Peut-être que le monde

Peut-être que le monde
Alain Serres, Chloé Fraser
Rue du monde, 2015

La Création en couleurs

Par Anne-Marie Mercier

« Peut-être que le monde n’était d’abord qu’une paisible et longue nuit »…

 

 

Au commencement est… le noir, d’où jaillissent les couleurs : d’abord le bleu , d’où naît l’eau et tout ce qui vit dans l’eau.

Ou bien c’est le rouge qui a surgi le premier, le feu, et de lui est née la chaleur qui donne vie aux végétaux et aux animaux.

Mais c’est peut-être le vert qui, un matin « a poussé son premier cri ». Ou encore c’est peut-être une étoile, noire parmi les autres, qui s’est changée en soleil d’où a jailli le jaune, et avec lui le monde des humains, les continents, l’histoire…

Chaque séquence consacrée à une couleur se déroule sur des doubles pages d’abord noires, puis formant un paysage minimal en noir et blanc qui se remplit peu à peu d’êtres et de couleurs variés pour s’achever sur un gros plan, une gigantesque pupille noire sur un fond saturé de couleur ; elle nous regarde et nous invite à plonger dans ce regard. La dernière de ces pupille contient en elle les continents, tous de la même couleur, image de l’unité du vivant et donc du genre humain.

Ce superbe album au format allongé est à la fois une œuvre d’art, un beau travail sur les contrastes, le noir, le blanc et les couleurs, un texte poétique qui propose un récit paisible et rêveur sur les origines du monde, et une réflexion sur la création, aussi bien celle de l’univers que celle des peintres et des poètes. A savourer et à méditer.

Que du bonheur !

Que du bonheur !
Rachel Corenblit
Rouergue 2016

2 minutes 35 de bonheur…

Par Michel Driol

L’année de seconde d’Angela. Tous les malheurs fondent sur elle : nez cassé, divorce des parents, trahison de la meilleure amie, redoublement annoncé, vacances chez le grand-père en Ariège puis au camping avec sa mère, et rentrée de l’année suivante. Et pourtant, si elle se prénomme Angela, c’est en hommage à Angela Davis…  Le roman se présente comme un journal d’ado, avec des photos, des dessins, des notes marginales.

Ce n’est pas l’histoire qui fait l’intérêt du roman : Angela n’est pas la première adolescente, mal dans sa peau à 15 ans, un peu boulimique, se confrontant à l’amour et à la trahison, dont la littérature de jeunesse fait le portrait. L’intérêt vient du ton, décalé et humoristique, avec lequel Rachel Corenblit raconte cette histoire à travers une série de scènes toutes plus drôles les unes que les autres. Cet humour plein d’entrain, rythmé, marque une prise de distance salutaire avec la difficulté à vivre l’adolescence et la grisaille du quotidien. Parmi les morceaux d’anthologie, citons la liste de ce que je peux manger (comme un hommage à Perec), la typologie des bouletus hominus souffre-doulourus (communément appelés « boulets »), l’analyse littéraire de la chanson de Sylvie Vartan 2 minutes 35 de bonheur, et la critique des textes que l’on doit lire pour passer le bac, de Madame Bovary aux Misérables, en passant par les Fleurs du Mal et l’Amour au temps du choléra : de quoi préparer des générations de traumatisés, tant ces textes ne parlent que de malheur ! Cet humour n’empêche pas l’expression des sentiments, comme ceux, contrastés, qu’éprouve Angela pour son grand-père paternel, un veuf qui vit dans une ferme inconfortable de l’Ariège, ou pour sa mère qu’elle découvre luttant contre le temps avec ses crèmes.

A la fois un roman de l’échec (échec du couple des parents, échec de l’identification à Angela Davis, échec d’une année scolaire…) et de l’espoir (la dernière scène montrant que la roue de la fortune peut tourner) narré par une anti héroïne, victime sympathique dont l’humour est la politesse du désespoir.

