Charamba, hôtel pour chats, Chat va chauffer,

Charamba, hôtel pour chats, Chat va chauffer,
Marie Pavlenko, Marie Voyelle,
Flammarion jeunesse,  2024

Psychanalyse féline

Par Lidia Filippini

À l’hôtel Charamba les clients sont des chats. Ils y passent quelques jours, quelques semaines ou quelques mois quand leurs humains partent en vacances. Magda, la propriétaire, prend plaisir à les chouchouter. Elle a tout prévu : des plumes, des jouets rebondissants, des étagères où sauter et même des souris en crochet tricotées main pour s’entraîner à la chasse.
Mais les véritables maîtres des lieux, ce sont les quatre chats de Magda : Bobine, Mulot, Carpette et Couscousse (eh oui la vieille dame a un seul défaut : elle choisit toujours des prénoms ridicules pour ses amis félins…) Ils veillent sur les clients et s’assurent de la bonne réputation de l’établissement.
Le tome 4 de la série est l’occasion de retrouver les quatre sympathiques greffiers. Cette fois, c’est la panique ! Georges, le neveu de Magda est attendu à l’hôtel. Quand il apprend la nouvelle, Mulot, le costaud, se décompose. Georges a gâché son enfance, il l’a traumatisé à vie ! Le vilain garnement a passé un été à déposer discrètement des concombres derrière le dos de Mulot. Quand il se retournait, le félin, qui était alors un tout jeune chaton, croyait à chaque fois se retrouver nez à nez avec un serpent… Et on sait à quel point les chats ont peur des serpents ! Depuis, Mulot ne peut regarder, sentir, ni même imaginer la moindre cucurbitacée sans faire une crise d’angoisse. Pire, à force de repenser à cette histoire, le matou est en train de perdre son estime de soi… Heureusement, ses amis sont là pour l’aider. Ils lancent l’« Opération concombre killer ». Avec le soutien de Ciboulot, un pensionnaire dont l’humain est psychologue, ils vont tenter de soigner Mulot de sa phobie et de lui redonner goût à la vie.
Marie Pavlenko et Marie Voyelle n’en sont pas à leur première collaboration. Elles ont publié ensemble, outre les trois premiers tomes de la série, un roman (Les envahissants, Hachette, Le livre de poche, 2011) et un album (Awinita ; petit rêve deviendra grand, Little Urban, 2019). Elles nous proposent ici un roman drôle et plein de rebondissements, accessible aux jeunes lecteurs. Les illustrations de Marie Voyelle, en noir et blanc, rappellent le manga. Elles ajoutent à la drôlerie du récit en proposant des clins d’œil à destination des enfants (les quatre chats disposés à la manière des héros de Kung Fu Panda) et des parents (la moustache de Ciboulot, le chat psychologue, est la même que celle de Freud).
Les incises du narrateur, qui s’adresse directement au lecteur et se permet parfois de le rudoyer juste pour rire, apportent une touche d’originalité à l’ensemble : « ([…] Si vous ne savez pas ce qu’est le crochet, je ne peux rien pour vous. Comprenez-moi : on ne peut pas non plus s’arrêter toutes les cinq lignes pour expliquer chaque mot un peu original. Utilisez donc ce formidable outil appelé ‘dictionnaire’. )»
Bref, il y a, dans ce court roman, de quoi passer un agréable moment.

 

 

Quand on est au milieu

Quand on est au milieu
Anika H. Denise, Christopher Denise (ill.)
Kaléidoscope, 2024

