Le Garçon aux dents sculptées

Le Garçon aux dents sculptées
Didier Daeninckx – Bruno Pilorget
Rue du Monde 2024

Sur les traces de l’Exposition Universelle de 1904

Par Michel Driol

Voici une nouvelle série proposée chez Rue du Monde par Didier Daeninckx. Le lieu : un château en Normandie, où se sont réfugiés des électrosensibles, dont le grand père de l’héroïne, Lola. En vacance chez ses grands-parents, elle y fait la connaissance d’un garçon de son âge, Sami.  Explorant le château, ils découvrent une boite en fer, contenant un arc indien miniature et la photo d’un jeune homme et d’un petit homme aux dents sculptées. Et les voilà sur la trace de l’origine de cette photo, découvrant le racisme qui prévalait à l’exposition universelle de Saint Louis, en 1904.

On retrouve là aussi bien les valeurs défendues par Didier Daeninckx que ses procédés favoris d’écriture.  Comme dans Cannibale, c’est le regard sur les peuples colonisés, et la façon de les exhiber dans des expositions (universelles, coloniales) que dénonce l’auteur. On y apprend ainsi comment Geronimo a terminé sa vie. On y découvre aussi le prix d’un homme… 2 kg de sel… C’est, bien sûr, documenté, et situé à hauteur d’enfant.  Quant aux procédés, c’est bien sûr l’enquête, à partir de traces que l’on cherche à comprendre. Enquête aussi menée à hauteur d’enfants qui questionnent, interrogent, dans un lieu où Internet est banni. C’est une belle idée car cela oblige les personnages à en rencontrer d’autres, sans se contenter de  recherches virtuelles. Le roman vaut aussi par la galerie de personnages secondaires porteurs de solides valeurs humanistes : la solidarité, l’accueil, l’ouverture aux autres.

Rien de didactique dans ce livre qui lève le voile sur des épisodes souvent occultés de notre histoire : le massacre des peuples indigènes, le colonialisme. Au contraire, un roman d’aventures, avec comme moteur des mystères à percer, des héros attachants auxquels on peut s’identifier, une fille pleine de courage et de volonté, un garçon sympathique. Et l’idée de constituer un musée au fil des enquêtes, pour mieux connaitre le passé et comprendre le présent. Un mot sur les illustrations en pleine page de Bruno Pilorget, qui aèrent l’ouvrage et donnent à voir, en alternance, les faits objets de l’enquête et les deux enquêteurs dont il montre la relation peut-être plus complexe que le texte ne le dit…

Billy – Il était une fois un garçon venu de l’ouest

Billy – Il était une fois un garçon venu de l’ouest
Loïc Clément – Clément Lefèvre
Little Urban 2024

Son nom est Tekoa

Par Michel Driol

On retrouve avec plaisir dans ce nouvel opus des aventures de Billy sa bande de copains dont Jane, la téméraire, et les horribles Loveless. Un nouvel élève vient d’arriver à l’école, Tekoa, fils d’un Ecossais et d’une Cherokee. S’il se tient à l’écart, il est bientôt pris à partie par le fils Loveless. Suit une bagarre générale, où l’on laisse quelques dents et récolte quelques rougeurs, et voilà la bande qui s’enrichit d’un nouveau membre, Tekoa.

On retrouve la même disposition que dans les volumes précédents : un texte assez conséquent, pris en charge par Billy le narrateur, en bas de page laissant libre le haut de page pour une grande illustration très colorée, en cinémascope. Il est bien sûr ici question d’intégration, de racisme, et d’accueil de l’autre, tout cela vu à la hauteur d’un enfant, Billy, qui découvre – et fait découvrir- quelques réalités historiques au lecteur. Le refus des unions mixtes : Tekoa et sa famille ne sont acceptés ni par les Blancs, ni par les Cherokee. Les rumeurs qu’on raconte sur les Indiens, la pratique du scalp et la danse de la pluie, tandis que le vieux Dick, qui a recueilli Billy, explique l’expropriation de ces premiers habitants de l’Amérique. Mais cette cour de récréation de l’Ouest sauvage ressemble en fait à celles de la vieille Europe : les enfants y sont confrontés aux mêmes stéréotypes dès lors qu’ils sont un peu différents, quand on les traite d’orphelins ou qu’on se moque de leur petite taille. C’est contre cela, contre cette bêtise ambiante incarnée par les Loveless et leur bande, que se bat Billy avec vigueur, et le fait de situer cela au Far West permet de justifier la bagarre comme un archétype du western, bagarre racontée tandis que l’illustration ne la montre pas, qui préfère se focaliser sur les regards des assistants et les visages édentés ou tuméfiés qui s’ensuivent, visages d’enfants sagement assis derrière leur pupitre.

