Collection j’aimerais t’y voir

Collection « j’aimerais t’y voir »
Sarah Ghelam
On ne compte pas pour du beurre, 2024

Où sont les personnages d’enfants non-blancs en littérature de jeunesse?
Sarah Ghelam
Où sont les albums jeunesse anti-sexistes?

Priscille Croce
Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature de jeunesse?
Sarah Ghelam, Spencer Robinson

Trois guides indispensables en littérature de jeunesse

Par Anne-Marie Mercier

Les éditions On ne compte pas pour du beurre s’intéressent à la Littérature de jeunesse inclusive « pour la visibilité de tou·tes les enfants et de toutes leurs familles ». Elles publient depuis l’an dernier des ouvrages théoriques fort utiles dans une collection portant le joli nom de « j’aimerais t’y voir », invitant à essayer de comprendre le point de vue de personnes assignées à une identité de genre ou de race, pour commencer : demandant par ses titres où sont les albums jeunesse anti-sexistes et où sont les personnages d’enfants non-blancs et les personnages LGBTQI+ en littérature de jeunesse, elle permet d’avoir une vue critique sur des aspects souvent mal connus d’un secteur de l’édition. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, celui-ci est encore frileux face à certains changements sociétaux. L’éditrice, dans un avant-propos percutant, raconte comment elle a rencontré Sarah Ghelam, dans un contexte qui illustrait tristement les crispations de certain/es acteur/es de ce secteur éditorial, et dans quelles circonstances elle lui a confié le développement de cette collection. Belle histoire, très bon choix.
Comme le montrent ces ouvrages, il ne suffit pas d’aborder un sujet nouveau, encore faut-il le faire correctement. Si la première question, celle du sexisme, a déjà été bien explorée par la critique (notamment à travers les ouvrages de Carole Brugeilles, Isabelle et Sylvie Cromer (2002), Nelly Chabrol-Gagne (2011), Christiane Connan-Pintado et Gilles Béhotéguy (2014), Christian Bruel (2022) et  Julie Fette (2025, en anglais et en ligne) pour ne citer que les principaux, et sans parler de tous les articles et mémoires consacrés à ce sujet, ce n’est pas le cas des deux autres, surtout du troisième.
La question de la présence dans les albums de personnages LGBTQI+ ou, pour le dire autrement, des personnages non binaires, homosexuels, ou hésitant sur leur genre ou leur orientation sexuelle, est souvent abordée dans des chapitres d’ouvrages généraux sur la littérature de jeunesse et le genre et dans des mémoires d’étudiant/es portant sur ces question. C’est d’ailleurs à partir d’un mémoire que cette collection est née. La présence de couples homosexuels et d’homoparentalité dans les albums fait oublier parfois que la présence d’un personnage ne suffit pas: tout est dans le comment on présente ces personnages, dans quel contexte, et dans le rôle qu’on leur assigne. Tout cela est parfaitement et clairement problématisé dans cet ouvrage.
La question des personnages non-blancs demeurait la moins étudiée. Le livre de Sarah Ghelam a le grand mérite de classer de manière très éclairante les différentes catégories d’albums présentant de tels personnages. Cette classification permet de mettre en évidence la quasi absence de personnages non-blancs dans un contexte européen contemporain et de montrer comment les « bonnes intentions », relevées par Elodie Malanda dans sa thèse (2017), n’empêchent pas la plupart des auteur/es de porter involontairement un regard empreint de colonialisme, sinon de racisme, sur leurs personnages.
Ces trois ouvrages, courts mais bien informés, clairs et intelligents, toniques même, invitent chacun (critique, auteur/e, éditeur ou éditrice, étudiant/e, enseignant/e, lecteur ou lectrice…)  à progresser dans la compréhension de ces questions. Ils présentent des pistes pour poursuivre le travail. On y trouve de nombreux d’exemples d’albums et des analyses parfois poussées, comme c’est le cas de Comme un million de de Papillons noirs de Laura Nsafou, publié en 2017 par Bilibok grâce à une campagne participative (autant dire qu’aucun éditeur n’en avait voulu) et qui d’après Sarah Ghelam a dépassé en 2024 les trente mille exemplaires vendus, continuant sa vie chez Cambourakis à partir de 2018, et se faisant connaitre grâce à plusieurs articles de presse écrite ou radiophonique.

