! les relations avec la sœur zézayant avec laquelle il consent à jouer pour qu’elle le couvre !) et persuadé d’être en face du château… Dès lors, alors que le portail peut s’ouvrir facilement, il tient à franchir la barrière de ronces, pour faire comme le prince… Mais un écolier est-il un prince ? Un cartable vaut-il un cheval ? Car, tout en agissant, Paul propose sa lecture des personnages du conte. Il trouve le personnage du prince assez falot : après tout, tout est facile pour lui ! Et Paul de confronter l’époque du conte à l’époque actuelle, pour le plus grand plaisir du lecteur embarqué à la fois dans un roman d’aventures et une réflexion sur le conte. Tout au long du roman se dessine une vraie relecture très fine du conte original, abondamment cité, commenté par le narrateur, qui n’a pas sa langue dans sa poche. Sa façon de raconter et de juger le conte de Perrault est désopilante : si c’était une rédaction, quelle note lui mettrait-on ? Que penser de la fin du conte, où on découvre soudain le danger potentiel représenté par la femme du roi, une Ogresse ? C’est drôle, enjoué, plein d’imagination, et écrit dans la  langue bien vivante d’un enfant d’une dizaine d’années.

Que valent les contes aujourd’hui ? Quels enseignements peuvent-ils encore donner à un enfant contemporain ? Ce sont aussi ces questions que pose, en filigrane, ce roman qui parvient, avec succès, à se mettre dans la tête d’un jeune lecteur pour évoquer sa réception de Perrault à l’aune de son propre vécu.

Je m’appelle Forêt

Je m’appelle Forêt
Anne Maussion – Alain Simon
Editions du Pourquoi Pas ?? 2024

Symphonie sylvestre

Par Michel Driol

En un long poème symphonique en trois mouvements, la forêt s’adresse au lecteur. Dans un premier mouvement, allegro, elle donne à entendre tous les sons qui la caractérisent, des plus éclatants aux plus secrets. Dans un deuxième mouvement, largo, elle déplore son espace de plus en plus restreint, sa force perdue, et ses tentatives pour se défendre. Dans un dernier mouvement, vivace, elle appelle à s’unir pour la préserver. Les illustrations accompagnent les trois mouvements dans des tonalités différentes. Un jaune éclatant pour le premier, le sombre de la nuit et le rouge de l’incendie pour le deuxième, et un blanc porteur de paix et d’espoir pour le troisième.

A la richesse écologique de la forêt correspond la richesse du lexique déployé par l’autrice. Carcophores, mycélium, nématodes, autant de mots rares, scientifiques, qui valent ici autant pour leurs sonorités que pour leur façon de nommer, de façon précise, tout le vivant qui trouve refuge dans la forêt. Mots dont on ne connait peut-être pas la signification, mais qu’importe ? Ils sont là pour dire la diversité du monde menacé. L’originalité de ce texte est de faire la part belle au registre musical, comme une façon de faire prêter l’oreille aux multiples sons de la forêt. Dès lors se multiplie le vocabulaire de la musique, notes, partition, pulsation…, comme une façon de faire de la forêt, du nom de la forêt, un chef d’œuvre aux multiples solistes qui s’accordent.  Mais cette poésie contemplative, laisse place à un chant de révolte dans lequel le lexique charge de tonalité. Il est question de cacophonie, de cris, de produits phytosanitaires.  La poésie s’engage aux côtés de la forêt face des adversaires dépeints sans ménagement, aveuglés du profit, grands humains en uniformes de politiciens. Le ton se fait amer face à l’impuissance de la forêt à se défendre, à se faire entendre, ce qu’une strophe dénonce avec vigueur :

Mais il est difficile de faire
entendre le chant de la nature
face au brouhaha des intérêts personnels.

Comment rester insensible à ce cri de détresse d’une forêt menacée, sans appuis, isolée, malmenée, encerclée ?

La fin du texte, le troisième mouvement, ouvre le choix entre la disparition de la forêt, dont la voix ne serait pas plus forte que la stridulation d’un criquet et un final tonitruant, dans lequel s’uniraient toutes les voix afin que la chanson devienne un hymne à préserver.  Cette métaphore filée de la musique assure au texte une grande cohésion et lui permet de se terminer sur une note de paix, d’harmonie universelle scellant la réconciliation de l’homme et de la nature.

L’autrice, dans sa note d’intention, évoque une écriture à voix haute. Et c’est bien de cela qu’il est question dans ce texte fait pour l’oralisation, avec ses anaphores, ses reprises, ses rythmes particuliers, ses jeux sur les sonorités. Un texte qui s’adresse à toutes et à tous pour que résonne encore longtemps le nom de la forêt vivante.

Pouce

Pouce
Raphaële Frier – Kam
Editions du Pourquoi pas ?? 2024

Insatiable ?

