Dans la gueule du loup

Dans la gueule du loup
Michal Morpurgo – Barroux (illustrations)
Gallimard Jeunesse 2018

Le Partisan

Par Michel Driol

On vient de fêter les 90 ans de Francis au village du Pouget. Durant la nuit, rythmée par les hululements d’un petit-duc et les coups d’une cloche fêlée, il se remémore sa vie. Ses rapports avec son jeune frère, qui, au début de la seconde guerre mondiale, s’engage dans la Royal Air Force, et meurt dans un accident d’avion. Sa décision alors, lui le pacifiste, objecteur de conscience, de s’engager contre ses convictions, et de se jeter dans la gueule du loup comme espion britannique, résistant en France occupée.

Une histoire vraie, dit le sous-titre. L’histoire de Francis et Pieter Cammaerts, les deux oncles maternels de l’auteur. C’est dire ce que représente ce récit pour son auteur, sans doute le plus personnel qu’il ait écrit. Sa réussite tient à la façon dont il retrace la vie de son oncle, à la première personne, comme s’identifiant à lui qui revoit les épisodes importants de sa vie défiler.  La sobriété et la pudeur du récit n’excluent pas la sensibilité et émotion, en particulier parce que Francis s’adresse chapitre après chapitre à son père, à Pieter, ou à ses autres compagnons de lutte, d’autres résistants et résistantes qui parfois ont payé de leur vie leur engagement. Il s’étonne d’être parvenu à 90 ans et leur rend hommage, incluant dans cet hommage les plus anonymes, en particulier les femmes. Ce dispositif narratif qui mêle le passé et le présent, les vivants et les morts, est d’une grande force et contribue à donner de l’épaisseur humaine au héros. Tout autant que la précision des souvenirs, des actions conduites par Francis, ce qui frappe ce sont les valeurs qui animent ses engagements. Valeurs humanistes, courage, amour : le roman fait le portrait en action d’un héros de notre temps, d’un enseignant, d’un pacifiste convaincu qui se jette dans l’action clandestine afin que la mort de son frère ne soit pas inutile.

Les illustrations de Barroux, « avec [ses] propres armes, la ligne et la lumière », du noir, du blanc et du gris, donnent une réelle intensité dramatique aux scènes représentées, mais se concentrent aussi sur les visages, les joies, les peurs, les angoisses.

Un cahier documentaire, illustré des photographies des personnages, complète le récit.

Un récit particulièrement émouvant dans sa simplicité, pour rendre hommage à la vie d’un héros de la Seconde Guerre mondiale, le replacer dans son milieu familial, qui est aussi celui de l’auteur, à travers ses identités successives de frère, père, professeur et espion, et permettant à tous de comprendre aujourd’hui ce que signifie le verbe « résister ».

Le Jour où j’ai voulu sauver la forêt

Le Jour où j’ai voulu sauver la forêt
Nora Dåsnes
Casterman 2023

J’en ai marre d’être mignonne

Par Michel Driol

A 12 ans, Bao est déléguée des élèves de son collège. Lors d’une réunion, où elle voudrait faire avancer l’idée d’un collège éco-responsable, elle se heurte aux adultes qui veulent agrandir le parking du collège, pour des raisons de sécurité, en détruisant la moitié de la forêt. Après avoir essayé de les convaincre, en rédigeant un rapport manuscrit sur le climat avec ses amies, elle persuade tout le monde de passer à d’autres formes de lutte : accrochage d’une banderole en haut du collège, puis occupation de la forêt.

