Mariedl. Une histoire gigantesque 

Mariedl. Une histoire gigantesque 
Laura Simonati
Versant Sud 2022

Gulliverte

Par Michel Driol

Basé sur une histoire vraie, celle de Maria Fassnauer, née dans le sud Tyrol en 1879, l’album raconte la vie d’une fille d’agriculteurs qui se met à grandir au point de devenir géante, de presque toucher le sommet des montagnes. Quelle place pour elle dans le village ? Lorsqu’arrive un directeur de cirque qui lui offre un pont d’or, ses parents, bien que pauvres, refusent, mais Mariedl s’enfuit et se retrouve exploitée avec d’autres êtres différents dont le public se moque. Mariedl et ses compagnons d’infortune parviennent à s’évader et Mariedl retrouve ses montagnes.

C’est un album singulier que celui-ci. D’abord par sa taille, un haut format portait, à l’image de son héroïne. Ensuite par le traitement graphique des textes, dès la page de titre. Rien n’est imprimé, normé, calibré. Tout est écrit à la main, le plus souvent en petites majuscules (à l’exception de certains g et d), avec des expressions soulignées : une graphie donc imparfaite, tout comme les illustrations. Elles sont traitées avec une certaine naïveté (au sens de peinture naïve), avec de larges aplats de couleurs et une certaine stylisation qui peut renvoyer à un art populaire, folklorique, dans la représentation des êtres et des choses. On n’est pas loin non plus de la commedia dell arte, dans la représentation de certains personnages grotesques, comme le directeur du cirque. Donc un album hors norme pour parler, à partir d’une histoire vraie, mais à hauteur d’enfant, de la différence et du rejet. A hauteur d’enfant car on suit Mariedl depuis son enfance, en épousant le plus souvent son point de vue, ses difficultés à accomplir des gestes habituels, et en montrant la façon dont elle est blessée par le regard des autres, l’exclusion, les moqueries liées à sa différence. Mais c’est aussi à l’exagération, autre dispositif narratif, qu’a recours l’album. Exagération dans la taille (qui fait de la géante un personnage quasi surnaturel), dans le nombre d’arbres à couper pour fabriquer son lit ou de moutons à tondre pour sa robe. On s’éloigne ainsi de ce que la réalité pourrait avoir de cruel pour toucher au mythe, à la légende. Pour autant, l’album n’édulcore rien de la méchanceté des hommes vis-à-vis de ce qui est différent : exclusion, curiosité malsaine, moquerie, exploitation. Il n’est que de voir cette longue théorie de spectateurs, longue file que le texte compare très explicitement à un gros serpent. Ce sont eux finalement les monstres, car l’album nous les montre, dans les gradins, dans un beau renversement, et nous laisse deviner, sans l’illustrer, la douleur des pauvres freaks exhibés par la cupidité d’un homme, montré lui  à côté d’une montagne d’or…

Un album étonnant, riche aussi bien par les thèmes qu’il développe que par les techniques destinées à les rendre sensibles. Il parvient à rendre extrêmement émouvant ce personnage de femme victime de sa grande taille, victime de n’être pas semblable aux autres, et dont la dernière page propose la vraie biographie illustrée d’une photographie en noir et blanc.

Le vieil Homme et les mouettes

Le vieil Homme et les mouettes
Rémi Courgeon – Rozenn Brécard
Seuil Jeunesse 2023

Martin, ou le souvenir d’enfance

Par Michel Driol

Enfant, le narrateur était fasciné par un pêcheur à pied, Martin Lenchanteur, suivi par une foule d’oiseaux de mer. Mais il n’osa jamais lui demander son secret. Devenu adulte, longtemps après la mort du mystérieux pêcheur, le narrateur rencontre son frère, qui lui explique tout.