On peut poursuivre à travers  le site de Cambourakis : « Laura Nsafou, écrivaine et blogueuse afroféministe, aborde sur son blog Mrs Roots les questions relatives à l’afroféminisme en France et la visibilité des littératures afro. De la création de sa plateforme mrsroots.fr à l’animation de plusieurs projets culturels (ateliers d’écriture, rencontres, ateliers jeunesse, etc), elle s’intéresse au manque de représentativité de la société dans la littérature française ».

Nina perd le nord

Nina perd le nord
Céline Gourjault

Seuil jeunesse, 2025

Un voyage inattendu

Par Pauline Barge

Nina a quatorze ans et elle se demande souvent qui est l’adulte chez elle. Entre l’état préoccupant de sa maison et la vie désorganisée de Loïc, son père veuf, Nina a du mal à penser à elle-même et rêve d’être une adolescente insouciante. Tout va changer pour les Faubert lorsqu’un courrier arrive dans leur boîte aux lettres. Une lointaine parente, une certaine tante Suzanne, est décédée et leur lègue tout son héritage. Cependant, il y a une condition : ils doivent aller disperser ses cendres en Suède, et plus précisément dans les mines de Falun. Les Faubert s’embarquent donc dans un périple inattendu !

Ce roman arrive à traiter des sujets lourds, tels que le deuil, la famille ou la confiance en soi, avec légèreté. Il y a surtout beaucoup d’humour, ce qui rend le texte d’autant plus vivant et agréable à lire. Les sujets douloureux deviennent plus accessibles, mais le livre reste tout aussi touchant. On découvre de petits bouts de vies de cette tante Suzanne, à travers de très belles lettres lues en famille. Les histoires d’adolescence que l’on suit à travers Nina, comme ses amours, ses amitiés ou sa jalousie, sont aussi très bien abordées, sans prendre trop de place dans l’intrigue. Le cœur du roman reste avant tout la complexité des relations familiales, notamment celle de Nina et de Loïc, qui est pleine de non-dits et de difficultés. Elles sont évoquées avec réalisme et justesse, la parole se libérant petit à petit au fil du récit. L’évolution des personnages est aussi bien amenée : chacun sort grandi de ce voyage en Suède. Loïc prend conscience qu’il doit changer son mode de vie, tandis que Nina prend confiance en elle. Ce voyage permet au père et à la fille de se rapprocher et de se comprendre mutuellement sous un nouvel angle.
Céline Gourjault a une écriture fluide et toujours pleine d’humour. En revanche, le roman est assez court. On aurait aimé quelques pages de plus, pour découvrir le paysage de la Suède plus en profondeur, ou tout simplement pour passer davantage de temps avec les personnages. Cela n’entache en rien la chaleur du livre, ni sa douceur ! Un bien joli roman initiatique, à conseiller aux adolescents en quête d’eux-mêmes.

voir aussi sur Radio France.

La Fabuleuse bibliothèque de Marquizze la mouche

La Fabuleuse bibliothèque de Marquizze la mouche
Mélanie Deloy, Ronan Badel (ill.)
Gallimard jeunesse (Giboulées), 2025

Éloge de la lecture et des livres

Par Anne-Marie Mercier

Marquizze est une petite mouche née dans un château (enfin, dans l’écurie du château) et elle a sait lire ! Comment a-t-elle appris, on vous l’explique dans le livre, je ne vais pas tout révéler. Lisant par-dessus l’épaule des enfants qui fréquentent cette belle bibliothèque, elle découvre Jules Verne avec l’ainé, Roméo et Juliette, Les Quatre filles du docteur March, Notre-Dame de Paris… avec la seconde, et, avec la plus jeune, les contes et les fables, mais aussi Dracula et les livres d’Agatha Christie.
L’un des enfants n’aime ni les livres ni les mouches et fait de Marquizze sa cible préférée… Dans la bibliothèque, la vieille Rilke est à l’affut. C’est une araignée – quelle idée de lui donner un tel nom! Suspens granti!
Dans d’autres épisodes, les mouches s’associent à d’autres insectes pour fonder leur propre bibliothèque et créer leurs propres livres (en pattes de mouche, bien sûr !). C’est charmant et bien rythmé par les nombreuses péripéties et les illustration de Ronan Badel sont parfaites.