Ce roman graphique mêle habilement un récit traditionnel (cases, planches…) avec des conversations WhatsApp. Le récit est conduit dans des vignettes qui font alterner les gros plans sur les visages, passant par toutes les émotions, les réactions, et des plans plus larges de forêt, souvent en double page. Toutes les techniques de la bande dessinée ont ainsi mises au service de la narration, pour faire ressentir au plus près les sentiments des protagonistes, leurs élans, leurs découragements, leur volonté. Il montre bien les angoisses des adolescents d’aujourd’hui face à l’urgence climatique, et la façon dont les adultes (mal)traitent leur engagement. Le roman traduit bien le sentiment d’impuissance que ressentent les ados face à des adultes qui ne les écoutent pas, pour différentes raisons, et voudraient bien les voir ses cantonner dans des rôles bien définis : faire des exposés, se documenter, s’engager de façon théorique. Il montre bien aussi la passivité des adultes face à l’urgence climatique. S’ils en ont conscience, ils n’agissent pas, préférant leurs intérêts à court terme. Cette opposition entre adolescents et adultes est particulièrement bien vue et bien traitée dans ce roman graphique. Ce que montre aussi le roman, c’est la dégradation de la relation entre Bao, qui veut vivre au plus près de ses convictions, et sa mère, protectrice, avocat, trop occupée, privilégiant les trajets en voiture. Bao apparait ici comme une héroïne forte, engagée, mais tiraillée entre son désir d’indépendance, d’autonomie et la nécessité d’avoir recours aux autres pour faire avancer une cause. Mais c’est grâce à l’appui de tous, à la mobilisation des élèves, à l’écho apporté par l’usage des réseaux sociaux, que la forêt sera sauvée.

Voilà un roman graphique très actuel et qui s’adresse directement, au travers d’une fiction, à des jeunes qui, comme l’héroïne, partagent cette éco-anxiété. Il se termine par quelques pages documentaires engagées qui expliquent à des mineurs comment faire entendre leur voix avant d’avoir l’âge de voter, quelles actions on peut entreprendre, comment il est possible de s’engager très concrètement aujourd’hui pour faire comprendre aux élus que l’écologie est un réel sujet et que leurs décisions ne prennent pas toujours en compte l’avenir de notre planète. En d’autres termes, la fiction devient un guide d’action. Bien utile et bien documenté.

Elisabeth sous les toits

Elisabeth sous les toits
Vincent Cuvellier et Guillaume Bianco (illustrations)
Little Urban 2023

La Môme Crevette

Par Michel Driol

Deux ans après la der des ders, Elisabeth, une jeune orpheline bretonne, munie d’une photographie de ses parents, se rend à Paris pour les retrouver. Avec l’aide de trois clochards, Pascal, Jérôme et le Fendu, elle parvient rue Marbeuf, retrouve la chambre où vivaient ses parents… Mais l’immeuble est envahi de Schmolls, petits êtres maléfiques, il héberge aussi un petit fantôme… Quant à la quête des parents, elle passera par de bien nombreuses péripéties tout à fait rocambolesques, et permettra de croiser nombre de personnages hauts en couleurs !

Ce roman est d’abord un beau livre, à l’ancienne, avec une couverture bien épaisse et dorée, une typographie aérée, et de nombreuses illustrations en noir et blanc qui montrent le pittoresque du Paris des années 20, et le petit personnage plein de vie qu’est l’héroïne au long nez et aux cheveux frisés, aisément reconnaissable. C’est ensuite un roman qui reprend les codes et les stéréotypes de la littérature populaire (au bon sens du mot) autour de personnages typiques : domestiques, apaches, Russe blanc chauffeur de taxi, gardien de prison, mauvais garçon couvert de tatouages, sans oublier quelques célébrités qu’on croise, parfois de façon anachronique (ce que souligne l’auteur !) : Cendras, Picasso.  Parmi ces codes narratifs, bien sûr, on retrouve la thématique de l’orpheline en quête de sa famille. Une héroïne bien décidée, courageuse, débrouillarde. Bref, elle n’a pas froid aux yeux, Elisabeth, malgré sa petite taille et on la suit dans son exploration du Paris des années 20, où chacun se souvient encore des horreurs de la guerre, dont il porte parfois les stigmates sur son corps. Ce réalisme des lieux (les Halles, la rue de Lappe), des situations (la vie dans un immeuble haussmannien), des personnages se mêle à une attraction forte pour le fantastique. Le fantastique du passage, et Elisabeth doit franchir un trou (de nature bien indéterminée) pour regagner sa chambre, le fantastique des êtres surnaturels comme les Schmolls qui vivent du chagrin des autres, ou l’enfant fantôme, que seule Elisabeth semble voir. Ces éléments fantastiques, à la fois discrets et omniprésents, apportent une note de fantaisie pure dans le récit. Les péripéties qui s’enchainent font de ce récit une véritable course contre la montre (dont on ne révélera pas ici la raison), au rythme de la java et du charleston, mais aussi d’une chanson de Damia Les Goélands. C’est envolé, bien dans la veine des Mystères de Paris, peuplé de personnages sympathiques sous leurs dehors parfois rudes.