Ce qui frappe d’abord dans l’écriture de cet album, c’est le ton de la confidence, peut-être autobiographique. Le narrateur, dont on découvre, en effet, à la fin, qu’il s’appelle Rémi, s’adresse à un lecteur pour partager avec lui le souvenir d’un homme qui l’a marqué enfant. Un original, solitaire, qui pêche et dont personne ne mange le fruit de la récolte. Un marginal, timide, vivant à l’écart, dont le nom sonne comme un paronyme de Merlin l’Enchanteur. Toute la première partie du récit le présente, épié par un gamin aux lunettes rouges, tantôt seul, tantôt au milieu d’une foule d’autres pêcheurs. C’est d’abord l’histoire d’un silence, d’une question non posée, de la fascination éprouvée par un enfant qui n’ose pas faire le premier pas et demander. Par crainte ? Par timidité ? Jusqu’à ce qu’il soit trop tard, et que l’homme meure. Sa longue silhouette s’est fondue dans les souvenirs flous d’une enfance qu’on croit avoir rêvée. Belle phrase que celle-ci, qui dit tout, avec poésie, avec simplicité,  du temps qui passe, de l’oubli, de la nostalgie de l’enfance. Cette phrase marque la fin de la première partie. Après une ellipse, on retrouve le narrateur adulte, confronté à un nouveau mystère. La cabane est ouverte, et habitée par un homme qui ressemble en tous points à Martin. Son frère, qui va, à son tour, raconter l’enfance de Martin et révéler la raison pour laquelle les mouettes le suivaient. Pourtant, lorsque le narrateur tente de faire la même chose, rien ne se passe, et il se trouve confronté au même mystère, au même secret, bien gardé par le Mont Saint Michel.

Sans doute cet album évoque-t-il deux enfances, celle du narrateur, puis celle de Martin. Pour autant, il évoque surtout le mystère de cette relation particulière aux oiseaux, relation dont on n’aura pas l’explication rationnelle car, en reproduisant les mêmes gestes, le narrateur n’arrive à rien.  C’est bien de là que provient la magie de l’album : il est des questions auxquelles on ne peut avoir de réponse. Cette magie, ce mystère sont renforcés par le décor féérique de la baie du Mont Saint Michel, magnifiquement représentée par Rozenn Brécard, dans des tons marron et bleu, laissant toute leur place au blanc et aux reflets. Ce qui frappe aussi dans cet album, c’est l’importance de la ligne horizontale qui sépare le ciel de la mer, ligne évoquée par la première phrase du texte, et presque toujours représentée dans les illustrations, comme une façon symbolique de séparer deux mondes, deux espaces que les oiseaux et Martin réunissent dans de superbes plans, comme une façon de montrer le statut à part de cet homme.

Un album plein de merveilleux pour évoquer le lien entre l’homme et les oiseaux, entre le naturel et le surnaturel, entre l’enfance et l’âge adulte,  en un lieu chargé d’histoire et de magie qu’est la baie du Mont Saint Michel, magnifiée ici tant par la poésie du texte que par la qualité des illustrations.

Le Jardin de Baba

Le Jardin de Baba
Jordan Scott  – Sydney Smith
Didier Jeunesse 2023

Une grand-mère polonaise au Canada

Par Michel Driol

Tous les matins, le père du narrateur le conduit chez sa grand-mère, où il prend son petit-déjeuner. Puis ils vont à l’école. Sur le chemin, la grand-mère ramasse des vers de terre que, le soir, à la sortie de l’école, elle met dans son jardin. Jusqu’au jour où à la place du cabanon de la grand-mère on construit un immeuble, jusqu’où jour où la grand-mère vient habiter chez le narrateur.