Tout en promouvant ces valeurs d’accueil, tout en s’interrogeant avec le vieux Dick sur la violence incompréhensible des hommes, le texte, souvent écrit dans la langue familière de Billy, est plein d’humour. Que signifie être une moitié d’Indien ? Réponses naïves d’enfants à cette question… Dévalorisation de l’adversaire, traité de grande saucisse… Réactions enfantines de la bande de gamins face à la culture indienne dont ils ont entendu parler.  Quant aux illustrations, elles exploitent trois univers différents. La nature, avec des plans très larges de montagnes, d’arbres, d’oiseaux. L’école, avec ses pupitres alignés et sa maitresse. La ville, et en particulier la devanture de l’épicerie. Ce sont autant de clins d’œil aux codes du western classique, à ses lieux familiers et stéréotypés que le lecteur adulte aura plaisir à retrouver. Et, comme pour assurer le lien avec le volume précédent, on retrouve le chien voleur de saucisses…

Un album décalé pour inciter à lutter contre le racisme et accueillir l’autre, s’inscrivant parfaitement dans le renouveau du western pour proposer un univers drôle et plein de références.

Voir la chronique de Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne

Dans les airs

Dans les airs
Jan Von Holleden
(Les Grandes Personnes) 2024

Album photos

Par Michel Driol

Jan Von Holleben est un photographe allemand qui, depuis 2002, poursuit un projet, donner corps aux rêves d’enfants. Ce sont ici 22 portraits de héros ou d’enfants ordinaires que l’on retrouve, avec toujours la même technique. Les enfants posent, au sol, couchés, et le photographe dans les airs les photographie. Tout est affaire de mise en scène et d’illusion car on a l’impression que le superman vole réellement, et que le cavalier, qui chevauche un chien va partir au galop, tandis que Tarzan et Jan volent vraiment d’une liane à l’autre.

Les titres renvoient aux héros (Superman, Peter Pan, Dracula, Spiderman, King Kong), aux activités (le cavalier, les cascadeurs, la jardinière), aux romans (le voyageur en ballons, les pirates), aux animaux (les papillons), au rêves (les chasseurs de fantômes, les enfants-fusées)… On retrouve là une grande part de l’imaginaire enfantin, mêlant réel et fantastique, présent et futur. Les décors sont reconstitués avec soin, au ras du sol, tantôt sur fond de béton, ou d’herbe, ou de sable,  ou sur une bâche bleue, la mer… Les accessoires ne manquent pas d’humour : des chaussures en couronnes, et voilà des fleurs, des palmes, et voilà des ailes de papillon. Deux valises et un balai, et voilà le gratte-ciel de King Kong. Des poubelles, et voilà les immeubles que survole Superman.  Les références se dédoublent parfois : si la fillette avec un plumeau multicolore est bien la fée Clochette, le garçon en position de faune avec sa flute évoque un autre Pan que Peter… Les visages sont plein d’expressivité : peur de la fillette en rouge devant Dracula, marques d’effort sur le visage des grimpeurs, volonté de vaincre des coureurs sur leurs vélos… Tout cela est drôle, mais aussi poétique, dans la façon de représenter ces rêves d’enfants comme des jeux. On serait des pirates, on serait des coureurs, et trois bouts de ficelle, des éléments de costume, faits de bric et de broc, font le reste, et tout devient possible. Les photographies donnent à voir ces instants de jeux, de magie, de bonheur à être quelqu’un d’autre que soi.