Question de place en fratrie

Par Anne-Marie Mercier

Pour explorer le sujet de la place du deuxième dans une fratrie de trois, l’illustratrice a choisi trois petits lapins. Soit. Elle les a habillés (le plus grand semble être une fille, celui du milieu est clairement un garçon) et placés dans un cadre humain (gros fauteuils, pâtisserie, trottinettes, train électrique) même si l’école (le maitre est un hibou à lunettes) se déroule dans un arbre creux.
Le texte est l’élément le plus intéressant : il est bref et propose les avantages et inconvénients de cette position : on peut être celui qui suit ou celui qui guide, celui qui résiste ou celui qui plie  – l’intérêt étant ici est que le lapin médian plie devant le plus petit et non devant le grand. L’âge n’empêche rien donc. Tout cela est très juste et peut permettre de considérer cette question de place sous tous ses angles.
La dernière image montrant les trois lapereaux couchés ensemble dans un lit couvert d’une grosse courtepointe en patchwork insiste sur la chaleur de l’amour entre frères et sœurs. C’est mignon ; on ne peut qu’espérer que de nombreux lecteurs y verrons une image de leur fratrie. Pour les autres, cela fera un peu conte de Noël, comme le livre que lit le trio dans son lit, encore « une histoire de lapin » (voir Christophe Honoré dans Le Livre pour enfants, L’Oliver, 2005) : Le Lapin de velours de Margery Williams, publié en 1922 qui dit que tout peut arriver, même l’impossible, quand on aime : message paradoxal à destination des adultes ou simple référence lapine ?

 

Manqué !

Manqué !
Antonin Faure
Les Editions des éléphants 2024

Proies de tous les pays, unissez-vous !

Par Michel Driol

Un album en randonnée reprenant le principe des chaines alimentaires. Ainsi le ver veut manger la pomme, mais elle tombe, manqué ! La mésange veut manger le ver, mais échoue ! La belette veut manger la mésange, mais échoue… jusqu’à la fin, où l’ours veut manger le loup… et échoue, bien sûr ! Voilà pour le scénario, porté par un texte court, répétitif comme le sont tous les textes en randonnée, un distique rimé reprenant les paroles de l’animal prédateur et exprimant son désir de manger.

L’album fait surtout la part belle aux illustrations, en double page, très fouillées, qui prennent en charge la narration pour peu qu’on s’y attache aux détails, et qu’on les lise attentivement. Au-delà du mangeur et de la proie évoqués par le texte, c’est une foule d’animaux en activité que montre l’image.  Suivons ainsi la pomme, transportée par une colonie de fourmis, qui vont même utiliser une planche-radeau pour traverser la rivière. Explorons ce qui se passe sous la terre, avec la taupe, qui creuse. Quoi de plus normal dans ces comportements animaux… Sauf que petit à petit la fantaisie s’invite. Ainsi ces deux lapins  endormis dans leur terrier, sous une couverture rouge, ces castors bâtisseurs, avec leur treuil, ces chauvesouris jouant aux cartes… Ce petit monde animal s’humanise ainsi, comme invitant à une autre lecture.

Se joue aussi dans les illustrations une opposition entre la surface et le souterrain. La surface, c’est le lieu des conflits, des désirs, de la violence de l’un contre l’autre. Le souterrain, c’est le lieu de l’entraide, où toutes les victimes vont se retrouver, scellant ainsi l’union ceux qui ont été ennemis. C’est ainsi que tous entrainent l’ours dans une caverne, pour lui tendre un piège… qu’on ne révélera pas, bien sûr, mais qui montre que l’union des petits, leur astuce, leur imagination, fait la force… Quant à la dernière illustration, elle scelle l’union de tous – ours y compris, bien sûr –  autour de nourritures consensuelles, marshmallows et pâtisserie !

La raison du plus fort est toujours la meilleure… sauf pour cet album, qui prône union et solidarité pour venir à bout de toutes les difficultés, de tous les conflits.  Un album qui le suggère plus qu’il ne le dit, un album plein de rythme, de rebondissements et surtout un album plein d’humour et de joie, libératrice, salvatrice !