Sur un script universel fréquent en littérature de jeunesse, les deux auteurs signent ici une histoire touchante et douce. Touchante, parce qu’intime. Il s’agit de montrer l’amour d’une grand-mère pour son petit-fils, un amour qui ne passe pas par le langage (elle parle peu l’anglais, lui ne doit pas parler le polonais), mais par les gestes, les attentions, la complicité dans des rituels immuables qui se renversent à la fin, lorsque c’est le petit fils qui apporte le petit-déjeuner à sa grand-mère. Touchante ensuite par ce qu’elle inscrit cette histoire familiale dans une Histoire plus grande, celle de l’immigration de la Pologne au Canada, histoire suggérée plus que dite dans l’album. (Elle est explicitée dans la postface). Quelques photos en noir et blanc accrochées au mur, montrées par l’illustration qui représente aussi Baba, la grand-mère, coiffée d’un fichu, à la façon des babouchkas  des pays de l’Est de l’Europe. Un intérieur de cabanon où semble recréée une petite Pologne, avec ses conserves de cornichon et ses betteraves. C’est donc l’histoire d’un double exil, celui de Pologne d’abord, puis celui de la zone périurbaine où vit la grand-mère (un cabanon, derrière un terril de soufre, près de l’autoroute…) à l’appartement où elle perd ses repères. Elle que l’on voyait active dans toutes les illustrations est désormais montrée derrière une fenêtre ou dans son lit. Ce récit plein de pudeur est aussi un beau récit de transmission. Transmission de cet amour pour la nature (le narrateur plante des graines de tomates cerises et continue de ramasser des vers de terre). C’est un récit plein de douceur qui parle aussi de la perte de l’utopie de l’enfance, du temps où l’on croit que les choses sont immuables et vont durer éternellement.  Le présent d’habitude des premières pages, qui porte le récit des rites qui lient Baba et le narrateur, se termine brusquement par un imparfait, qui sonne comme un glas. C’était comme ça… Cette nostalgie, qui a peut-être ici quelque chose de slave, est l’un des charmes de cet album superbement illustré par les aquarelles lumineuses de Sydney Smith dont les cadrages savent saisir des instants particuliers, et magnifient une pluie qui semble assez omniprésente.

Un magnifique album, autobiographique, pour dire tout ce que l’auteur doit à sa grand-mère, et, de façon plus universelle, ce qui se transmet d’une génération à l’autre.

Une Toute Petite Seconde

Une Toute Petite Seconde
Rébecca Dautremer
Sarbacane, 2021

 

Des « Et si… » en écran géant

Par Anne-Marie Mercier

Après Les Riches Heures de Jacominus Gainsborough et Midi Pile, Rébecca Dautremer poursuit son exploration du temps. Ici, ce n’est pas le temps d’une vie comme dans le premier, ou le temps d’un événement, de sa préparation et de son attente, comme dans le second, mais, comme le dit le titre, la simultanéité de toute sorte d’évènements, de pensées, d’émotions, de paroles et d’actes, tous plus ou moins liés, qui se déroulent en « une toute petite seconde ». Ce moment a son poids de tragédie : c’est celui qui causera l’accident de Jacominus, son héros.
Le décor de cet accident (une chute dans un escalier) se déploie de l’escalier à la maison et à celles qui l’environnent, à la rue, à la campagne, au port, au ciel… Cet élargissement se fait dans l’image avec un très grand format (31 x 42 cm) qui abrite un leporello géant (2 mètres) et propose une fresque sur laquelle on voit en action de nombreux personnages, des animaux divers, humanisés et vêtus comme Jacominus dans un style charmant et démodé et évoluant dans un décor un peu kitch. Sur l’envers de cette fresque colorée, on retrouve les contours crayonnés du même paysage et des mêmes personnages, avec des chiffres qui renvoient à un livret intérieur donnant l’histoire de chacun des personnages. Il y en a cent…
C’est tout un monde, une centaine d’histoires, comiques ou tragiques, amoureuses, familiales, scolaires, farceuses, toute la vie donc. Mais le tour de force supplémentaire réside dans l’entrelacs de toutes ces histoires qui  conduisent de manière plus ou moins directe à l’accident de Jacominus : un effet domino mis en images, qui évoque toutes les pensées obsédantes que l’on connait après un accident, tous les « et si » qui auraient pu empêcher cet événement d’arriver (comme dans le récent livre de Brigitte Giraud, Vivre vite).
C’est magnifique, extrêmement riche, et plein d’humanité.