Les illustrations sont souvent très complémentaires du texte, comme lorsqu’il s’agit de faire le plan de l’immeuble ou de le montrer en coupe. On apprécie tout particulièrement les scènes de groupes (rue de Lappe, aux Halles) ou la façon de croquer certains personnages à la limite de la caricature. Un peu d’humour supplémentaire dans ce roman qui n’en manque pas !

Un zeste de fantastique, un soupçon de mystère, une bonne dose d’amitié, et de l’aventure qsp, voilà quelques ingrédients qui font de roman un véritable page turner pour les jeunes lecteurs, qui, de surcroit, s’identifieront aux qualités de son héroïne !

Un éléphant dans un chapeau

Un éléphant dans un chapeau
Véronique Foz – Illustration Barroux
Møtus 2023

Papaoutai

Par Michel Driol

Pierrot rêve de devenir magicien dans un cirque. En se concentrant très fort, il parvient à faire apparaitre un coquillage, une souris dans la salle de classe. Quand il était petit son papa lui montrait des tours de magie jusqu’au jour où il a disparu. Dès lors, Pierrot n’a plus qu’une obsession : le faire réapparaitre. Mais la vraie magie existe-telle ou tout n’est-il que truc ? Sa sœur refuse de croire à ses pouvoirs, même quand il fait apparaitre un chat, un perroquet. Mais quand il fait apparaitre un éléphant dans la rue, c’est une autre histoire…

Drôle de titre qui cache une histoire pleine de délicatesse et de tendresse, racontée par un enfant à la fois naïf dans sa découverte du monde, et déterminé. Parler des pères absents, des familles monoparentales, avec autant de gravité que de légèreté, tel est le paradoxe de cet album qui révèle progressivement l’idée fixe de Pierrot, montre ses efforts désespérés de faire réapparaitre celui qui lui manque tant. Attachant, Pierrot l’est dans sa souffrance non dite, dans sa difficulté à être pris au sérieux dans sa famille, par sa sœur rationaliste, lui qui vit dans un imaginaire dont l’album dit les pouvoirs et la magie. L’une des grandes qualités du texte est d’être écrit, dans ses premières pages, au plus que parfait, temps rarement utilisé dans les albums jeunesse, ce qui introduit une distance entre le présent de la narration et un passé achevé. Puis on trouve de nombreux imparfaits, marquant l’habitude de Pierrot ou la durée du temps qui passe. Cet usage particulièrement riche et complexe des temps contribue à donner de l’épaisseur au personnage, à le construire justement dans le temps et pas seulement dans un présent qui finit par advenir, mais au bout d’un long processus, d’essais et d’erreurs, bref, d’un apprentissage. C’est cette question du temps que l’on trouve encore dans les propos finaux inachevés de la sœur « La prochaine fois… », dévoilant ainsi que les deux enfants partagent le même désir implicite, inavoué.  Ce texte fort est illustré avec brio par Barroux. Des dessins à l’encre noire, légèrement rehaussés de deux couleurs. D’une part des jaunes ou des ocres pour les décors, ou les autres personnages. D’autre part une utilisation bien particulière du rouge, rouge du cœur de Pierrot, rouge du mouchoir magique, rouge de l’avion ou du perroquet qui apparaissent, rouge aussi du pull du père. Ce rouge constitue comme un fil graphique reliant ces éléments propres à l’imaginaire de l’enfant. C’est par une autre technique que les derniers exploits de l’enfant sont montrés : à partir de collages utilisant des plans d’architecture (où l’on peut lire façade, pignon…), comme pour dire qu’après l’ébauche des plans viendra la réalisation, le grand œuvre, la réapparition possible du père…

Tout cela est-il réel ? Est-il le fruit de coïncidences ? Faut-il croire aux pouvoirs de la magie ou à ceux de l’imaginaire ? Voilà un bel album qui agite ces questions pour parler, avec tact et sensibilité, du désir profond d’un enfant de revoir son père.

