Nos amies les bêtes

Nos amies les bêtes
Marie Colot et Françoise Rogier

Éditions À pas de loups, 2023

Une révolte qui fait mouche

Par Loick Blanc

Flash spécial, les animaux à fourrure et à plumes se révoltent, lassés d’être réduits à de simples produits de consommation !

Cet ouvrage, empreint des échos de La Ferme des animaux d’Orwell, expose avec perspicacité les réflexions sociétales contemporaines sur le bien-être animal. Les auteures cherchent à éveiller chez le jeune lecteur une conscience éthique concernant le traitement des animaux et notre relation avec la nature. Les bêtes aspirent à une évolution des mentalités.
Les loups, traditionnels prédateurs de la littérature jeunesse, tirent parti de l’agitation engendrée par la révolte pour s’attaquer aussi bien aux humains qu’aux animaux. Cependant, une résistance inattendue émerge de ceux-là mêmes qui étaient auparavant en conflit, trouvant dans leur diversité un terrain d’entente propice à la création d’une harmonie entre les bêtes et les hommes. Les prédateurs, quant à eux, se retirent dans la forêt, pansant leurs blessures et semblant adopter un régime végétalien, symbolisé par un changement chromatique du rouge sang au vert, incarnant la transition vers le végétal, souhaité par les animaux.
Toutefois, plutôt que d’opposer de manière radicale deux modes de vie, l’album se conclut sur une note humoristique avec une nouvelle révolte : les légumes manifestent contre ceux qui les consomment ! Ce dénouement, teinté d’ironie, nous place dans une boucle et ramène la question animale au centre de la réflexion. Doit-on radicalement transformer notre mode de vie ou bien réexaminer notre consommation d’un œil éthique envers les animaux et la nature, préservant ainsi l’harmonie entre les êtres humains et la nature telle que présentée dans l’album ?
Les pages intérieures des première et quatrième de couverture, illustrant des souris préparant leur propre manifestation contre le chat domestique, offrent un clin d’œil visuel à ce message anti-radicalisme. L’esthétique rétro des illustrations, soulignée par des sols à damier évoquant la traditionnelle nappe Vichy, se voit modernisée par sa couleur à la fin de l’ouvrage, incitant à la réflexion sur une nécessaire évolution de la société.
Nos amies les bêtes est donc un album qui ravira petits et grands, tout en invitant le lecteur à se questionner sur la société dans laquelle il veut grandir.