 

 

 

Lili Bumblebee et l’étrange SOS

Lili Bumblebee et l’étrange SOS
Lisa Zordan
Sarbacane 2023

Sauve qui peut !

Par Michel Driol

Lili Bumblebee est-elle atteinte du syndrome de Diogène ? toujours est-il que chez elle c’est une accumulation d’objets hétéroclites qui forment des montagnes. Montagnes protectrices sans doute, puisque Lili a bien trop peur de sortir de chez elle et ne regarde l’extérieur que par une unique fenêtre encore accessible. Mais lorsqu’elle aperçoit, sur la plage, un capharnaüm surmonté d’un message, SOS, elle se saisit de son parapluie, et sort à sa rencontre. D’abord l’agitation de la ville, puis le silence de la forêt, et, grâce à un coup de vent, la plage où elle commence à libérer celui qui est prisonnier de ce bric-à-brac d’objets divers apportés par la marée.

Enfermée dans sa maison-monde, Lili souffre de la peur du dehors mais rêve d’aventure et de voyage au-delà de ses murs. Telle est sa situation paradoxale, rendue sensible à la fois par le texte, et ses énumérations d’objets divers, mais aussi par les illustrations qui montrent l’empilement, le chaos au milieu duquel se trouve l’héroïne aux yeux rêveurs. La sortie, traversée de l’immense labyrinthe, prend un autre aspect grâce à l’illustration. Deux pages, l’une à dominante rose, l’autre à dominante verte, un champ et un contre champ montrent le passage dans une sorte de grotte… à l’image d’une naissance, comme la sortie d’un ventre maternel protecteur – rose – vers un univers froid et hostile – verdâtre. Et, juste avant la porte, de multiples miroirs renvoient l’image difractée de l’héroïne, comme une façon de montrer l’omniprésence du moi dont il faudra sortir pour aller vers les autres. Voici un album dans lequel les illustrations ne se contentent pas d’une redondance du texte, mais lui donnent une autre dimension. Qu’est-ce qui attire Lili au dehors et lui permet de naitre au monde ? A la fois quelque chose qui ressemble à son univers (un assemblage d’objets de natures différentes) et l’interpelle – au sens propre – par cet étrange SOS. C’est un jeu avec le même et l’autre qui permettra à Lili de se libérer, de ne plus être la victime de ses obsessions (belle image finale du petit caillou rond dans sa main, chose qu’elle abhorrait le plus dans la première partie). L’album plein de poésie débute dans la solitude et l’enfermement pour la jeune héroïne qui possède deux qualités, la générosité et l’altruisme. Il se termine avec un message écologique : le vent et la marée ont charrié des tas de détritus, emprisonnant un être vivant. C’est à un double mouvement de libération que le lecteur assiste : celui du petit animal prisonnier, mais aussi celui de Lili qui découvre d’autres petits bonheurs : l’odeur salée de la mer, la douceur du sable chaud. En sauvant l’autre, Lili se sauve elle-même.

Un album porté par une écriture et une illustration qui jouent avec un imaginaire onirique pour nous parler de nous, de nos peurs d’aller vers les autres, de la nécessité de sortir de nos habitudes, pour nous épanouir et profiter des plaisirs simples que la nature peut offrir.

C’est quoi la sagesse, grand-père ?

C’est quoi la sagesse, grand-père ?
Jean Marie Robillard – Fabien Doulut
Utopique 2023

Légende d’automne

Par Michel Driol

Grand-Aigle et Petit Castor ont l’habitude de descendre ensemble en canoé la rivière, et de discuter. A la question de son petit-fils, c’est quoi la sagesse ?, le grand-père montre un chêne qui, après avoir été l’arbre le plus majestueux de la forêt, se contente d’abriter les écureuils. Le voyage continue jusqu’aux rives du lac Massawippi où le grand-père raconte la création des hommes par le Grand-Esprit. Source-Claire, Flamme-Pure, Douce-Brise, Rouge-Terre qui vont rencontrer quatre femmes, Fleur-qui-Sommeille, Cheveux-au-Vent, Fleur-de-Matin et Perle-de-Rosée. Des ancêtres pour qui tout est sacré, la terre, l’eau, le souffle du vent ou le battement de l’aile d’un papillon. Quatre fils du Grand-Esprit dont on se transmet l’histoire, de génération en génération.

