L’Amour géométrique

L’Amour géométrique
Victoria Kaario – Juliette Binet
Rouergue 2024

Lorsque l’enfant parait

Par Michel Driol

L’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur, on le sait bien, est sujet de bouleversements pour de nombreux enfants. C’est un thème abondamment traité en littérature pour la jeunesse. L’Amour géométrique l’aborde, à sa façon, par le biais du récit, page de gauche, par le biais d’illustrations très géométriques, pages de droite, fruit d’une nouvelle collaboration entre Victoria Kaario et Juliette Binet (voir le Temps est rond, au Rouergue également)

Le récit évoque d’abord le réaménagement de l’espace, la peinture de la nouvelle chambre, des bruits et des odeurs bien dérangeants pour Céleste Après un temps au parc, c’est le retour, le repas de crêpes sucrées, puis la nuit au cours de laquelle Céleste fait un drôle de rêve. Réveillée, elle réorganise à sa façon l’appartement, envahissant le salon de ses jouets, et la chambre du bébé de son linge. Retour à l’ordre, après un gros câlin, pour comprendre qu’il faut une bonne place pour les choses, et qu’il y a assez de place dans la maison.

C’est un récit facile à comprendre, très explicite, qui évoque bien les émotions, les sentiments, les actions d’une petite fille que la venue d’un petit frère inquiète, qui cherche à s’accaparer tout l’espace de peur de perdre l’amour de ses parents dans le grand chamboulement qui affecte la maison et la désorganise.

C’est bien là que les illustrations prennent le relai, pour montrer grâce à des figures géométriques l’ordre menacé par le désordre. Globalement, chaque illustration est divisée en quatre rectangles de même taille, de couleurs différentes, comme représentant quatre des pièces de la maison, dont le jaune de la chambre de Céleste. Puis on voit comment, par des triangles, les meubles sont déplacés dans el salon bleu, tandis que des triangles – agressifs – envahissent de bleu piscine le gris du bureau, devenant ainsi la nouvelle chambre du bébé. Mais ce bleu envahit sournoisement toute la maison, à l’image du futur bébé qui envahit l’esprit de Céleste. Promenade et jeux au parc, comme un chemin jaune. Retour à la maison, devenue grise, avec une grosse crêpe ronde et jaune au milieu. Des ronds, des triangles jaunes matérialisent l’envahissent de la maison par Céleste, tandis que les images finales associent les ronds, les triangles, le jaune et le bleu, pour montrer une nouvelle organisation, et correspondent à la chute du livre : Tout est en ordre, même si tout a bougé.

C’est à la fois très conceptuel, et très évocateur pour dire les bouleversements de l’espace  et la stabilité de l’amour  sans avoir recours aux traditionnels petits cœurs… Ces figures géométriques disent leur permanence et leur stabilité, malgré leurs réarrangement. Elles invitent aussi à l’accueil du nouveau, montrent qu’il y a place pour lui aussi. Les enfants s’étonneront sans doute de ces figures, les compareront, les exploreront… dans une démarche d’appropriation d’un art  plus abstrait que ce qu’on leur propose habituellement, un art qui tient aussi, quelque part, du jeu, et ce d’autant plus que le format de l’album, ses pages cartonnées le destinent aux plus petits.

Céleste en jaune, Ernest en bleu, comme un double écho à Ernest et Célestine et à Petit Bleu, Petit jaune… Comme une façon d’inscrire ce bel et original album sous le double patronage symbolique de Gabrielle Vincent et de Leo Lionni, deux auteurs dont il partage les valeurs.

La Forêt pour te dire

La Forêt pour te dire
Martine Pouchain
Sarbacane 2024

Robinsonnade contemporaine

Par Michel Driol

Louise, 17 ans, dont le père est mort avant sa naissance, vit avec sa mère qui enchaine les hommes. Lorsque le dernier se livre à des attouchements sur elle, elle fuit dans la forêt, où elle mène une vie de survivaliste, faite de cueillette et de petite chasse, à l’aide de sa fronde. C’est là qu’elle fait la connaissance de Paul, un peu plus âgé qu’elle, qui va de petit boulot en petit boulot, traumatisé par la mort de ses parents dans un accident de voiture, et un abattoir où il a travaillé. Paul sauve Louise, victime d’un empoisonnement, et lui propose de l’héberger à La Faye, la vieille maison familiale, désormais vide. Comment ces deux-là vont s’apprivoiser, se découvrir, et se reconstruire, et établir entre eux et les autres une relation complexe…

