Il y a

Il y a
Nicolas Pechmezac – Jennifer Yerkes
A2mimo 2023

Retour au bord de mer

Par Michel Driol

Tout commence par une journée au bord de la mer pour une famille, dont le narrateur (aux cheveux bleus) et son frère (aux cheveux jaunes). Jeux sur le sable, jeux imaginaires avec les sirènes et les poissons volants. Puis on revient, avec des coquillages qu’on garde et des photos. Quelques années plus tard, le frère ainé revient, accompagné d’un autre enfant, une guitare en bandoulière.

C’est un album qui laisse au lecteur de belles possibilités de rêve et d’interprétation. D’abord à cause de son texte, qui s’ouvre sur une phrase énigmatique, j’habite avec des mots dessinés sur le sable. Des mots comme il y a. Puis commence la première phrase, il y a des marins à terre, complétée par 3 propositions relatives qui ouvrent à l’imaginaire : qui ont vu des femmes poissons, des poissons volants, des oiseaux de mer. Le texte disparait alors pour laisser la place aux illustrations, jusqu’au retour du frère ainé, accompagné d’un autre enfant aux cheveux bleus. Revient le texte, avec un autre il y a, il y a des chansons, il y a des chansons à voir. Texte très court, donc, mais largement ouvert à l’interprétation. « Il y a »… la locution constitue comme un degré zéro de la langue, puisqu’elle se contente d’énumérer le réel. Bien sûr, des lecteurs adultes se souviendront peut-être de Rimbaud ou d’Apollinaire et de la dimension poétique qu’elle comporte. Ce dont il est question ici à travers le texte, c’est moins du monde réel de la plage que du monde des mots et de l’imaginaire. Ces marins à terre ne sont que des enfants, et leurs visions sont bien imaginaires. Ce qui viendra à la fin de l’album, c’est l’évocation d’une autre œuvre artistique, faite pour partie de mots, une chanson. Il faut donner tout son sens à la première phrase, j’habite le langage, les mots, autant que le monde sans doute, mais ces mots, dessinés sur le sable, sont destinés à être effacés. C’est toute la question du souvenir qui se pose alors, matérialisé au milieu de l’album par les photos et les coquillages conservés, comme preuve en quelque sorte tangible que cela a eu lieu. La seconde partie, quelques années plus tard, entrecroise les figures de la permanence et du changement. Permanence des paysages, où seules les plantes ont poussé, permanence du personnage aux cheveux bleus, mais changement du deuxième personnage. Petit frère du début qui aurait changé sa couleur de cheveux ? Ou enfant du frère ainé venu contempler la mer avec son père ? L’album ne donne pas la clef, laissant chacun libre d’interpréter comme il l’entend ce retour vers cette plage, vers cette mer, devenue peut-être chanson à voir.

Les illustrations de Jennifer Yerkes proposent des doubles pages aux couleurs pastel, avec un découpage de plans très cinématographique pour faire suivre au lecteur la progression des personnages. Elles assument parfaitement la fonction narrative qui leur est attribuée dans la plus grande partie de l’album.

Enigmatique, poétique, plein de douceur,  cet album illustre un rapport particulier aux souvenirs,  aux vacances. Il parle, comme en filigrane, de la magie de la mer, de son imaginaire, mais aussi de transmission familiale.

Chacun son tour !

Chacun son tour !
Marianne Dubuc
Saltimbanque 2023

Prendre son envol

Par Michel Driol

Quatre amis, Souris, Ours, Tortue et Lapin découvrent un œuf et décident de le garder chez eux, chacun son tour. L’œuf, choyé par tous, éclot et donne naissance à Petit Oiseau qui sera bien accueilli par les quatre amis. Mais, un jour, il disparait, se construit une maison, y invite les quatre amis, et leur pose la question de son nom…

Cet album prend la forme d’une bande dessinée, soit avec quatre vignettes par page, soit en pleine page. On retrouve tous les codes de la bande dessinée adaptés ici aux plus jeunes lecteurs, ainsi qu’un découpage en chapitres correspondant à l’espace et au temps qui passe. Le vocabulaire simple, le graphisme particulièrement clair en font un album de bande dessinée particulièrement lisible.