A la question philosophique du titre, l’album répond avec poésie, de façon indirecte, par la métaphore et la légende au cours d’un voyage initiatique. Le Grand-Père parle par images, des images que Petit-Castor, représentant du lecteur, ne comprend pas forcément, ce que souligne le texte. « Je t’apprendrai à plonger tes racines d’homme au creux du ventre chaud de notre Terre-Mère et à y puiser la force qui te portera ». D’une certaine façon, tout est dit dans cette promesse du lien qui doit unir les hommes et la terre, de la façon dont la Terre est mère nourricière. La métaphore du vieux chêne vient donner une première approche de cette philosophie, que l’iconographie rend encore plus sensible. Un chêne grandiose, dont les branches déclinent les quatre saisons, dont les racines s’enfoncent profondément dans la terre, et qui protège les deux personnages. A la fois figure des racines nécessaires et de l’acceptation du temps qui passe, de l’automne à l’été. Métaphore que le petit fils explicite : Tu es un peu comme cet arbre. Vient ensuite le récit des origines, que le grand-père transmet à son petit-fils là où son propre grand père le lui a transmis, comme une façon d’enraciner son petit-fils dans une histoire qui les dépasse. Un récit des origines poétique, qui associe l’homme aux quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre, qui souligne l’importance de l’amour, et évoque le mythe d’une nature où vivaient en harmonie les hommes et les animaux. Au-delà de cette façon de célébrer l’union de l’homme et de la nature, voire du cosmos, d’un plaidoyer pour une écologie respectueuse du vivant, c’est la dimension de la transmission qui retient particulièrement notre attention. Transmission entre un grand-père et son petit-fils, c’est un lieu commun en littérature de jeunesse. Mais ici cette transmission trouve sa source dans les générations précédentes, et vise à faire de chacun le maillon d’une grande chaine qui commence à la création du monde. Cette transmission est aussi celle qui nous met, nous, occidentaux, à l’écoute des cultures et des sagesses amérindiennes, pour faire passer une sagesse venue du fond des temps à l’heure où les dérèglements climatiques et le culte de la vitesse, du nouveau, du moderne nous entrainent dans une course effrénée. Voilà un album qui nous dit de prendre le détour de la poésie, de la contemplation pour tenter de refaire un tout avec la nature qui, d’une certaine façon, fait corps avec celles et ceux qui nous ont précédés. Ce qui coule dans les arbres, ce n’est pas que de la sève, c’est le sang de nos ancêtres.

Si les contenus philosophiques sont peut-être un peu complexes pour des enfants, la poésie de l’album, la qualité de ses illustrations, avec ses dominantes de marron et d’ocre rendront sensible au plus grand nombre la question de notre rapport avec la nature : en sommes-nous une partie ou nous est-elle étrangère ? Comment peut-elle nous donner des leçons de sagesse et nous apprendre à mieux vivre ?

L’Ami du grenier

L’Ami du grenier
Mamiko Shiotani
La partie 2023

Le fantôme et la fillette

Par Michel Driol

Un petit fantôme, capable de changer de taille, un peu effrayé par le monde extérieur, vit tranquillement dans un grenier. Lorsque la petite fille de la maison vient explorer le grenier, il veut l’effrayer pour la faire partir. Sans résultat. Il décide alors de se glisser dans la chambre de la fillette, en pleine nuit. Mais la fillette, pas effrayée pour deux sous, lui propose de venir jouer avec elle le lendemain.