Petit Chaperon

Petit Chaperon
Beatriz Martín Vidal
Grasset Jeunesse, 2025

Bien des nuances de gris, et encore un Chaperon

Par Anne-Marie Mercier

Beatriz Martín Vidal propose en trois tableaux un parcours de l’histoire du Chaperon rouge.
Tout est à faire pour le lecteur, ou presque, car l’album ne comporte pas de texte, en dehors des trois titres des trois séquences. L’ensemble reste à décrypter même si l’on retrouve des éléments très reconnaissables de l’histoire.
Dans une première partie, intitulée « Rougir », une fillette est recouverte peu à peu de feuilles rouges qui lui font à la fin une capuche.
Dans la deuxième, « Le jeu des questions », elle fait face à un masque blanc et lui touche successivement les yeux, les oreilles, le nez avant de toucher sa propre bouche, ce qui fait « tomber le masque » et dévoile le loup. Il la dévore.
Dans le troisième, « L’échappée », elle émerge d’une masse sombre et velue avant de danser triomphalement sur son corps en faisant surgir des fleurs, rouges.
Le texte a été écrit en 2016, donc avant la vague me-to, mais le sens du Petit Chaperon rouge n’a pas attendu ce moment pour être évident (voir le bel et glaçant album La Petite Fille en rouge de Frisch et Innocenti, Gallimard jeunesse, Prix Sorcières 2014) . Aussi, la question « Et si la peur du loup changeait de camp ? », figurant dans un autocollant apposé sur la couverture semble parfaitement déplacée et purement publicitaire. Elle est surtout peu subtile, contrairement à l’album lui-même.

Cet album sombre, très sombre, tout en tons de gris et de rouges séduit par son mystère : l’enveloppement des feuilles rouges appelle à l’interprétation (puberté, force de la nature, magie ou métamorphose ?…) ; le face à face avec le loup, avec toute la lenteur et la force d’interrogation voulue est superbe et son explosion finale est dramatique. La fin est jouissive, dynamique : vaincre le loup semble être la métaphore d’un gain, d’un triomphe essentiel. A chacun (ou chacune) de s’y projeter.
Quant au conseil éditorial, proposant cet album « dès six ans », il me semble peu pertinent.

 

Belinda

Belinda
Eléa Dos Santos
HongFei, 2025

Balade en art

Par Anne-Marie Mercier

Plutôt que l’histoire de Belinda, chatte de Léon, il semble que ce soit celle de Léon, même si tout arrive par elle. Léon sort peu de chez lui. Il a peur de tout, peur aussi pour sa chatte adorée. Le jour où elle passe de l’autre côté de la fenêtre du salon, il doit la suivre pour, pense-t-il, la sauver.
L’autre côté de la fenêtre, c’est un peu comme l’autre côté du miroir chez Lewis Carroll : on est en plein imaginaire. Chaque double page montre Léon dans un nouveau paysage, toujours encadré par la fenêtre, tandis que Belinda, rentrée, vit une drôle de vie à l’intérieur de la maison, du salon à la chambre, en passant par la salle de bains, luttant contre toute sorte d’animaux qui veulent lui voler ses croquettes.
Léon, au contraire, la première terreur passée, se régale : il est dans un monde de beauté, dans le royaume de l’art. On découvre successivement dans l’encadrement des fenêtres Léon dans une vignette évoquant un tableau d’un artiste bien connu : Niki de Saint-Phalle, Caspar Friedrich (la mer de nuage), de Hokusai (l vague, bien sûr), de Magritte (l’oiseau nuage), de Monet (les nymphéas – « what else » ?), de Seurat (la Grande Jatte) et de Matisse (non pour un tableau mais pour une « manière »). Rien de très original. L’art semble se résumer à ses monuments. En revanche, le combat de Belinda contre les voleurs de croquettes est drôle et dynamique.
Les images montrant en même temps les deux réalités (si l’on peut dire) des deux personnages donnent un rythme à cette histoire qui n’en est pas vraiment une. À la stabilité de l’espace et au caractère orthogonal de sa représentation répondent les sinuosités des œuvres et le désordre engendré par les envahisseurs. Les retrouvailles font que tout finit bien. Les animaux étrangers sont partis et Léon se dit que Belinda et lui devraient vivre plus intensément… en imagination ?