Un album photo rempli d’univers enfantins, parfaitement mis en scène, gais et très colorés, à l’image d’un âge où tout est encore possible.

Demain n’aura pas lieu

Demain n’aura pas lieu
Iuna Allioux
Sarbacane 2024

Apocalypse now

Par Michel Driol

D’un coup, la Terre s’est réchauffée, et le soleil la brule. Dans trois jours, elle sera invivable. Nous suivons durant ces quelques jours la narratrice, Asumi, qui, bien que d’origine japonaise, vit à Paris avec sa mère, repartie au Japon pour y conclure un contrat.  Trois jours où la jeune fille est seule, accompagnée de Maxence et de sa famille, de son ryukin, d’un traiteur Bo Wang, et à la recherche de son auteur coréen préféré Ji Eunji de passage à Paris, trois jours pour lire un carnet qui lui révèle un terrible souvenir lié à son enfance, qu’elle avait enfoui au fond de sa mémoire.

Ce roman est le premier d’une toute jeune autrice, Iuna Allioux, un texte prometteur et mutliforme. D’abord par la forme, puisqu’il mêle le récit à la première personne d’Asumi, mais aussi des fragments brefs de pièce de théâtre aux multiples personnages, comme un contrepoint imaginaire offrant d’autres points de vue. Ensuite par le mélange des cultures qu’il propose : culture japonaise, culture coréenne, culture française. C’est un roman sur le mal-être d’une adolescente, qui s’évanouit souvent sans savoir pourquoi, et dont les relations avec sa mère sont compliquées. Cette dernière est souvent absente, plus préoccupée par son travail et la signature de contrats que par sa fille. Toutes deux vivent dans un superbe hôtel particulier, une grande demeure symboliquement vide.

C’est aussi un roman sur l’urgence du temps qui reste à vivre : que faire en trois jours, avec qui passer ces trois jours, qu’y apprendre quand on est seule ? Là où le temps s’accélère, là où la chaleur monte, rendant tout irrespirable, Asumi, dont le nom en kanji signifie belle lumière du soleil ou lumière qui brille dans le futur, a la rétine brulée. Ce fil narratif de la lumière en croise deux autres. Celui de l’eau, des lacs, des piscines, comme un contrepoint apaisant, dont on découvrira à la fin la signification profonde pour l’héroïne. Et surtout celui de la littérature, de la poésie en particulier, avec le personnage de l’écrivain coréen qu’Asumi adore, qui révélera que la littérature n’est pas toujours l’expression du vécu personnel, et la poésie qui traverse le roman, souvent sous forme de petites notations.

Ce roman dystopique explore avec finesse la tragédie intime, intimiste d’une héroïne attachante, seule dans un monde qui finit, avec tous ses rêves impossibles de futurs. Emouvant et réussi !

Quand on arrive en France

Quand on arrive en France
Jena Michel Billioud – Michaël Sterckerman
Casterman 2024

Histoire de l’immigration en France

Par Michel Driol

De l’Ancien régime à nos jours, cet ouvrage constitue une véritable encyclopédie chronologique de l’histoire de l’immigration en France.

De la poignée d’artistes, banquiers venus d’Italie au XVIème siècle aux Ukrainiens fuyant l’invasion de leur pays par la Russie, le documentaire explore toutes les vagues d’immigration, en s’attachant en particulier à l’histoire des idées et des mentalités, à la façon dont la société française se les ait représentés, les a accueillis ou rejetés,  selon leur origine, leur religion, les convictions politiques qu’on leur prêtait, selon les époques.

