Entrer dans le monde

Entrer dans le monde
Claire Duvivier
L’école des loisirs (medium), 2024

Allons donc sur Mars !

Par Anne-Marie Mercier

Vingt-six adolescents, garçons et filles, chacun avec un animal de compagnie, vivent dans un domaine nommé Danube. Ils sont encadrés par des tuteurs, chacun avec un rôle précis (tuteur fermier, tutrice vétérinaire…) et chacun accompagné par sa « baba », un genre de maman, toujours disponible, toujours souriante. Les leçons sont données par une hologrammiste qui prend l’apparence d’une muse, selon la matière à enseigner (il y a sans doute un clin d’œil à Méto, avec ces références à l’Antiquité). De temps en temps, ils quittent leur dôme pour se rendre à la surface, explorer la forêt et observer les animaux sauvages. Tout cela forme une jolie description d’un groupe, chacun avec son caractère (et celui de son animal). Ils attendent en s’instruisant l’âge adulte, âge où ils entreront « dans le monde », quel monde, ils n’en savent rien et la suite du roman les éclairera cruellement.
Claire Duvivier a l’art de distiller les informations peu à peu, à chaque chapitre, aussi bien pour le lecteur que pour l’adolescent qui focalise le point de vue et qui sera le moteur de l’histoire. C’est Xabi qui, avec son groupe d’amis un peu plus intrépides et un peu moins disciplinés que les autres, découvre des zones interdites du dôme, où leur origine est révélée. Lorsqu’un sénateur venu d’Euphrate, le dôme voisin, leur rend visite avec sa famille pour de mystérieuses et inquiétantes discussions avec les tuteurs, c’est Xabi qui entre en contact avec sa fille, qui s’appelle, comme par hasard, Aryana, et qui l’aidera par la suite. Enfin, lorsque des visiteurs venus de plus loin encore détruiront leur petit monde, c’est lui qui pourra s’échapper et c’est à travers ses yeux que se dévoilera peu à peu la vérité : ils se trouvent sur la planète Mars, et ce qu’ils prenaient pour l’extérieur se trouve sous un super dôme ; la Terre, polluée et dévastées par des épidémies incontrôlables à cause du réchauffement qui a libéré les virus du permafrost, a été abandonnée au cours d’un immense exode des survivants. Le dôme Danube est un domaine expérimental bien loin du réel des autres humains, et le monde réel de Mars, le dôme Euphrate, est un cauchemar (surpeuplement, vie souterraine, sans nature et sans animaux…) tandis que celui vers lequel ils vont être enlevés, la Terre, est un cauchemar pire encore.
Si la fin (relativement heureuse, comme toujours en littérature de jeunesse) est un peu facile avec l’intervention d’une geek qui détourne les systèmes les plus sophistiqués et une IA docile et experte en navigation interstellaire, le roman demeure plein de qualités. Très bien écrit et construit, il est porté par des personnages variés et attachants ; Xabi, un peu à part, solitaire et fragile, soucieux essentiellement de son chat, ce qui sera l’un des moteurs du récit, Aryana, généreuse, au trajet perturbé par un handicap de naissance, entravée par des difficultés à trouver sa place dans sa famille. Cette famille même, elle-aussi très intéressante, propose une figure de résistance dans un monde hyper contrôlé. Certains tuteurs sont un peu inquiétants et l’on découvre peu à peu qu’ils n’ont pas tous pour objectif le bonheur des enfants ; comme dans les romans scolaires, tâcher de deviner qui sera le (ou les) méchant(s) de l’histoire est un des points de suspens. Les «Babas»  amusent le lecteur qui devine vite ce qu’elles sont, alors que Xabi et ses amis sont prisonniers d’une illusion. La narration propose des mystères en cascades, petits tout d’abord, ou qui mènent à des fausses pistes, puis à des retournements spectaculaires.
Le roman est riche et extrêmement cohérent, parfaitement maitrisé. En trois parties, Claire Duvivier crée trois monde différents, celui de Danube (premier tiers, entre utopie futuriste et roman scolaire), celui d’Euphrate, entre anticipation et dystopie (Euphrate est le résultat d’un cauchemar mais la société est démocratique et la famille d’Aryana est un modèle, certes menacé; c’est un futur possible et peut-être probable pour notre humanité) et un troisième à l’intérieur du port spatial, qui est le théâtre d’une traque et de combats; les adolescents y sont particulièrement ingénieux. Enfin, le roman s’achève avec une ouverture sur un espoir, peut-être une nouvelle utopie, certes fragile… Mêlant préoccupations écologiques, inquiétudes catastrophistes, réflexion sur l’histoire et récit d’apprentissage, elle fait avec ce premier titre une belle entrée en littérature de jeunesse.

