Yasuke

Yasuke
Frédéric Marais
Les fourmis rouges, 2016

 Du Kilimandjaro au Mont Fuji

par Marion Mas

Le propos est simple en apparence : un jeune garçon sans nom – un esclave – s’embarque sur un bateau et se retrouve au Japon, où il entre au service d’un seigneur comme samouraï. Là, il devient « Yasuke ». C’est la puissance de concentration du récit qui fait la richesse de cet album.

Inspirée de la vie réelle et légendaire de Kuru-san Yasuke, un homme né en Afrique au XVIe siècle et disparu au Japon, cette histoire est celle de la conquête d’un nom, c’est-à-dire d’un statut d’Homme. Cette histoire dit aussi que la rencontre du plus lointain – de l’Autre – est libératrice. Parce que d’autres codes régissent le regard du seigneur japonais, le jeune homme n’est pas vu comme un esclave, mais comme « un homme à la peau sombre » et au regard droit. La charge dramatique et symbolique du récit est indissociablement portée par des illustrations magnifiques. D’une grande sobriété (elles déclinent quatre couleurs seulement : le brun, le vert, le noir et le blanc), elles lui insufflent solennité et émotion.  Le dessin, très stylisé, découpe les éléments de la page comme un théâtre d’ombres. Et par un jeu subtil d’hybridation et de références, le style graphique exprime les belles promesses contenues dans la rencontre de deux civilisations.

Un Aigle dans la neige

Un Aigle dans la neige
Michael Morpurgo, Michael Foreman (ill.)
Traduit (anglais) par Diane Ménard
Gallimard jeunesse, 2016

Entre les lignes de l’Histoire

Par Anne-Marie Mercier

Récit historique ? récit fantastique ? portrait d’une enfance en guerre ? il y a un peu de tout cela dans ce nouveau roman de Morpurgo, et beaucoup de talent pour faire d’une histoire qui aurait pu être purement factuelle, ou édifiante, une mine de questions.

Récit d’une enfance : Coventry, novembre 1940. Le narrateur est dans un train avec sa mère ; il a le bras dans le plâtre, non pas à cause du bombardement allemand qui a détruit sa maison (et tous ses jouets avec, et aussi tué le vieux cheval de son grand père – clin d’œil à Cheval de Guerre ?). Il part avec sa mère se réfugier chez une parente. Le temps du roman est le temps du voyage, d’abord les bruits, le rythme du train, bien rendus, puis la conversation sur les événements récents, avec un homme qui s’est installé dans leur compartiment. Le récit qui faire revivre à l’enfant la peur et les chagrins du bombardement est interrompu par l’attaque d’un avion qui mitraille le train. La longue attente angoissante dans un tunnel où le conducteur du train l’a arrêté occupe la majeure partie du roman qui s’achève avec le redémarrage et l’arrivée.

C’est aussi un récit historique : dans le tunnel, le compagnon de voyage leur raconte l’histoire de William Byron, dit Billy. Morpurgo a créé ce personnage à partir de celui d’un héros réel de la guerre précédente, Henry Tandley, l’un des rares simples soldats à avoir reçu la Victoria Cross pour récompense de sa bravoure et le seul à avoir reçu autant de médailles.

Comment et pourquoi devient-on un héros ? telle est la question à laquelle l’auteur de Soldat Peaceful répond, à sa façon, à travers ce double fictif du personnage réel. On devine que chez Morpurgo l’héroïsme n’a rien d’une fureur guerrière mais naît d’un besoin autre, non pas d’une tendance suicidaire mais une volonté d’agir pour le bien. L’histoire est belle et touchante, comme le personnage de Billy. Les illustrations de Michael Foreman, crayonnées et aquarellées de divers tons de gris font alterner scènes de guerre, tableaux des personnages dans le train et dessins charmants (Billy dessine tout ce qu’il voit).

Mais quelle est la bonne action de Billy qui a eu des conséquences catastrophiques ? Qui est cet homme qui raconte sa vie et semble bien le connaître ? On ne le dira pas. Mais en craquant quelques allumettes pour calmer l’angoisse du jeune garçon que la nuit du tunnel angoisse, il est une voix qui dit la guerre, sa noirceur et les quelques lumières qui y brillent malgré tout. C’est une voix de bord de tombe qui tente de transmettre aussi bien un témoignage qu’un avertissement : le hasard est le maître, incarné par la figure de cet aigle dont on ne comprend le rôle qu’à la fin, à moins que ce ne soit le destin – de qui ?