 

Lettres à mon cher Grand-père qui n’est plus de ce monde

Lettres à mon cher Grand-père qui n’est plus de ce monde
Frédéric Kessler, Alain Pilon
Grasset jeunesse, 2017

Beau duo pour un beau doublé

Par Anne-Marie Mercier

Frédéric Kessler et Alain Pilon tiennent avec leur deux volumes les deux bouts de la chaine de la vie: après ses lettres adressées à son petit frère in utero, Thomas écrit à son grand-père mort et enterré. On retrouve le ton agacé et impérieux du petit épistolier : ses reproches quant à la date de la mort (trois jours avant Noël = conseil, choisissez le jour de la rentrée par exemple, où tout le monde est triste…), ses réflexions sur le fait que le grand-père ne réponde pas, n’a pas arrosé les fleurs sur sa tombe…

Des vérités  finissent par sortir  (l’ennui, les difficultés du grand-père, bien diminué), le chagrin connaît ses crues et ses décrues, en suivant la progression de la compréhension  de ce qu’est la mort : une absence totale et définitive. Restent les photos, les souvenirs, la découverte du grenier et d’autres photos, où l’on voit que  le grand-père a été lui aussi un petit garçon, un bébé… Thomas  ne va pas jusqu’à déduire que, en bonne logique, lui aussi, petit garçon, mourra un jour ; mais on s’en approche. C’est dire la retenue de cet album qui avance prudemment et pas-à-pas sur une question que d’autres affrontent frontalement. C’est bien : il faut de tout en littérature de jeunesse, pour tous les âges et toutes les sensibilités (Frédéric Kessler a publié un petit roman intitulé A Mort la mort chez Thierry Magnier).

On retrouve l’humour léger du premier opus, mais il est tempéré par l’absence des réponses du grand-père, ce qui nous prive de l’échange savoureux que l’on avait dans l’album précédent : on comprend que les auteurs, qui ont mis en scène un échange de lettres débutant avec un embryon tout juste formé, on été rattrapés par le souci du réalisme  et n’ont pas souhaité donner une équivalence de vie à un à peine conçu et à un tout juste mort. Oui, le bébé est une personne – et le mort non. Cet album porte ainsi, malgré l’humour de la situation, une gravité qui fait ressentir la solitude de l’enfant. Comme dans le premier album, les adultes sont totalement absents, mais – belle trouvaille ! – le grand-père apparait dans une dernière vignette, lisant Babar à son petit-fils.

Bel hommage du dessinateur Alain Pilon dont, au fait, le style et la palette de couleurs sont proches de celles de ce grand ancêtre – son grand-père spirituel ? Une définition fine de son style sur Its nice that :  » between the quaint, minimal children’s book illustration of yore and a far more contemporary slant on comic book arts, with half-tone dots and monochromatic palettes a’plenty. The result is aesthetically pleasing and easy to digest, without losing out on any of the inherent humour ».

Bravo au duo d’artistes!

 

Lettres à mon cher petit frère qui n’est pas encore né

Lettres à mon cher petit frère qui n’est pas encore né
Frédéric Kessler, Alain Pilon
Grasset jeunesse, 2015

Bienvenue, monsieur bébé !

Par Anne-Marie Mercier

Cet album est une belle surprise. Il est rare de voir un « album épistolaire », encore plus rare d’assister à un échange entre un enfant et son frère à naître. Pourtant ce ne sont que des sujets bien communs qui y sont abordés ; la jalousie de l’aîné, ses interrogations, son agacement devant la lenteur du processus, l’affirmation de ses droits…. Du côté du petit, c’est moins convenu : encore plus de questions et d’incompréhension, des demandes de renseignements et d’aide, l’affirmation de sa faiblesse.

Le détail est plein d’humour ; l’aîné prévient : « l’hiver on grelotte et l’été on transpire. On mange à heure fixe et pas moyen de grignoter entre les repas ». A quoi le petit répond en s’inquiétant de sa nudité et en demandant la météo prévue pour le jour de sa naissance. Cet échange se fait sur un ton suranné, dans un style très soutenu : « je suis bien aise d’apprendre que l’on ne parle que de moi » dit le petit, à quoi le grand répond à « monsieur qui se prend pour le centre de l’univers » : « au centre du monde j’y suis moi aussi et j’y reste ! », signant « Votre grand frère agacé ». Adresses et signatures varient et se répondent, le ton évolue, jusqu’à une connivence, une demande de tutoiement, l’échange des prénoms. Les dessins, sur la « belle page », sont eux aussi à l’ancienne, imitant l’impression des couleurs sur planches. Ils font alterner des images assez classiques représentant un univers d’enfant et d’autres, sur fond noir, montrant de manière plus décalée le monde dans lequel médite le futur bébé.