Mon papa qui ne sait pas dire je t’aime

Mon papa qui ne sait pas dire je t’aime
Vincent Guigne – Luciano Lozano (illustrations)
Saltimbanque 2023

Parlez-moi d’amour…

Par Michel Driol

Lorsque Simon, le narrateur, passe la journée de dimanche chez son copain Marius, il est étonné d’entendre le père de ce dernier leur souhaiter bonne nuit en lui disant « Je t’aime ». Chaque jour de la semaine, Simon tente de se comporter du mieux possible pour entendre ce « je t’aime » dans la bouche de son père. En vain. Au point de faire des bêtises le jeudi. En vain. De lambiner sur le chemin du retour de l’école le vendredi. Toujours en vain. Et le samedi, quand c’est au tour de Marius de venir à la maison, que le père joue avec eux et fait des crêpes, Marius conclut en disant à Simon quelle chance il a d’avoir un papa qui l’aime comme ça…

L’expression des sentiments passe-t-elle forcément par le langage ou bien y a-t-il d’autres façons de les montrer ? A l’attente, non verbalisée, de Simon, le père répond par une gamme d’attitudes variées, qui vont du contentement, du sourire, des bras tendus, des caresses à la lecture d’un livre le soir, à la préparation d’un parcours de cross ou à la confection de crêpes acrobatiques. Les preuves d’amour sont parfois silencieuses, voilà ce que montre cet album qui repose sur une relation particulière entre un père et son fils. Où est la mère ? Il n’en est jamais fait mention, ni dans le texte, ni dans l’illustration. L’album oppose deux types de familles : celle de Marius, où l’on dit je t’aime, mais où on laisse les enfants jouer seuls dans le désordre de la chambre d’enfants. Celle de Simon, où tout est rangé, cadré, et où le père est bien présent, attentif, soucieux du bienêtre de son fils. On apprécie que les auteurs déplacent quelque peu les problématiques usuellement abordées par l’édition jeunesse en s’inscrivant dans le cadre une famille monoparentale sereine avec un père et son fils, en évoquant la question des sentiments avec des personnages masculins et non féminins. Le personnage de Simon, toujours représenté avec son nounours doudou, est touchant dans sa détresse par ses mots, ses comparaisons, ses décisions qui le montrent prêt à tout pour entendre cette formule magique… Prêt à tout, sauf à une chose, dire de lui-même qu’il aime… Car nous ne parlons qu’avec les mots que nous avons reçus. Cette histoire, pleine de tendresse, est illustrée de façon douce et expressive. Des couleurs sans agressivité, des détails précis à chaque page, ou signalant les éléments importants du texte, et la représentation d’un enfant passant par toute une gamme de sentiments et d’un père toujours souriant.

On parle beaucoup aujourd’hui de compétences psychosociales. L’une d’elles est sans doute de pouvoir décoder les sentiments au travers des actes et des attitudes, autant qu’à mettre des mots sur les premiers. Voilà un album qui contribue, avec bonheur, à développer ces compétences, à inviter chaque lecteur à réfléchir aux actes, les siens comme ceux des autres, pour en trouver la signification.

Frontières

Frontières
Anthologie établie par Thierry Renard et Bruno Doucey
Editions Bruno Doucey 2023

Tenter de réunir ce qui est divisé

Par Michel Driol

C’est à l’occasion du Printemps des Poètes 2023, dont le thème était Frontières, que Thierry Renard et Bruno Doucey ont proposé cette anthologie qui rassemble 112 autrices et auteurs, à parité. Des poètes contemporains, dans leur immense majorité vivants, poètes originaires d’Europe, d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie. Si l’on croise certains noms connus dans la domaine de la chanson (l’anthologie s’ouvre sur un texte de Bernard Lavilliers et se clôt par un autre de Sapho), si l’on y rencontre des poètes connus et reconnus (impossible de tous les citer tous, de Yannis Ritsos à Neruda), elle fait aussi la part belle à de jeunes autrices et auteurs. Saluons déjà cette belle volonté de donner à entendre des voix aussi diverses dont les formes d’expression sont aussi très variées, à l’image de la poésie contemporaine. Pour l’essentiel des vers libres, jouant tantôt sur la brièveté de la forme, tantôt sur l’ampleur de la ligne, mais aussi quelques poèmes en prose, comme si ici la poésie échappait aux frontières établies par la versification traditionnelle.