Les Enfants d’Izieu

Les Enfants d’Izieu
Rolande Causse-Gibel, Gilles Rapaport (ill.)
D’Eux, 2024

Tombeau pour 44 enfants (et leurs éducateurs)

Par Anne-Marie Mercier

Le texte de Rolande Causse a parcouru tout un chemin avant de revenir sous la forme qu’en donnent les éditions d’Eux cette année. Il a été d’abord publié en 1989, au Seuil, dans une collection de littérature générale, puis republié, toujours au Seuil, en 1994, avec un témoignage de Sabine Zlatin, fondatrice avec son mari de la maison d’Izieu. Le texte était alors devenu livret d’opéra, celui de l’opéra-oratorio de Nguyen-Thien-Dao (1994). C’est sans doute ce passage par un spectacle destiné à un public large qui l’a fait passer en catégorie jeunesse (on pourrait ajouter que dès qu’il y a le mot « enfant » ou un personnage jeune, cela fait vite basculer un texte dans cette catégorie). Ce mouvement a été amplifié par les instructions officielles de 2002 et d’autres initiatives plus ou moins bien accueillies demandant d’enseigner dès l’école primaire, notamment à travers les enfants victimes, ce qu’a été ce qu’on a du mal à nommer et que, depuis le film de Claude Lanzmann, on nomme la Shoah. Le texte a ainsi paru en poche jeunesse en 2014 (Oskar, catégorie « roman », avec des documents et textes d’ateliers d’écriture) et il reparait à présent en album, dans une nouvelle version légèrement abrégée avec des illustrations de Gilles Rapaport.
La cruauté du sujet est redoublée par la spécificité de cette histoire : ce sont 44 enfants entre 4 et 15 ans qui sont déportés, avec leurs éducateurs ; la responsabilité du gouvernement de Vichy y est pleine et entière. Seule une éducatrice, Léa Feldblum, survira et racontera l’histoire que Rolande Causse raconte à son tour. Elle le fait sous la forme d’un journal, avec des notations brèves dans une forme proche du poème. Chaque enfant et chaque adulte est nommé, chacun apparait dans toute son humanité fragile. Le 6 avril 1944, c’est le jour de la rafle, avec l’avant heureux, les joies, les chagrins et les rêves des enfants, et puis l’irruption des soldats dans les belles vacances, le convoi en camion et la terreur de tous et de chacun. Le 7 avril 1944, c’est le train jusqu’à Drancy, et ensuite toutes les étapes jusqu’à Auschwitz, où le récit du voyage des enfants s’arrête à la porte du four crématoire pour se poursuivre avec celui de la survivante, Léa, qui y découvre l’horreur.
Gilles Rapaport qui s’était déjà saisi du thème de l’esclavage, avec l’album Un Homme (2007) et de celui de la déportation avec l’album Grand-Père (1999) en puissantes gouaches colorées a fait ici le choix de l’encre de Chine avec de forts contrastes de noir et de blanc et de superbes images parfois glaçantes. La première partie montre des jeux, des paysages inscrits dans une blancheur menacée par des ombres ou des taches. Les visages des enfants, et des adultes d’Izieu, esquissés, sont tantôt lumineux, tantôt barrés d’ombres qui les mangent. Les postures des personnages disent aussi bien que les mots l’effondrement et la douleur. Les soldats n’ont pas de regard et sont proches de la monstruosité. Les lieux du camp sont marqués par la désolation et un puissant sentiment d’horreur.
L’album est magnifique ; textes et images se répondent avec les mêmes but : faire exister les personnages de manière vibrante, et leur faire rencontrer l’inhumanité. On pourrait poser encore et encore la question de la légitimité de l’esthétique pour traiter d’un tel sujet (peut-on faire de la poésie depuis et à plus forte raison sur Auschwitz ?) : il y a de nombreux documentaires récents sur le sujet qui pourraient suffire  (Paroles et images des enfants d’Izieu 1943-1944, 2022, L’Institutrice des enfants d’Izieu, 2023… Voir aussi le podcast et le film sur le site de la BnF (médiathèque) et les textes et dessins des enfants conservés à la Bnf. On pourrait aussi dire que les faits suffisent sans ajouter le pathos de la forme. Pour justifier l’entreprise, on pourrait souligner la sobriété du texte et des images, le souci documentaire du premier et la pudeur du deuxième. Le débat reste ouvert.
Voici les derniers mots du texte :