Celle qui reste, L’Été de la reine bleue, Le Roi des sylphes

Celle qui reste
Rachel Corenblit, Régis Lejonc
Nathan (Court toujours), 2024

L’Été de la reine bleue
Estelle Faye
Nathan (Court toujours), 2024

Le Roi des sylphes
David Bry
Nathan (Court toujours), 2023

Une belle collec’

par Anne-Marie Mercier

Je découvre la collection de romans chez Nathan, «Court toujours», au titre intriguant. Oui, c’est court (pour celui-ci, il est écrit qu’il se lit en moins d’une heure et c’est exact). C’est joli, aussi, avec un format original, allongé, un graphisme travaillé, une esthétique inspirée par le style art nouveau de Charles Rennie Mackintosh (1868-1928) dont s’inspirent les belles couvertures de la série Blackwater de Michael McDowell, chez Monsieur Toussaint Louverture. Quant au contenu, la collection rassemble des auteurs bien connus de la littérature pour adolescent allant du réalisme à la SF dystopique (F. Hinckel, C. Roumiguière, C. Ytak, S. Servant, J. Witek, S. Vidal, T. Scotto, M. Causse, F. Colin, etc. On dirait que Nathan a passé commande à presque tout le monde). Les textes sont tous accompagnés d’une version audio accessible avec un QR code et certains sont aussi en version numérique

Celle qui reste est tiré de l’histoire d’Antigone. Celle-ci est la narratrice, et elle est « celle qui reste » et qui fait face. Elle commence à raconter ce qu’elle a entendu et vu depuis le moment où son père, Œdipe s’est aveuglé jusqu’au moment où elle part avec lui dans son errance en acceptant son destin. Le récit est sobre malgré l’horreur des faits. Chaque « acte » est une pierre de plus dans la dévastation d’une famille. Elle raconte comment elle a découvert son père ensanglanté, et comment celui-ci lui a expliqué son geste . Un autre acte la montre découvrant le corps de sa mère, pendue, un autre lui fait voir la brutalité et l’ambition de ses frères qui causeront ainsi indirectement sa propre mort dans un temps hors du récit, un autre l’oppose à Ismène sa sœur qui ne sait que sangloter. Le dernier est un temps de dévoilement de qui elle est, de ce qu’elle veut être. Après avoir été perdue dans la révélation de son origine, née d’un inceste, elle s’affirme dans sa vérité, se révoltant contre les dieux, « ces déments qui pensent que la vie n’est qu’une tragédie ».
La dignité d’Antigone et celle de son récit trouvent un écho parfait dans les beaux dessins de Régis Lejonc qui tracent des décors et des silhouettes en lignes épurées, comme dans les vases grecs peints,  et les rehaussent avec une palette réduite de blanc, noir et rouge.

 

L’été de la reine bleue se déroule dans un futur peu éloigné dans lequel les conditions de vie en Ile-de-France sont devenues difficiles : le niveau de la mer a englouti les zones côtières (et sans doute la Bretagne et les îles britanniques), les plus fortunés vivent à Paris, sous une coupole transparente qui les protège de la pollution, les autres sont relégués en périphérie, et sont très exposés au contraire ; les enfants souffrant de problèmes pulmonaires sont soit sont soit équipés d’implants, que l’on commence à expérimenter avec des succès variables, soit envoyés en centre de cure à la campagne. C’est ce qui arrive à la narratrice, désespérée d’avoir dû se séparer de son amie Chloé. Elle raconte, et en même temps elle écrit à Chloé, sur son téléphone, de longs messages qui ont du mal à partir, le réseau étant mauvais.
Dans un premier temps, portés par l’écriture fiévreuse de celle dont on ne connait pas le nom, ce qu’on lit est proche des récits d’enfants envoyés au loin en pensionnat : déchirure de l’éloignement, découverte des lieux, brimades, intervention d’une personne providentielle… C’est une fille, Jill, qui la sauve. Elle a son mystère, on la traite de monstre : elle a fait partie des premiers sur lesquels les fameux implants ont été installés. La suite est surprenante et belle, portée par la générosité de Jill et les choix de la narratrice. Nous allons de surprise en surprise, je n’en dirai pas plus.
En peu de pages l’autrice a pu installer un monde dystopique, une micro-société, des liens qui se défont dans le deuil et d’autres qui naissent, et presque un espoir de futurs possibles. La densité du récit n’empêche pas les moments méditatifs, comme les temps de plaisir face à l’océan que la jeune fille découvre, si proche enfin.

