Poing levé

Poing levé
Yaël Hassan
Le Muscadier 2021

Quelques jours en mai juin 2020

Par Michel Driol

Dans la famille Bellerose, d’origine antillaise, il y a le père kiné, la mère coiffeuse, deux jumelles en école d’infirmière, et Junior, le héros de l’histoire, bon élève de 4ème. Durant le confinement, il doit préparer un exposé sur une personnalité qui a changé le cours de l’histoire : il a choisi Tommie Smith, le coureur américain qui a levé le poing sur le podium aux jeux olympiques de Mexico en 1968. Tandis qu’il hésite entre Anissa et de Yasmine, deux filles de sa classe, c’est Anna, sa voisine, avec laquelle il va sympathiser, qui va l’aider à préparer son exposé, et dont il va finalement tomber amoureux.

Ecrit à la troisième personne, ce roman polyphonique rend compte d’une actualité brûlante, et de la période de la fin du confinement. S’y croisent en effet des extraits de l’autobiographie de Tommie Smith, la mort de George Floyd aux Etats Unis à travers des flashs du journal télévisé, des documentaires résumés, dont on a l’adresse pour aller les revoir, des articles sur les préjugés, mais aussi des échanges de SMS. S’y croisent aussi les paroles singulières des membres de la famille Bellerose, des amis de Junior, le regard d’Anissa et de Yasmine sur l’actualité française, l’affaire Adama Traore, les violences policières ou les contrôles au faciès. Le roman vaut donc par ces voix singulières, et par la galerie de personnages secondaires qui vont des grands parents de Junior restés aux Antilles à ses amis, Arthur, d’origine asiatique, Anna, d’origine polonaise, Yasmine et Anissa, d’origine maghrébine, voire à une ancienne déportée qui porte encore un numéro tatoué sur le bras.  Tout cela laisserait croire à une France black-blanc-beur, mais le roman s’avère moins optimiste qu’il n’y parait. Ce sont des clans, par origine, qui se forment au collège. C’est Anissa, jeune fille rieuse, qui est en fait sous la coupe de son grand frère, islamiste intégriste, et que l’on voit porter le voile. C’est Yasmine qui constate qu’on ne se mélange pas en fait, et que chacun reste dans son clan, son groupe, sa communauté pour sortir ensemble. Pour autant, le roman n’est pas complètement désenchanté. D’abord parce que l’histoire de Tommie Smith, reçu par le président Obama, montre que les choses peuvent changer, et qu’on n’est pas condamné au communautarisme. Ensuite parce que Junior veut échapper à ces déterminismes socio-culturels et veut combattre les préjugés, parce qu’avec ses sœurs et Anna il participe à un rassemblement pour protester contre les violences policières. Le roman est un appel à ne pas faire d’amalgame, à faire la part des choses, à s’interroger sur les préjugés, les manipulations d’opinion d’où qu’elles viennent, à dialoguer, même si les points de vue sont différents.

Un roman sur le monde contemporain, dans lequel on retrouve la force narratrice de Yaël Hassan, l’importance qu’ont pour elle l’histoire et le souvenir, et l’espoir en un monde plus fraternel.

Ferme

Ferme
Lisa Jones et Edward Underwood
Flammarion, Père Castor, 2020

La ferme en poussette

Par Anne-Marie Mercier

Il est intéressant de voir ce que cela donne quand un éditeur de « vrais » livres tel que le Père Castor de Flammarion se lance dans le livre en tissu (ou livre de poussette puisqu’il est conçu pour pouvoir y être accroché).
Le résultat est intéressant. Tout d’abord, même si l’objet est livré dans une boite, il imite un vrai livre, avec une tranche sur laquelle se lit le titre (appelant à la collection sur l’étagère ? Il y a trois autres titres des mêmes auteurs). À l’intérieur, on trouve presque une histoire avec les saluts du « héros » (le bébé Hector) à la première page et à la dernière. Au milieu, même si c’est énoncé en phrases complètes et simples, c’est un parcours plus proche des livres traditionnels pour bébés, avec des portraits successifs : le tracteur, la poule et ses poussins, la vache, le mouton, les cochons, le coq, chacun avec son cri.
Couleurs vives, formes simples, et en bonus des pages matelassées, plus une qui crépite.
Les époux Jones-Underwood collaborent dans un travail de création de cartes de voeux et objets décoratifs dans le cadre du Lisa Jones Studio.