Assassinés

Tous les enfants d’Izieu

Ce sont des enfants
Quarante-quatre

Pour toujours
Ce sont
Les enfants

LES ENFANTS D’IZIEU

 

 

Chez soi

Chez soi
Pauline Kalioujny
Seuil Jeunesse 2024

Home, sweet home…

Par Michel Driol

En couverture : une foule d’animaux entassés dans la silhouette d’une maison… Les pages de garde : trois lapins gambadant en plein air. Ainsi se dessine la tension entre l’intérieur et l’extérieur, le cocon et l’aventure. Tout commence par le constat des choses qui se gâtent, parfois, dans la vie, ce qu’illustre un orage, avec ses éclairs. C’est alors qu’il faut rester chez soi. Et l’album d’explorer différents chez soi, différentes raisons de s’y réfugier, et différentes manières d’y habiter. Parce qu’il fait trop froid, ou trop chaud, parce qu’un danger menace, parce qu’on est timide… Mais que faire chez soi ? Se reposer, se blottir contre ceux qu’on aime, ou être un peu à l’étroit. Chez soi, c’est le moment de penser que la vie aime prendre son temps pour que chacun naisse, grandisse, s’épanouisse avant de sortir dehors.

L’album fait la part belle à de nombreux animaux, et les montre dans leur habitat, ours,  loirs, fourmis, mollusques, escargots, abeilles… mais c’est une famille de lapins qui sert de fil conducteur et auxquels le lecteur est invité à s’identifier. Lapins terrés échappant au flair d’un chien, petit lapin boudant ses parents, lapins entassés, lapins célébrant un anniversaire autour d’une carotte gâteau, adorables lapins blottis au chaud en plein hiver. A elle seule, cette famille de lapin illustre différents sentiments, états, émotions liés au confinement.  Ce confinement qui peut rendre les plus agités «zinzins ». L’album ouvre alors, avec un enfant morose derrière la vitre, son avant dernier mouvement, celui du temps nécessaire : superbement illustré par un embryon, une chenille préparant son cocon, des animaux dans des œufs, une graine qui germe et donne une fleur.  C’est alors que l’album prend une dimension morale et philosophique, mettant l’accent sur le rôle du temps, de la maturation, pour, selon une belle métaphore, « faire éclore les rêves en une nouvelle réalité ». Ne pas être trop pressé, prendre son temps, accepter peut-être de s’ennuyer, de rester chez soi, de ne pas être dans l’action, voilà des valeurs mises en évidence par l’album qui se clôt par une inversion politique joyeuse, lorsque tous les animaux sortent enfin de sous la terre pour prendre en chasse… un chasseur et son chien. Libération du dedans au dehors, libération des menaces, l’album est aussi une invitation à s’unir, à sortir de chez soi pour réaliser ensemble quelque chose de grand, de fort. Cette exploration du confinement subi, mais parfois aussi désiré, des espaces privés qu’on s’aménage, des cocons qu’on tisse ou pas autour de soi,  est conduite avec une grande tendresse dans le texte et dans les illustrations qui ne manquent pas d’humour, en particulier dans les multiples détails qu’il faut prendre le temps d’observer.

Un album plein de charme et de poésie, qui met en scène l’enfance, qui évoque le désir de grandir, sortir de l’œuf, mais aussi celui de profiter de l’espace familial, avec son confort et ses tensions, à travers des métaphores animales pleines de poésie.

A tire-d’aile

A tire-d’aile
Pierre Coran & Dina Melnikova
Cotcotcot éditions 2024

L’effet libellule

Par Michel Driol

Une libellule posée sur la vitre du salon, qu’on recueille dans un chiffon, qu’on libère près de l’étang, et qui revient se poser sur l’épaule, comme pour remercier. Tel est l’argument de ce court poème – album de Pierre Coran, illustré par Dina Melnikova.