Le Roi des sylphes se situe dans le genre de la fantasy, par ses personnages. Il comporte le même nombre de pages mais est beaucoup plus léger – l’auteur abuse des alinéas, ceci explique en partie cela. L’intrigue est simple : la reine des sylphes veut que son fils, adolescent passe son initiation pour abandonner sa part humaine et se préparer à lui succéder. Le garçon ne veut pas, il est amoureux d’une humaine et pour vivre la vie qu’il souhaite il participe au complot qui va causer la fin de son peuple. Peu de surprises, peu d’épaisseur des personnages, on a du mal à s’intéresser à l’adolescent boudeur qui n’a rien compris, les couples peinent à exister, autant celui des deux jeunes gens que celui de la reine et de son ex amante, comme les personnages secondaires. L’ensemble est bien léger, à l’image du vent qui balaie tout dans le monde des sylphes, mais la couverture est superbe.

 

Nous sommes l’étincelle

Nous sommes l’étincelle
Vincent Villeminot

Pocket Jeunesse, 2024

L’espoir d’un avenir

Par Pauline Barge

2061, Montana, Dan et Judith pêchent au bord de la rivière, au cœur de la forêt qu’ils ont toujours connue. Ils se font capturer par un groupe de braconniers sans scrupules. Qui sont ces ennemis, ces soi-disant « cannibales » ? Et qui est cet homme dans les arbres qui tente de les sauver ?
Avec des va-et-vient sur trois générations, entre passé et présent, l’histoire se démêle petit à petit. On remonte aux origines de cette vie dans la forêt. Cette révolte, cette étincelle qui a poussé certains à se reconstruire dans un ailleurs loin de cette société, dans cette forêt hostile, mais si belle.
Le récit pousse à se questionner. Il nous plonge dans cet avenir proche et soulève toutes ces idées, ces ambitions, ces rêves d’une vie autre et meilleure. Mais cette vie utopique est-elle vraiment la solution ? Ce n’est pas un roman sur une révolution. C’est un roman sur le retour à la nature, le retour aux sources. C’est une lecture pleine de réflexion, qui nous interroge sur nous-mêmes, sur nos choix de vie, une parole engagée et poétique, mais surtout nécessaire face à ce futur incertain.

Paru en 2019, cet ouvrage est à présent en version poche. On peut entendre et voir des interviews de l’auteur sur youtube.

 

 

Mon grand-père, ce robot

Mon Grand-Père, ce robot
Sabine Revillet
Éditions Théâtrales, jeunesse, 2022

Vive la (vraie) vie !

Par Anne-Marie Mercier

Que devient-on quand on est mort ? Comment faire revivre ceux qui ne sont plus? Quand Jacques, le grand-père d’Angie (9 ans) et de Jérémie (12 ans) meurt, ceux-ci hésitent entre espoir (Angie) et scepticisme (Jérémie). Angie veut croire en la réincarnation ; elle guette celle de son merveilleux grand-père : ce sera ce chat apparu le lendemain. Jérémy passe les croyances de sa sœur au crible du raisonnement et de l’expérience, ce qui produit des instants comiques.
Quant à leur mère, elle refuse d’accepter la mort de son père et décide d’acheter un robot qui l’imitera au mieux – tout en étant capable d’accomplir certaines tâches ménagères, autres instants comiques. Il faudra bien des grincements, quelques déraillements robotiques et déconvenues pour que chacun accepte le fait qu’une machine ne peut pas remplacer un être humain. Pourtant, ce robot-là est parfois vertigineusement humain, en particulier lorsqu’il s’interroge sur la notion d’attachement…
Entretemps, le fantôme de Jacques sera intervenu pour ramener sa famille sur la bonne voie et leur transmettre un dernier message… grâce au robot – fantômes et robots seraient complémentaires.
Cette réflexion sur l’humain et l’artificiel et sur le rôle des émotions s’inscrit dans ce qui commence à devenir une veine narrative de plus en plus courante en littérature générale et en cultures populaires : depuis les ouvrages d’Asimov, les robots ne cessent de nous faire poser des question sur notre humanité. Dans  Klara et le soleil, de Kazuo Ishiguro (prix Nobel de littérature) et la série Real humans  (en suédois Äkta Människor) de Lars Lundström, le robot nous tend un miroir redoutablement émouvant et inquiétant. Avec des scènes rapides et des dialogues enlevés, des temps de drôlerie et de chagrin entremêlés, cette pièce évoque le deuil tout en soulevant des questions contemporaines.