Par Michel Driol

Tout commence par la naissance d’un enfant attendu, mais qui nait pas plus grand qu’un pouce. Pour le faire grandir, ses parents se dévouent : il engloutit tout le lait de sa mère, puis celui d’animaux, puis les légumes du  potager qu’on fait pousser à la place de la forêt. Désespérés, les parents emmènent Pouce au plus profond de la forêt. Les animaux de la forêt se relayent alors pour le nourrir, au point que l’enfant, devenu un géant, la menace. La forêt exile alors Pouce sur  une haute montagne, où il mange des cailloux… et continue de grandir et grossir jusqu’à son réveil. Devenu volcan, il laisse échapper une lave épaisse qui engloutit tout avant de s’endormir. Au pied du volcan, la population se déchire en deux clans entre lesquels le récit ne tranche pas…

Voici un album qui, tout en conservant les caractéristiques du conte traditionnel, touche à l’écologie, bien sûr, mais aussi à la philosophie de façon très métaphorique et polysémique. Polysémie du titre d’abord, qui est à la fois le nom du héros, sorte de descendant du petit Poucet, mais aussi « Pousse », cette interjection par laquelle les enfants arrêtent un jeu. Polysémie ensuite du rapport entre le texte et les images, qui développent un autre discours en contrepoint, dans lequel on voit un paysage très naturel s’urbaniser et s’industrialiser peu à peu : maisons, centre commercial, mines, usines, c’est tout cela que détruit le volcan. Double narration donc qui fait de Pouce à la fois le personnage du conte et l’archétype de l’humanité, qui s’empare de tout, avale tout, tout pour assurer sa survie, jusqu’à tout détruire dans une coulée de lave, sans mesure, à son image.

Du conte traditionnel, l’écriture reprend les répétitions de formules symboliques et pleinement signifiantes, qui le rythment et en marquent la progression. Deux, en particulier, reviennent, l’une pour dire que le temps passe, avec l’image de l’horloge qui continue son travail, dont les aiguilles tournent toujours, inéluctable. L’autre, c’est la répétition de la formule Mange, mange, où la forêt / la montagne / le volcan /  te mangera. Cette dernière formule, comme un proverbe frappé au coin du bon sens, qui part de la bonne intention des parents de protéger le nouveau-né, subit très vite une inversion maligne, car la voracité humaine n’a pas de limite, et l’enfant, métaphoriquement, de petit poucet devient ogre… L’album nous fait glisser d’un niveau de lecture à un autre, pour nous questionner sur nos modes de vies, nos besoins, et notre rapport avec la nature environnante, jusqu’à la question finale. Devons-nous continuer à pratiquer cette philosophie qui nous oppose à la nature, comme un danger, qui nous mangera si nous ne la mangeons pas,  ou changer de mode de vie. La décroissance est-elle une option face au volcan – figure à la fois du risque naturel et figure de l’hubris humaine – qui menace de tout engloutir ? Sommes-nous condamnés à toujours conquérir d’avantage de terres, à détruire toujours plus de forêts, à détruire toujours plus la nature ou reste-t-il l’espoir d’une prise de conscience ? Si l’album ne tranche pas, le sens du récit est clair, mais laisse chaque lecteur libre de choisir une option.

Un album qui, sous la forme d’un conte, avec une belle écriture dont les formules rituelles ne demandent qu’à être oralisées, donne à voir un personnage ambigu, à la fois chétif, que tout un chacun veut protéger, un personnage qu’on abandonne plusieurs fois, mais qui devient le pire ennemi de ceux qui prennent soin de lui. Belle métaphore de l’anthropocène…

Poisson Fesse

Poisson Fesse
Pauline Pinson, Magali Le Huche
Les fourmis rouges, 2024

Par Anne-Marie Mercier

« La beauté des laids se voit sans délai, délai… (S. Gainsbourg)»