Ecrit dans une langue très simple, le texte joue sur les deux désignations de l’insecte : d’abord demoiselle – avec toutes les connotations possibles -, puis libellule. Le texte se veut essentiellement relation des faits, sans pathos, sans sentiments, sans émotions. Il s’agit avant tout de raconter, de décrire ce qui se passe, sans donner la moindre interprétation, sauf à la fin, où apparaissent les phrases exclamatives, les interjections, les questions marquant l’étonnement ou la surprise lors de ce mouvement de retour de la libellule vers l’homme. Pour autant le texte assume son côté « poétique » par ses jeux avec de discrètes rimes, rimes féminines en elle, rimes plus masculines en on, mais aussi par sa disposition sur la page : tantôt des distiques, tantôt des mots épars, comme pour mimer, graphiquement, le vol de l’insecte.

Les illustrations ne cherchent pas tant à montrer la libellule qu’à la suggérer, dans sa fragilité, à travers la transparence de tous les éléments représentés dans lesquels joue la lumière. C’est le rideau blanc, qu’on devine au crochet, sur fond de feuillages. Ce sont les fragments de ciel, d’eau, de feuilles. Ce sont les nervures, aussi bien celles de la libellule que celles des feuilles. Tout ceci dans des couleurs vertes et bleues, à l’image de l’insecte, à l’image aussi de la nature qui est ici magnifiée dans sa fragilité. Une seule exception : le rose du chiffon libérateur.

Texte et illustrations évoquent bien ce besoin de liberté, en particulier dans la figure en déconstruction des nénuphars, chaque élément prenant son autonomie. Ils évoquent aussi, à travers la figure de l’insecte, la fragilité de la nature et le rôle de l’homme de protéger les plus faibles. Ils disent enfin la nature dans tout son éclat, celle d’un été où il fait beau. C’est bien la communion avec la nature – animale, végétale – qu’illustre ce texte qui évoque aussi bien le Rousseau  des Rêveries que les philosophies orientales promouvant une vie en accord avec la nature.

Ce troisième opus de la collection Matière vivante, chez Cotcotcot (voir De la terre dans mes poches et Larmes de rosée, chroniqués ici) séduit par ce qu’il dit de la fragilité de la nature et par l’attitude poétique qu’il montre dans une façon singulière d’être présent au monde.

Trop nul

Trop nul
Michael Escoffier, Matthieu Maudet
L’école des loisirs, 2024

Quel animal de compagnie ?

Par Anne-Marie Mercier

Tous les parents font un jour l’expérience du désir des enfants d’avoir un animal. Beaucoup découvrent que bien souvent l’animal choisi déçoit et, rapidement, ne suffit plus : « trop nul », le poisson, la tortue, le chat, le chien, puis le poney, etc. jusqu’au dernier vœu : un dinosaure. On sait combien les enfants les adorent, mais les dinosaures adorent-ils les enfants ? Celui-là vengera tous les animaux ! La chute est drôle et édifiante…
Le format carré et cartonné comme l’histoire conviendront à de jeunes enfants, mais on peut supposer que de plus âgés s’y verront comme dans un miroir, aussi bien par les postures, les expressions (les différentes façons de faire la gueule), et les propos que le titre résume fort bien.
C’est drôle, à condition que les jeunes lecteurs visés veuillent bien rire d’eux-mêmes : il n’est jamais trop tôt pour apprendre l’humour, ou du moins commencer, car cet apprentissage prend du temps, mais peut-être faut-il viser un lecteur pas trop petit.

Peurs du soir

Peurs du soir
Laurie Agusti
La Partie 2024

La nuit, théâtre d’ombres…

Par Michel Driol

L’illustration de couverture donne bien à voir ce qui va se jouer dans cet album : une chambre sombre, où on devine une armoire où sont sagement rangés les vêtements, une porte entrouverte par laquelle se faufile un rai de lumière et la patte griffue, verdâtre, d’un monstre tapi, prêt à avancer…  Puis la première illustration nous montre la même chambre, lumineuse et claire, à l’heure d’aller au lit. Suivent les préparatifs : la vérification des issues de secours, des cachettes potentielles, la pose d’obstacles et l’extinction de la lumière, porte légèrement entrouverte pour laisser pénétrer un rai de lumière. Viennent alors les peurs. Celle d’une araignée géante. Puis cette ombre qui passe devant la porte, est-ce un ogre ? Reste alors à compter les moutons pour tenter de trouver le sommeil. Mais la nuit est peuplée de cauchemars : tentacules, pattes gigantesques, griffues, grenouilles, hiboux et autres animaux finissent par prendre possession de tout l’espace…

