La Fête des bêtes à cornes

La Fête des bêtes à cornes
Gilles Bizouerne, Thierry Manes
Didier Jeunesse, 2023

Qui a dit que chien et chat ne font pas bon ménage ?

Par Edith Pompidou Séjourné

Dans cette histoire, dès le début, il s’agit de Frère Chat et Frère Chien qui ont l’air de s’entendre à merveille. Mais quel rapport avec les bêtes à cornes me direz-vous ? Une fête organisée par un rhinocéros, avec un buffle, une antilope, un bélier et bien d’autres animaux aux cornes plus subtiles, comme l’escargot, qui s’y rendent et auxquels nos deux compères aimeraient bien se joindre. Mais Monsieur Taureau en guise de videur intransigeant, leur interdit l’entrée faute de cornes. Le thème de l’exclusion associé à celui de la fête et donc de la musique avec des personnages zoomorphes et beaucoup de bovidés nous rappelle forcément l’incontournable album de Geoffroy de Pennart : Sophie la vache musicienne.
Pour tenter de s’amuser coûte que coûte, chien et chat usent de multiples ruses pour pouvoir se joindre à la fête et l’album prend alors des airs de bande dessinée. L’espace de la page se divise souvent en plusieurs images avec un texte en majuscules et ponctué d’onomatopées ce qui donne du rythme aux saynètes et accentue leur côté burlesque. Ainsi défilent leurs cascades rocambolesques pour pénétrer par le toit en se catapultant d’une éolienne ou en sautant en rappel par la grange ou encore en se dissimulant dans des buissons pleins d’épines. Mais toutes leurs tentatives sont vaines. Pourtant, ils finissent par trouver une corne de chèvre en essayant de creuser un tunnel. Le chien décide d’entrer en premier en la fixant sur sa tête et promet de s’amuser un moment puis de venir la donner à son camarade pour que lui aussi puisse profiter de la fête… Le plan marche à merveilles car Monsieur Taureau prend le chien pour une licorne et le laisse entrer, la fête est fantastique et le chien s’amuse tellement qu’il en oublie son complice. Le pauvre chat qui attend depuis longtemps, finit par trouver une brèche dans un mur pour voir ce qui se passe et aperçoit celui qu’il prenait pour son ami en train de faire le fou comme s’il l’avait complètement oublié. Il décide de se venger en le dénonçant à Monsieur Taureau qui tire alors sur les cornes de chacun des animaux présents et finit par démasquer le chien déguisé.
Les deux amis se retrouvent fâchés mais pas pour longtemps car le chien entraîne le chat vers une nouvelle fête… celle des bêtes à plumes… Fin ouverte donc, avec une nouvelle mission pour nos deux compères, déjà parés de plumes comme des petits indiens. Avec ce chien et ce chat qui se ressemblent et tantôt s’entraident et tantôt se fâchent pour mieux se réconcilier, on pense aux deux lapins d’un autre classique, l’album La Brouille de Claude Boujon.
La Fête des bêtes à cornes est singulier et plein d’humour, tous les animaux y sont très anthropomorphisés même s’ils évoluent dans l’univers de la ferme. Les illustrations donnent de nombreux détails sur leur apparence : avec lunettes, rouge à lèvres, chapeaux et autres perruques mais aussi sur les expressions très symboliques des visages qui feront rire tout en questionnant sur les parallèles humains à établir. Enfin, une foule d’histoires parallèles se joue en coulisses quand on regarde d’un peu plus près les images : on retrouve notamment deux oiseaux qui jouent aux cartes puis qui se regardent dans la frontale du chien, restée allumée, ou une petite souris qui nargue régulièrement le chat.