Tout comme

Tout comme
Henri Meunier

Le Rouergue, 2017

Dons des fées

Par Hélène Derouillac

Comme les fées des contes, des animaux, un caillou et un arbre défilent page après page pour offrir ce qu’ils ont de plus précieux. Chaque double page de l’album met en regard cette « bonne fée » et ses paroles en dessous desquelles une petite illustration crée un effet de décalage humoristique. Première image : un loup tenant couteau et fourchette, une serviette à carreaux vichy nouée autour du cou (petit clin d’œil au Loup d’Olivier Douzou publié aussi au Rouergue). L’image de ce loup bonhomme dément ce que les mots pourraient avoir d’effrayant, « Ouuh oouh, dit le loup, tu auras de l’appétit et tu auras bon goût comme moi. » La présence d’un biberon sur la belle page, juste sous les paroles de l’animal, nous introduit dans l’univers enfantin. C’est bien au jeune enfant que s’adresse le loup.

Le ton est donné. L’album Tout comme se présente comme une invitation au jeu, au faire « comme si » apprécié des jeunes enfants. D’autres personnages se succèdent autour de l’enfant. Chaque fois c’est le même rituel : le cri de l’animal précède le don de ce qui le caractérise (de bons yeux pour le hibou, la force du bâtisseur pour le castor…). L’enfant est ainsi doté de traits et de qualités empruntés à chacun et on peut entendre la chute finale autant comme promesse de bonheur que de beauté.

Un bel album plein de douceur et d’humour.

Suikiri Saïra

Suikiri Saïra
Pepito Mateo, Bellagamba
Winioux, 2014

Vingt prénoms… pour la vie ?

Par Anne-Marie Mercier

Comment appeler un enfant qui vient de naître ? Grande question, qui trouve des réponses diverses selon les temps et les cultures. Les auteurs ont choisi de traiter cela avec humour en situant leur histoire au Japon, ce qui fournit un prétexte à de nombreux jeux avec les sons et les mots.

M. et Mme Dupuits, c’est-à-dire M. et Mme Ido (« puits » se dit Ido en japonais) ont un fils. Le père décide de l’appeler Suikiri Saïra, ce qui signifie selon lui « bonheur infini ». La mère trouve que c’est bien mais un peu abstrait : elle propose Padera Taderi Chotatami. Le grand-père, un voisin, tout le monde s’en mêle pour proposer chacun à son tour un nom qui reflète son idée des conditions du bonheur : intelligence, amour de la nature, sagesse… les parents, trouvant tout cela bel et bon et voulant tout offrir à leur enfant, lui donnent un nom qui n’en finit plus, composé de tous ceux qui ont été proposés. Les difficultés rencontrées par le petit garçon en diverses circonstances, drôles ou tragiques conduisent à un heureux dénouement…

Le texte loufoque, le jeu d’accumulation, les répétitions, tout cela en fait une histoire aussi drôle qu’intéressante. Les images qui proposent avec des papiers découpés et des aquarelles de belles scènes japonisantes et stylisées sont parfaites. Le CD joint à cette édition livre-CD de l’album déjà publié en 2013, est un enregistrement du conte narré devant un public d’enfants et d’adultes… Kiribocou !

On les comprend, tant la répétition de ce nom à rallonge jubile.

 

 

 

 

 

 

 

OK, señor Foster

OK, señor Foster
Eliacer Cansino [2009]
L’école des loisirs, 2016

Entre ombre et lumière

Par Marion Mas

Depuis la mort de sa mère, Perico délaisse l’école et le rêve qu’il avait de quitter Umbrià, le petit village de la côte Andalouse où il vit. Il se pense destiné à devenir pêcheur, comme son père, homme sévère et de mauvaise foi, jusqu’à ce que la perte du billet de mille pesetas destiné à payer la licence du bateau paternel et la rencontre du señor Foster, un Anglais mystérieux passant le plus clair de son temps à « photographier l’air », bouleversent son regard sur les autres et sur lui-même. Conduit à fréquenter ce Foster qui l’embauche comme livreur de courrier, mais aussi Ismaël, un tanneur vivant en ermite, dont la rumeur dit qu’il est repris de justice et analphabète, et le sergent Efrén, à qui il cherche à échapper, le jeune héros découvre la complexité des êtres et des choses.