Voir le dossier de mise en scène par le théâtre des Lucioles.
Voir le carnet artistique et pédagogique proposé par les éditions théâtrales (classes de 6e).

Monsieur Remarquable

Monsieur Remarquable
Olga Tokarczuk, Joana Concejo
Traduit (polonais) par Margot Cartier
Format, 2023

Le Remarquable à l’ère de sa reproduction industrielle

Par Anne-Marie Mercier

« Il était une fois un homme remarquable »… Ainsi commence cet étrange récit, entre la science-fiction et la fable philosophique.
Le héros est une icône, tout le monde le remarque, le photographie ; lui-même s’admire et se photographie aussi souvent que possible. Un jour, il se rend compte que son image devient floue. Il finit par comprendre qu’elle s’est usée. C’est apparemment le cas de beaucoup d’autres, et il découvre un vaste trafic de faux visages, garantis « résistants aux clics », clandestin et ruineux.
On ne dévoilera pas la fin.
Ce récit alerte sur les dérives d’un monde numérique qui use jusqu’à la corde la représentation, met les individus en compétition, et pousse ses consommateurs à des excès dangereux. Il nous pousse à nous interroger sur notre rapports aux images, celles des êtres que nous aimons, les nôtres, celles que nous produisons, témoins de nos vie.
Les illustrations de Joana Concejo, crayonnés reprenant d’anciennes photos de famille, cartes postales touristiques détournées, images de vies solitaires ou de mondes disparus dont ne restent que des clichés, vues pixelisées…  donnent une perspective poétique et historique à cette fiction philosophique.

Atlas des lieux littéraires

Atlas des lieux littéraires
Cris F. Oliver, J Fuentes (ill.)
Traduit (espagnol) par Françoise Bonnet
Éditions Format, 2021

Embarquement immédiat

Par Anne-Marie Mercier

Plutôt qu’un Atlas, il s’agit d’un guide touristique : il propose différentes destinations pour lesquelles on indique comment d’y rendre, quoi mettre dans ses bagages, quels lieux visiter, où dormir, où manger, le moyen de communiquer avec les habitants, une géographie sommaire (de belles cartes stylisées, réalisées par J. Fuentes aident à se repérer), des renseignements sur l’économie, la religion ou le régime politique… Des conseils sur ce qu’on peut acheter et ramener chez soi comme souvenirs de voyages.
Il donne aussi divers conseils, et parfois insiste sur le fait qu’il vaudrait mieux ne pas se rendre dans cet horrible pays (ceux de 1984, ou de Hunger games, par exemple) ; si l’on passe outre, on bénéficie de quelques conseils de survie, tirés de l’expérience des héros des romans.
Tous ces éléments, courants dans les guides de voyage, sont bien plus complexes ici puisqu’il s’agit de pays imaginaires. En effet, même si on y trouve le Londres de Sherlock Holmes et les villes du sud de l’Angleterre fréquentées par les héroïnes de Raison et sentiments de Jane Austen, la plupart des lieux sont purement fictifs et souvent improbables : la majorité des romans sont des ouvrages de fantasy ou de science-fiction et souvent défient les lois d ela logique et de la géographie : Le Pays des merveilles de Carroll, La terre du milieu de Tolkien, le pays d’Oz, Le Château de Hurle, le Pays imaginaire de Barrie, Westeros, Poudlard, les Royaumes du Nord… A ces romans très connus s’en ajoutent d’autres qui le sont moins et que l’on découvre avec la grande envie de s’y plonger. L’ouvrage ne fonctionne pas comme une suite de résumés permettant de connaitre sans lire, mais comme une invitation à entrer dans ces livres.
L’auteure réussit un tour de force en résumant les conditions d’accès à ces pays en quelques lignes de manière précise et drôle : comment en effet se rendre au pays imaginaire d’Alice, dans celui de Peter Pan, ou bien à Lilliput et Blefuscu? Même chose pour le retour : par exemple, si vous décidez de faire un Voyage au centre de la terre, il vous suffira d’attendre qu’une explosion volcanique vous expulse.
Chaque univers est traité en quatre pages, dont une d’image, avec des rubriques qui varient d’un pays à l’autre : comment s’orienter, comment survivre, comment voyager, la flore et la faune… On voit que l’auteure connait parfaitement les univers qu’elle décrit et sait choisir les traits saillants, les incohérences, les merveilles. C’est souvent extrêmement drôle (notamment sur  Peter Pan). La dernière rubrique intitulée « le saviez-vous » donne des renseignements précis sur l’auteur, la conception de l’œuvre, la place de l’intertextualité ; tout cela est très intéressant.
À savourer de 7 à 107 ans.