L’album, avec tendresse et douceur, parle d’amitié, d’accueil, de naissance, d’éducation et d’autonomie. Amitié et bienveillance qui sont les caractéristiques essentielles des quatre amis, unis malgré leurs différences montrées de façon très visuelle dans l’intérieur de leurs maisons, qui correspondent à leurs passe-temps ou à leurs gouts. Pas de dispute lorsqu’ils découvrent l’œuf et décident de le garder, chacun son tour, sans bien savoir à quoi ils s’engagent… Cet œuf a quelques propriétés remarquables : il parle, dit ses besoins (de chaleur) tout comme l’oiseau dira les siens, dictant ainsi leur comportement à ses « parents » adoptifs. Ces derniers se mettent en quatre pour lui : Souris coupe un bout de sa couverture, Lièvre lui ouvre grandes ses réserves. Une fois les premiers besoins (de nourriture) satisfaits, Petit Oiseau a besoin de s’ouvrir au monde de l’imaginaire et des histoires. Et c’est enfin la prise d’autonomie : il n’a plus besoin des quatre amis, devient indépendant. Beau chapitre très touchant dans lequel s’opposent ce désir d’indépendance et les réticences des « parents », qui le trouvent trop petit. L’invitation, et les illustrations de l’intérieur de la maison de Petit Oiseau qui montrent aux murs les portraits des quatre amis, sont comme une belle façon de montrer ce lien filial qui existe entre eux.  Cela pourrait s’arrêter là, mais Petit Oiseau pose la question de son nom et de celui des quatre amis. Ils se nomment par leur espèce. – Pourquoi t’appelles-tu tortue ? – Parce que je suis une tortue… C’est toute la question de l’identité qu’il pose alors, conduisant ses ainés à réfléchir sur eux-mêmes. Belle façon aussi de montrer que chacun a quelque chose à apprendre de l’autre, et que les plus jeunes peuvent aussi faire bouger les choses.

Un album dont les personnages sont représentés de façon anthropomorphe, avec un Petit Oiseau craquant à souhait, tout en duvet jaune. Les intérieurs des maisons sont remplis d’une multitude de détails (photos, bibelots, œuvres d’art…) qui invitent le lecteur à s’attarder sur chaque case… Légèreté du texte, légèreté de l’illustration aux couleurs pastel, tout est là pour contribuer à la réussite de cet album qui évoque, avec sensibilité et d’amour, toute une période de la vie qui va de la gestation d’un enfant à son besoin d’affirmer son indépendance. Tout cela de façon oblique, avec quelques animaux bien sympathiques et empathiques, et sans grandes phrases… Car chacun son tour, c’est évidemment la question de la succession des générations que pose cet album.

Awa, l’écho du désert

Awa, l’écho du désert
Céline Verdier, Nicolas Lacombe
Cipango, 2023

La petite fille, le vent et la voix

Par Anne-Marie Mercier

Née muette dans une tribu africaine nomade, Awa est exclue du groupe : les muets porteraient malheur. Un vieil homme qui vit à l’écart s’occupe d’elle et lui raconte les légendes de leur peuple, notamment celle d’un cheval fantôme, hanté par la vengeance, dont le passage apporte la tempête. Lorsque la tempête s’approche du village, Awa tente de donner l’alarme avec la seule voix qu’elle possède, celle de son tambour. En vain.
Mais elle affronte le cheval et parvient à l’arrêter en imitant sur son tambour, comme elle l’a appris du vieil homme, les bruits de la nature. Ce langage premier qu’ils partagent les unit. Awa partira sur le dos du cheval et entrera dans l’oralité de la légende.
Cette belle histoire, qui traite d’exclusion, de tendresse partagée, de sensibilité aux sons et d’apprentissage, est traversée de bout en bout par le vent. Les illustrations évoquent le sable du désert avec des teintes gris-beige piquetées de quelques points de couleurs, noires ou bien ocres et une technique qui évoque celle du tampon (en fait c’est réalisé avec du ruban adhésif, étonnant !). Par la suite, les couleurs explosent, superbes, avec l’arrivée du cheval, blanc sur fond rouge, puis rouge sur fond blanc, puis le jaune et le bleu du tambour et le retour au calme avec le fond clair sablé, sur lequel se détachent les silhouettes, bleue pour l’une, rouge pour l’autre. On a l’impression d’être devant des images très anciennes, usées par le temps, ou par le vent, comme ce conte intemporel.
Le destin d’Awa, enfant rejetée qui sauve sa communauté malgré sa différence, ou plutôt grâce à elle, rejoint celui de nombreux héros de contes, anciens et modernes, frappés d’exclusion qui sauvent pourtant leur groupe (Yakouba, Flix…). Mais contrairement aux autres personnages, Awa s’en va.
C’est un album riche, beau et émouvant qui traite du handicap de manière intéressante et complexe : Awa est une belle figure sacrificielle qui rejoint de nombreux mythes, mais elle ne meurt pas : elle passe « de l’autre côté », du côté des légendes. Le fait qu’il s’agisse d’une société lointaine et d’un conte invite au pas de côté, à une lecture mythique, à un regard poétique.