Martine Pouchain propose ici un récit qui tient du conte et du roman d’apprentissage. Conte par le personnage principal (non plus une petite fille, mais une adolescente, victime d’un adulte), par les lieux,  la forêt emblématique – et symbolique – de ce genre où l’héroïne trouve refuge, mais aussi la vieille maison qui semble pleine de secret, enfin par la punition du méchant et la découverte de l’amour – sauf que la fin n’est pas celle du conte traditionnelle, avec le mariage et les nombreux enfants. Roman d’apprentissage par la découverte d’elle-même qu’y effectue l’héroïne, par les choix qu’elle effectue, sa fuite, son apprentissage de la psychologie à distance, et son éducation sentimentale et sexuelle. A la croisée de ces deux genres, on est vraiment dans une grande tradition de la littérature pour la jeunesse. Une littérature pour la jeunesse qui s’adresse aussi, ici, à un lectorat adulte.

Le roman propose un double portrait, celui de Louise, et celui de Paul. Si l’on découvre assez vite le passé de Louise, ses relations avec sa mère – femme enfant avec son « beau-père » du moment, en particulier parce que le texte nous livre son journal intime, il n’en va pas de même pour  Paul, dont le roman révèle, bribe après bribe, ses secrets, son passé qu’il a du mal à affronter. Il y a là à la fois respect de la psychologie du personnage et aussi source d’intérêt  pour le lecteur qui ne peut que se questionner sur ce personnage, dont on découvrira à la fin la tragédie qui le hante.

C’est un roman d’amour qui prend son temps, roman de découverte entre deux êtres qui s’observent d’abord un peu comme chien et chat, et vivent la tension entre leur besoin d’être ensemble et celui de sauvegarder leur liberté. Petit à petit, on assiste à transformation intérieure de Louise, à l’éveil de ses sens et à son passage à l’âge adulte. Louise ressent des émotions complexes et contradictoires, décrites avec finesse par l’autrice.

Un mot sur les personnages secondaires, bien dessinés, et dont le système forme des couples : Audrey, la cueilleuse, qui cherche à « draguer » Paul, en complet contraste avec la retenue et la pudeur de Louise, la grand-mère artiste de Paul, discrète, fine, sensible, en parfaite opposition avec la mère de Louise.

Un roman poétique et introspectif, qui articule avec force la problématique de la quête d’identité et de la quête du bonheur avec certaines des grandes questions qui traversent notre époque : les agressions sexuelles, le lien avec la nature,  les relations familiales, l’amour et la sexualité des adolescents.

Les Printemps

Les Printemps
Adrien Parlange
La Partie, 2022

Année après année, l’ éternel retour

Par Anne-Marie Mercier

Ces printemps, au pluriel, ce sont ceux que le narrateur a vécus et dont il se souvient, depuis ses trois ans jusqu’à ses 85 ans, moment où il peut affirmer « je n’ai jamais autant aimé le printemps ». Chaque double page présente une phrase à droite, sur la « belle page »,  alors que l’image est à gauche, choix inhabituel : le texte est ainsi mis en avant malgré sa brièveté.
C’est que chacun des souvenirs évoqués est important : le premier souvenir, le premier fruit cueilli, la première peur, le premier amour, la première trahison, le premier grand voyage, le premier travail, jusqu’à la naissance d’un enfant et la répétition avec lui des étapes vécues. S’y ajoutent les liens d’amour. Dans les images esquissées au trait sur des fonds unis monochromes de différentes couleurs, on voit s’inscrire la silhouette de la mère, du père, du grand-père, de l’enfant, de l’épouse, etc.
L’album cartonné avec des découpes pourrait faire penser qu’il est principalement destiné à de très jeunes enfants, ce n’est pas le cas : il s’adresse à tous les âges. Les uns y verront ce que leurs parents ont parcouru, d’autres y trouveront un récit de leur vie, d’autres verront les étapes parcourues et celles qui restent à venir, avec un même esprit de sérénité et d’acceptation de ce que chaque printemps apporte ou enlève. Les étapes de la vie sont de plus choisies sans trop de conformisme : des expériences apparemment minimes étant mises sur le même plan que les étapes de la vie habituellement mises en avant. C’est ainsi une belle approche de ce qui peut composer une vie humaine.
La subtilité du jeu des découpes fait qu’on peut lire le livre à tout âge et de différentes manières. On peut l’aborder de façon linéaire ou en mettant en parallèle des expériences proches : les pages liées au grand-père, quoique éloignées sont ainsi rapprochées, comme celles de la rencontre avec un serpent, etc. Les parties évidées mettent en évidence sur plusieurs pages un même détail, l’avant dernier étant celui qui représente une main d’enfant tenant une main d’adulte, et le dernier faisant le lien entre la première et la peut-être dernière fraise sauvage (hommage à Bergman ?). Toute une vie en printemps, bellement et discrètement évoquée dans ce bel objet subtil à découvrir encore et encore…