Une Semaine dans la peau de mon frère

Une Semaine dans la peau de mon frère
Nadia Coste, Silène Edgar
Syros, 2023

Tout un programme

Par Anne-Marie Mercier

Après Trois jours dans la peau d’un garçon, ou dans celle d’un personnage de fiction, ou un jour (c’est sans doute assez…), Vendredi, dans la peau de ma prof, le duo formé par Nadia Coste et Silène Edgar propose un autre changement de point de vue. Il est moins radical a priori : les deux héros sont tous deux humains, ils sont de même sexe, ont un âge proche, appartiennent à la même fratrie et vont en classe dans le même collège.
Mais entre le geek et le sportif, le courant passe mal. Cette expérience va donc les obliger à considérer la vie de l’autre, le considérer, prendre grâce à lui confiance en soi et en l’autre, avancer, pour bien sûr revenir à l’étape précédente, en mieux.
Le système de narration alterné est un peu sportif, de même que les interversions de prénoms (Kilian devient Nolan et vice-versa, mais seulement extérieurement, vous suivez ?) mais un système d’icônes permet de s’y retrouver.
On parcourt tous les lieux et thèmes du collège : la cantine, la cour, les salles de cour, le stade, le trajet depuis la maison, le harcèlement, les leaders, la question des notes, les révisions, les copains qu’on perd de vue en changeant de classe. On aborde de ombreuses questions sur les relations entre parents et enfants (travail domestique, une chambre à soi, libertés…) et cette famille est bien normale, c’est reposant. C’est aussi plein de bons sentiments, de refus du sexisme et du suivisme. Les personnages sont courageux, ou le deviennent, chacun à leur tour ; le personnage de la fille, conseillère, amoureuse, amie, est un moteur pour l’un comme pour l’autre et les autres personnages secondaires sont bien campés. Le récit étant pris en charge par les deux frères alternativement, l’un en cinquième, l’autre en troisième, et les auteures ayant fait le choix d’imiter sans grande fantaisie la langue de leur âge et de leur temps, ce n’est pas de la grande littérature, mais c’est très lisible, à tous les sens du terme la typographie est très claire et aérée).
Sur le même thème on peut aussi revenir aux classiques (je ne note que ceux qui proposent un changement de sexe) : Le Merveilleux Pays d’Oz (2e volume du cycle de Frank Lyman Baum), le très merveilleux La Nouvelle Robe de Bill d’Ann Fine et, plus récents, Dans la peau d’une fille, (Aline Méchin, 2002), Le Jour du slip, et Je porte la culotte (Anne Percin et Thomas Gornet, 2013) qui proposent deux points de vue dans deux parties d’un même volume selon le principe de la collection Boomerang). Pour les plus âgés, le roman un peu violent de Lauren McLaughlin, Cinq jours par mois dans la peau d’un garçon (Cycler, 2008), et le très conceptuel et malin A comme aujourd’hui (David Levitan, 2012) qui propose des sauts brefs (une journée) dans de multiples identités : décoiffant !

 

La belle Course

La belle Course
Henri Meunier
Rouergue 2023

Une vie

Par Michel Driol

Un chien court après un homme qui court après un oiseau… Un enfant court après une balle… des cœurs ardents courent après l’amour… Le travailleur court après le pain. L’ancêtre court derrière ses plaisirs d’antan. L’homme et le chien, couchés sur l’herbe, regardent l’oiseau s’envoler.

Il fait irrésistiblement penser à Prévert, ce texte d’Henri Meunier, par son ton, par sa poésie liée à la répétition des mots et des structures, par son côté inventaire de personnages et de situations, mais aussi par sa façon de parler des travailleurs qui courent après le travail parce qu’ils ont faim, et par sa façon d’embrasser, en quelques pages, toute une vie, de l’enfance à la mort, avec une grande simplicité. Comment parler, avec poésie, avec humanité, des vies simples des gens de tous les jours ? Tout est là, dès la couverture, 3 âges de la vie représentés en train d’aller de la gauche à la droite, une enfant, un adulte et un vieillard, chacun à son rythme.

Avec une solide construction textuelle et graphique, l’album nous plonge d’abord dans un parc où des enfants jouent. Puis on se retrouve dans un univers plus japonisant, celui de l’amour, sous les cerisiers en fleurs. Après la traversée d’un labyrinthe végétal, c’est la ville et le travail, un univers d’adultes, que l’on retrouve à l’intérieur d’une usine à fabriquer des origamis. En sortant de l’usine, une cour où des vieillards jouent aux boules avant de retrouver un cimetière et de regarder s’envoler l’oiseau. Ce qui assure la continuité graphique d’une double page à l’autre, c’est la course du chien, de l’homme, de l’oiseau que l’on retrouve sur toutes les pages. Et l’enfant ? Avec son maillot à rayures blanches et bleues, on le suit aussi, de page en page. Mais il grandit. Jeune adulte, il embrasse une fille. Puis il vend des journaux, entre à l’usine, où il travaille. Il est moins aisé à identifier sur la page suivante, peut-être ce personnage de dos, à cheveux blancs. On l’imagine dans la tombe… La richesse de cet album vient sans doute de cette double temporalité dont les illustrations rendent compte : la course d’un homme et d’un chien, la vie entière d’un autre homme.