Les albums sur la peur, et en particulier sur les terreurs nocturnes pourraient constituer un genre à part entière en littérature jeunesse. Ils renvoient aux peurs de la nuit qui affectent nombre d’enfants, et, sans doute, plus largement, aux peurs inhérentes à l’homme dont la littérature fantastique ou les tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien se sont largement fait l’écho. Cet album aborde cette thématique avec beaucoup d’originalité et de réussite. On retrouve l’enfant narrateur, dont les propos sont sagement écrits en bas de page, sous l’illustration, confronté à une autre voix, qui provient de la pièce à côté, voix écrite en lettres capitales, trop grandes pour tenir sur la page. Voix d’un sur-moi ? Voix des parents, voix qui ordonne, qui impose un cadre, des ordres qui s’opposent au désordre mental de l’enfant. Ce désordre est remarquablement montré par les illustrations, dont la ligne graphique claire et rassurante du début devient vite espace inquiétant, espace noir et gris comme tranché par la ligne jaune du rai lumineux dans un cadrage très hitchcockien. Les choses commencent à se brouiller, à l’image de cet état de semi conscience qui précède le sommeil, et se superposent l’espace de la chambre, l’espace de l’école, un terrain de jeu. Si les moutons qu’on compte s’alignent sagement, les chiffres peu à peu se mêlent, s’emmêlent, jusqu’à la chute de l’album, qui n’a rien d’apaisant, contrairement à nombre d’albums. Après la dernière phrase, pleine de tranquillité, « C’est bon, je peux dormir » suivent trois doubles pages terrifiantes, fantastiques, montrant l’irruption des monstres qui finissent par envahir la chambre, les rêves, l’imaginaire de l’enfant.

Remarquons aussi la dramaturgie qui préside à la construction de cet album, et au regard qu’il nous fait porter sur cet enfant qui dresse le plan de sa chambre, pour vérifier les cachettes possibles, les issues de secours : voilà qui ressemble fort aux schémas d’évacuation des bâtiments publics, ou aux exercices conduits, en classe, dans le cadre des protocoles en cas d’intrusion. Si l’on peut sourire de le voir appliquer ainsi ces consignes de sécurité, on peut aussi s’inquiéter de ce qu’elles peuvent causer comme dommages dans l’esprit d’un enfant. Cette sombre menace qui pèse sur la chambre est peinte dans des grisailles et des formes qui, pour un adulte, ne peuvent qu’évoquer Guernica. Et tout cela culmine avec les monstres animaux omniprésents, comme pour dire, aux enfants comme aux adultes, que les peurs sont là, qu’on ne peut les éviter, quelles que soient les précautions qu’on prend, les rituels rassurants qu’on met en œuvre.

Se tenant sur une ligne étroite entre la drôlerie et le fantastique, cet album ne cherche pas forcément à rassurer bêtement, à apprendre à terrasser les monstres, à lutter contre les peurs de la nuit. Il dit plutôt qu’elles sont là, et qu’il faut vivre avec, même si elles ne sont que le fruit de notre imagination.