 

Bienvenue

Bienvenue
Marta Comin
Les Grandes personnes, 2021

Less is more

Par Christine Moulin

L’objet, avant même qu’on ne le découvre, est un chef d’œuvre de mignonitude, comme on dit maintenant, parfois: c’est un carré tout blanc avec deux trous qui figurent des yeux, bleus, et un petit museau rose (on comprendra plus tard que ce sont ceux d’un lapin). La lecture déroule ensuite, sur la page de gauche, colorée en jolies teintes pastel, une douce litanie, rythmée par le mot « bienvenue » et par l’adresse à l’animal que nous sommes invités à découvrir en dépliant la page de droite. Les pliages sont toujours très simples et parfaitement évocateurs: que ne peut-on faire avec du papier blanc et une minuscule touche de couleur! C’est à l’émerveillement qu’invite ce beau livre, dont la dernière phrase célèbre la vie et la naissance: « Bienvenue courageux petit oiseau ». C’est un beau cadeau, somme toute.

Le Mur

Le Mur
Caroline Fait – Eric Puybaret
La Martinière jeunesse 2020

L’ami perdu

Par Michel Driol

Deux enfants se voient séparés par un mur construit au milieu de ville. A la télévision, on dit  que de l’autre côté ils sont des ennemis. Le narrateur se demande qui a construit le mur, et tente de faire passer des messages à son ami par delà le mur. Jusqu’au jour où un papier lui parvient, dont il croit reconnaitre l’écriture. Alors il décide de quitter ses parents et de passer de l’autre côté.

Voilà un album dont la fin reste suspendue, comme le héros, entre ciel et terre, et qui se clôt sur le mot « libre ». De fait, comme tous les bons albums, il pose plus de questions qu’il n’apporte de réponse, et incite le lecteur à s’interroger avec le personnage central, un enfant attachant, séparé de son copain Do alors qu’ils viennent de se disputer, et confronté à l’univers des adultes qui sépare au lieu de réunir. C’est là que réside la force de l’album, dans ce regard et ces mots d’enfant, qui prend seul sa décision et résiste, à sa façon, à l’embrigadement pour s’émanciper de sa famille et de la moitié de la ville dans laquelle il est contraint de vivre. Le texte est particulièrement travaillé, pour permettre au lecteur de sentir les interrogations, les doutes et les peurs qui assaillent le narrateur, faisant de celui-ci un véritable personnage tendu par un seul but : retrouver l’ami perdu. Les illustrations sont elles aussi très expressives : nous sommes dans une ville à la fois réaliste et stylisée, à la manière d’un décor de théâtre où l’on croise des personnages déshumanisés : soldats installant les barbelés traités comme des pantins, passants réduits à des pieds ou des visages, scènes d’affrontement aux couleurs violentes… L’illustrateur sait aussi jouer sur les couleurs, de plus en plus sombres, jusqu’à la libération finale sur fond blanc.

Lisant l’album, le lecteur adulte ne peut que songer à tous les murs qui ont coupé des villes au XXème siècle. Le lecteur enfant, qui n’aura pas forcément toutes les connaissances historiques et culturelles, se retrouvera confronté à ce risque d’autant plus absurde qu’il est sans cause, et sera sensible au message humaniste de cet album réussi à tous les points de vue.

Le Gecko vert de Manapany

Le Gecko vert de Manapany
Yves-Marie Clément, Simon Bailly
Éditions du Pourquoi pas, 2020

Fable réunionnaise écologique

Par Anne-Marie Mercier

Que découvre-t-on le mieux dans cet album ? La flore et la faune de l’île de la Réunion ? un petit lézard vert fort sympathique qui se nourrit de moustiques ? Les vertus de l’argumentation par l’exemple ?
L’argument (ne pas utiliser des pesticides mais tenter de trouver des moyens naturels pour les remplacer) est porté par une jolie histoire de voisinage : des enfants arrivent à transformer leur nouveau voisin, Monsieur Raltoultan et à faire de lui un amoureux de la nature, comme eux. Les illustrations montrent cette belle nature en alliant vert et bleus dans un décor aux lignes simples et proposent ainsi un très joli voyage qui donne envie de découvrir les lieux où vit ce petit Gecko dont l’espèce est menacée d’extinction.