Samedi matin, Rue des Colibris

Samedi matin, Rue des Colibris
Julie Bouchard – Olivier Chéné
D’eux 2024

Vide grenier

Par Michel Driol

C’est jour de vide-grenier, ce samedi, rue des Colibris. On assiste à l’éveil de la rue, à l’installation des stands, à l’arrivée des chalands de 7h30 à 9h10.Lucas a rejoint Simon chez lui et tous deux, argent en poche, partent à la recherche de quelque chose, non sans avoir gratouillé le cou de Paul, le chien. Ils résistent aux tentations, billes ou capes de super héros, jusqu’à trouver un landau. Un landau pour promener Paul, le chien, devenu paralysé.

C’est un récit à chute : on se demande ce que les deux garçons recherchent obstinément parmi tous les objets nommés par le texte, et révélés par les illustrations.  Deux garçons mus par une généreuse intention qui montrent bien leur amour pour le vieux chien, inscrivant ainsi l’album dans cette thématique du lien entre enfants et animaux. Mais l’album vaut aussi pour ses qualités narratives, sa façon de maintenir le suspense tout au long des pages, y compris au moment où Lucas annonce sa découverte. Je crois que j’en ai trouvé une... Une quoi ? se demande le lecteur, parmi tous les objets montrés par l’illustration. Puis on se pose la question de la destination de cet objet insolite, avant de tout comprendre. Avec rigueur, l’album fait alterner des doubles pages de plan général de la rue, qui permettent de faire avancer l’heure,  avec des doubles pages où avance le récit. Les premières doubles-pages posent le cadre du récit : l’automne, au vu de la couleur des arbres, un quartier résidentiel de petits pavillons, quartier dont on va petit à petit découvrir l’ambiance conviviale.  Ces doubles-pages s’enchainent avec une dynamique très cinématographique, d’abord des plongées, vues aériennes, qui se resserrent de plus en plus, puis on descend au ras du sol, dans des plans de plus en plus rapprochés sur les objets en vente, avant de repartir en plan plus large et de finir sur plan très large. Alternent avec ces doubles pages les pages qui assument le récit, un récit alerte, dialogué, écrit en phrases courtes à l’image de l’excitation des deux héros, de leur quête, phrases plus longues pour dire les doutes, les envies… Cerise sur la gâteau, à la fin du livre, un cherche et trouve invite à parcourir les stands – et les pages – pour y retrouver 9 objets typiques d’un vide grenier.

Un album qui donne envie de partir s’installer Rue des Colibris, pour tirer profit de l’ambiance chaleureuse de la rue, de la bonté et de générosité

la générosité qui semblent animer  tous ses résidents, et qui culmine dans la joie retrouvée des deux amis et du chien en promenade.

Welcome Sarah

Welcome Sarah
Véronique Foz
Milan 2024

Mais je suis une fille…

Par Michel Driol

Arthur, un prénom de roi pour ce petit métis, qui raconte son histoire. Ce petit métis ou cette petite métisse, car Arthur se sait fille depuis toujours, emprisonnée dans un corps de garçon, ce que son entourage ne veut pas voir. On n’accepte pas qu’elle mette des robes, pour se déguiser… On est dans une famille monoparentale, la mère est aide-soignante, le père, d’origine africaine, et parti. Trop violent, sans doute, si bien qu’on ne parle pas de lui à la maison. Arrive dans la vie de la mère Dumi, émigré d’origine roumaine, un homme doux et plein de qualités humaines. Les voisins avec lesquels on s’entend bien déménagent, laissant en cadeau une robe de princesse des neiges… C’est le temps de l’école primaire, puis du collège. Comment accepter  son identité de genre et se faire reconnaitre comme Sarah, entre tentative de suicide, harcèlements divers, et l’amitié de trois personnages lumineux, Lenny l’assistant d’anglais, Amérindien, Elliott, l’américain, et Natasha la jeune russe ?