Particulièrement bien structuré, l’ouvrage s’attache à être pédagogique et lisible par tous. Des paragraphes courts, clairs et bien écrits, toujours accompagnés d’un titre explicite, des encadrés qui mettent l’accent sur le regard porté sur les immigrés dont il est question, des parcours de migrants, explicites, montrant l’intégration réussie à partir d’exemples variés et particulièrement bien choisis. Ainsi l’ouvrage s’appuie aussi bien sur des figures individuelles que sur l’histoire collective des différents groupes évoqués. L’ouvrage a aussi recours à des bandes dessinées pour raconter, en double page, tel ou tel épisode historique. Régulièrement en quatre vignettes, sous forme de dialogue entre un personnage plus âgé et un plus jeune, il répond à quelques questions fondamentales : comment on devient français à telle époque, ou comment aujourd’hui demander l’asile en France. L’ouvrage est illustré d’une riche iconographie variée : reproductions d’affiches de propagande, couvertures de livres, photographies d’époque, cartes… à quoi il faut ajouter les illustrations de Michaël Sterckerman qui aèrent cet ouvrage à la fois très dense en informations et très agréable à lire.

A cela s’ajoute la volonté de donner des arguments pour répondre à cinq idées reçues. Dans des doubles pages, il s’agit de démonter des représentations ou des discours trop souvent colportés, et sans fondement. Les étrangers volent-ils le travail des Français ? Les Polonais ont-ils été le modèle d’assimilation que l’on donne en exemple ? Cet ouvrage s’inscrit pleinement dans un contexte social et politique qui veut faire de l’immigré le bouc émissaire, et entend remettre en perspective historique des faits de nature très diverse liés aux colonisations, aux besoins de main d’œuvre, aux révolutions et coups d’état ici ou là dans le monde. Il assume bien évidement une position antiraciste, n’hésitant pas à montrer, par des citations bien choisies et explicitées, la xénophobie, soulignant comment elle va se loger dans le vocabulaire, dans la façon de nommer les immigrés.

Cet ouvrage, édité en partenariat avec le Musée national de l’histoire de l’immigration, est une somme indispensable aujourd’hui, que tous les ados, qu’ils soient descendants d’immigrés ou pas, devraient lire pour mieux comprendre la société dans laquelle nous vivons. Souhaitons qu’il trouve rapidement sa place dans tous les CDI et les bibliothèques municipales !

Le Surnom

Le Surnom
Gilles Baum – Mercé Gali
Amaterra 2024

Le nom des gens

Par Michel Driol

Dans la petite bande de Blaise, chacun a son surnom, Cacahouète, Biscotto ou Patatras… sauf lui. Bien sûr, dans la famille, on l’appelle Chaton, Fiston ou Crotte-de-nez. Mais cela ne compte pas, et ne reflète pas sa vraie personnalité. Alors il se met en quête du surnom parfait : Bubble-boy, Banzaï, Le Mexicain… Si les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés, tel est le cas de Blaise, fort habile à trouver le surnom pour ses camarades, mais incapable d’imposer le sien…

Avec un humour sans faute, Gilles Baum, parfaitement illustré par Mercè Galli, nous entraine dans l’imaginaire et les pensées d’un petit garçon en quête d’identité. Si le prénom est un héritage du choix des parents, le surnom est révélateur des qualités, défauts, habitudes qui permettent de se distinguer dans le groupe. Qu’il soit valorisant – Cacahouète brille par son intelligence – ou pas –  Patatras se fait remarquer par sa malchance –  il dit, de façon certes stéréotypée, une facette de l’identité de celui qui le porte. Et, en plus, le choix du surnom, fait avec humour, n’est dans cet album jamais malveillant ou dépréciatif. On est dans un univers de bienveillance et d’amitié proche de celui, déjà ancien, du petit Nicolas. Un univers qui célèbre l’imaginaire enfantin, sa façon de voir l’essentiel, de s’en saisir, de pouvoir jouer avec lui tout en respectant l’identité de l’autre. Qui suis-je et comment est-ce que je veux être perçu par les autres ? Telle est la question à laquelle est confronté Blaise.

L’album fonctionne avec des doubles pages centrées sur un personnage, ou sur un surnom potentiel. Elles confrontent portrait des enfants et situations, toujours représentées avec humour, et dans un crayonné toujours très expressif, touchant avec finesse à la caricature tout en montrant l’intime du personnage, rendant ainsi très touchant ce pauvre Blaise en quête de son surnom, de son blason. Dans les illustrations, chaque détail compte (on apprécie la référence à Hamlet, être ou ne pas être, les arrière-plans sur lesquels il se dégage  comme celui des punitions envisagées…).