Belle histoire d’amitié entre deux personnages que tout oppose : un fantôme et une vivante, l’un peureux et l’autre intrépide, un garçon (à en croire les déterminants) et une fillette. C’est d’abord un album à regarder pour la magie de ses illustrations au fusain, dans des dominantes sombres, une ambiance de grenier mystérieux et un fantôme tantôt blanc, tantôt transparent. C’est tout l’univers du grenier qui est dessiné, grains de poussière et rais de lumière, avec ses objets abandonnés, des valises, un cheval de bois… abandonnés comme ce fantôme qui se trouve bien parmi eux, qui ne rencontre de couleurs qu’à l’extérieur, les couleurs bleu sombre de la nuit étoilée. Lorsque parait la fillette arrivent d’autres couleurs, couleurs de ses différents vêtements, au fil des pages, au fil des jours. Du bleu, du jaune, du rouge. Rien que ce procédé graphique illustre à merveille la façon dont l’univers du fantôme est perturbé. Ajoutons à cela la représentation de ce fantôme qui en fait un personnage sympathique, tout en rondeurs et en courbes, comme l’avatar d’un Barbapapa dont le rose aurait disparu. Du fantôme on retiendra d’abord les deux grands yeux blancs ouverts sur le monde, comme disant l’attente de quelque chose, d’un ou d’une autre. Ces grands yeux sont aussi ceux de la fillette, et, de prime abord, on se dit que ces deux là sont faits pour s’entendre. C’est aussi la variété des cadrages qui contribue à donner vie à cette histoire : plongées, contreplongées, gros plans, ou encore la façon dont le fantôme s’inscrit dans un autre rond, celui du hublot de son grenier, comme un ventre protecteur ?

Cette histoire d’amitié est aussi une histoire de territoires. Le grenier et la chambre, deux espaces sentis comme privés qui sont envahis par l’autre. Ce que le fantôme ressent comme une intrusion, ce que la fillette ressent comme un atout. D’où l’étrange négociation finale : la fillette renonce à aller au grenier si le fantôme vient jouer dans sa chambre. Ce serait plus drôle de jouer à cachecache au grenier, pense finalement le fantôme, qui serait alors prêt à accepter l’étrangère chez lui.

Le texte, traduit du japonais par Alice Hureau, épouse le point de vue du fantôme, ses pensées, ses sentiments, dans une langue simple qui fait la part belle au monologue intérieur du fantôme… comme une façon de suggérer qu’il n’a personne avec qui parler.

Cet album qui s’inscrit dans les récits de fantômes japonais, n’a rien de sombre ou de terrifiant. Lumineux, il raconte la rencontre et l’amitié naissante dans une maison représentée avec une foule de détails pittoresques.

Modeste

Modeste
Julier Baer – Magali Le Huche
Editions des éléphants 2023

Etre distingué…

Par Michel Driol

Il y a le narrateur, fils d’une famille modeste. Et il y a ses copains et copines d’école, dont les parents sont chirurgiens ou avocats, qui vivent dans de luxueuses maisons et passent leurs vacances dans des endroits de rêve. Pourtant, lorsque le narrateur les invite chez lui, et qu’il leur montre son animal de compagnie, les choses changent…