Après demain… la suite : Lettres à mon cher Grand-père qui n’est plus de ce monde…

Mamie Coton compte les moutons

Mamie Coton compte les moutons
Liao Xiaoqin – Zhu Chengliang
HongFei 2016

C’est un volet qui bat, c’est une déchirure légère… l’absence la voilà

Par Michel Driol

Mamie Coton n’arrive pas à dormir. Elle compte et recompte les moutons, mais à chaque fois, pense à quelque chose qu’elle n’a pas fait, et va le faire : rentrer le pot de chrysanthèmes, graisser les gonds de la porte, faire rentrer le chien… Puis elle va se promener dans le village endormi. Enfin papi Coton revient de sa visite dans sa famille. Et mamie Coton, tranquille, s’endort enfin.

Habituellement, c’est un enfant que la littérature de jeunesse place dans cette situation de ne pas pouvoir – ou de ne pas vouloir – se coucher et s’endormir. Cet album déplace la perspective,  choisissant une petite grand-mère, dont on ne découvre qu’à la fin les raisons de son inquiétude. Les menus  gestes du quotidien deviennent alors une façon de tuer le temps, d’autres ne prennent sens qu’à la fin : la lanterne accrochée à la branche du grand arbre, le regard de la grand-mère porté sur le chemin. Ce qui frappe dans cet album, c’est la quiétude apparente du personnage ; sourire quasi énigmatique perpétuellement accroché à ses lèvres, sourire qui s’élargira à l’entrée de papi Coton, c’est aussi son attention aux autres, qu’ils soient végétaux, animaux ou humains, faisant d’elle un personnage empreint de bienveillance avec lequel le lecteur entre, de suite, en empathie.

Le décor, particulièrement soigné, contribue aussi à dessiner ce personnage par son cadre de vie, celui d’une maison chinoise, avec son poêle, sa scie à bois, les gousses d’ail pendues, la lampe à pétrole. Au-delà de la maison, c’est le village, avec ses ruelles en escalier qui semble dominer une plaine : c’est comme une vie de labeur paysan qui semble se profiler à l’arrière-plan. Les couleur font alterner des illustrations en teintes froides, en accord avec la nuit et l’angoisse non dite, et des teintes plus chaudes qui éclateront au moment de l’arrivée de papi Coton.

Un bel album pour dire l’amour simple et tendre qui ne s’en va pas avec le temps. Comme toujours, avec les éditions HongFei, l’inscription dans la Chine n’est pas simplement anecdotique mais atteint des valeurs universelles.

 

 

Chaton pâle et les insupportables petits messieurs

Chaton pâle et les insupportables petits messieurs
Gaëlle Duhazé
HongFei 2016

Délivrez moi de mes angoisses…

Par Michel Driol

Chaton pâle vit dans sa maison à l’orée du bois : il sort peu de chez lui – d’où sa pâleur – et il passe son temps à faire le ménage, cuisiner, nettoyer et lire. Chaque fois qu’il voudrait sortir de chez lui surgissent les insupportables Petits Messieurs qui n’aiment que la routine et adorent critiquer, le mettent en garde contre tous les dangers qui ne manqueront pas de survenir s’il entreprend quelque chose d’important. Jusqu’au jour où Grand-Mère Chat du Pissenlit fait irruption sur sa corneille géante qui se blesse en atterrissant. Malgré les mises en garde des Petits Messieurs, Chaton Pâle les accueille et Grand-mère Chat entraine Chaton Pâle dans la forêt tandis que les voix des Petits Messieurs se font de moins en moins entendre. Après le départ de Grand-Mère Chat, les Petits Messieurs déménagent, Chaton Pâle, qui fait désormais ce qui lui tient à cœur, devient Chat au Pelage de Vent.

La question des angoisses et de la confiance en soi est ici abordée de manière imagée. D’abord en mettant en texte et en images le dialogue intérieur entre l’individu – le Chaton, dont le nom seul est un appel à la protection et à la tendresse – et ses angoisses, personnalisées sous la forme des Insupportables Petits Messieurs. Et le contraste graphique est saisissant entre Chaton Pâle,  goutte au nez et mouchoir à la main,  aux grands yeux vides et ces créatures  monstrueuses, mi humaines, mi bêtes, menaçantes, agressives, envahissant tout l’espace de la page et du logement du chaton, donnant des conseils sans bienveillance aucune. L’album emprunte à la fois aux codes du roman (importance de certaines pages de texte) , de l’album (pages foisonnant de détails avec des teintes douces) et de la bande dessinée (présence de plusieurs vignettes sur la même page, bulles permettant de faire entendre les voix des Petits Messieurs ou de Grand-Mère), ce qui diversifie et renforce le dynamisme de la narration. Par ailleurs, l’émancipation du chaton va de pair avec  sa représentation de plus en plus grande dans l’espace graphique.