 

 

 

Au 2ème étage

Au 2ème étage
JonArno Lawson – Illustrations de Qin Leng
D’eux 2023

Changer la vie…

Par Michel Driol

Une petite fille vit avec un de ses grands-parents, qui tient un magasin général dans un immeuble bien défraichi. Au second étage, il y a un appartement qu’il tente de louer. Mais, sans doute devant l’importance des travaux à effectuer, sept visiteurs renoncent. Un jeune couple se présente, et ce n’est que sur l’insistance de la petite fille que le grand-parent accepte de louer. Ce jeune couple se révèle bricoleur, rénove l’appartement, repeint la boutique dans laquelle il semble désormais travailler, et tout se termine par une fête sur le balcon.

Voilà un album qui sort de l’ordinaire à plus d’un titre. D’abord, c’est un album sans texte, et ce doit bien être le premier que l’on chronique ici à indiquer un nom d’auteur qui n’est pas aussi illustrateur : c’est dire à quel point le travail sur le scenario a dû être important, et l’on aimerait bien savoir comment auteur et illustratrice ont collaboré. Les aquarelles de Qin Leng découpent la page, à la façon d’une bande dessinée sans cadre, jouant sur la taille des vignettes, les gros plans, les plans larges, comme une façon de donner à percevoir le temps qui passe.  Avec beaucoup de délicatesse dans les détails, les couleurs, les illustrations disent à la fois la routine et les habitudes et le changement que le jeune couple apporte.

On pourrait en rester là si la dédicace « Pour les militants trans de tous les âges », signée de l’auteur, ne figurait en bonne place… Ce qui incite donc à relire, avec peut être un autre regard, l’album. Et d’abord constater le genre indifférencié du grand-parent : grand-père ? grand-mère ? Tout comme l’indifférenciation du genre du voisin (de la voisine ?), avec son éternel  pantalon rouge à pois blancs. Quant au jeune couple de locataires, si l’une a bien tous les attributs de la féminité (jupe, cheveux longs), l’autre semble bien plus androgyne par sa silhouette, sa coupe de cheveux, ses vêtements. Il – ou elle – porte de façon discrète une ceinture aux couleurs de l’arc en ciel, et, sur une image, un bonnet aux mêmes couleurs. Quelles sont les raisons des réticences du grand-parent à leur louer la boutique ? Le fait qu’ils soient un couple interracial ? Transgenre ? Homosexuel ? On apprécie la délicatesse avec laquelle cela est montré avec finesse, tout comme le rôle de la petite fille qui semble avoir senti ce que ce jeune couple pouvait apporter. La volonté de l’album est de ne pas choquer son public, mais de procéder par allusions auxquelles, selon sa culture, son degré d’information on sera ou pas sensible.

Car, au fond, cet album est un plaidoyer, en acte, pour l’acceptation de la différence et l’abolition des préjugés. Il parle de relation intergénérationnelle, de transmission (physiquement d’une boutique, mais de bien d’autres choses en fait), de rénovation et de l’énergie nécessaire pour redonner la vie à une maison abandonnée, et il montre dans le dernier plan comment cette énergie, cette volonté de transformer la vie, se communique aux autres maisons. Tout ceci sans un seul mot – à l’exception d’une enseigne sur laquelle le mot Amis est rajouté à l’historique Lowell – Magasin général. C’est dire l’importance ici des actes, des attitudes, de ce que l’on fait ensemble. Ajoutons à cela, pour terminer, une allusion à une intrigue secondaire qui réunit la petite fille et un chat abandonné qui trouvera, lui aussi, une famille.