Paul, La résurrection de James Paul McCartney (1969-1973)

Paul, La résurrection de James Paul McCartney (1969-1973)
Hervé Bourhis

Casterman, 2025

Band on the run, un groupe sur la route

Par Lidia Filippini

En septembre 1969, lors de la sortie de l’album Abbey Road, l’inquiétude enfle. Paul McCartney serait mort et aurait été remplacé par un sosie ! Sur la célèbre pochette, les Beatles traversent sur le passage piéton devant le studio Abbey Road à Londres. Paul – ou plutôt son remplaçant – est pieds nus, c’est ainsi qu’on enterre les morts en Angleterre. John, porte du blanc, couleur du deuil dans de nombreux pays. Ringo, lui, est vêtu de noir : il représente le croque-mort. Quant à George, en jean, il symbolise l’esprit rock du groupe, mais aussi le fossoyeur. Quelques mètres plus loin, sur la plaque d’immatriculation d’une Volkswagen, on peut lire LMW 28 IF. Pour les fans, c’est évident, cela signifie Living McCartney Would be 28 If – McCartney aurait vingt-huit ans si… s’il n’était pas mort !
Une folle rumeur que Paul n’a pas vraiment le courage de démentir. Cette mort symbolique, en effet, reflète assez bien son état d’esprit du moment. Le grand public l’ignore, bien sûr, mais, six jours plus tôt, John Lennon lui a annoncé qu’il quittait le groupe. La fin des Beatles, c’est la fin d’une époque, la fin d’un rêve éveillé de dix ans pour Paul et la pilule est dure à avaler. Le musicien sombre dans la dépression. Il se saoule, fume, se drogue. Il a perdu son statut d’icône et ne sait plus vraiment qui il est. Heureusement, il y a Linda, sa femme, rencontrée deux ans plus tôt. Sur son conseil, il décide de quitter Londres. La famille, s’installe avec ses deux filles dans la ferme écossaise acquise par le bassiste en 1965, un lieu sans confort, isolé, parfait pour une résurrection !
Hervé Bourhis relate ici la vie de McCartney depuis la séparation des Beatles, jusqu’à la sortie de l’album Band on the run, troisième opus de Wings, qui est considéré comme un des meilleurs du groupe. On suit le musicien dans une sérieuse phase dépressive, puis, une vraie renaissance portée par la musique. Soutenu par l’amour de Linda, qu’il invite à chanter avec lui, le musicien décide de repartir de zéro. Il enregistre dans sa ferme son premier album solo, Ram, dans lequel il joue de tous les instruments tandis que Linda se charge des harmonies vocales. Et puis, il fonde Wings et part en tournée. Loin de la beatlemania, des stades remplis de filles qui hurlaient tellement que personne n’entendait ce qu’ils jouaient, loin des jets privés et des limousines aux vitres blindées, Paul et son groupe voyagent en bus, accompagnés des enfants McCartney. Les premiers concerts sont des concerts surprises, donnés dans des universités anglaises. Le bus s’arrêtait, un musicien allait voir le secrétariat, demandait s’il y avait un lieu pour jouer… et les étudiants ébahis se retrouvaient devant l’idole de leur adolescence ! Un sacré risque pour un homme aussi célèbre, mais un vrai retour aux sources également, aux premiers concerts à Hambourg avec les Beatles avant la notoriété. C’est ainsi que, malgré des critiques sévères au début – impossible de ne pas comparer McCartney solo à la magie des compositions Lennon-McCartney – l’ex Fab Four finit peu à peu par se faire une place en son nom propre dans l’univers musical des années 1970.
On sent toute l’admiration d’Hervé Bourhis pour McCartney. L’auteur, qui a déjà publié une BD sur les dernières années de John Lennon (Retour à Liverpool, Hervé Bourhis, Julien Solé, Futuropolis, 2021), s’appuie sur des biographies de l’artiste. Il explique avoir également consulté des sites internet collaboratifs. Un vrai fan n’y apprendra pas grand-chose mais quelle importance ? Tout est déjà dit sur Paul McCartney et quel plaisir de l’entendre raconter encore et encore ! Et surtout, on appréciera les illustrations psychédéliques et délicieusement pop dans lesquelles on reconnaîtra des photos connues, et d’autres moins connues, du célèbre bassiste et de sa famille. Un travail graphique riche et minutieux, joyeux et optimiste, comme l’est Sir McCartney. Et pour ceux qui ne connaîtraient pas bien le musicien, cette BD est un moyen de rencontrer un artiste essentiel qui, avec les Beatles, a changé une fois pour toute la musique européenne. L’auteur tord le cou aux clichés qui, depuis un demi-siècle, font de McCartney le mélodiste sirupeux et mièvre tandis que Lennon serait l’avant-gardiste engagé. On y découvre au contraire un homme habité par la musique, sans cesse prêt à se renouveler et dont le mode de vie – végétarien, vivant à la campagne, simplement, entouré de sa famille et d’animaux – qui suscita beaucoup de moqueries à l’époque, paraît aujourd’hui bien d’actualité.