Ecrit à la première personne par Arthur-Sarah, voilà un roman poignant qui aborde sans détours un sujet difficile, celui de la transidentité de genre, et ses conséquences psychologiques et sociales chez un enfant. On voit grandir Sarah, depuis sa naissance jusqu’à son adolescence, jusqu’au moment où elle fait son coming out en venant habillée en fille au collège. Le récit à la première personne permet un discours sur les émotions, le ressenti, les craintes, les rêves, les espoirs de la fillette, et surtout l’expression de son incompréhension. Incompréhension face à cette différence qui la laisse en marge, craintes face à la puberté qui avance et le fait de se sentir encore plus étrangère dans un corps de garçon. Elle n’est pas la seule à ne pas comprendre, Sarah. Il y aussi sa mère, qui refuse de voir en elle une fille, et reste sourde aux propos pourtant plus ouverts de la voisine qui va déménager.  Il y aussi les psychiatres et les psychologues, qui, sous un mot savant, dysphorie de genre, laissent Sarah et sa mère bien désemparées. Le roman décrit bien les différentes phases par lesquelles passe Sarah, abattement, révolte, violence, avec la figure métaphorique du loup présent en elle prêt à se réveiller.

On ressent avec l’héroïne toute la violence subie du temps du collège. Peu d’adultes protecteurs face au harcèlement dont elle est victime (triste figure que celle du principal, plus préoccupé par un « pas de vague » que par la sécurité physique et affective de cette élève, victime d’une bande de quatre garçons harceleurs et hyper violents, dans leur refus d’accepter la différence). Insultes homophones et coups conduisent Sarah à l’hôpital après une agression particulièrement sauvage. L’autrice ne cache rien de ce harcèlement scolaire, et de ses conséquences.

Le roman vaut aussi par les personnages secondaires : la mère, à la fois débordante d’amour, aide-soignante dans un EHPAD, qui reprend des études d’infirmière, protectrice maladroite, Idriss, le frère ainé, lui aussi plein d’amour pour Arthur-Sarah, en quête de son père biologique, personnage déchiré et en crise d’identité, lui aussi cherchant sa voie entre travail et études, Natasha, la jeune russe, orpheline de mère, qui sait être à l’écoute d’Arthur, celle à qui il confie pour la première fois son angoisse quant à son identité, et surtout Lenny, le jeune indien d’Amérique, personnage non binaire qui allie une force naturelle à une profonde sensibilité qui le conduit à comprendre les désarrois et la souffrance – morale et physique – d’Arthur. Sans compter tous les autres (Dumi, les oncles et cousines de Sarah…), personnages bien dessinés et attachants.

On reprochera peut-être le côté un peu didactique du chapitre 51, qui décrit le parcours  de transition « classique », mais il est le signe d’un roman documenté, qui ne veut rien laisser au hasard, cherche à instruire tout en présentant une grande qualité littéraire. La langue est claire et précise, c’est celle du témoignage, qui ne cherche pas les effets faciles de pathos, mais raconte, dans l’ordre chronologique, à hauteur d’enfant ou d’adolescent. Des allusions au conte (en particulier la petite sirène) ou à la comptine (la souris verte), des citations de chansons, de films apportent aussi une ouverture culturelle pour dire cette force qu’ont les récits pour qui veut bien les écouter. Des motifs récurrents (liés aux lectures de Sarah souvent) viennent aussi structurer le récit.