Qu’est-ce que faire famille aujourd’hui ?  Qu’est-ce que vivre ensemble ? Comment faire revenir la joie et redonner vie ? Voilà un album qui, sans aucun texte, mais avec un scénario rigoureux, avec des illustrations précises, invite à s’interroger sur ces questions, avec optimisme, avec beaucoup de tendresse et avec un certain sens de la fête ! Un feel-good album, bien réconfortant pour défendre l’amour, l’amitié et la solidarité.

Isaure et la fête foraine

Isaure et la fête foraine
Pauline Robinson
Seuil Jeunesse 2023

Manèges hallucinatoires

 Par Michel Driol

Isaure, pour la première fois, se rend seule à la fête foraine. Mais, au stand de confiserie, la vendeuse lui parait avoir deux canines menaçantes. Serait-elle une ogresse ? Et Isaure fuit de manège en manège, et il lui semble la retrouver dans toutes les attractions. Le dernier monstre terrifiant n’est autre que le pompon qu’elle attrape. Et tout se termine autour de deux barbes à papa.

La fête foraine est bien un lieu hors norme, où le réel côtoie le fantastique. C’est ce qu’expérimente ici l’héroïne, qui se laisse emporter par son imagination galopante, nourrie par toutes les choses à voir, les bruits étonnants et les odeurs évoqués dans les premières pages.  Cet album dépeint bien l’ambivalence de ce lieu, lieu de plaisir, mais aussi lieu de terreurs possibles, avec les miroirs déformants, les trains fantômes, les chenilles géantes qui glissent sur des rails. Les mots eux-mêmes deviennent des menaces, selon la façon dont ils sont prononcés, et les caramels, berlingots et croustillons peuvent être des sujets d’inquiétude. Le texte suit au plus près cette course d’Isaure qui tente d’échapper à ses peurs, tandis que les illustrations mettent en évidence ce caractère inquiétant de la fête, en saturant les pages d’éléments imagés (gâteaux devenus wagons) ou de personnages, voire d’animaux, monstrueux et dangereux. Au fond, cette expérience de la fête foraine apparait comme un récit d’initiation, dans lequel l’héroïne va apprendre à surmonter ses peurs, à voir la réalité en face et non ce que son imagination lui montre faussement. En acceptant de retourner voir la jeune confiseuse, Isaure découvre qu’elle a changé depuis ce matin : n’est-ce pas cela, grandir ?

Inscrit dans un univers à la fois familier et inquiétant, celui de la fête foraine, magnifiquement représenté ici, l’autrice signe un album personnel et original sur les petites étapes qui font grandir en permettant de vaincre ses peurs irrationnelles.

Les petits pas perdus

Les petits pas perdus
Gérald Dumont – Xavière Broncard
L’initiale 2023

Une famille sur la route de l’exil

Par Michel Driol

La narratrice est une fillette africaine que l’on voit d’abord dans un village africain archétypal, avec ses cases. Papa a décidé qu’il fallait partir. Et toute la famille, la mère, le père, le fils cadet, joliment nommé Il-le-Petit, prend le chemin du Nord, vu comme un lointain lieu d’abondance et de sécurité. Il faut traverser les déserts, affronter les scorpions,  supporter les orages, donner tout l’argent aux passeurs pour traverser la mer sur une barque. Et c’est l’arrivée dans une ville aux trottoirs propres comme le  couloir d’un palais. Jusqu’où jour où la police les arrête et où il faut retourner d’où on est parti.