 

Les Ruines mystérieuses

Les Ruines mystérieuses
Max Ducos
Sarbacane, 2024

Blytonnerie en Dordogne

Par Anne-Marie Mercier

S’inspirant d’un jardin réel, le jardin de Sardy vers Vélines en Dordogne, Max Ducos nous propose une course au trésor. Elle est menée par le petit-fils des propriétaires d’un château qui sont obligé de le vendre, ne pouvant plus l’entretenir. L’acheteur est le maire, qui veut en faire un hôtel de luxe avec spa, etc. Au passage, remarquons qu’il est étrange que la figure du maire soit à ce point dégradée dans les publications pour les enfants (ça commence avec la Pat’Patrouille où le maire est le méchant chapeauté et fumant un cigare… un peu dix-neuvième siècle, comme vision).
Donc Octave fait appel à l’équipe de l’album Mon Passage secret (même auteur, même éditeur, 2021), Liz et Louis.
Inutile de dire qu’ils trouvent et arrivent juste à temps dans le bureau du maire (la mairie est reliée au château par le souterrain) pour empêcher la signature. Tout cela est bien sûr très invraisemblable, mais l’auteur arrive à ménager un certain suspense avec des découvertes partielles sans cesse interrompue jusqu’au moment où l’ensemble de l’énigme est résolu. C’est loin d’être à la hauteur des autres albums de Ducos, mais cela fait une jolie promotion de ces jardins remarquables peu connus, et du précédent volume également. Max Ducos va-t-il proposer ses services à d’autres jardins ? L’idée est bonne même si cela ne produit pas des chefs-d’œuvre. A suivre…

 

Petit Noun et l’abeille

Petit Noun et l’abeille
Géraldine Elschner – Anja Klauss
L’élan vert 2023

Fable égyptienne

Par Michel Driol

Pour ce 5ème opus consacré aux aventures de Petit Noun, l’hippopotame, nous le retrouvons par une journée de pluie en Egypte. Avec l’aide de deux canards, il vient à la rescousse d’une abeille tombée par terre, menacée par un faucon. Il la conduit au palais du roi, où il sait pouvoir trouver des ruches. Il y fait la connaissance du futur pharaon Ramsès II et de sa sœur.

Comme les autres ouvrages de la collection Pont des Arts, celui-ci s’appuie sur des œuvres, une stèle représentant Ramsès II enfant, le collier de la princesse Khnoumit dont les couleurs se retrouvent tout au long de l’album, bleu, rouge, vert et or. Le texte tient du conte et du documentaire. Au conte il emprunte le dialogue entre les hommes et les animaux, le merveilleux des animaux qui s’entraident.  Mais ce conte s’inscrit dans un documentaire qui montre l’apiculture égyptienne, reconstitue les abords d’un palais princier, ainsi que les vêtements des personnages. Au-delà de cet aspect historique, il s’agit aussi de montrer la préciosité et la fragilité des abeilles, qu’il convient toujours aujourd’hui de sauvegarder. Cette dimension écologique, cette façon de relier nos préoccupations contemporaines à celles des antiques égyptiens, constitue un message important.

Le texte épouse le plus souvent le point de vue de petit Noun, fait partager ses émotions, ses découvertes, ses étonnements, permettant ainsi au jeune lecteur contemporain d’entrer facilement dans le palais du jeune Ramsès II. Les illustrations, en pleine page, de très belle facture, sont d’une grande précision graphique et montrent un univers luxuriant, plein de verdures, d’eau et de vie. Bien sûr, les Egyptiens y sont représentés presque toujours de profil. Petit Noun et les deux enfants sont montrés souriants : une certaine idée d’un bonheur paisible se dégage de cet album !

Un album réussi pour donner envie d’en savoir plus sur l’art égyptien et sur l’apiculture à travers les millénaires. Le dossier documentaire en fin d’ouvrage apporte quelques réponses et contribue à attiser la curiosité du lecteur.