Dans sa préface, Bruno Doucey met l’accent sur le double sens du mot frontière. D’abord le sens politico-géographique. La ligne qui sépare deux pays, ligne qui est souvent une zone de tension, de conflits. Mais aussi ligne plus symbolique, qui sépare les vivants et les morts, le réel et l’imaginaire, soi et les autres, soi et soi aussi. On mesure ainsi la richesse de l’approche de cette notion au travers de 13 parties. On donnera ici le titre de quelques-unes : Conquistadors, passeurs, maquisards et résistants // Vers demain // Il y avait un jardin qu’on appelait la Terre.

Cet atlas poétique est aussi un atlas géo-politique engagé du côté des droits de l’Homme, aux côtés de ceux qui souffrent dans des conflits nouveaux, ou de blessures jamais refermées.  Ukraine, Corée, Palestine, Afrique : quatre parties de cette anthologie avec des textes souvent déchirants pour dire un monde violent, déchiré. Les frontières, ce sont aussi ceux qui les passent, exilés, migrants, sans-papiers dont les vies et les souffrances sont évoquées à travers des situations bien concrètes, comme l’auberge du dernier bourg avant la frontière pour Giorgio Caproni. Chaque texte manifeste la qualité d’un regard unique sur le monde qui nous entoure, comme dans Pauvres, de Fabienne Swiatly, regard sur ceux que la société cache et qui se cachent sous des tentes cartons ou des palettes.

Frontières, frontières entre les mots aussi avec la section Vers Babel qui interroge de différents points de vue la langue, ou les langues dans leur multitude, langue des banlieues, langue poétique, et la nécessité d’y faire entendre une voix pour laisser une trace au-delà des différences, tout en gardant la saveur de chaque phonème, comme dans ce beau texte de Lubov Yakymtchouk sur le son « r » confronté au « kh » ukrainien…

Cette anthologie extrêmement riche prouve une fois de plus la nécessité de la poésie pour faire comprendre et sentir notre monde, ceux qui y vivent, ceux qui y souffrent, dans leur diversité, dans leur soif d’une vie meilleure. Si le public cible est surtout un public adulte, de nombreux textes sont bien accessibles aux enfants à qui ils feront entendre un autre usage de la langue, des mots, pour mieux appréhender la vie.

Le Temps est rond

Le Temps est rond
Victoria Kaario – Juliette Binet (illustration)
Rouergue 2023

Six jours sans maman

Par Michel Driol

Mona dort dans son lit. Sa maman est partie de l’autre côté de l’océan pour son travail. Sa grand-mère la garde. Qu’est-ce que 6 jours ?

Cette nouvelle collection au Rouergue entend aborder des concepts avec les tout-petits : le temps (ici), l’amour, la joie, en associant un récit avec des illustrations très graphiques. Le temps est rond… alors que, spontanément, on l’associerait plutôt à une ligne, un axe. C’est bien la belle trouvaille des deux autrices d’utiliser le cercle, figure protectrice, pour illustrer certains aspects du temps et rendre perceptibles quelques attributs de ce concept, difficile à concevoir, sans doute vécu bien différemment par les enfants que par les adultes. Comment mesurer le temps, aborder les notions de succession et de simultanéité, de durée (vécue subjectivement de façon bien variable), voilà quelques unes des notions abordées par les autrices.

D’abord par un récit très proche des réalités enfantines, qui prend appui sur une semaine sans maman, une semaine qui peut paraitre longue, mais qui peut se mesurer de façon concrète en nombre de verres de lait ou de chaussettes (on échappe – et c’est heureux – au décompte en nombre de dodos !). Une journée, cela peut passer très vite si elle est bien remplie. Les jours se succèdent, l’un après l’autre. Et pendant que Mona dort, ou se réveille Maman fait autre chose (voyage, s’endort). C’est malin, sensible, et intelligent. Ce récit d’accompagnement par la grand-mère et le père de la fillette est magnifiquement illustré par des ronds.