Welcome Sarah, un roman plein d’empathie pour ses personnages principaux, et pour ceux qui se situent dans les marges, celles et ceux dont l’intégration et l’acceptation dans la société est encore difficile. Gageons que ce roman permettra d’appréhender ces questions avec plus d’humanité ! n’est-ce pas là un des grands rôles du roman et de la littérature ? Ce serait tellement mieux de changer les mentalités, affirme Lenny à la fin…

Mes deux chez moi

Mes deux chez moi
Amélie Antoine / Edith Chambon
Casterman 2024

Chez elle, chez lui…

Par Michel Driol

La page de garde dit tout : un labyrinthe dessiné au crayon de couleurs, embrouillé à souhait, avec d’un côté maman, de l’autre papa, et au milieu moi. Suivent alors deux semaines type de la vie de la narratrice, une petite fille, d’abord chez sa mère, puis chez son père. D’un vendredi à l’autre, avec une double page par journée, indiquée sur l’onglet à gauche, comme sur un agenda, pour montrer le temps qui passe et les rituels immuables.

Deux semaines qui montrent avec tendresse les différences entre les modes de vie des deux parents, mais jouent aussi sur les répétitions des rituels : vendredi soir, l’arrivée, et le même regard sur la crainte des changements et le plaisir rassurant de retrouver les lieux inchangés, activités différentes du samedi et du dimanche, mais identiques à chaque fois dans chaque maison, le lundi à l’école, l’absence de l’autre parent ressentie douloureusement le mercredi, le dernier plaisir du jeudi soir et le départ du vendredi matin, avec, à chaque fois, un mot laissé au parent qu’on quitte, une liste de choses à ne pas oublier, avec les erreurs d’orthographe si  vraies et si touchantes de la fillette.

C’est un album optimiste et drôle pour dire le quotidien vécu, les émotions, les plaisirs et les troubles  ressentis par des enfants lors d’une situation de garde alternée, lorsque tout se passe bien, et que les deux parents sont aimants et attentifs au bien-être de l’enfant. C’est l’importance des petits rituels qui se répètent, donnent de la stabilité dans une situation qui peut vite être déstabilisante.  Le récit est plein de malice, dans l’évocation des petits riens (l’œuf du jeudi soir chez papa), des évènements marquants (la dent perdue dans le jardin), ou des manqués (la confusion drôle et embarrassante faite par la mère entre la photo de classe et le carnaval…). Chaque double page, chaque situation évoquée montre la fillette au centre, non pas victime, mais à l’aise dans les deux maisons, où elle a ses repères, et, on le devine, une façon peut-être de savoir jusqu’où aller trop loin en profitant du jeudi soir, où plus de choses semblent permises… Tout cela sonne juste dans la relation décrite au sein de cette famille.

Un album dans lequel nombre d’enfants se reconnaitront sans doute, et qui, éventuellement, permettra de dédramatiser certaines situations difficiles à vivre, mais aussi un album qui montre l’importance de l’amour au sein de la famille, et l’extraordinaire capacité d’adaptation des enfants.

Journal de guerre : deux témoignages, d’Ukraine et de Russie

Journal de guerre : deux témoignages, d’Ukraine et de Russie
Nora Krug
Gallimard 2024

Une année de guerre en Ukraine vue par deux civils

Par Michel Driol

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Nora Krug interviewe à distance, semaine après semaine, une Ukrainienne et un Russe. A Kiev, K est journaliste, et a envoyé ses deux enfants au Danemark, avec sa mère. Durant l’année, elle fait de nombreux allers-retours entre ses enfants et son métier, en Ukraine, ce qui la conduit sur la ligne de front. A Saint Pétersbourg, D est artiste. Il s’oppose à la guerre, à Poutine, sans oser le dire officiellement, de crainte des représailles. Il cherche aussi à protéger sa famille, cherche à émigrer, séjourne dans les Pays Baltes, à Istanbul, en France.

Dans une longue introduction, Nora Krug évoque les parcours singuliers de ces deux correspondants, leur naissance dans ce qui était encore l’URSS, et revient sur l’origine de son projet, mettant en particulier l’accent sur l’importance du témoignage humain pour comprendre les mentalités, les souffrances de celles et ceux qui sont victimes de la guerre.