Dans mon monde

Dans mon monde
Lois Ehlert
Les Grandes Personnes, 2023

Micro méga cosmos

Par Anne-Marie Mercier

Tout un monde, en effet, dans un album et surtout dans les mots qui en déclinent les aspects saillants, à hauteur de tout petit : insectes, vers de terre, fleurs, feuilles, papillons, cailloux, grenouilles, soleil et étoiles… chacun a droit à une propriété (rayonnant, virevoltant, qui s’épanouissent, qui se tortillent…) et surtout à une page ou deux pages successives, portant une même découpe et ouvrant chacune sur de nouvelles perspectives. Les grenouilles sont, à la tourne de page, « bondissantes », les insectes sont ceux « qui rampent », imprimant un mouvement sur le mouvement de page ; ailleurs, les papillons de nuit changent de couleur, rouges et noir d’un côté, bleu nuit de l’autre. Parfois cette tourne de page fait changer d’espace tout en restant la même : la page bleue piquetée de trous est d’un côté la pluie, de l’autre les étoiles. Enfin, chaque superposition de découpes fait entrevoir d’autres combinaisons de couleurs et de formes. C’est presque infini, comme le monde.
My World a été publié aux Etats-Unis en 2002. L’auteure a reçu le prix Caldecott Honor Book pour « Color Zoo » en 1990 (publié en français au Genévrier en 2011 dans sa collection de classiques « Caldecott Album« ).

Ida la bleue

Ida la bleue
Benoît Fourchard
Seuil, 2023

Solidarités fragiles

Par Anne-Marie Mercier

Ida a les cheveux bleus, elle est orpheline et voyage seule en direction du lieu où a été enfermé son seul ami et son seul espoir. On apprendra petit à petit d’où lui est venue cette coloration, l’histoire tragique qu’elle raconte de la Grande Catastrophe qui a en partie détruit le monde et ses habitants, humains ou animaux, mais on apprend d’emblée que ses cheveux bleus la désignent comme une proie à tous les abrutis de son temps, et ils sont nombreux.
Heureusement, sur son chemin elle croise plus improbable qu’elle ou presque : une vieille femme nommée Félicité, qui n’a pas froid aux yeux et n’aime pas les abrutis et les puissants qu’ils servent. Elle a beaucoup d’amis, heureusement, fragiles comme elle et comme Ida, mais déterminés. Elle a aussi un corbeau apprivoisé. Ida a un chat qui parle (elle est ventriloque)…
Ce joli « road movie », si l’on peut appeler ainsi un parcours en roulotte, puis en pas grand-chose, leur fait traverser des paysages et des villages bouleversés par le chaos du monde. Elles rencontrent les habitants de la ferme des « Mille et une vies », dirigée par une descendante de l’acteur Erich von Stroheim, un curieux cavalier, un garçon qui se déplace en fauteuil roulant quand il n’est pas sur sa monture, un village utopique où l’on cultive à nouveau des plantes disparues et où l’on se déplace en cyclo éole, un monde possibles heureux qui reste à construire.

Le Garçon qui voulait être un chat

Le Garçon qui voulait être un chat
Véronique Foz
Tom Pousse 2023

Vivre avec Asperger

Par Michel Driol

Ilyan adore côtoyer les chats, qu’il observe à tout moment. Ce n’est pas pour rien si le premier mot qu’il prononce est chat. Il se croit chat dans un corps de garçon. Il parle peu, se met souvent en colère, ne s’intègre pas en classe. C’est alors qu’on lui diagnostique un syndrome d’Asperger. Avec l’aide de sa grande sœur, de son grand père, de sa mère ; de son AESH,  Ilyan parvient en cinquième. Lorsque c’est la maladie d’Alzheimer qui attend le grand-père qu’il adore, c’est un terrible drame qu’Ilyan doit affronter.

Véronique Foz parvient à surmonter une double difficulté : écrire dans la collection AdoDys (donc pour des enfants souffrant de dyslexie) un texte sur un enfant souffrant d’autisme. Disons tout de suite que le pari est réussi. D’abord par l’usage de la langue, des phrases courtes, souvent au présent, des phrases percutantes qui savent aller à l’essentiel des faits, des sentiments ou des émotions, des phrases qui savent dire aussi bien la vision du monde et des autres ressentie par  Ilyan que le mal-être de sa famille à aider cet enfant différent à grandir, à trouver sa place de petit humain et non de petit chat. Des phrases qui savent dire ce qu’il faut de patience et d’amour d’abord pour accepter le diagnostic, ensuite pour accompagner sans brusquer. Des phases qui savent osciller entre plusieurs pôles, d’une part  expliquer l’autisme, ses symptômes, la spécificité d’Asperger avec des mots compréhensibles par tous, d’autre part  faire éprouver au lecteur ce que ressent Ilyan, sa façon de voir le monde et les autres, ses difficultés à communiquer et à percevoir les implicites et les sous-entendus. Mais c’est peut-être dans un troisième registre que ce texte excelle, c’est dans la façon de faire naitre chez le lecteur l’empathie pour Ilyan et une forte émotion, en particulier vers la fin du texte. Cela tient à l’histoire racontée, à l’inventivité dont Ilyan va faire  preuve pour permettre à son grand père de retrouver les souvenirs qu’il a perdus, mais aussi à la  façon de mettre en mots la perception poétique de la vie et de la mort ressentie par Ilyan.