Un album enlevé, à la structure répétitive parfaitement maitrisée, qui fait le portrait d’un garçon ordinaire, archétype de l’enfance, de son imaginaire, le saisit dans ses relations familiales ou sociales. Comme un hommage à l’imagination et au regard des enfants, à ses rêves et aux blessures secrètes dont on ne perçoit pas toujours l’importance.

Pur sang

Pur sang
Romuald Giulivo
Rouergue 2024

Au bout de l’enfer

Par Michel Driol

Luca, le narrateur, se retrouve en Italie pour faire un stage d’équitation auprès du maestro Trappola, dit Janus, une ancienne gloire des spectacles équestres et tauromachiques. Mais les méthodes de ce dernier sont un peu particulières, entrainements forcés, brimades, séduction, et Luca se retrouve entrainé dans un été dont il gardera longtemps le souvenir.

Après un premier chapitre, confession d’une grande intensité d’un adolescent en colère, adressé tant au lecteur qu’à sa voisine dans le car, une vieille italienne qui ne le comprend pas,  Pur sang est un vrai thriller noir et ambigu. Noirceur des situations, à l’image de ce début sous la brume, que le soleil ne parvient pas à percer. Ambiguïté des personnages, à l’image de Janus, aux deux visages. Le despote pervers, malsain et séduisant, sadique, exigeant, autoritaire, attiré par les jeunes garçons,  ou la gloire des spectacles équestres auréolé de prestige ? Son assistant Nazir, chrétien syrien, lecteur des textes sacrés, jusqu’à quel point est-il dévoué à Janus ? Le compagnon de caravane de Luca, aussi bon cavalier que lui, intrépide, audacieux, mais que l’on verra pleurer. Luca enfin, qui dès l’incipit, avoue préférer les chevaux dans son assiette, que va-t-il faire dans ce stage couteux ? Et que  dire de l’ambigüité du dernier chapitre, que l’on laissera les futurs lecteurs découvrir… C’est, bien sûr, un roman d’apprentissage, dans lequel le héros est confronté au mal incarné ici par Janus. Janus qui pousse à bout ses élèves pour obtenir ce que lui veut, le spectacle parfait, dussent-ils y être blessés ou pire. On est par-delà le bien et le mal, dans un univers où la fin justifie tous les moyens, sans pitié. Mais le roman vaut aussi par l’arrière-plan historique. C’est l’Italie de la fin du fascisme, celle de Salo, dont les déviances et l’ombre planent aussi bien sur le grand-père de Luca que sur Janus. C’est un roman sur la pédophilie, Luca ayant été victime d’attouchements de la part de son grand-père.

Un roman sans concession qui propose une mécanique bien huilée conduisant à réfléchir sur le comportement des personnages, sur la question du dressage des hommes comme des animaux, sur ce qu’est l’éducation, sur les liens entre l’embrigadement et la liberté…

Méduse

Méduse
Jessie Burton
Gallimard Jeunesse 2024

Survivante, amoureuse, trahie…

Par Michel Driol

On est sur ile éloignée de tout, où vivent depuis 4 ans Méduse et ses deux sœurs. Méduse, la plus jeune, a refusé les avances de Poséidon, qui l’a violée dans le temple d’Athéna, avant de le détruire. Vengeance de la déesse, qui transforme les cheveux de Méduse en serpents, et lui donne le pouvoir de pétrifier les hommes. Mais lorsqu’arrive sur l’ile Persée, et qu’il discute avec Méduse, les deux adolescents comprennent que leurs histoires ont bien des points communs. Toutefois, Persée a une mission : rapporter la tête de Méduse… et Méduse sait qu’elle a le pouvoir de le détruire s’il la regarde…