Chaque double page correspond à une semaine, K à gauche, D à droite.  Le texte est sagement écrit sur des bandes jaunes tandis que des illustrations mettent en valeur tel ou tel épisode raconté. Scènes de la vie ordinaire, comme ce gâteau d’anniversaire dont on souffle les bougies, scènes poignantes marquant la séparation et l’exil, avec le téléphone comme lien, valises qu’on fait ou qu’on défait, personnages de jeux vidéo appréciés des enfants. Peu d’illustrations évoquent la violence de la guerre, quelques files d’attente, des avions qui traversent le ciel, les passagers d’un autocar attendant à la frontière…

On ne peut qu’être profondément ému  à la lecture de cet album, tout comme les personnages, dont les larmes coulent à de nombreuses reprises. Larmes devant la destruction de leurs vies, l’exil, la fracture de leurs vies familiales respectives, larmes aussi devant leur impuissance – surtout celle de D – à agir en accord avec ses propres valeurs et convictions. Larmes de tristesse, de rage, d’épuisement. On partage l’intimité de K et de D, dans de nombreuses situations très concrètes de leur vie, où on mesure ce que représente pour chacun d’eux le traumatisme de la guerre, qu’ils abordent avec leurs personnalités respectives. K, journaliste, prend d’avantage la mesure des choses, les replace dans des contextes historiques, et tente de concilier ce qui reste de sa vie de famille avec la nécessité de témoigner, de documenter, de suivre les événements.  D se sent plus paralysé, tandis que sa famille reste en Russie, il tente de préparer, avec ses amis occidentaux,  un hypothétique exil, déchiré entre son désir de rester dans son pays et le danger qu’il ressent à y être.

On mesure alors ce qui rapproche D et K, leur désir de protéger leurs familles, leur besoin de démocratie, leur désir aussi de vivre en paix dans leurs pays, au point que dans certaines doubles pages le montage montre des sentiments, des attitudes identiques. On mesure aussi ce qui les différencie, que cela soit lié à leur personnalité, à leur métier, ou à leur pays. Comment ne pas penser à Dostoïevski  quand on lit la culpabilité qui mine D tout au long, quand cela affecte ses relations avec tous les autres qu’il n’ose pas regarder en face, quand il avoue son impuissance face au destin, face à Poutine ? Il a le dernier mot : La guerre m’a montré qu’on ne peut strictement rien contre ceux qui nous gouvernent. C’est terrible, mais c’est comme ça.

Ce constat d’échec face à ceux qui nous gouvernent qui clôt l’album n’est pas partagé par l’autrice (qui le dit dans sa préface). Nous avons le choix entre rester passifs ou agir pour ne pas nous laisser faire. C’est en cela que ces deux témoignages, humains, si humains, sont indispensables, pour ressentir l’empathie nécessaire envers les victimes, pour aussi  nous donner la force de lutter contre tous les totalitarismes.

Nuit de chance

Nuit de chance
Sarah Cheveau
La Partie, 2023

Cent nuances de beige

Par Anne-Marie Mercier

Dès la couverture, la « couleur » est annoncée : fusain noir sur brouillards bistres, dégradés de bruns… et la première page nous fait entrer dans ce monde : « Un soir à la nuit tombée, je suis entrée dans la forêt. Et j’ai vu… »
Pages sans texte, présentant un décor de bois dans des tons de beige ou de fusain noir d’encre sur fond blanc, branches, futs… ou pages montrant un animal qui fuit, en plein mouvement, saisi sur fond blanc : un écureuil, un renard plus loin, une horde de cerfs, et enfin une rencontre, avec un sanglier. Attente, approche, magie pour finir avec le retour du texte : la chance d’un miracle.
La beauté de l’album n’est pas seulement dans son histoire, son rythme, ses traits épurés et ses couleurs aux cent nuances de beige, gris, noir mais aussi dans la révélation du secret de sa fabrication à la fin : la couleur a été posée avec des bâtons écorcés et brulés. Différentes essences ont donné différentes couleurs, presque cent, dont on a le nuancier à la fin avec les noms des arbres qui les ont fournis. Deux autres doubles pages sont consacrées aux feuilles des arbres, cette fois dessinées avec des fusains achetés, chacune avec son nom.

Ce bel album est une école de l’attention, attention à ce qu’il nous montre, à son rythme, à sa retenue, à l’émerveillement de la découverte, à la suspension du temps de la rencontre animale – un peu effrayante mais heureuse finalement. C’est aussi un éveil de l’attention à la diversité des arbres et à l’infinie variété des couleurs, des couleurs proches avec chacune leur vibration.