Si la fin de l’album prend l’aspect d’une farce improbable, avec cet animal carnavalesque, monstrueux, terrifiant, géant et inconnu, c’est un sujet grave qui y est abordé, celui des inégalités sociales et de la façon dont les enfants les vivent. D’un côté, il y a ceux qui n’hésitent pas à parler de leurs vies merveilleuses, hors du commun, de voyages extraordinaires. De l’autre côté, il y a ceux qui, comme le narrateur, ont des vies en apparence tellement banales, ordinaires qu’elles ne méritent pas d’être dites. Car c’est bien de cela qu’il est question dans le livre : comment se dire quand son vécu semble si commun ? Face aux « héritiers » qui ne l’interrogent pas sur ses parents, sa maison, le narrateur se réfugie dans le silence.  Ce que montre la première partie de l’album, c’est comment des enfants peuvent vivre côte à côte avec cette barrière sociale, culturelle qui les empêche de vraiment communiquer, générant ce sentiment de dévalorisation, voire de honte de ceux qui, comme le narrateur, ne sont pas des nantis. La deuxième partie sort du réalisme pour prendre la voie de l’imaginaire et permettre au narrateur d’exister aux yeux de ses amis. On laissera au lecteur le soin d’interpréter ce passage à l’imaginaire, cet animal fabuleux qui dérange l’ordre établi, brise symboliquement les murs, mais qui apparait comme réel aux yeux des enfants. On signalera simplement que c’est la force de l’imaginaire, de la poésie, de créer des réalités plus fascinantes encore que le monde qui nous entoure et susceptibles de rapprocher les uns et les autres par-delà les différences de classes. Les illustrations nous plongent dans un univers à la fois enfantin et réaliste, montrant la façon dont le narrateur est différent des trois autres, isolé d’eux, puis les présentant enfin ensemble chez lui, autour d’une même table, puis face à un même animal.

Un album surprenant, enlevé, qui laisse percevoir comment les inégalités sociales peuvent être le vecteur de discriminations, de hontes, mais dont la chute laisse entrevoir qu’on a tous quelque chose à partager.

La Ferme

La Ferme
Sophie Blackall
Editions des Eléphants 2023

A la recherche d’un temps perdu…

Par Michel Driol

Au bout d’un chemin, une ferme où ont grandi douze enfants, qui sont ensuite partis, tandis que la ferme, abandonnée, devenait le refuge d’animaux sauvages.

L’album se clôt par une note de l’autrice, où elle expose la Fabrique de l’album. Elle y explique comment elle a découvert cette ferme abandonnée, l’a explorée, en a recueilli l’histoire, celle de ses habitants, en a sauvegardé les trésors (lambeaux de papier peint, coquillages) avant qu’elle ne soit livrée aux bulldozers,  et comment elle a composé cet ouvrage qui est un petit bijou. D’abord par son texte, constitué d’une seule phrase, longue et sinueuse, embrassant toutes les activités des douze enfants, telles qu’on peut, peut-être, les reconstituer ou les inventer à travers les traces qu’ils ont laissées. Une phrase unique pour, en quelque sorte, réunir ce qui a été séparé, les époques, les âges, les vies, les destins. Travail textuel, travail d’enquête, travail de l’imaginaire aussi pour faire revivre cette fratrie, dans cette ferme traditionnelle, consacrée à l’élevage laitier pour l’essentiel,  dans l’est des Etats Unis. On songe en lisant cet album aux Vies minuscules de Pierre Michon ou à Miette de Pierre Bergougnoux. C’est la même façon de faire partager une tranche d’histoire disparue, de rendre hommage à une dernière génération de paysans, juste avant qu’ils n’abandonnent une ferme, symbole d’un mode de vie. C’est écrit avec beaucoup de sensibilité, avec de nombreux détails concrets (les traces des âges sur les murs, ou ce motif récurent des boutons-coquillages venant d’une mer jamais vue…) et l’émotion affleure à chaque page dans l’empathie qu’on ressent pour chacun de ces personnages, anonymes bien sûrs, pourtant si présents dans leurs relations, leurs bêtises ou leur affection mutuelle. C’est aussi un album sur le récit, et l’importance du récit qui transmet, permet de faire vivre ceux qui ont existé, nous ont précédés, dans un mouvement perpétuel évoqué dans la dernière partie du livre, qui illustre sa propre fabrication, et se termine par un appel au lecteur à devenir, plus tard, auteur de ses propres histoires. Belle définition d’une des fonctions de la littérature !