Voilà une belle réécriture du mythe de Méduse. Ce personnage est surtout connu par l’iconographie monstrueuse, et le roman de Jessie Burton donne à lire un autre personnage, une jeune femme, humaine, tellement humaine. C’est elle qui est la narratrice, qui explique sa courte vie, et laisse percevoir sa détresse, ses sentiments, son désir d’amour. Elle est doublement victime, victime du désir de Poséidon, victime ensuite de la vengeance d’Athéna, qui s’en prend à elle, simple mortelle, et non au dieu coupable.  Les serpents sur sa tête ont tous un nom, une personnalité. Ses deux sœurs sont très aimantes et protectrices à son égard, constituant une structure familiale qui supplée à l’absence des parents.  On est donc très loin, avec ce personnage touchant, fragile, qui tente de se reconstruire son humanité, sa féminité,  après la double violence d’un viol et d’une métamorphose qui l’a privée de la beauté et des espoirs de ses 14 ans. Quant à Thésée, il est aussi une victime des dieux, victime qui tente de préserver et de sauver sa mère du tyran Polydecte. Sans jamais le voir, Méduse tombe amoureux de lui, à travers leurs discussions. C’est un premier amour, est-ce un amour impossible ? Elle le comprend, et il semble la comprendre. Elle se sent enfin en confiance, éprouvant pour la première fois un sentiment amoureux, tout en ne révélant pas sa véritable identité, jusqu’au moment où Thésée lui annonce quelle est la tâche qu’il doit accomplir pour sauver sa mère.  On perçoit alors tout le désarroi de la jeune fille…

Le roman parvient donc à proposer une relecture très féministe du mythe de Méduse, revisitant ainsi la mythologie, tout en restant fidèle à l’essentiel : les rapports entre des hommes et des dieux tout puissants, qui se jouent d’eux, la notion de destin, la mince ligne qui sépare l’humain du monstre. C’est aussi la question du récit qui est posée ici, lorsque Méduse apprend qu’elle est devenue la Méduse, et que d’une jeune fille on a fait un mythe monstrueux qui ne lui ressemble pas. Tout est affaire de discours, d’un logos qui nous échappe  Ce roman s’inscrit dans tout un courant contemporain qui cherche à repenser la mythologie et le rôle qu’elle fait jouer aux hommes et aux femmes. On y voit des hommes et des dieux, violents, tout puissants, agresseurs sexuels des femmes dont ils font des victimes : une société où règne un patriarcat sans partage. Cette réécriture invite à trouver l’humain au sein de chacun et de chacune, à ne pas se fier aux apparences, mais à chercher une beauté intérieure. Ayant survécu à la violence des dieux, amoureuse d’un jeune homme qu’elle n’a jamais vu, Méduse sera pourtant trahie par lui, puisqu’on le voit arriver, tout armé, pour la tuer. Lui, il a fait son choix. Sans révéler la fin du roman, on précisera juste que l’autrice prend des libertés avec le mythe, ce dont on pouvait se douter en voyant le récit à la première personne, avec son incipit si révélateur.

Il fallait l’oser : faire de Méduse une victime, des Gorgones trois sœurs attachantes et parler ainsi des rapports homme-femme, de la violence faite aux femmes, de pédophilie… le tout avec beaucoup d’empathie pour les personnages, et de sensibilité. Et c’est réussi !

Le Petit Théâtre des émotions

Le Petit Théâtre des émotions
Antonin Louchard
Seuil Jeunesse 2024

Lapin cabotin

Par Michel Driol

De l’envie à la fierté, en passant par la joie et le dégout, ce sont de nombreuses émotions qui parcourent le visage, toujours en gros plan, de ce sympathique petit lapin d’Antonin Louchard, qu’on commence à bien connaitre (le lapin et l’auteur !). Bien sûr, avec un titre pareil où il est question de théâtre, on se doute bien que l’auteur ne surfe pas vraiment sur la vague des émotions qui submerge la littérature de jeunesse… d’autant que la quatrième de couverture met l’accent, avec un sérieux très antiphrastique, sur le respect de la règle des trois unités et la performance d’acteur ici réalisée… Bref, tout ceci nous conduit à une chute désopilante, comme d’habitude dans cette série, chute qu’on aura le bon gout de laisser le lecteur, ou la lectrice, découvrir par eux-mêmes !