Autour d’Ilyan gravite toute une galaxie de personnages secondaires, qui incarnent différentes réactions face à l’autisme : le père qui préfère fuir et divorcer, le grand père, figure bienveillante et pleine de compréhension, la mère patiente, la sœur, entre amour pour son frère et sentiment d’être délaissée, les « copains » trop souvent moqueurs et d’une dureté insupportable, et Sol, la lumineuse, qui saura aller vers Ilyan.

On ne saurait trop que conseiller à toutes et tous de lire cet ouvrage, d’abord parce qu’il est une tentative réussie de faire éprouver les difficultés  d’un enfant atteint d’autisme et de son entourage, ensuite parce que le récit de cette chronique familiale sait faire la part belle au réel, à l’intime et à l’émotion.

Des papillons dans la nuit

Des papillons dans la nuit
Olivier Ka – Christophe Alline
(Les Grandes Personnes) 2023

Sur l’écran noir de mes nuits blanches

Par Michel Driol

Les deux auteurs proposent ici un livre animé de rabats multiformes autour de la question de la nuit et de la peur du noir. Le narrateur y évoque les terreurs nocturnes, lorsqu’il pense que les meubles changent de place et se moquent de lui. Il suffit alors de fermer les yeux et de faire des grimaces pour être plus effrayant qu’eux. Mais les pensées sont là, qui planent, pensées qu’on peut attraper et qui emmènent le narrateur avec elles dans des univers lointains, dans le ventre d’un monstre ou dans l’espace intersidéral, comme une ode au pouvoir de l’imagination. Reste alors la solitude dans le lit, dans la nuit, loin des autres, sur un radeau entrainé par le courant pour une douce traversée de la nuit.

Le texte évoque bien un certain nombre de fantasmes liés à la nuit, à l’obscurité, lorsque l’imagination supplée la perception visuelle. C’est l’univers qui se transforme. Ce sont aussi toutes les peurs d’être enfermé, dans le noir, et l’on passe successivement du ventre du dragon à la grotte préhistorique, puis la caisse fermée, à la cave.  Dans cet univers, le narrateur est à la fois acteur (nombre de phrases où « je » est sujet) ou jouet, jouet de ses pensées avec lesquelles se noue un scénario complexe fait d’abandon ou de domination. Le texte enfin propose un mouvement qui va de la peur de l’univers instable à la douce traversée de la nuit, du cauchemar à la paix, en acceptant le pouvoir de l’imagination.

Ce texte s’accorde avec le jeu des rabats, des formes et des couleurs. Dès la première page, le rabat propose des couleurs claires dans une page très sombre, opposant ainsi l’intérieur du personnage  (dont l’esprit devient papillon) au sombre de la chambre dont on ne voit rien. Puis on traverse une nuit sombre, animée par le motif du papillon. Quant aux pensées, elles sont représentées par des papillons colorés sur un disque rotatif que l’on perçoit par fragments. Les rabats épousent au mieux les formes du monstre ou de la grotte qui se déploient au-delà de l’espace de la page. Petit à petit surviennent des couleurs plus claires, plus lumineuses, qui vont finir par devenir la vague, la mer que l’on traverse.

Un album qui fait la part belle à l’imaginaire et à un travail graphique original pour rendre compte de cette peur du noir, pour l’illustrer, et pour donner à percevoir la puissance infinie de l’imagination enfantine. Rien n’existe que dans l’esprit, c’est ce que dit cet album qui laisse bien entrevoir le pouvoir des métamorphoses, des rêves, des fantasmes, mais aussi des terreurs.