Dans ce récit subtil, le lecteur se dessille en même temps que Perico. Peu à peu, le garçon découvre (et le lecteur avec lui), que les clivages entre les habitants d’Umbrià sont politiques, opposant franquistes et républicains. Mais c’est implicitement et par bribes que l’histoire et le contexte se recomposent. Ce ton en demi-teinte rend perceptibles les non-dits qui plombent une société en régime dictatorial, et le jeu sur la focalisation interne (on n’a jamais accès aux pensées d’Ismaël ni de Foster) conserve aux personnages leur part d’ombre. C’est la découverte, mais aussi l’acceptation de ce clair-obscur qui permettent au protagoniste de trouver sa voie et de se forger ses propres valeurs. Les livres et la photographie – cet effort pour regarder autrement le monde – jouent un rôle décisif dans ce récit d’apprentissage. Outre qu’il traite d’un sujet rarement exploité en littérature de jeunesse (la vie quotidienne sous une dictature), la grande force du roman tient à son écriture, qui jamais ne pèse ni n’impose. Une écriture pleine d’une puissance émancipatrice pour le lecteur.

Scaraboy

Scaraboy
M. G Leonard
traduit (anglais) par Amélie Sarn
Seuil-jeunesse , 2016

Gros plan sur les coléoptères…

Par Marion Mas

Orphelin de mère, Darkus emménage chez son oncle Max après la mystérieuse disparition de son père, le directeur scientifique du Muséum d’Histoire naturelle de Londres. Il se fait rapidement trois amis : Bertold, Virginia et… un scarabée géant et étonnamment intelligent, qu’il baptise Baxter. Celui-ci semble adopter le garçon. En compagnie de ses nouveaux camarades, Darkus se met à la recherche de son père car, contrairement à la police, il est persuadé que celui-ci a été enlevé. La rencontre d’une femme étrange dans le département d’entomologie du muséum où son père faisait des recherches, la révélation que cette femme s’intéresse à la maison mitoyenne de celle de son oncle, la découverte, dans cette maison, d’une pièce remplie d’insectes mutants, achèvent de le convaincre.

L’intrigue, riche en rebondissements, se déploie sur fond de manipulations génétiques et de réflexion écologique. On peut regretter une écriture essentiellement composée de dialogues, qui, de surcroit, ne sonnent pas toujours juste. Mais l’originalité du récit tient au regard porté sur les insectes. Décrits avec une grande précision (un glossaire, en fin d’ouvrage, vient, le cas échéant, au secours du lecteur), dotés d’un rôle décisif dans l’intrigue, ils deviennent de véritables personnages, qui attirent la sympathie. Progressivement, en même temps que les jeunes héros, le lecteur apprend à se familiariser avec les coléoptères et à distinguer différentes espèces de scarabées. Et par-là, peut-être bien, qu’il apprend à regarder.

 

 

 

 

 

 

Nous autres simples mortels

Nous autres simples mortels
Patrick Ness
Traduit (anglais) par Bruno Krebs
Gallimard jeunesse, 2016

Perplexité

Par Anne-Marie Mercier

Patrick Ness est l’auteur du Chaos en marche et de Quelques minutes après minuit, donc un auteur « culte ». Au départ, on a l’impression que dans ce nouveau roman on est dans un roman pour adolescents empreint de fantastique ou de science-fiction, on ne sait pas encore, mais un peu trop lardé de clichés pour cet auteur. Le résumé du premier chapitre annonce l’arrivée d’une « Messagère des immortels » et présente un « indie kid » en danger. On ne sait pas encore ce que c’est mais on part plein de confiance (La lecture des trois volumes du Chaos en marche, reste un souvenir mémorable). La suite nous entraine dans une ville paumée des USA où un groupe d’ados qui préparent le bac vivent les derniers jours de leur jeunesse avant de se séparer, de quitter la ville et d’aller étudier dans différentes universités. Des amours qui n’osent se déclarer, des sorties au cinéma, au concert, des petits boulots, des révisions…