 

 

 

 

 

 

La Cata

La Cata
Sylvie Misslin et Aurélie Guillerey

Amaterra, 2025

Catastrophe et résilience

Par Lidia Filippini

La narratrice, une petite fille, vit tranquillement avec sa mère dans leur petite maison au bord de la mer. Le papa est loin, peut-être en mer justement. La petite fille pense à lui, elle lui écrit des lettres.
Mais un jour, « une créature noiraude et costaude » sonne à la porte. C’est la Cata ! Au début, la mère tente de lui résister, mais c’est peine perdue. Peu à peu, la Cata prend ses aises. Dans son grand sac, elle fait disparaître tout ce qui faisait la joie à la maison, à commencer par le pinson perché sur l’épaule de la maman. Finis les coussins multicolores, les gâteaux au chocolat, le parfum des roses et le ronronnement du chat… la vie des personnages devient grise et sans saveur. Heureusement, alors que tout semble perdu, un petit bonhomme maigrichon et affamé sonne à son tour. C’est Espoir. Il va falloir prendre soin de lui pour le sauver.
C’est un album en tout point parfait qui aborde avec une grande délicatesse des thèmes difficiles. On ne sait pas exactement à quelle « cata » sont confrontées la mère et l’enfant. Le père a-t-il disparu en mer ? Est-il mort ? Chacun y mettra ce qu’il a envie d’y mettre – en fonction de son âge et de son vécu. Mais ce qui compte ici, c’est surtout de la manière de réagir face aux malheurs qu’on rencontre. La mère et l’enfant traversent les quatre étapes du deuil : le déni (« On va faire comme si elle n’existait pas [cette] cata. »), la colère (« Maman Pinson s’est fâchée. Elle a insulté la Cata. »), la dépression (« Nos cœurs étaient glacés, mais nos mains, nos jambes continuaient à bouger. ») et enfin l’acceptation, avec l’arrivée d’Espoir.
La dépression, surtout, est suggérée d’une manière subtile et poétique. Les cinq sens sont comme engourdis quand la Cata enferme dans son grand sac à la fois les couleurs, les goûts, les odeurs et les bruits familiers agréables. La vie continue, parce qu’il faut bien aller travailler, se rendre à l’école, manger… mais c’est une existence dépourvue de joie, comme mécanique. L’histoire s’est arrêtée, comme le laisse entendre le fait que la mère lise sans arrêt la même page de son livre.
Et puis, il y a Espoir. Il est maigre, il a besoin d’amour. Il est comme un petit garçon perdu. La mère ne peut pas résister, elle le prend dans ses bras, le cajole, le protège. Et il grandit, grandit… jusqu’à faire fuir la Cata.
L’histoire pourrait s’arrêter là mais les pages suivantes sont essentielles. La Cata est partie, certes, mais elle a laissé un sacré bazar. Tout est mélangé, plus rien n’est à sa place et il va falloir une bonne de dose de courage aux deux personnages pour reprendre le cours de leur existence. Elles y parviendront grâce à l’amour qu’elles se portent l’une à l’autre. Cependant, même si elles peuvent de nouveau sourire, la mère et l’enfant le savent, elles ne pourront jamais oublier ce qui s’est passé. La Cata, en partant, a emporté une part d’elles-mêmes qu’elles ne retrouveront plus jamais, comme le suggère la disparition du pinson qui nichait sur l’épaule de la mère : il n’en reste plus qu’une plume…
Les illustrations d’Aurélie Guillerey, fidèles à son style, sont pleines de couleurs et foisonnantes de détails. Elles apportent la touche de gaité nécessaire à ce récit somme toute assez sombre. Même quand la Cata règne sur la maison, avec son grand sac rempli, quelques détails amusants permettent de détendre l’atmosphère (comme ce chat dépressif, affalé sur une planche de skate). Les traits des personnages, aux nez pointus, sont simples, mais ils laissent transparaître leurs émotions et permettent aux jeunes lecteurs de suivre, visuellement, le processus de résilience.
En bref, cet album est un petit bijou à lire sans modération, à tout âge.