L’Electronichien

L’Electronichien
Violette Pasques
Sarbacane, 2024

Guerre des sexes ou juste retour de bâton ?

Par Anne-Marie Mercier

Une petite fille s’ennuie. Une amie la rejoint, ça va mieux mais elles s’ennuient finalement encore. Un grand frère désagréable leur suggère de s’occuper de la poubelle. Soit. Ce faisant elles découvrent des tas de choses dont elles décident que cela ferait un « chien robot » : « Parfois, il arrive que l’on tombe amoureux d’une idée et qu’on se mette à y croire très fort ».
La magie du désir fat que la drôle de créature composite qu’elles bricolent avec les objets récupérés s’anime et se présente comme leur « électronichien ». Il les convainc de cultiver leur talent pour devenir inventeuses plus tard. Elles rameutent les petites filles du voisinages pour fabriquer de nombreux animaux de compagnie, causant la jalousie du grand-frère qui finit par essayer de s’intégrer à l’opération, en vain d’abord : il faudra qu’il s’abaisse en voyant sa création rejetée et qu’il pleure pour être accepté. Faut-il ainsi renvoyer garçons et filles à une telle opposition ? Certes, ce grand-frère caricatural récolte ce qu’il a semé ; chacun s’en fera son idée.
Les aquarelles volontairement maladroites donnent une bonne idée de l’effervescence de ces jeunes inventrices : de quoi éveiller des vocations.

Le Son du silence

Le Son du silence
Katrina Goldsaito – Julia Kuo
HongFei  2023

Choses entre lesquelles se glisse le silence…

Par Michel Driol

Sur le chemin de l’école, à Tokyo, Yoshio est sensible à tous les bruits qui l’entourent. Une musicienne, qui accorde son koto, lui révèle que le plus beau son pour elle est le ma, le son du silence. Commence alors pour Yoshio une nouvelle quête, celle de ce son. Mais tout est tellement bruyant, même la nuit. Le lendemain matin, à l’école, il entend enfin ce son, pendant un court instant, et prend conscience qu’il avait toujours été là.

Le ma, explique la dernière page, est un concept japonais qui, je crois, n’a pas son équivalent en Occident. Il désigne le moment où tous les musiciens, lors d’un concert, marquent un arrêt. Silence entre les sons, qui caractérise tous les arts du Japon, y compris la conversation. C’est ce silence entre deux bruits que Yoshio parvient à percevoir.

Le texte, plein de poésie, tout en douceur, se fait l’écho de tous les bruits que perçoit Yoshio, les énumérant, les décrivant, composant ainsi comme une symphonie de sons qui vont de celui de la pluie à celui des baguettes et des mastications au cours du repas. Yoshio se présente comme un amoureux des sons, qui, pour lui, parfois scintillent dans une correspondance très baudelairienne.  Cette recherche, très zen, du ma est, de fait, pour Yoshio, une façon de percevoir non pas à l’occidentale que le silence qui suit une œuvre de Mozart est encore du Mozart, mais, à l’orientale, que ce qui confère de la valeur aux choses est ce quelque chose qui se glisse entre elles, quasi imperceptible, ce quelque chose comme l’insoutenable légèreté de l’être qui donne sens à tout. La leçon de la musicienne devient alors une leçon de vie, le début d’une quête à la fois initiatique, physique et philosophique.

Les illustrations, en double page, accompagnent ce mouvement vers une ascèse, nous faisant passer des couleurs vivres de la ville bruyante et animée, à l’espace intérieur de la maison, déjà plus dépouillé, puis à une salle de classe vide et en teintes d’une grande douceur. Le silence envahit aussi l’espace graphique, rendu visible par des couleurs dans lesquelles peuvent s’intégrer, à la fin, les autres personnages. Comme en écho à l’illustration de couverture, la dernière illustration montre le héros seul au milieu d’une foule, en noir et blanc sur la couverture, foule qu’on devine bruyante en pleine rue, et, à la fin dans la salle de classe, dans des teintes plus sépia, foule qu’on devine plus calme, laissant dans les deux cas au héros l’espace libre du silence qui s’installe dans les interstices. Beau travail d’adaptation graphique d’un concept !