A priori tout est normal, mais tout de même : Mickey, le narrateur, vit dans une angoisse permanente, il est en proie à des TOC et craint de ne pas sortir des « boucles » de répétitions dans lesquelles il s’enferme ; la plus âgée de ses  sœurs, anorexique, a failli mourir et reste fragile ; sa petite sœur va bien (à part qu’elle est fan de d’un boys’ band) ; son père est alcoolique ; sa mère fait de la politique et tente, en pleine campagne électorale, de faire croire que sa famille n’a aucun problème ; son meilleur ami a un secret, on sait juste qu’il descend du Dieu des chats et attire ces animaux.  Tout cela est un peu bizarre et n’est cependant pas ce qui était annoncé en résumé de chapitre – ou du moins ce qu’on croyait tel. La suite du roman garde la même organisation : le corps du récit détaille la vie de cette fratrie et de ses amis, tandis que les têtes de chapitre se focalisent sur des indie Kids en danger confrontés à des créatures surnaturelles dont on devine qu’elles tentent d’envahir la planète.

Mickey et ses amis sont confrontés à des événements bizarres : lumières bleues, affolement d’animaux, étrangetés… Les seules victimes sont des animaux et ces lycéens particuliers, les « indie kids ».

C’est donc un roman étrange, tant par son contenu que par sa forme. Les personnages adolescents « simples mortels », ordinaires, voient déferler autour d’eux ces phénomènes, comme les générations précédentes ont vu les vampires ou d’autres monstres menacer le monde et tuer des indie Kids jusqu’à ce que ceux-ci arrivent à les repousser. Les héros fantastiques restent à la marge du récit (les têtes de chapitres) et on ne les voit agir qu’à travers les yeux des « simples mortels » que sont les lycéens ordinaires, courageux et généreux, mais sans pouvoirs face au surnaturel. Ces Kids sont-ils les personnages de fiction qui incarnent toutes nos peurs ? Les monstres sont-ils les angoisses adolescentes que la plupart d’entre eux laisseront derrière eux en quittant leur jeunesse ? Patrick Ness a-t-il choisi de se moquer de l’invraisemblance des récits de fantasy à la mode ? C’est fort probable.

La réponse est en suspens ; que d’autres lecteurs nous disent ce qu’ils en ont pensé…

 

Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre

Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre
Ruta Sepetys
Gallimard (pôle fiction), 2015

Par Anne-Marie Mercier

Ce roman couvert de prix, aussi bien aux USA qu’en France, les mérite à bien des égards : l’histoire, poignante, s’insère dans un épisode peu connu de la deuxième guerre mondiale : la déportation des lituaniens en Sibérie, en 1941, au moment de la rupture du pacte germano-soviétique, sous Staline. Très proche de récits des camps auquel il emprunte quelques thèmes et idées (Si c’est un homme de Primo Levi est très présent en filigrane), il retrace les souffrances de la narratrice et de sa famillle : sa mère et son jeune frère.

Lina a 15 ans, puis 16 ; dans sa narration, elle alterne ses récits des trajets interminables en wagons à bestiaux, des séjours misérables et des travaux harassants dans les camps avec des souvenirs de la vie d’avant, dans lesquels, à travers les moments heureux du quotidien on peut deviner l’orage qui approche, la résistance qui s’organise autour du père, les dangers qui les entourent. Le personnage de la mère est superbe de dignité et de courage, celui du petit frère est touchant ; Lina résiste à sa façon, portée par l’espoir de retrouver son père, par l’amour qui naît entre elle et un jeune garçon, et par les dessins qu’elle parvient à faire, autant pour se libérer que pour témoigner. La vie dans les camps est rendue dans un grand détail, proche du reportage.

Seule ombre au tableau, le manichéisme du roman, même s’il est bien compréhensible vu le contexte : les Lituaniens sont presque tous solidaires et vertueux ; on comprend aisément que les russes du NKVD soient portraiturés sous un jour sinistre (seul un russo-polonais est montré de manière plus nuancée); le médecin russe qui intervient à la fin du roman apparaît cependant comme un libérateur (on peut y voir une figure proche de celle du médecin russe dans le roman de Aharon Appelfeld, Adam et Thomas. Le traitement du personnage du seul juif de l’histoire s’avère beaucoup plus gênant : fallait-il le montrer sous un jour aussi antipathique, inspirant le dégoût : il est égoïste, amer, sachant beaucoup de choses et en livrant peu, assénant des vérités qui font mal et n’éprouvant aucune reconnaissance apparente pour ses compagnons de captivité qui le sauvent à plusieurs reprises et s’occupent de lui avec dévouement, tout en ne recevant de lui que des reproches et des quolibets ? L’invraisemblance de leur altruisme est un autre symptôme du défaut de l’ouvrage. J’ai cherché sur les sites qui rendent compte du livre en le couvrant d’éloges : pas un mot sur cela.