Feuilleter sur le site de l’éditeur

 

Age tendre

Âge tendre
Clémentine Beauvais
Sarbacane, 2020

Un « Good bye Lénine » à la maison de retraite ou : le nouveau fan des sixties

Par Anne-Marie Mercier

Par temps de grisaille en tous genre, voilà un livre qui fait du bien.
Non par mièvrerie, il ne l’est absolument pas ; non par le fait qu’il emmènerait loin des questions difficiles, il en aborde au contraire plusieurs tout en étant très drôle, dont, en vrac :

le désarroi des lycéens devant l’application parcoursup,

  • le mal de vivre des adolescents affectés d’un syndrome autistique lâchés dans la vraie vie,
  • le drame des personnes âgées désorientées,
  • la vie en colloc,
  • les effets d’un divorce sur les enfants,
  • le deuil,
  • la responsabilité et l’entrée dans la vie professionnelle…
  • l’amour, le grand
  • Et, par-dessus tout cela, la découverte des chansons de Françoise Hardy par un adolescent d’aujourd’hui, avec un défi qu’il s’est lui-même forgé : faire venir Françoise Hardy (décédée depuis quelques années car l’intrigue se passe dans le futur) pour la faire chanter dans une maison de retraite.

Tout cela, énoncé ainsi, peut sembler hétéroclite. Mais l’intrique réunit ces questions grâce à la personnalité et à l’histoire de Valentin. Il vient d’achever ses années de collège et, avant d’entrer au lycée, il doit comme tous « les garçons et les filles de [s]on âge » faire un service civique ou militaire de dix mois. Ayant rempli le questionnaire de choix pour définir son affectation, il est surpris de voir qu’aucun d’eux n’a été respecté et se retrouve, lui le garçon du sud que tout effraye, à travailler dans un institut pour personnes âgées désorientées ou démentes, dans les Hauts de France, très loin de chez lui.
Malgré ce contexte lourd, le lecteur rit beaucoup : le ton compassé de Valentin, sa naïveté, les situations absurdes dans lesquelles il se retrouve font de la première moitié du livre un sommet de drôlerie grinçante. Le roman, écrit à la première personne a la forme d’un rapport de stage, celui que Valentin doit rédiger, et fait penser à la langue de bois pédagogico-administrative que l’on reconnait hélas de loin :

« L’individu rédigera au fil de l’année un Rapport de Service civique Obligatoire (RSCO), lequel sera noté par des professeurs du secondaire et constituera la première étape du baccalauréat (coefficient 6).
Ce rapport devra suivre le format règlementaire et sera évalué selon les critères suivants :

  • Précision de l’analyse du lieu de travail et de ses exigences
  • Justesse de la description des compétences développées […]
  • Le rapport ne devra pas dépasser trente pages dactylographiées. » On apprend tout de suite que Valentin a « dépassé » en rédigeant 378 pages.

Le début du livre est marqué par le style compassé de Valentin, qui imite le ton du guide de rédaction du rapport (Valentin est une « éponge » et il peut ainsi répéter tous ce qu’il a lu ou entendu, du guide touristique aux propos de coloc et sa langue est curieusement bigarrée). Ainsi Valentin écrit :

« J’ai sélectionné « Culture », éducation » et « social ». Ces préférences ont été motivées par le fait que je n’aime pas du tout être dehors, alors déjà c’était hors de question que je choisisse par exemple « Voirie » et « Nature ». Lors de la discussion avec Madame de Panafieu, il a été en effet déterminé que j’étais d’un tempérament plutôt adverse à l’environnement urbain, et aussi à l’environnement rural et à l’environnement naturel. Selon Madame de Panafieu, il est manifeste que mon champ de compétences préférentiel s’exerce dans des lieux clos (exemple : maison). »