Voilà un album fort sur un sujet plein d’actualité, traité ici avec douceur et réalisme, grâce à la fois à la langue (qui touche souvent à la poésie, une poésie sans mièvrerie, mais destinée à rendre plus sensibles les drames), et aux illustrations (aux couleurs chaudes presque saturées, créant un univers rassurant où la mer est bien bleue). Le texte est pris en charge pour l’essentiel par la fillette, mais celle-ci donne souvent la parole aux autres membres de la famille, permettant ainsi d’entendre leur voix. Son écriture repose sur la répétition et l’oralité. Répétition de formules du père, reprises par la fille, en particulier toutes les variations sur « il ne rigole pas avec ça », dont celle qui clôt le livre sur un élan de fraternité malgré le drame en train de se vivre. Façon de montrer qu’il y a des choses graves dans le monde actuel. Répétition aussi de verbes à l’infinitif, imprimés en blanc, comme marquant la disparition du sujet derrière l’action qui l’occupe tout entier, verbes revenant comme des leitmotivs pour se donner du courage, verbes dont chacun serait à questionner. Marques d’oralité, à la fois dans l’importance des paroles des uns et des autres rapportées au discours direct, mais aussi dans l’adresse finale de la narratrice aux lecteurs enfants, dans laquelle elle exprime ses regrets de ne pas les avoir mieux connus, et l’espoir de les revoir, un jour meilleur… S’entremêlent habilement les trois thèmes habituellement traités par les albums sur les migrations : l’espoir d’une vie meilleure (matérialisée ici de façon très concrète par les propos des enfants, qui attendent de manger du poisson sans arêtes ou de voir les crocodiles en sacs, comme des images d’un pays de Cocagne à hauteur d’enfants), les dangers affrontés et les peurs, et enfin les souvenirs et la nostalgie du pays. Cette peur d’oublier les bruits est, de façon magistrale, ce qui ouvre et ferme l’album. Peur d’oublier les bruits d’Afrique, peur d’oublier aussi ce qu’on a perçu du monde du Nord. Car, au fond, c’est bien d’identité que parle cet album. Qui est cette fillette qui pleure et veut poser son sac trop lourd où elle ne porte qu’elle ? Belle réponse de la mère, qui explique que dans ce sac, il y a aussi tout ce qu’elle a laissé. C’est ainsi que, de façon métaphorique, est abordée la question de ce qui nous construit, de ce qui nous relie aux autres.

Que lire derrière l’ambiguïté du titre, qui est aussi à questionner ? Comment interpréter le « pas » ? Comme la marque de la négation : les petits ne se sont pas perdus, malgré ce voyage vain puisqu’il se termine par une reconduite à la frontière ? Ou au contraire une série de petits pas perdus, une marche harassante et inutile, puisque tout se termine par le retour au pays ? Quoi qu’il en soit, cette odyssée, pleine de dignité, de courage, d’amour, illustre la courage des migrants sans aucun misérabilisme. La fin, en clair-obscur, souligne à la fois le caractère abrupt de l’interpellation policière et l’espoir de la fillette d’un monde plus fraternel, puisque, dit-elle aux lecteurs, vous êtes des enfants… formidables. Cette note d’espoir, cette confiance dans les générations futures, dans un monde plus fraternel, est ce que nous retiendrons de cet album qui, comme toujours chez l’éditeur, est accompagné d’une fiche permettant une discussion à portée philosophique sur son site, dont nous retiendrons deux entrées, pour en montrer le sérieux et la qualité : Peut-on aimer le monde si le monde n’est pas doux ? ou encore Y a-t-il des sujets dont il ne faut pas rigoler ? Et pourquoi ?

Un album plein d’empathie qui incite à reprendre le poème de Boris Vian en hommage à tous les enfants victimes des guerres pour l’adresser à tous les enfants sur les routes de l’exil :
A tous les enfants qui sont partis le sac à dos
Par un brumeux matin d’avril
Je voudrais faire un monument
Un album engagé et salutaire aujourd’hui !

La Flaque d’eau bleue

La Flaque d’eau bleue
Guillaume Chauchat, Manuel Zenner
La Partie, 2023

Le doudou du robinet

Par Anne-Marie Mercier

Tout surprend dans cet album : son format, haut et étroit, son graphisme, fait de cadrages orignaux, d’aplats bleus, blancs ou noirs, son beau bleu, ses grands traits noirs épais et son histoire.
Le doudou de l’enfant est tombé dans une flaque et y a disparu.
L’enfant, perplexe devant cette flaque sans fond, n’ose pas en parler mais tente d’agir. Ses préparatifs nocturnes pour une enquête sur place échouent heureusement, ses parents s’étant réveillés et l’ayant renvoyé se coucher. Le lendemain, le mystère est résolu et reste entier cependant…
Mystère, beauté, l’ensemble est magique, comme toute l’histoire.

Les Maisons folles de  Monsieur Anatole

Les Maisons folles de  Monsieur Anatole
Emmanuelle Mardesson & Sarah Loulendo
L’Agrume 2023

Dis-moi où tu habites, je te dirai qui tu es…

Par Michel Driol

C’est un village tout entier qu’a construit Monsieur Anatole pour des habitants un peu particuliers. Une maison cristal pour Pietro, un perroquet coiffeur. Une maison animale pour une gerbille et son fils. Une maison abeille pour Boris, l’ours brun boulanger-pâtissier. On visite ainsi 11 maisons, toutes plus étonnantes et originales les unes que les autres, avant de retrouver tous les heureux habitants qui organisent une fête pour le génial architecte !