 

Comment devenir un château-fort

Comment devenir un château-fort
Catherine Verlaguet
Rouergue – Doado – 2024

Hommes-femmes, mode d’emploi

Par Michel Driol

Parce que sa passion c’est la navigation, la mère du narrateur, Pierre, vient de partir travailler sur un bateau de croisière, laissant ses deux fils adolescents et son mari, qui ont choisi de déménager dans une autre maison. C’est le troisième trimestre. Pierre se retrouve dans un nouveau lycée. A l’occasion d’un exposé sur Oscar Wilde, il fait la connaissance d’Anna et de sa mère. Mais Pierre est timide, secret, complexé, et il refuse les avances d’Anna, qui trouve son frère ainé à son gout… A la maison, les règles changent, et le retour lors d’une escale de la mère permettra-t-il à Pierre d’y voir plus clair en lui et dans ses relations avec les autres ?

Trois hommes, dans une nouvelle situation, avec leurs silences. Surtout ceux du narrateur, qui n’arrive pas à communiquer ses sentiments, ceux du père, que sa femme a quitté. Seul le frère ainé semble être à l’aise avec le langage. Cette petite communauté tente d’établir de nouvelles règles, ou plutôt de s’affranchir des règles antérieures, du temps où la famille était unie. Avec une grande simplicité de moyens et de situations, le roman montre l’éveil de la sexualité et les peurs qu’elle occasionne chez un adolescent complexé, qui se retrouve seul. Petit à petit, il découvre ce qu’il veut vraiment, construit sa personnalité, la protégeant de l’extérieur par un pont-levis.

Ce roman très actuel pose des questions très contemporaines. Qu’est-ce qu’être un homme aujourd’hui et comment construire sa masculinité en échappant aux modèles offerts par le père et le frère ? Qu’est-ce que la sexualité des ados, sexualité déconnectée de l’amour, liée à un autre type de relations entre des garçons et des filles plus entreprenantes ? Qu’est-ce que l’amour, amour maternel en particulier, et en quoi peut-il aller à l’encontre des désirs d’une femme de vivre pleinement sa vie ?

Catherine Verlaguet propose ici une éducation sentimentale, avec un regard aigu et sans concession à l’égard de son personnage principal souvent attachant dans sa candeur, un regard qui sait être cru dans certaines scènes, sans jamais être grossier ou impudique,

La Fourmi, l’oiseau et le vaste monde

La Fourmi, l’oiseau et le vaste monde
Niels Thorez, Valérie Michel
Éditions courtes et longues, 2021

Fable moderne

Par Anne-Marie Mercier

Vaste, cet album l’est par son format. Quant au monde… il est plus à hauteur de fourmi que d’oiseau car cette fourmi bavarde et vantarde n’en connait que sa représentation, sous la forme d’un globe terrestre qu’elle parcourt dans un salon-bibliothèque. Elle tient de grands discours à un oiseau qui s’est laissé entrainer par son bagout. Elle essaie de le convaincre qu’elle connait mieux le monde (vaste) que lui et qu’elle a beaucoup de choses à lui apprendre. Évidemment, l’oiseau ne s’en laisse pas conter et la fourmi finit déconfite, ou même plus.
On voit qu’ici sont critiqués les voyageurs en chambre, mais aussi les voyageurs qui assomment les autres du récit de leurs aventures, les voyageurs qui se contentent de cartes postales, d’itinéraires convenus, au lieu de se livrer à la belle liberté de l’oiseau au vol  sans contraintes.
La narration est faite en vers de mirliton et dans un français légèrement ampoulé mais limpide, à la manière de La Fontaine, les dialogues sont savoureux. Le caractère un peu improbable de l’histoire (soit, c’est une fable) et son côté bavard sont contrebalancés par la précision des dessins, les jeux d’échelle et la beauté des couleurs : le salon aux belles bibliothèques, le globe, mais aussi les magnifiques paysages évoqués par la fourmi (on voit alors qu’elle connait des détails qui dépassent la carte : aurait-t-elle lu les ouvrages de la bibliothèque?), donnent de la subtilité à ces confrontation entre grand et petit, carte et territoire.
Christine Moulin avait déjà rendu compte de ce joli album, dans des termes à peu près semblables, sur lietje.