On appréciera aussi dans cet album ce qu’il montre de la culture japonaise, de ses rues, de ses magasins, des costumes des écoliers, tout cela représenté dans des illustrations qui, au-delà de leurs couleurs symboliques, ont un aspect documentaire très précis.

La dernière page est une invitation à collecter les sons, ceux de l’album et d’autres encore, peut-être à la façon d’un des inventaires des notes de chevet d’une autre autrice japonaise du Xème siècle, Sei Shōnagon.

Lire aussi, sur cet album, la chronique de Lidia Filippini

Bal perdu / Des airs sauvages

Bal perdu / Des airs sauvages
Jo Hoestlandt / Thomas Scotto / Illustrations Manon Karsenti
Editions du Pourquoi pas ? Collection Faire humanité – 2024

Demandez-vous, belle jeunesse / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

Par Michel Driol

Bal perdu situe son action le 31 juillet 1914, dans un estaminet des bords de Seine. C’est le soir. On a échangé des caramels et des baisers, et on danse. Il y a là Simone, qui voudrait tant que Lulu l’aime.  Et soudain tout s’arrête avec l’annonce de l’assassinat de Jaurès. Mais, plus tard, après la guerre, Lulu et Simone se marieront, et deviendront les grands parents de l’autrice.

Des airs sauvages se situe bien des années plus tard, sur le trottoir de la rue Jean Jaurès, une rue en pente dévalée habituellement par un groupe de skateurs, dont Nino, pacifiste convaincu.  Dans le dos du narrateur, déjà en train de dévaler la rue, Nino est agressé par une petite bande qui le laisse allongé sur le sol.

Deux récits bien différents par leur facture, leur sujet, qui se font écho pour évoquer, au travers de la figure de Jaurès, devenu aujourd’hui dans la bouche du narrateur du second texte « un homme inconnu », le pacifisme et la violence. Bal perdu, récit à la 3ème personne, joue sur l’articulation entre la grande et la petite histoire sur le mode du récit intimiste, délicat, pour faire naitre l’image d’un bonheur simple, populaire et ordinaire que les imparfaits du texte installent, avant le coup de tonnerre de l’annonce et le récit des minutes qui suivent, souvenirs indistincts, comme brouillés,  rapportés au plus que parfait.  Des airs sauvages, récit à la 1ère personne, évoque aussi à l’imparfait le temps du bonheur, de la bande de copains, des descentes en skate, de l’intégration aussi de cette bande de jeunes dans la rue où on les reconnait, où on les regarde. L’astuce du texte est de laisser l’agression hors champ – des agresseurs, on ne saura rien, mis à part des propos homophobes – pour laisser place au face à face quasi muet entre Nino et le narrateur, sous la plaque Jean Jaurès.

Ce que disent les deux textes, c’est le moment de la tragédie où tout bascule, où l’ordre qui semblait immuable des choses, le plaisir, l’immédiateté de l’instant, le bonheur sans nuages du vivre ensemble cesse, pour faire place à autre chose. Ce qui caractérise ce moment de basculement, c’est l’irruption de la violence, violence d’un conflit mondial dont la plupart ne reviendront pas, violence gratuite d’une bande. Ce moment de basculement signe aussi la fin de l’enfance, de l’insouciance, et l’entrée dans le monde adulte de la complexité. Pour Lulu et Simone, dans Bal Perdu, c’est le monde de l’amour, où on fonde une famille, un monde de bonheur retrouvé où l’on danse jusqu’à ce que la dernière note s’éteigne, dans un bel happy end porteur d’espoir et de vie. Pour le narrateur de Des airs sauvages, c’est le moment d’un passage de relai, où il comprend que c’est à lui d’incarner désormais les valeurs pacifistes de Nino. Pas d’idée de vengeance, ou de haine, mais une solide détermination.

Des écritures et des univers bien différents pour rendre hommage à Jean Jaurès, mais aussi pour questionner sur l’absurdité de la violence toujours destructrice, et dire l’espoir d’un monde joyeux et apaisé, à l’image des couleurs pleines de vie du cahier central d’illustration.