Le dispositif se répète de page en page : à gauche, une illustration montrant la maison de l’extérieur, et un court texte – qu’on croirait presque sorti d’un magazine de décoration ou d’architecture – présentant les habitants, leurs souhaits, et les solutions apportées par l’architecte. Page de droite, la maison vue en coupe, avec les différentes pièces et les activités de ses occupants.

Les maisons ne manquent ni de charme, ni de trouvailles : dans l’une on trouve un cinéma, dans l’autre un tapis roulant qui se transforme en toboggan, dans une autre enfin une piste pour les rois de la glisse : autant d’équipements que nombre d’enfants aimeraient avoir chez eux ! Ces maisons sont largement ouvertes sur l’extérieur pour les unes, plus secrètes pour les autres, en fonction des caractéristiques des habitants. Les unes sont sur terre, les autres dans l’eau. Certaines sont sensibles à la problématique des énergies renouvelables, mais ce n’est pas la préoccupation première de Monsieur Anatole qui souhaite accorder le plus possible sa proposition architecturale avec les caractéristiques de ses clients… Et Dieu sait si elles sont nombreuses : cuisiner, jouer de la musique, se reposer, faire de la poterie… Aussi nombreuses et variées que le sont les différents animaux, anthropomorphisés, qui les habitent. Avec une caractéristique commune : ils ont tous perdu leur sauvagerie, du loup au lion, et sont devenus des êtres civilisés, souriants, pacifiques. Loin de l’architecture trop standardisée des lotissements périurbains, les créations de Monsieur Anatole libèrent l’imaginaire. Elles montrent que chacun peut façonner la maison qui lui correspond, qu’il n’est pas de limites à l’imagination, et que chacun peut meubler, décorer sa maison (ou, plus modestement sa chambre !) comme il le veut.

Les illustrations, traitées en ligne claire, montrent des maisons pleinement intégrées à la nature. Elles sont particulièrement fouillées, et l’on se plait à chercher, repérer les nombreux objets et personnages représentés avec beaucoup de minutie.

Les architectures fantasques et fantastiques de Monsieur Anatole sont bien là pour faire rêver tant à la possibilité d’habiter autrement que de vivre ensemble, heureux dans le respect des différences, à l’image de la maison conçue pour les chats, soucieux de garder leur indépendance, mais voulant profiter du soleil.

Les Aventures d’Alphonse Lapin

Les Aventures d’Alphonse Lapin
Jean-Claude Alphen
D’eux 2023

Un Tour du monde en 124 pages

Par Michel Driol

Cet album sans texte nous propose de suivre Alphonse Lapin dans ses aventures autour du monde. Tout commence à Paris, puis il part en montgolfière à Londres, en Hollande, à Moscou. Accident de montgolfière : le voici à l’hôpital, et c’est en petit avion qu’il décolle pour le Japon. Lorsque son avion est frappé par la foudre, il saute en parachute au-dessus de Sydney. Il en repart en voilier, navigue en Inde, devient alpiniste au Bhoutan, médite pendant un an sous un arbre, et repart, en avion de ligne cette fois, pour l’Egypte, la Grèce, l’Italie. En paquebot, il arrive au Brésil, en Amazonie. Avion de ligne à nouveau pour visiter New York, et retour en train chez lui, dans un Québec enneigé. Sur son fauteuil est ouvert le Voyage au centre de la terre

Les illustrations de Jean Claude Alphen nous conduisent dans un monde à la fois fantaisiste et réaliste. Fantaisiste par ses habitants, des animaux et non des hommes, lapins, bien sûr, mais, au fil des pages, on croisera bien d’autres espèces. Dans cet univers, on ne s’étonnera pas de voir dans un musée New Yorkais des carottes traitées à la Andy Warhol, ou le Christ du Corcovado avec de grandes oreilles… Fantaisie aussi dans les premiers moyens de transport aériens utilisés. Mais réalisme dans les emblèmes principaux des villes visitées, qui permettront à tout le moins au lecteur adulte de les identifier. On retrouve ainsi régulièrement des monuments (la Tour Eiffel, le Taj Mahal…), de la nourriture (fish and chips, donuts…), des éléments culturels (Tournesols de Van Gogh exposés en Hollande, momies en Egypte, ou  Lac des Cygnes sur la scène du Bolchoï). Alphonse Lapin se montre touriste parfait, curieux de tout, utilisant les moyens de transport locaux (carte du métro de Londres, tuk-tuk en Asie). Si les sports extrêmes ne lui font pas peur, il sait aussi passer un an dans un monastère bouddhiste à méditer. Lointain héritier des héros de Jules Verne, il ne se départit jamais de son élégance vestimentaire (pull rouge et pantalon bleu). Les illustrations, traitées à l’aquarelle et à l’encre de Chine, constituent un bel beau carnet de voyage, qu’il s’agisse de paysages urbains en double page ou de croquis liés au péripéties du voyage. Cela permet de jouer avec le rythme de lecture. Quant au retour à la maison il s’accompagne d’une certaine dépression. C’est l’hiver, les rues sont désertes, l’aventure est terminée… à moins que le livre de Jules Verne qui traine sur le fauteuil ne sonne comme l’annonce d’une nouvelle expédition !