Les illustrations sont somptueuses. Réalisées à l’envers des papiers peints récupérés, elles mêlent encre de chine, aquarelle, gouache, et collage d’objets  provenant de la ferme. Elles regorgent de détails pleins de réalisme, ou de touches d’humour dans les attitudes des personnages. Elles donnent à voir ce que pouvait être la vie dans cette ferme, entre rudesse et tendresse, pauvreté et abondance, illustrent les rêves des enfants, comme une façon pour eux de sortir de cet univers. Avec réalisme, les dernières pages montrent la dégradation de la ferme, et la façon dont la nature reprend ses droits. Quant aux pages de garde, elles sont constituées de photos de la ferme ou des robes récupérées qui sèchent, de fragments minuscules, coupures de journaux, autant de signes que quelque chose, ici a eu lieu. Donner sens à des fragments épars pour ne pas oublier, autre belle définition de la littérature !

Un riche album sur le passé, pour ne pas oublier des modes de vie disparus, pour redonner vie à ceux qui ne sont plus : là encore, les Editions des Eléphants proposent un magnifique album sur la mémoire et la transmission.

A lire de la même autrice : le Phare

C’est qui les méchants ?

C’est qui les méchants ?
Stéphane Servant – Laetita Le Saux
Didier Jeunesse 2023

Délations en chaine…

Par Michel Driol

Drame au pays des animaux… La mère Michel a perdu son chat ! Pour les trois petits cochons, une chose est sûre : on le lui a volé pour le manger.  Le coupable ne peut être que la grenouille à grande bouche, suggère la mouche. Elle est bête, elle sent la vase, elle ne peut qu’être coupable… Et les trois justiciers d’aplatir la grenouille, bien innocente. Suivront, dans le rôle du coupable désigné par la rumeur, innocent passé à tabac, le renard, l’ogre, la sorcière, la grand-mère, l’ours. Jusqu’au moment où c’et le tour du loup.  Le loup qui a récupéré le chaton perdu et le rapporte. Alors, qui sont les vrais méchants ? C’est vous, conclut l’album, montrant les trois petits cochons.

Sur le principe des histoires en randonnée, dans lesquelles on rencontre de nombreux personnages de contes ou de fables bien reconnaissables, voici un album qui utilise les mécanismes du comique de répétition, pleinement assumé dans le texte et dans les illustrations, pour faire réfléchir aux dangers de la rumeur et de la délation. Que dire du rôle joué par les trois petits cochons ici ? Ils vont d’injustice en injustice, de personnage rossé en autre personnage rossé, sans se poser la moindre question. Ils sont à la fois désireux d’aider et de retrouver le chaton, mais aussi bien naïfs, bien dépourvus de tout esprit critique, bien prompts à suivre les accusations portées par tel ou tel et à faire justice sans réfléchir. C’est là une des subtilités de l’album, car le lecteur s’identifie à eux : ne sont-ils pas des victimes du loup dans leur propre histoire ? Ne sont-ils pas pleins de bonne volonté ? N’ont-ils pas comme mantra récurrent  «  Nous on est les gentils et on le punira » ? Le renversement final, montrant le loup, stigmatisé souvent comme étant le méchant, comme celui qui aide, accompagné par le texte laconique, les méchants, c’est vous, invite le lecteur à réévaluer le comportement des trois cochons et à réfléchir ses propres préjugés, à sa façon de se croire « gentil » par nature. Mais cette leçon est donnée sans effet moralisateur dans un album d’une drôlerie assez irrésistible, qui tient autant au texte qu’aux illustrations. Le texte est rythmé, fait la part belle aux dialogues et aux répétitions liées à la randonnée. Le tourne-page ménage les effets de surprise : « le méchant, c’est… ». Les illustrations humanisent les personnages par les attitudes, les vêtements, et les montrent toujours en action. Reviennent, comme un clin d’œil aux westerns, les affiches Wanted qui stigmatisent les coupables potentiels.

Un album bien jubilatoire, dont les héros sont des benêts à la fois imbéciles et sympathiques, qui utilise de façon intelligente l’intertextualité et des personnages bien connus, pour aider à s’interroger sur la délation et les dangers du suivisme.