Il était une fois un petit poisson rose qui avait « une tête de fesse. Tour le monde le lui dit ».
Perplexité d’être différent, tristesse devant les moqueries, tentative (plutôt réussie) pour se faire accepter en surjouant sa difformité… solitude et lassitude : il part vers les profondeurs. Chaque palier lui fait découvrir qu’être rejeté peut être une force, et aider à survivre. Il rencontre surtout une nouvelle faune, jusqu’aux poissons les plus bizarres qui enchantent les enfants dans les grands aquariums, tant par leurs noms que par leur allure : poisson-pilote, poisson-chat, poisson-scie, poisson-clef à molette…
Arrivé tout au fond, il arrive au comble du bizarre et rencontre un poisson triangulaire, jaune citron et tout grêlé, appelé poisson-tome de Savoie. Très détendu, celui-ci (qui s’appelle en fait Steven) fait découvrir beaucoup de choses à son nouvel ami (qui s’appelle en fait Damien) : des jeux à l’infini et des idées comme notamment celle qu’un laid peut devenir beau, selon les yeux qui le regardent ou selon l’angle sous lequel il apparait. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises et Steven et Damien, en remontant vers la surface, vivront bien des aventures avant d’arriver chez la maman de Damien, jusqu’au « retournement » final.
Merveilleuse histoire, drôle, traitant sérieusement d’un sujet grave, et portée par des images formidables, des couleurs flash, des poisons stylisés et plein de caractère, jusqu’aux mimiques comiques des deux héros. Le texte est court et simple, explicite quand il le faut (on explique ce qu’est une tome et ce qu’est la Savoie) mais pas quand c’est au lecteur de construire le sens et de déchiffrer les émotions. La couverture et les pages sont douces au toucher, lisses comme un poisson pris dans le sens des écailles. Une lecture de plaisir total.

Le Soleil se lèvera demain

Le Soleil se lèvera demain
Aurélie Massé

Editions Slalom, 2024

Cinq voix, un espoir

Par Pauline Barge

Alexis, Nadia, Théodore, Camille et Jules ne se connaissent pas. Ils ne se sont jamais rencontrés auparavant. Pourtant, ils se retrouvent là, tous les cinq, dans ce lieu désert et effrayant. Alors ils se posent des questions. Que font-ils là, dans cet endroit à l’allure d’un vieux réseau de métro ? Pourquoi sont-ils ensemble ? Mais surtout : qui a bien pu les réunir ? D’abord méfiants les uns envers les autres, ils finissent par se parler. Petit à petit, chacun raconte des morceaux de sa vie. Ils expriment leurs peines, leur désespoir, leur mal-être. Dans ces couloirs inhospitaliers, l’amitié s’installe se répand. Ils s’aident, s’écoutent, se pardonnent. Ensemble, ils affrontent ces douleurs qui les rongent tous différemment.

Dans cette sorte de huis clos en trois parties, Aurélie Massé explore l’adolescence et toutes ses difficultés. Elle livre une histoire bouleversante, qui touche au plus profond de soi. On s’attache aux personnages, tout aussi émouvants les uns que les autres par leurs caractères bien à eux. La narratrice ne mâche pas ses mots. Elle est percutante et franche, ce qui prend au cœur. Si on se révolte avec ces adolescents, on veut aussi les rassurer, être avec eux dans cet endroit repoussant, leur murmurer des « je suis là ». L’autrice a réussi à faire passer un message puissant, avec une plume à la fois pleine de violence et de poésie.

Les thèmes abordés sont lourds. Pourtant, il faut parler de tous ces sujets que sont le harcèlement, l’homophobie, les troubles du comportement alimentaire, les violences sexuelles… Aurélie Massé arrive à trouver les mots justes pour parler à ses lecteurs. Son récit est un roman nécessaire, qui ouvre au dialogue et à la prévention. Un roman que les adolescents peuvent découvrir, pour se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls. Pour qu’enfin ils puissent lire ces mots si justes : « Ce moment que tu traverses n’est pas l’éternité. Même si ta nuit te semble interminable, le soleil se lèvera demain. »

 

1, 2, 3… sommeil !

1, 2, 3… sommeil !
Bernadette Gervais
(Les Grandes Personnes) 2024

 

Longtemps, je me suis couché de bonheur…

Par Michel Driol

Un album  qui répète, de façon presque hypnotique, le même dispositif d’une page à l’autre. Page de gauche, un texte, commençant invariablement par 1,2,3 et se terminant par la répétition du même mot, dans une typographie qui s’efface progressivement, comme pour mimer le passage à un un état de semi conscience. Page de droite, une image aux couleurs franches, tranchées, une déclinaison des couleurs primaires où les aplats n’excluent pas un certain pointillisme. C’est un enfant qui évoque ses nombreux rituels du coucher, du coucher de soleil à la lune qui veille jusqu’au lendemain.

L’album accompagne ce lent glissement entre le jour et la nuit, entre l’extérieur et l’intérieur, entre la veille et le sommeil, ce moment qui peut être difficile pour de nombreux enfants, celui de l’endormissement et de la lutte contre les frayeurs nocturnes. Il le fait en prenant la forme d’une comptine dont les douces répétitions sont comme un écho aux rituels immuables, soir après soir. C’est d’abord l’extérieur de la chambre de l’enfant où un paysage se métamorphose, rougit, un paysage de campagne dans lequel glissent des ombres sombres, ombres des oiseaux, ombres de l’arbre et des collines. Puis arrive l’intérieur, avec la lampe allumée, des couleurs plus franches, plus claires. Si la nature est encore un peu présente avec les trois papillons de nuit, ce sont les objets familiers qui sont évoqués. Lampe, pendule, quilles. Puis on suit, à travers des objets, un rituel qui semble immuable, le pyjama, les pantoufles, la brosse à dents, le doudou, la couette, l’histoire su soir. Et enfin des baisers tout ronds, roses et doux font écho aux étoiles dans le ciel, autour de la lune, scellant ainsi le passage du microcosme de la chambre, au macrocosme de la nature.