Un tour du monde plein de couleurs, des péripéties nombreuses et variées, un bel album signé d’un auteur qui révèle une fois de plus son inventivité dans la façon de raconter des histoires et de conjuguer imaginaire et sens du réel comme une définition de l’enfance.

Mariedl. Une histoire gigantesque 

Mariedl. Une histoire gigantesque 
Laura Simonati
Versant Sud 2022

Gulliverte

Par Michel Driol

Basé sur une histoire vraie, celle de Maria Fassnauer, née dans le sud Tyrol en 1879, l’album raconte la vie d’une fille d’agriculteurs qui se met à grandir au point de devenir géante, de presque toucher le sommet des montagnes. Quelle place pour elle dans le village ? Lorsqu’arrive un directeur de cirque qui lui offre un pont d’or, ses parents, bien que pauvres, refusent, mais Mariedl s’enfuit et se retrouve exploitée avec d’autres êtres différents dont le public se moque. Mariedl et ses compagnons d’infortune parviennent à s’évader et Mariedl retrouve ses montagnes.

C’est un album singulier que celui-ci. D’abord par sa taille, un haut format portait, à l’image de son héroïne. Ensuite par le traitement graphique des textes, dès la page de titre. Rien n’est imprimé, normé, calibré. Tout est écrit à la main, le plus souvent en petites majuscules (à l’exception de certains g et d), avec des expressions soulignées : une graphie donc imparfaite, tout comme les illustrations. Elles sont traitées avec une certaine naïveté (au sens de peinture naïve), avec de larges aplats de couleurs et une certaine stylisation qui peut renvoyer à un art populaire, folklorique, dans la représentation des êtres et des choses. On n’est pas loin non plus de la commedia dell arte, dans la représentation de certains personnages grotesques, comme le directeur du cirque. Donc un album hors norme pour parler, à partir d’une histoire vraie, mais à hauteur d’enfant, de la différence et du rejet. A hauteur d’enfant car on suit Mariedl depuis son enfance, en épousant le plus souvent son point de vue, ses difficultés à accomplir des gestes habituels, et en montrant la façon dont elle est blessée par le regard des autres, l’exclusion, les moqueries liées à sa différence. Mais c’est aussi à l’exagération, autre dispositif narratif, qu’a recours l’album. Exagération dans la taille (qui fait de la géante un personnage quasi surnaturel), dans le nombre d’arbres à couper pour fabriquer son lit ou de moutons à tondre pour sa robe. On s’éloigne ainsi de ce que la réalité pourrait avoir de cruel pour toucher au mythe, à la légende. Pour autant, l’album n’édulcore rien de la méchanceté des hommes vis-à-vis de ce qui est différent : exclusion, curiosité malsaine, moquerie, exploitation. Il n’est que de voir cette longue théorie de spectateurs, longue file que le texte compare très explicitement à un gros serpent. Ce sont eux finalement les monstres, car l’album nous les montre, dans les gradins, dans un beau renversement, et nous laisse deviner, sans l’illustrer, la douleur des pauvres freaks exhibés par la cupidité d’un homme, montré lui  à côté d’une montagne d’or…

Un album étonnant, riche aussi bien par les thèmes qu’il développe que par les techniques destinées à les rendre sensibles. Il parvient à rendre extrêmement émouvant ce personnage de femme victime de sa grande taille, victime de n’être pas semblable aux autres, et dont la dernière page propose la vraie biographie illustrée d’une photographie en noir et blanc.