Le pauvre Valentin va devoir exercer dans le parcours « santé », partir loin, seul, rencontrer des « personnalités non conventionnelles » et constater que « la vie nous jette parfois au-devant de défis imprévus », comme dit madame Panafieu, mais qu’avec un bon tempérament on peut arriver à aimer ce qu’on détestait. Il « aiguise son relationnel », c’est-à-dire se force à parler aux gens.
Grâce à ses colloc, Valentin découvre la vie en communauté, les bibliothèques (la description par Valentin des publics de la bibliothèque vaut le détour ! p. 114-115), la pratique d’un instrument de musique (il devient virtuose de l’accompagnement des chansons de Françoise Hardy et se produit sur les marchés, vêtu d’une mini robe Mondrian).
Quant à son travail sur l’unité Mnémosyne, il est mi tragique mi comique et les pensionnaires sont très divers, les uns totalement dupes de l’univers factice, copie des sixties, jusqu’aux informations télévisuelles, qu’on leur propose (comme dans le film « Good bye Lénine »)et les autres moins, ce qui donne des scènes cocasses et touchantes. Valentin finit par s’interroger pour savoir si ces unités, « Disneyland de la démence »  sont une « méthode révolutionnaire pour le bien être des patients » ou une entreprise cynique.
Et puis il faudrait ajouter l’histoire de tous les personnages rencontrés par Valentin, et surtout de Sola, médecin de l’unité, son tuteur de stage, avec son histoire d’amour et de deuil, très belle.
Mais je n’en dirai pas plus (j’ai dépassé) : lisez ce livre, vous verrez, c’est un régal !

La Pierre de lune

La Pierre de lune
Rémy Simard
La Pastèque, 2019

Sortie scolaire intersidérale

Par Anne-Marie Mercier

Madame Ginette, institutrice, emmène ses élèves au Cosmodôme. « Échappant à sa vigilance » comme on dit, et rusant avec les gardiens, deux de ses élèves volent une fusée et débarquent sur la lune, pour aider leur amie Lucie qui, dit la maitresse, est toujours dans la lune…
Le propos est mince, les situations classiques (pluie de météorite, rencontre d’un monstre, etc.), mais les illustrations sont explosives et drôles. Pour les élèves du Québec qui ont l’occasion de visiter ce lieu (situé à Laval) où l’on cherche à les mettre en immersion cela doit être un joli souvenir.

 

La Déclaration. L’histoire d’Anna

La Déclaration. L’histoire d’Anna
Gemma Malley
Traduit (anglais) par Nathalie Peronny
Helium, 2018

Adolescente-Servante : l’immortalité sans partage

Par Anne-Marie Mercier

Si la question de l’allongement de la vie, voire de l’immortalité, est au cœur de nombreuses fictions de littérature générale, (Auprès de moi toujours de Kazuo Ishiguro, La Possibilité d’une île de Houellebecq, Notre Vie dans les forêts de Marie Darrieussecq…), la littérature pour enfants suit la même vogue (Judith et Bizarre, par exemple) aussi bien que celle adressée aux adolescents; c’est le cas de ce roman, premier volume d’une trilogie.
Dans cette dystopie, des enfants et jeunes adolescents sont enfermés et éduqués dans un pensionnat extrêmement strict et rude dans lequel on leur apprend qu’ils sont des « surplus » qui n’auraient pas dû naître. Ils sont destinés à servir les autres, les adultes immortels qui ont renoncé à avoir des enfants pour maintenir la population humaine en équilibre.
Anna est une « surplus » modèle, fidèle exécutante d’une directrice tortionnaire qu’elle révère, désireuse d’être exemplaire, parfaite servante de cet ordre. Un jour, arrive un garçon qui lui dit qu’elle a des parents qui l’aiment et qui l’attendent, « dehors ». Ils ont rejoint la résistance qui cherche à renverser cette société.
Au-delà du suspens, très présent, et des multiples rebondissements du roman, c’est le personnage d’Anna qui est le plus intéressant : sa soumission à un ordre qui l’écrase et l’humilie, ses refus de considérer l’étranger comme un ami possible, ou ses parents comme des êtres qu’elle pourrait comprendre et non haïr font d’elle une héroïne complexe et riche. Les personnages secondaires sont eux-aussi originaux.
Enfin, que ce roman d’anticipation ait recours aux vieilles ficelles du roman populaire du dix-neuvième siècle pour mener son intrigue, au mépris de toute illusion de vraisemblance – même futuriste – n’est pas le moindre de ses paradoxes.