Ainsi l’album brouille les frontières entre le jour et la nuit, l’intérieur et l’extérieur, la veille et le sommeil tant dans le texte qui s’efface progressivement, comme si, dans le sommeil, les paroles n’étaient plus perçues distinctement, que dans les illustrations qui font passer d’un univers à l’autre. Belle façon d’évoquer la perte de lucidité et le recours à la lumière rassurante pour veiller sur l’enfant, représenté ici seul, sans la figure de ses parents. Un enfant seul face à la nuit…

Goutte à goutte

Goutte à goutte
Philippe Ug
(Les Grandes personnes) 2024

L’eau, sur terre, sous terre…

Par Michel Driol

Philippe Ug est parmi les plus prolifiques et talentueux auteurs de pop-up contemporains. Livre jeunesse, livre d’artiste, sculpture de papier, tous ces termes s’appliquent bien pour tenter de définir ses ouvrages, et celui-ci n’y fait pas exception. En six tableaux, on assiste d’abord à la pluie, puis à une cascade. On entre ensuite sous terre, l’eau s’infiltre partout, puis on la voit créer des concrétions. Et c’est une grotte dans laquelle on la voit ruisseler, avant de la voir renaitre par les sources et jaillir, en fontaines.

Ce voyage qui suit le trajet d’une goutte d’eau  est une invitation à découvrir les mondes représentés dans ce théâtre de papier plein d’invention, où l’eau est toujours pure et blanche. Il faut voir la représentation de la pluie qui tombe, longues bandes blanches qui s’entrecroisent, créant un effet visuel étonnant. Il faut voir l’eau qui s’infiltre, dans un réseau en relief où les filets d’eau se divisent, se croisent. Mais il faut aussi voir jaillir du sol les concrétions qui montent et l’eau qui jaillit en fontaines et jeux. Le texte, court, saturé en verbes de mouvement, accompagne ce parcours vivifiant de l’eau et le commente, laissant tout l’espace aux illustrations pop-up.

On ne peut rester insensible à cette magie du pop-up, à cet accord parfait entre des illustrations, du texte, et une simple mécanique de papier qui donne du relief et du volume à des tableaux clefs, dans un univers graphique particulièrement géométrique. Il y a là une vraie recherche formelle, recherche d’effets, de surprise. Du pur travail d’artiste !

La Colère de Banshee

La Colère de Banshee
Jean-François Chabas, David Sala
Casterman (2010), 2024

Colère noire en or

Par Anne-Marie Mercier

S’il faut absolument se faire peur avec la progression de la nuit, marquée par l’étape de Halloween, avant le solstice d’hiver (Noël, donc), autant le faire en beauté. Loin des récits stéréotypés de sorcières noires, c’est un conte doré que propose David Sala. Ses images montrent une banshee (sorcière irlandaise) à la chevelure d’or et à la robe lumineuse comme un soleil. Cela ne la rend pas aimable pour autant ; elle promène sa colère dans un petit bois (merveilleux bouleaux sur fond d’aurore rose) sur la grève (pauvres rochers qui subissent sa rage), elle déchaine l’océan et le vent (pauvres oiseaux, malheureux poissons), elle hurle enfin, d’un « hurlement si incroyable qu’il se rit du vent et des vagues, qu’il file au-dessus des flots, comme une flèche stridente ». Le monde va exploser. Jean-François Chabas sait convoquer la démesure, il l’a explorée dans ses romans où il faisait vire des sorcières irlandaises (Les filles de Cuchulain, Les sorcières de Skelleftestad), et avec David Sala, Le Coffre enchanté qui s’inspirait déjà de Klimt, Féroce
Comme c’est un album, et qu’il est destiné à de plus jeunes lecteurs, qu’il faut rassurer et à qui il faut dire que toute colère peut et même doit être calmée, on découvre enfin que la banshee est juste une petite fille qui a perdu sa poupée. Sa mère arrive, elle a trouvé la raison du désespoir de sa fille (sa poupée perdue), elle répare le mal, aussi bien celui de son enfant que celui qu’elle a infligé au monde. Tout se calme, dans une lumière d’or, avec un constat tellement simple qu’il surprend : « je trouve que tu exagères un peu. Tu n’as pas très bon caractère… ». Le conte mythique se replie en petite leçon aimante, l’or et la lumière envahissent encore une fois la page. C’est superbe.