Le petit lapin n’a pas suivi les cours de l’actor’s studo… Il en fait des tonnes pour illustrer chaque émotion. Tout y passe : position des mains, position des oreilles, couleur du visage, cernes sous les yeux… Chaque émotion est ici amplifiée, comme si le petit lapin passait un casting dans lequel on lui demande d’exprimer différents états. Devant la caméra fixe, il joue, sur joue, jusqu’à un retour brutal au réel, là où le plan s’élargit pour montrer quelque chose comme l’envers – ou plutôt l’endroit – du décor. Une sorte de comédie ludique, solitaire et jouissive, avant de reprendre son rôle au naturel : l’éternel grincheux, râleur, protestataire…. comme on l’aime !

Un nouvel album décalé, drôle, qui illustre une nouvelle fois toute la créativité d’Antonin Louchard lorsqu’il s’empare d’un sujet aussi rebattu que les émotions… pour notre plus grand plaisir !

Si tu regardes longtemps la terre

Si tu regardes longtemps la terre
Jean-Pierre Siméon – Laurent Corvaisier
Rue du Monde 2024

Contemplations…

Par Michel Driol

Une cinquantaine de phrases poèmes de Jean-Pierre Siméon, qu’on n’a plus besoin de présenter, qui viennent dialoguer avec les paysages peints par Laurent Corvaisier.

C’est d’abord un album à regarder, comme on peut regarder les catalogues d’exposition, ou les ouvrages consacrés à un peintre. On va de page en page, de la mer à la montagne, de l’été à l’hiver, des grands formats à l’italienne aux petits formats verticaux, qui se juxtaposent sur la page. On parcourt des paysages aux couleurs fauves éclatantes, des paysages pleins de ciel, d’eau, d’arbres, de mer, mais aussi parfois de maisons, de villes aussi. Avec quelque chose d’intemporel, qui fait que, parfois, on se croirait dans les tableaux de Matisse. Des pins parasols, des iris, le mouvement de l’eau qui coule, la verticalité des ifs, des tons, et l’horizontalité des champs, des plaines composent un univers où règnent le calme et l’harmonie. Un mot pour la qualité des photographies, signées Françoise Stijepovic, hélas décédée avant d’avoir pu voir l’ouvrage achevé. Des photographies qui laissent percevoir la matérialité et la fabrique du tableau, certains coups de pinceau ou encore les veines du bois.

Sur ces toiles, les mots de Jean-Pierre Siméon apportent un éclairage, un prolongement, comme un commentaire, tantôt inclus dans les tableaux, tantôt isolés sur une page, ou entre deux tableaux, ou dans les  marges, de côté, en haut, en bas… Il poursuit son exploration des formes brèves, comme dans Le Livre des  petits étonnements du sage Tao Li Fu, formes brèves ciselées, concises, dans lesquelles chaque mot pèse de tout son poids au service d’une phrase unique, d’une idée singulière. Dans ces textes, le je s’efface au profit d’un « on » ou un « tu », comme une manière de toucher à l’universalité et de s’adresser à un lecteur à qui on donne le conseil d’être là, présent au monde, comme dans le poème ultime qui donne son titre à l’ouvrage :

Si tu regardes longtemps la terre, arbres, vents, soleils et rivières couleront dans tes veines.

On est parfois proche de la maxime :

Il n’est de bonheur
que s’il fait le bonheur de l’autre

du conseil, du mode de vie

Plus tu donnes
de sourires,
plus tu t’enrichis

de l’interrogation sur le sens des choses

On ne sait jamais si on choisit son chemin
ou si c’est lui qui nous choisit

Se dit aussi le lien secret entre poésie et peinture

Fais comme le peintre :
cherche en tout la couleur cachée

Un bel album dans lequel on retrouve toute l’atmosphère, les valeurs, et l’esthétique de Jean-Pierre Siméon, qui fait dialoguer des poèmes qui parlent de poésie, de nature, comme autant de leçons de sagesse à destination des jeunes et des moins jeunes, et les tableaux qui montrent une terre à contempler, une terre donnée à voir à travers le regard d’un peintre.