L’Attrape-Malheur, tome 1 : Entre la meule et les couteaux

L’Attrape-Malheur, tome 1 : Entre la meule et les couteaux
Fabrice Hadjadj, illustrations de Tom Tirabosco
La Joie de lire, 2020

Sombre, très sombre

Par Anne-Marie Mercier

L’intrigue du roman tient à ce qu’est le personnage inventé par Fabrice Hadjadj : à lui tout seul il contient le cahier des charges du projet d’écriture. Un attrape-Malheur est un être que rien ne peut atteindre ni blesser directement. Inversement, il souffre à la place de ceux qu’il aime. La deuxième caractéristique fait le malheur du héros : après avoir compris qu’il pourrait mourir à leur place, ses deux parents font tout pour détruire l’amour qu’il a pour eux, pour son chien, pour une petite voisine… Se croyant trahi par tous, écrasé par la cruauté des êtres qui lui étaient les plus proches, l’enfant est recruté par un cirque ambulant. Il y développe la première caractéristique de sa nature : sous le nom de scène du « Môme même pas mal » il se produit sur la piste pour subir toute sorte d’avanies. Coupé en morceaux, jeté du haut d’une tour, noyé… rien ne l’atteint mais son cœur reste de glace, jusqu’à ce qu’il rencontre le regard d’une princesse…
Le récit est mené dans un univers médiéval sombre et cruel, dans un contexte de lutte entre différents rois (le môme en sera l’enjeu futur) et de sombres complots. La galerie de monstres du cirque est d’abord inquiétante avant de révéler des êtres qui peuvent être chaleureux (mais dont il faut tout de même se méfier). Quant au directeur du cirque, le mentor du jeune homme, il cache plus d’un secret.
Ce récit très sombre est éclairé par de beaux passages, souvent contemplatifs, comme celui-ci : « Jakob ne regarde pas les ponts mais au-dessus, dans le ciel bleu et blanc.  Des étourneaux se rassemblent pour migrer vers le sud. Ils forment une masse de points noirs qui se plie, se déplie, se replie sur elle-même, forme des volutes toujours neuves, se soulève et s’abat telle une vague en pointillé échappée de l’océan, libérée du littoral et de toute pesanteur. C’est un immense filet pour attraper les oiseaux qui s’est changé en un filet d’oiseaux qui attrape le ciel « . Les illustrations en noir et blanc (bois gravés, fusain ?) traitent l’histoire et les personnages de manière tout aussi contrastée, entre émerveillement et noirceur.
L’ensemble est très original et de plus en plus prenant. Si un héros sans affection peine à produire de l’empathie, Jakob devient au fil du roman une figure complexe et entraine le lecteur dans la confusion de ses sentiment.

 

Le dernier des loups

Le dernier des loups
Mini Grey
Rue du Monde 2020

Une version verte du Petit Chaperon Rouge

Par Michel Driol

Munie de son fusil à bouchon, Rouge part chasser le loup dans la forêt, ce qui n’inquiète pas sa mère, puisqu’il y a bien cent ans que les loups y ont disparu. Mais, après avoir pris un sac poubelle et une souche pour l’animal tant désiré, elle se perd, et se trouve face à une porte derrière laquelle vivent confortablement et misérablement le dernier ours, le dernier lynx et le dernier loup. Tout en buvant le thé, ils lui racontent la vie d’avant, partagent son gouter, et la raccompagnent chez elle. Et Rouge décide de replanter des arbres pour qu’ils retrouvent leur vie naturelle.

Conçu comme une réécriture du Petit Chaperon Rouge et de Pierre et le loup (voir en particulier l’illustration de l’héroïne avec son fusil à bouchon), avec humour, l’album évoque la conversion écologique à échelle d’enfant, et notre rapport aux animaux. Réfugiés dans un logement qui semble confortable, les animaux sauvages souffrent d’avoir du mal à trouver leur nourriture (dans les poubelles) et regrettent l’époque où ils chassaient pour vivre. Pas de mièvrerie ou de sentimentalisme donc : les animaux sauvages sont faits pour en chasser d’autres, même s’ils vivent dans une maison civilisée où l’on croise aux murs des portraits de loups célèbres. La forêt primitive est réduite à un mince square dans la ville : l’album se clôt sur la notion du temps long qu’il faudra pour la restaurer. Texte et illustrations sont intimement imbriqués. L’image est foisonnante de détails croustillants (vêtements des animaux pour aller en ville, portraits sur les murs). Les décors sont particulièrement  soignés, et les cadrages expressifs.