De ronds qu’on peut compter (six, comme six jours, ce qui est peu à côté des 60 jours des vacances d’été), des ronds qui peuvent se découper (un demi en haut sur fond sombre pour maman qui se couche, un demi en bas pour Mona qui se lève, sur fond plus clair), des ronds qui peuvent se déformer pour montrer l’accélération du temps, se succéder en changeant de couleur (du sombre de la nuit au clair du jour), s’allonger pour prendre les couleurs de l’arc en ciel, à l’image d’une journée pleine d’activités, ou devenir concentriques, un grand et un petit, à l’image d’un câlin. C’est beau, évocateur, et plein de poésie graphique.

Un album réussi, qui renouvelle, par la poésie, le graphisme et le récit, l’approche sensorielle des grands concepts fondamentaux à destination des jeunes enfants. Ajoutons que l’album est cartonné, ce qui devrait permettre aux tout-petits à qui il s’adresse de le feuilleter seuls.

 

 

Le Chemin de Sophie

Le Chemin de Sophie
Sophie Geoffrion – Sandra Desmazières
L’Initiale 2023

Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent.

Par Michel Driol

Nuit d’été. Sophie allongée sur l’herbe, contemple les étoiles. Mais quand arrive l’orage, impossible de retrouver le chemin de la maison. Elle trouve refuge dans une grotte,  où habite une chouette. Sur le chemin du retour, une troupe de comédiens ne la voit pas. Elle rêve et, au réveil, retrouve le chemin de la maison.

A la lecture du résumé, on aura compris que dans cet album, tout est symbole, du nom de l’héroïne à la caverne, en passant par la chouette, compagne d’Athena. Prenant la forme d’un récit initiatique, l’album conduit son personnage – et le lecteur – vers une démarche philosophique. Ce n’est pas pour rien que chaque page se termine par une question comme : Que puis-je comprendre ? Est-ce que j’existe ? C’est beau, mais est-ce vrai ? A ces questions classiques de la philosophie d’inspiration platonicienne, l’album ne donne pas de réponse, mais conduit le jeune lecteur sur un chemin où chaque question en entraine une autre. L’album fait la part belle à l’imagination, aux émotions et aux sens.  Sophie s’émerveille, s’étonne, est déçue, apeurée, rassurée, éblouie. Le texte, parfois de façon très poétique, souligne tout cela, comme pour dire que la philosophie n’est pas une sèche rationalité, mais une façon de s’interroger à partir de tout notre vécu. Les illustrations, qui passent de la nuit au jour, du sombre au clair, de l’obscurité à la lumière, miment la démarche philosophique.

Ce chemin vers la connaissance suppose de comprendre soi-même et le monde. Ce n’est pas pour rien que le « Connais-toi toi-même » est gravé dans la grotte, au cœur de l’album. Il suppose de se questionner pour aller au-delà des évidences, de voir le complexe dans ce qui apparait simple, de se méfier des illusions sensorielles. Ce Chemin de Sophie constitue une belle initiation à une attitude philosophique décrite ici au travers d’une fiction, de termes, et de questions facilement accessibles aux enfants.

Beaucoup aujourd’hui tentent d’initier les enfants à la philosophie, empruntant pour cela différents chemins. Saluons l’originalité de cet album qui, par une sorte d’allégorie poétique, conduit le lecteur sur la voie de la vie, de la connaissance, de la sagesse. Et comme toujours, aux Editions L’initiale, une fiche (disponible sur leur site) propose un questionnement pour aller plus loin, ou faire naitre un débat.

Sac à poux

Sac à poux
Nicole Amram – Marion Piffaretti
Gallimard Jeunesse 2023

Poèmes pour  rire un peu, beaucoup !

Par Michel Driol

Voilà des poèmes qui évoquent Ali Baba, les poissons d’avril, un mariage d’hippopotames, une promenade dans Paris, une maman tortue ou un papa pélican. Pour l’essentiel donc un bestiaire fantaisiste, aux animaux de toute taille (des poux et autres moustiques aux baleines) et de toutes espèces (poissons, insectes, mammifères…). Tout juste y croise-t-on Ali Baba et quelques enfants.