SI l’album s’apparente aux structures en randonnée (au sens propre et figuré), les phrases portent aussi ce mouvement de fuite en avant, avec une progression thématique assez souvent  linéaire. Entendons par là que les derniers mots d’une phrase deviennent les premiers de la phrase suivante, créant ce mouvement perpétuel d’attente de la suite, du but de la course, de sa finalité. Tout ici a son importance : les prépositions : d’abord on court après, puis, à la fin, on court derrière…, les verbes de mouvement (relancer, égarer qui accompagnent l’omniprésent courir).

Au cœur du texte, comme une pause à dimension politique et sociale. Pause des ouvriers qui courent après le pain, le travail, attendent à l’entrée de l’usine, sont installés à un poste de travail, devant des chaines où se fabriquent de dérisoires cocottes en papier. Dimension sociale aussi dans ces propos rapportés de ceux qui ont le ventre plein : « le pain, il faut le gagner miette à miette ».

Quelle trace reste-t-il de cette vie à la fin, au moment de ce départ symbolique vers les nuages, le ciel ? Une belle course, faite d’un peu de jeu, d’un peu d’amour, d’un peu de travail, d’un ventre à remplir. C’est émouvant, mais c’est aussi une leçon de sagesse. L’invitation peut-être aussi  à prendre son temps, à profiter de l’instant, à ne pas vouloir être plus grand quand on est enfant.

On le voit, c’est un riche album, polysémique, poétique, plein de créativité textuelle et graphique. On en citera, pour finir, les dernières lignes, comme un ultime message déposé sur un ciel bleu :

De l’oiseau, oh,  de l’oiseau
de l’oiseau sage qui ne court après rien,
le ciel ne garde pas une seule trace.

Missak et Mélinée – Une histoire de l’affiche rouge

Missak et Mélinée – Une histoire de l’affiche rouge
Elise Fontenaille
Rouergue doado 2024

Prose pour se souvenir

Par Michel Driol

80 ans après l’exécution de Missak Manouchian, au moment de son entrée au Panthéon, Elise Fontenaille rend hommage, non seulement à Missak et Mélinée, mais aussi aux 23 fusillés du 21 février 1944, et, plus largement, à tous les résistants, dans un texte qui mêle subtilement fiction et documentaire biographique.

Le réel, il est bien là, dans le récit de la vie de Missak Manouchian, de son enfance marquée par le génocide arménien, qui fait qu’il se retrouve vite seul avec son frère ainé, dans un orphelinat syrien où il apprend le français et découvre la poésie. Puis c’est l’arrivée à Paris, où il devient un poète et intellectuel arménien, engagé, communiste, rêvant de retourner à Erevan. C’est enfin la guerre, l’entrée dans la Résistance où ses qualités humaines le conduisent à diriger le groupe FTP-MOI, constitué de résistants communistes d’origine étrangère. Le réel, c’est aussi l’histoire individuelle de quelques-uns des 23, c’est aussi la reproduction des lettres qu’ils écrivent à leurs proches, c’est aussi le récit de leur exécution documenté par le prêtre qui y assista, ainsi que par les trois photos prises par un soldat allemand. Le réel, c’est enfin la vie de Mélinée, les circonstances de l’écriture du poème d’Aragon, de sa mise en musique par Léo Ferré… et sa censure, à l’ORTF, jusqu’en 1982…

La fiction, elle est là, avec d’abord le récit (fantastique) qui encadre l’histoire de Missak et Mélinée. Récit dans lequel un adolescent, Jibril, marchant devant la fresque murale d’Artof Popof représentant Manouchian, est accueilli par Hermine qui lui offre à manger dans son restaurant arménien. C’est Hermine qui raconte ensuite l’histoire, explicitant les détails de la fresque. Mais le lendemain, le restaurant n’est qu’un rideau de fer rouillé… La fiction, elle est aussi là dans les dialogues, dans la construction littéraire des personnages de ce roman historique, afin de rendre plus sensibles les valeurs qu’ils incarnent, jusqu’à en mourir : le gout de la liberté, de la fraternité, le gout du beau et de la poésie, le refus de toutes les oppressions et de toute xénophobie.