Chante, Luna

Chante, Luna
Paule du Bouchet
Gallimard Jeunesse 2016 (1ère édition 2004)

Varsovie, quand même

Par Michel Driol

Luna a 14 ans lorsque les Allemands enferment les Juifs de Varsovie dans le ghetto.  Peur, faim, persécutions, rafles, misère rythment les jours, marqués par les décès ou les disparitions des êtres chers, emportés par le typhus ou par des wagons. Luna participe à la résistance, au soulèvement du ghetto, animée par sa jeunesse, et sa voix, hors du commun. « Une héroïne qui chante pour rester en vie », précise l’auteure. Survivante du ghetto, Luna s’exile aux Etats Unis, où elle rédige ce récit.

Sur cette période monstrueuse de l’histoire du XXème siècle, Paule du Bouchet parvient à réaliser un récit historique à la fois réaliste et romanesque.  D’abord au travers des personnages, ceux de la famille de Luna, à la fois inscrits dans une tradition juive (la mère est fille de rabbin, plutôt traditionnelle) et le père, intellectuel européen, imprimeur,  ouvert au monde, la grand-mère, polonaise catholique convertie au judaïsme par amour, tous sont dessinés avec justesse par la narratrice, qui, au fil du temps, grandit, murit. Réalisme aussi des scènes, qui pourront peut-être heurter les plus jeunes, montrant la barbarie nazie et les conditions de vie au sein du ghetto, les rafles, la faim, la mort omniprésente. Ce qu’évoque aussi  l’adolescente qu’est Luna, c’est la vie politique telle qu’elle la perçoit, avec son père, membre sans illusion du Judenrat, cette administration juive du ghetto sans réel pouvoir, et la complexité des relations avec la résistance polonaise, divisée sur la question juive. Romanesque aussi, car Luna est remarquée par un soldat allemand – musicien anti nazi –  pour sa voix, et ce dernier va, à plusieurs reprises, lui permettre d’échapper à la mort, à la déportation. C’est cette dimension-là qui séduit dans ce roman : la volonté de dépasser les clivages, de monter comment, au-delà des religions, des nationalités, des liens forts peuvent se tisser, dans une perspective humaniste, pour dessiner un après.  C’est aussi, en filigrane, le rappel qu’il existait une opposition allemande au nazisme.

Le roman sait jouer du pathétique pour permettre au lecteur d’éprouver les sentiments de Luna, des autres personnages, mais enseigne aussi une leçon de vie, de courage, d’engagement au service de la liberté individuelle. Enfin, ce n’est pas pour rien que le dernier chapitre montre l’écriture de Luna comme un récit destinée à sa fille, pour lui permettre de combler les vides de la famille, de faire connaissance avec ses grands-parents au sens propre disparus, dans une volonté de transmission d’une expérience et d’un amour plus fort que les forces de la mort.

Le Grand Spectacle

Le Grand Spectacle
Claire Franek
Le Rouergue, 2016

Tous en scène !

Par Marion Mas

Une fille coiffée comme un garçon peut-elle représenter une maman ? Un chat peut-il se marier avec une licorne ? Un chien peut-il apprendre à ronronner ? Telles sont les questions que se posent Zoé, Victor, Aziza, Noham, Camille, Raphaël et Bilal, en train de créer un « grand spectacle ». Le trait, imitant le crayon de couleur et jouant à la fois avec les codes de la bande dessinée et du graphisme enfantin, transforme chaque page en petite scène de théâtre. Un rectangle matérialise l’espace sur lequel s’inventent, se négocient et évoluent les rôles de chacun. Ainsi, progressivement, sous les yeux du lecteur, se tisse la trame dramatique d’un spectacle qui met à mal les préjugés. Un bel album, au dispositif original et au graphisme inventif.

On se souvient du Tous à poil ! de Claire Franek, décédée brutalement en 2016. L’obtention du Prix Brindacier 2017 (meilleur album jeunesse contribuant à lutter contre les représentations stéréotypées et sexistes) est un bel hommage posthume.