La forme est proche de la comptine : rimes ou assonances en fin de vers, respect d’une certaine métrique (des vers courts). Proche de la comptine aussi par le vocabulaire employé, volontiers familier, et la légèreté du ton employé. Rien de sérieux, la finalité assumée (dès le sous-titre) de ce recueil étant de faire rire. Pour cela on joue sur les situations (ce grand père éléphant qui veut faire de l’hélicoptère), les sonorités (les moustiques tic tic deviennent vite des moustoques toc toc), les mots (des associations parfois attendues : rigoler comme des baleines – parfois plus subtiles : les poissons, sciés…), l’intertextualité (on retrouve la cigale et la fourmi, Am stram gram), ou encore les onomatopées (pou pou pidou, slurp). L’ensemble est distrayant, bien illustré par Marion Pifarelli qui propose un univers coloré, joyeux, plein de détails souvent cocasses, dans lequel les objets s’animent et les animaux s’humanisent.

Si ce recueil propose une certaine approche de la poésie qui la fait descendre de son piédestal, s’il montre qu’elle peut être légère, drôle, qu’elle parle du mot et joue avec les mots, il en propose peut-être une vision un peu trop gratuite. Entendons par là une vision dans laquelle la gravité est exclue, le monde (tant le monde réel que celui des mots) n’est qu’un terrain de jeu plein de fantaisie. Pourtant un texte nous parait échapper à cette vision. D’abord parce qu’au lieu de s’inscrire dans le présent (ou le passé du récit, il est écrit au futur. On en citera ici le début :

Où iront-elle, les hirondelles
avec leur habit du dimanche ?
Où iront-elles, les hirondelles,
plumage sombre et chemise blanche ?

Tout en prenant la forme d’une légère ritournelle, le texte est peut-être le seul du recueil à poser une question, à parler du futur, du temps à venir à des enfants justement en train de grandir qu’il invite ici à rêver…

Un recueil de poèmes qui offre une image peut-être un peu trop restreinte de la poésie, mais qui sera sans doute une porte d’entrée vers ce genre à travers des formes simples et accessibles à tous.

Ribambelle

Ribambelle
Mathilde Brosset
Versant sud 2023

Sur les tréteaux l’arlequin blême…

Par Michel Driol

Aujourd’hui, c’est Carnaval. Mais Nils, tout de blanc vêtu, n’a pas de costume et pleure dans son coin. Alors tous ses amis lui donnent qui des plumes d’oiseau, qui des bouts de tissus de couleurs différentes. Et voilà Nils revêtu de tous ces morceaux dans un magnifique manteau d’Arlequin.

Arlequin, on le sait, est un des personnages de la commedia dell’arte, au costume aisément reconnaissable, qui représente les différentes facettes du personnage ainsi que sa pauvreté. Page après page, on retrouve différents enfants costumés, les uns dans des personnages de commedia dell’arte, Pierrot et Colombine, les autres en animaux (oiseau, dragon, lapin…). Ce joyeux défilé carnavalesque de personnages déguisés sur fond noir évoque différentes cultures. Le texte, souvent rimé, prend des aspects de ritournelle, avec deux « refrains » qui se répètent en alternant et qui rythment ainsi les différentes pages. Joie du déguisement, joie du partage, plaisir de retrouver du même et du différent à chaque page, tout ceci pour constituer le personnage d’Arlequin, comme un personnage dans lequel tous peuvent se retrouver, synthèse de toutes et tous. Ce défilé de personnages est illustré par des collages – ce qui évoque le patchwork de tissus du manteau d’Arlequin, tandis que sur la page de gauche, en plus du texte, se regroupent petit à petit les morceaux découpés. Répétition, accumulation : on retrouve là les techniques fondamentales des albums en randonnée, randonnée très graphique cette fois.

Un texte simple, une joyeuse ribambelle d’enfants aux prénoms de toutes les origines, tous déguisés, tous prêts à aider celui qui n’a rien, dans la gaité et la bonne humeur, pour faire la fête tous ensemble !