Machinchouette

Machinchouette
Marianna Coppo
Grasset jeunesse, 2024

Physique du bac à sable

 

Par Anne-Marie Mercier

Commençons par une petite leçon de physique : au début , il y a de la matière informe, et puis, après un grand boum (ou plutôt un « bang »), « toutes les choses que l’on connaît aujourd’hui ». Prennent forme les grandes choses (à l’image, oranges sur fond blanc : baleine, éléphant, arbre), les petites choses (bonbon, coccinelle, fourmi, bille…) et même « les choses très compliquées » (E=mc2, le signe Pi, un Rubick’s cube…), toutes, sauf un petit bout de quelque chose qui est resté informe, un « machin chouette ». C’est ainsi que sera nommé cet étrange personnage en forme de patate, orange, avec deux yeux, une bouche expressive et des membres tout juste crayonnés.
Cette espèce de Barbapapa (voir l’article de Cécile Boulaire consacré à la série) n’est ni assez ceci ni assez cela pour devenir quelque chose d’identifiable et surtout d’utile, jusqu’au jour où il rencontre un enfant qui l’accepte et lui permet de devenir ce qu’il devait être : un AMI.
C’est une jolie fable philosophique, sur l’identité, les interrogations sur les apparences, sur l’amitié, mais aussi un album drôle où les formes successives de Machinchouette, oranges sur fonds de blanc et de gris sont cocasses. Que Machinchouette trouve son destin dans un bac à sable est un bel hommage aux pouvoirs de l’imagination, et le clin d’œil final à l’album de Sendak, Max et les Maximonstres, un rappel joyeux de la liberté d’imaginer et d’être « ce que l’on veut ».

Sur ce « message » voir la critique sur le site de l’institut Perrault.

Celle qui rêvait des tigres

Celle qui rêvait des tigres
Elodie Chan

Sarbacane (Exprim’), 2025

Qui est la bête ?

Par Anne-Marie Mercier

Il est rare de lire un roman pour jeunes adultes entièrement écrit en vers, même s’il y a eu des exceptions notables, comme Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (publié dans la même collection, Exprim’, en 2016). En littérature générale, le succès de Mahmoud ou la Montée des eaux, d’Antoine Wauters (Verdier, 2021), ou du Cri du sablier (2001) de Chloé Delaume, en vers blancs alexandrins, avait déjà surpris.
Si l’histoire s’inscrit dans le genre de la fantasy, c’est très légèrement, la dimension poétique primant sur tout. Ces « chants » semblent former un récit des origines proche des épopées et des récits mythiques d’autrefois. On assiste à la naissance du monde, né du conflit entre des forces opposant des éléments et des principes différents, comme le féminin et le masculin, avant de découvrir le village entre océan et forêt, Sel, puis les personnages de l’histoire qui débute et qui introduira une nouvelle ère.
L’héroïne ne sait pas d’où elle vient : des habitants de Sel, l’ont trouvée, enfant, abandonnée sur la plage avec un bébé, sa sœur sans doute. Recueillies dans une famille aimante, les deux fillettes suivent des voies différentes : la plus jeune ne veut rien savoir du passé ; la plus âgée, Kishi, adolescente au moment où commence l’histoire, cherche ses origines. Elle se rend la nuit dans la forêt interdite où règnent les sorcières et où les lucioles, dit-on, gardent le souvenir des morts.
En parallèle se déroule la vie du village de pêcheurs, avec ses travaux et ses jours ; vidage des poissons, conservation, fabrication de filets, tissages… Les fêtes allègent le poids du travail mais ajoutent, avec l’alcool, d’autres tourments. On apprend peu à peu qu’une jeune fille a dû remplacer sa mère morte dans le lit de son père ; elle disparaît dans les bois après avoir violée par deux garçons du village. Morte ? devenue sorcière ? ou changée en autre chose ?  Kishi est sauvée par les sorcières qui ont un lien mystérieux avec elle. Un peu sorcière elle-même, elle arrive à entrer dans l’esprit des animaux.
On devine peu à peu que les sorcières étaient autrefois des femmes et qu’elles ont dû fuir la violence des hommes, perdant leur humanité. Une métamorphose fait d’une femme un tigre, et inversement. Cependant, leur « bestialité nouvelle » n’est pas un abaissement, plutôt une élévation vers la puissance du vivant. Un avertissement (nommé « présage »), aux lectrices et lecteurs prévient d’ailleurs qu’il sera question de « la bestialité des hommes envers les femmes ».
D’autres histoires se tissent pour réunir deux amants qui, sans doute, fonderont une humanité nouvelle, régénérée. Dans le village voisin de Fange, à l’intérieur des terres, les hommes sont assommés par le travail, extrayant le souffre sur le volcan qui les fait mourir prématurément. Les deux univers s’opposent, l’un minéral et sec, l’autre humide et aquatique, mais des deux côtés on trouve des adolescents qui souhaitent avoir une autre vie. Entre les deux, le domaine de la forêt est celui de tous les sortilèges. Avec le garçon de Fange Kishi trouvera sa voie, hors des sentiers tracés, et le livre s’achève ainsi sur un beau chant d’amour, célébrant la rencontre plutôt que la prédation, et l’agriculture plutôt que l’industrie.