Un album plein d’action, de surprises, pour nous conduire, non sans malice, à revoir notre rapport aux animaux sauvages

 

Ma Petite Mésange

Ma Petite Mésange
Gerda Muller, Sophie Chérer (texte)
L’école des loisirs, 2020

Petit doc pour petits oiseaux

Par Anne-Marie Mercier

Avec une légère trame fictive (une petite mésange appelée Tulip, des grands parents mignons dans une maison à la campagne avec une deux-chevaux, un petit-fils en vacances) cet album présente la vie des mésanges, d’une saison à l’autre, en commençant par l’hiver où l’on voit le couple d’humains fournir des graines aux oiseaux.
Au printemps, « Tulip est amoureuse » et fonde une famille avec Pitiou. Des petits naissent, on assiste à leur croissance et à leurs progrès – tous ne survivent pas – et à leur envol loin du nid.
On voit comment nourrir les oiseaux et avec quoi (pas de miettes de pain !). On voit Julien et son grand père (et la grand-mère alors, elle ne bricole pas ?) confectionner un nichoir et un bel abri à graines dans l’atelier. Et surtout on voit les délicieuses images de Gerda Muller où plumes et poils font de soyeux effets. On avait beaucoup aimé son talent et ses images un peu surannées dans La Fête des fruits, on le retrouve ici concentré sur les mésanges et sur d’autres petits oiseaux représentés eux-aussi très délicatement (troglodytes, roitelets…), tantôt sur fond blanc comme dans une encyclopédie, tantôt dans un décor simple proposant des fonds aux couleurs intenses et variées.

 

 

La Fête des fruits

 

Je connais peu de mots

Je connais peu de mots
Elisa Sartori
CotCotCot Editions 2021

Oser prendre la parole

Par Michel Driol

Drôle d’objet que ce leporello qui se lit à l’infini, un peu comme un ruban de Moebius, puisque quand on l’a retourné, on se retrouve sur la première page. Il y est question de la langue, celle qu’on apprend, avec difficulté, car outre les mots, il y a aussi la syntaxe à maitriser, avec ses règles, et ses exceptions. Mais, malgré cela, il y a la communication, le lien, et l’envie d’apprendre d’autres langues, d’aller vers d’autres cultures… dont on ne connait que peu de mots… à l’infini.

L’album questionne notre rapport à la langue dans un texte d’une grande sobriété pour en dire l’essentiel : à la fois le sentiment d’échec et de découragement face à l’ampleur tâche et la réussite du lien établi et entretenu, malgré tout. Belle leçon d’espoir et d’ouverture aux autres donc : aller au-delà de ses doutes, de ses insuffisances pour prendre conscience de ses réussites dans le domaine langagier ! Et belle façon de parler de notre bien commun, la langue, que chacun fait sienne peu ou prou. Tout cela est illustré par des dessins à l’encre bleue représentant une danseuse stylisée, d’abord comme noyée dans un océan face à l’immensité de la langue qui la submerge, puis émergeant petit à petit d’une sorte de pluie jusqu’à vouloir replonger encore dans l’eau de la langue.

Un livre accordéon poétique pour donner confiance à toutes celles et ceux qui se sentent en insécurité linguistique !

 

 

 

Notre Boucle d’or

Notre Boucle d’or
Adrien Albert
L’école des loisirs, 2020

Le nouveau Boucle d’or

 Par Anne-Marie Mercier

Le conte de Boucle d’or est ici nettoyé de ses rituels surexploités à l’école (le jeu sur petit/ moyen/grand, etc.) pour revenir à sa racine : un enfant s’introduit dans une maison d’animaux (très anthropomorphisés puisqu’ils possèdent maison, table, chaises, bols et lits), il y met un certain désordre pendant leur absence (un bol est cassé, il y a du chocolat partout), et s’endort. Il s’enfuit à leur retour.
Mais il y a d’autres modifications : l’enfant est un petit garçon (aux boucles blondes), et les ours (désignés comme « le gros papa ours » et « la grosse maman ours » – belle égalité – et « le tout petit ourson ») sont plutôt gentils : loin d’être en colère, ils commencent à avoir peur de la « bête » qui s’est introduite chez eux, puis, attendris par l’enfant, ils le ramènent sur leur dos jusqu’à à la lisière de la forêt, mais pas plus loin car il ne faut pas exagérer la proximité avec les humains.
La modernité vient aussi du traitement des images : si de l’extérieur la maison a l’air d’un jouet et les ours de figurines en plastique trop grosses pour y tenir, l’intérieur est vaste, composé de plusieurs pièces et d’un étage. Les couleur franches et contrastées, les angles de vue variés et les effets d’échelle apportent du dynamisme et de la dramatisation à l’histoire, de même que la disposition des images, parfois organisées en séquences proches de la BD. La dramatisation est aussi accentuée par les interventions du narrateur qui s’indigne du comportement de l’enfant, s’adresse à lui pour lui enjoindre de ne pas, puis  qualifie ce qu’il a fait de « grosse bêtise », pour frémir ensuite sur ce qui arrivera… L’ensemble est beau, vivant et très réussi.