Grandir, c’est se libérer de ses obsessions, de ses peurs, de ses angoisses, avec l’aide d’un autre bienveillant qui aide à s’ouvrir au monde : voilà ce qu’illustre – non sans humour – ce bel album.

 

Je veux ma tétine / Bernard et le monstre

Je veux ma tétine
Tony Ross
Traduit (anglais) par Anne de Bouchony
Gallimard jeunesse (l’heure des histoires), 2015

Bernard et le monstre
David McKee
Traduit (anglais) par Christine Mayer
Gallimard jeunesse (l’heure des histoires), 2015

Tétine thérapie / Des parents trop occupés

Par Anne-Marie Mercier

Une princesse accrochée à sa tétine, les multiples occasions où elle la perd, où on la lui enlève, la cache, ses colères, les leçons qu’on lui assène en vain jusqu’à l’argument final qui en aura raison… Les situations sont variées et drôles, les dessins pleins d’humour, et l’argument final (la tétine est l’objet d’un être fermé sur lui-même) convaincant, a priori.

 

 

Quand Bernard veut parler à sa mère ou à son père il a toujours comme réponse « pas maintenant Bernard », même lorsqu’il leur dit qu’il y a un monstre dans le jardin. Il faut dire qu’ils sont très occupés à des tâches très genrées (bricolage pour le père et vaisselle ou soin des plantes pour la mère). Le monstre dévore Bernard, entre dans la maison et…

Un joli petit album sur les parents trop occupés pour voir quoi que ce soit. On se demande comment le monstre va s’en sortir…

Les théories de Suzie

Les Théories de Suzie
Éric Chevillard, Jean-François Martin
Hélium, 2015

Par Anne-Marie Mercier

Pourquoi le ciel est-il bleu ? Qu’y a-t-il eu en premier, l’oeuf ou la poule ? Pourquoi la terre est-elle ronde? Comment fait-on les enfants ?
À toutes ces questions, Suzie à des réponses. Celles-ci sont à hauteur d’enfant, partant de ses sensations, de ses premières fois, de ses étonnements et développant sa logique, imparable.
Suzie a réponse à tout, et les illustrations d’une apparente simplicité de Jean-François Martin, où le rouge et le blanc dominent, montrent l’évidence de ses certitudes.

quelques pages sur le site de l’éditeur

 

La Valise de Lolotte

La Valise de Lolotte
Clothilde Delacroix
L’école des loisirs (Loulou et cie), 2014

Par Anne-Marie Mercier

Comment faire quand on est déçu par un cadeau d’anniversaire, trop raisonnable, trop utile ?  C’est l’expérience que fait le petit cochon Lolotte en découvrant une valise au lieu du costume de super héros dont elle rêvait. Grâce à ses amis qui lui suggèrent tous les usages possible de l’objet pour inventer de multiples jeux, tout finit bien.

Chaque double page de cet album au format carré, en carton épais, offre un univers différent et coloré, un florilège de jeux d’enfants, du « faire comme si » aux équilibres les plus hardis, pour les petits.

Depuis, on a fait mieux encore : allez voir Pablo et la chaise de Delphine Perret sur le site de l’éditeur : Les fourmis rouges : une petite merveille

L’explorateur

L’explorateur
Bonnefrite
Le Rouergue, 2015

Ecarquilleur d’yeux

Par Anne-Marie Mercier

Voici un album qui fait partie de la catégorie, rare autrefois mais de plus en plus nombreuse aujourd’hui, de ceux qu’on délaisse immédiatement ou qu’on regarde à l’infini.

Principe si simple qu’il en est étonnant : sur des pages colorées de formes a priori abstraites, on place des ronds noirs, représentant, a priori les jumelles ou l’écarquilleur d’yeux de l’explorateur, mais qui deviendront, si l’on cherche bien, des monstres, selon le principe que tout être humain cherche un visage dès qu’il en a un indice, même petit.

Belle matière, belles rencontres colorées qui exhibent parfois le geste qui les a créées, marquées de craquelures et de stries, les doubles pages offrent un espace où rêver, tantôt avec les deux « yeux » déjà en place, tantôt sans et c’est au lecteur de les fabriquer et de les placer.