De Délicieux Enfants

De Délicieux Enfants
Flore Vesco
L’école des loisirs (Médium+), 2024

Au bonheur des ogres

Par Anne-Marie Mercier

Réécriture du « Petit Poucet » de Perrault, le roman de Flore Vesco nous promène dans les labyrinthes d’une forêt bien mystérieuse où chaque apparence est trompeuse, comme est trompeuse la familiarité qui nous fait croire que la famille que nous découvrons est celle du fameux héros.
Les parents sont aimants, trop sans doute pour abandonner leurs enfants, mais la misère est bien là. Les enfants vont par paires jumelles (Nico, Dédé, Gégé, Fifi, Sami et Jo), trois fois, le plus petit, Tipou, étant le dernier. Il y a des mystères dans le passé des parents, et dans l’isolement de leur maison. Tout bascule au moment où le lecteur découvre que ces enfants sont des filles, lorsque sept autres enfants affamés frappent une nuit à leur porte, des garçons, eux aussi en trois paires de jumeaux suivies d’un isolé, nommé Poucet.
Changement de cap : nous sommes donc dans la maison de l’ogre :  les sept filles sont-elles promises à un sort sinistre ? Mais le récit bifurque encore : les sept garçons, une fois rassurés, plus ou moins nourris et choyés par le couple des parents, prennent de l’assurance, font les petits coqs et méprisent en secret les jeunes filles qui se sont entichées d’eux, toutes sauf Tipou la solitaire et la rebelle. Méprisant l’amour naïf des jeunes filles, et la générosité aimante des parents, ils complotent et ils projettent de livrer les filles aux villageois en leur promettant fiançailles et romances. L’issue sera sanglante.
Des retournements multiples de situations provoquent la fuite au plus profond de la forêt des deux plus jeunes, Tipou et Poucet, qu’un amour naissant lie. Ils trouvent la fée marraine de l’ogre, celle qui est à l’origine de toutes les histoires, dans une petite maison qui ressemble à celle de la sorcière de Hansel et Gretel. Des épreuves les attendent et la fin ne sera pas celle qu’on croit, à moins qu’on le veuille, tant elle reste ouverte. La fée marraine est en effet celle qui tisse les histoires et distribue éloges et blâmes aux auditeurs – lecteurs. Elle est aussi celle qui invite à s’emparer des histoires pour les transformer.
Le récit est parfaitement maitrisé, promenant le lecteur, le baladant même allègrement. Composée en un récit choral, la narration est portée par un beau style, souvent poétique, parfois lyrique, faisant alterner en courts chapitres différentes voix, (celles des filles, de la mère, du père, de Tipou).
Manger, être mangé, aimer à en dévorer l’autre, savourer… tout cela est décliné de façon de plus en plus inquiétante, sans qu’aucune rime ni moralité explicite ne surgisse, hormis celle de la liberté, de l’amour et de l’étrangeté assumées.

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