En assumant aussi bien la dimension réaliste que la nécessité de la fiction, le texte sait s’adresser à des adolescents d’aujourd’hui en adoptant une grande variété de styles en fonction des époques relatées. L’enthousiasme de la jeunesse, ses aspirations, marqués par des phrases exclamatives, pleines de vie, entrecoupées de poèmes bien choisis de Villon, Hugo, Baudelaire… Puis la guerre, les actes de résistance, relatés en des phrases plus sobres, comme une façon de constater, de dire sans effet de style le courage et les dangers, puis de raconter, sans emphase, sans pathos, l’exécution des 23 résistants. A ce moment-là, la poésie a disparu, pour revenir à la fin avec le poème d’Aragon.

Texte essentiel pour l’autrice qui explicite les raisons très familiales qu’elle a eu à l’écrire, elle qui est issue d’une famille de résistants. Par-là, le texte assume bien toute une fonction de la littérature, de jeunesse en particulier – qui est celle de la transmission. Transmission d’une génération à une autre, transmission qui passe par les mots. Et ce n’est pas pour rien qu’on trouve la figure d’Hermine comme passeuse qui raconte cette histoire, dans une véritable mise en abyme, et que Jibril à son tour se met à écrire.

Faut-il enfin souligner l’actualité et la nécessité de ce texte, en ce début 2024, au-delà des effets d’anniversaire, dire à quel point il montre bien que ceux que l’affiche rouge présentait comme des terroristes étrangers étaient en fait plus français que bien d’autres, en ayant épousé les valeurs qui nous font vivre ensemble ? On laissera à Missak la conclusion de cette chronique :

Vous avez hérité de la nationalité française. Nous, nous l’avons méritée…

L’Amour en poche

L’Amour en poche
Eric Sanvoisin – Illustrations de Nadège Baumann
Editions du pourquoi pas ?? 2024

Chez elle, chez lui, chez eux, chez eux

Par Michel Driol

Depuis que ses parents se sont séparés, Youen a quatre maisons. Chez maman, soleil et gâteaux. Chez papa, guitare et chansons. Chez les parents de maman, histoires, gouter et chat. Chez les parents de papa, chien et bricolage.

La situation de Youen est celle de nombreux enfants d’aujourd’hui. Le texte suit le petit garçon dans les différentes maisons, mettant l’accent sur ce qui fait la singularité des adultes qui y habitent. Ce qui frappe, c’est la dimension des activités qu’on y pratique et surtout des plaisirs divers qu’on y éprouve, générant des bonheurs différents, tous indispensables à l’épanouissement de l’enfant. Comme un fil rouge entre toutes ces situations, chaque chapitre se clôt sur un objet transitionnel que chacun glisse dans  la poche de Youen, objet dont on ne connait que les qualités : précieux, fragile, lumineux et doux, objets symboliques de l’amour transmis. La poésie du texte vient de sa façon de métamorphoser le réel : ainsi l’explication de la séparation par des cœurs qui ne sont plus à l’unisson. Elle vient aussi des sensations qui envahissent le texte : sens des odeurs, du toucher. Elle vient enfin de la légèreté avec laquelle cette situation, possiblement lourde de tensions, est abordée, montrant que l’amour et l’affection sont les plus forts. Très colorées, très lumineuses, les illustrations de Nadège Baumann contribuent à réunir les quatre univers en composant des images du bonheur.

Un texte qui montre avec délicatesse la richesse de ce que chacun peut apporter à un enfant qui n’a pas à souffrir de la séparation de ses parents.

Chacun mon tour

Chacun mon tour
Didier Jean & Zad
Utopique 2023

Apprendre à  partager

Par Michel Driol

Une cour d’école maternelle et un seul vélo pour tous les enfants. L’héroïne attend son tour, pleure auprès de la maitresse, et quand son tour arrive, elle trouve que cela va trop vite. De dépit, elle jette le vélo par terre. Se sentant mal, elle va demander pardon à Luis, le suivant.