Tomber 8 fois se relever 9

Tomber 8 fois se relever 9
Frédéric Marais
HongFei, 2024

Ce qui ne me tue pas me rend plus fort

Par Laure-Hélène Davoine

Avant d’être blessé dans les tranchées en 1915, Eugène Criqui était boxeur. Après la guerre, il reprendra les combats malgré sa « gueule cassée » et à force d’entraînements, parviendra à devenir champion du monde des poids plumes.
Cet album retrace librement son histoire, une histoire vraie, et son combat pour retrouver sa place et sa dignité. C’est une histoire de courage, de persévérance et de ténacité qui retrace le chemin d’un homme à l’apparence détruite qui n’a pas voulu s’avouer vaincu.
Cette histoire, Frédéric Marais nous la conte en peu de mots, dans un style épuré et efficace, et laisse la part belle aux images. Visuellement, c’est un album très marquant, où on se retrouve totalement immergé dans des grandes images en pleine page. L’album est construit de manière presque cinématographique avec des cadrages variés et des jeux d’ombres. Le travail sur les couleurs (quatre couleurs uniquement : bleu, corail, noir et blanc) et sur les contrastes est absolument incroyable. On sent que chaque détail a été travaillé, que rien n’a été laissé au hasard pour accompagner ce combat d’un homme brisé pour se relever.
Le corps d’Eugène est très présent dans cet album : ses jambes devant les barbelés des tranchées ou face aux gratte-ciel de New-York, un gros plan sur son torse lorsqu’il se décide à remonter sur le ring et ses yeux, surtout ses yeux. L’auteur nous fait plonger dans les yeux d’Eugène à trois périodes clés de son histoire : dans le regard innocent du bleu arrivant dans les tranchées, dans le regard terrifié de l’homme se réveillant au pavillon des têtes cassées, puis dans le regard serein et volontaire de l’indestructible boxeur. Ce regard vous hantera longtemps.

Lily et les créatures de la nuit

Lily et les créatures de la nuit
Nick Lake, ill. d’Emily Gravett
Traduit (anglais) par Thomas Leclere
Seuil, 2024

Frissons

Par Anne-Marie Mercier

Lily, dont les parents sont partis à la maternité pour la naissance de leur deuxième enfant, s’enfuit de la maison de sa grand-mère qui la garde pour revenir dans sa propre maison, vide d’occupants. Hélas, elle n’est pas vide, mais un couple, qui ressemble à ses parents tout en ayant des aspects légèrement différents, s’y trouve et l’en chasse brutalement. Dans le jardin lui aussi bizarrement changé, elle rencontre des animaux qui viennent l’assister et la conseiller. Elle comprend grâce à eux (un corbeau, une taupe, un serpent, une souris) qu’il faut qu’elle arrive à chasser ces intrus, pour sauver sa famille et elle-même. Ils ont d’excellentes idées, souvent originales, sur les différentes techniques pour pénétrer dans la maison. Elle devra faire plusieurs tentatives, de plus en plus risquées.
Ce roman est proche du conte. On y trouve un peu de magie et des échos d’anciennes histoires de plume et de clefs, de faux parents (Le Prince Pipo de Gripari), de maison autrefois familière et hantée (Coraline de Gaiman).
C’est aussi un livre qui traite de la difficulté des enfants malades à s’ancrer dans leur famille et leur quotidien entre les séjours à l’hôpital : Lily n’est pas seulement une enfant inquiète de l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur, elle est gravement malade et doit faire de nombreux séjours à l’hôpital. Elle est taraudée par la hantise des soins passés et à venir qu’elle a à subir, par la souffrance et la peur, et surtout par le sentiment de ne plus être l’enfant merveilleux né au foyer de ses parents. Ce sont ses peurs qui font lever ces créatures inquiétantes et l’atmosphère sombre rendue manifeste par des pages encrées de noir ou de gris.
Pour contrebalancer toute cette noirceur, le roman est souvent drôle et Lily a une belle énergie. Les animaux qui viennent à son aide ont beaucoup d’humour… et d’humanité. Ils semblent sortis de ses lectures, montrant la force de la littérature et de l’imaginaire qu’elle sous-tend pour lutter contre les peurs. Les belles encres d’Emily Gravett jouent sur les deux tableaux, tantôt réalistes tantôt fantaisistes, tantôt rassurantes, tantôt inquiétantes, tantôt drôles, tantôt attendrissantes.