Apprendre à partager, c’est prendre en compte l’autre, et, quelque part, aller contre les tendances naturelles de l’enfant, qui veut tout pour lui, tout de suite. Mais c’est un enjeu important pour vivre en société. La situation présentée dans cet album, est de celles que l’on rencontre souvent avec les enfants. Le lieu, la cour de récréation, le contexte, moins de vélos que d’enfants, sont présentés ici avec réalisme et une certaine simplification (un seul vélo, des illustrations, un scénario et un texte sachant aller à l’essentiel) pour que l’album soit compris par les plus jeunes auxquels il s’adresse. Les auteurs font le choix d’un personnage de petite fille, narratrice, déterminée, et dont le langage est bien celui d’une enfant (c’est pas rigolo). Zad représente de façon expressive les divers sentiments qui la traversent (envie, plaisir, colère, honte). Tout est fait pour que le lecteur se reconnaisse et s’identifie à elle. Le seconde partie de l’album ne manque pas d’intérêt dans la façon de passer par l’exagération (exagération de l’illustration représentant le visage colérique de l’enfant) et la poésie. Ce sont les mains de l’enfant qui prennent l’initiative de devenir papillons pour aller se poser sur les épaules de Luis, belle façon de dédramatiser la honte et le pardon, parfois difficile à demander.

Malgré la simplicité de leur ligne claire, les illustrations présentent en second plan des enfants dans la cour, accrochés aux mains de la maitresse, en petit couple surmonté d’un cœur… dans des couleurs très lumineuses, rendant compte aussi de la diversité de ce qui se passe pendant une récréation.

Un album qui, avec humour, dans la bonne humeur, se veut éducatif, pour apprendre à partager, à sortir d’une situation de conflit, pour développer ce qui est essentiel à travailler dès le plus jeune âge : les compétences sociales.

 

Comme une chaussette orpheline

Comme une chaussette orpheline
Roxane Lumeret
La partie 2023

Cherche sosie désespérément

Par Michel Driol

Le Lapin est  veuf. Sur les murs de sa maison, les portraits de sa Lapine commencent à jaunir. Pour en conserver l’image, quoi de mieux que de faire venir des sosies pour les photographier ? Mais aucune des sept candidates qui se présentent ne convient, et, l’une après l’autre, elles finissent à la cave, puis se sauvent, trouvent un dépôt de dynamite, font exploser la maison de Lapin. Mais l’une d’elle se débrouille pour revoir Lapin… et c’est le début d’un nouvel amour !

Sous son allure très sage et très classique, une illustration en ligne claire bien délimitée par page, au-dessus de trois lignes de texte, voici un album plus subversif qu’il n’en a l’air ! D’abord par l’histoire racontée, non pas simplement l’histoire d’un souvenir qui s’efface et d’un deuil impossible à faire, mais une histoire qui dérape doublement à partir du moment où le Lapin décide de faire passer un casting photo à des prétendantes. Avec humour, l’autrice fait défiler une galerie de Lapines plus improbables les unes que les autres, et bien éloignées physiquement de la sage Lapine que l’on voit en photo sur les murs de la maison. Une chanteuse bien trop maigre qui ose s’emparer du collier de la Lapine. Une gardienne de perruches, accompagnée d’une nuée d’oiseaux sans gêne. Une dentiste pour pipistrelle… On laissera aux lectrices et lecteurs le plaisir de découvrir les autres ! Comme le père Ubu, le Lapin se débarrasse d’elles, A la trappe !, avec sauvagerie et brutalité. Chaque défaut – entendons par là chaque différence avec la Lapine – mérite un séjour dans la cave. Dès lors on bascule dans l’irrationnel, dans la colère et dans les violences faites aux femmes que le héros séquestre sans le moindre remords. Puis, nouveau rebondissement, avec l’évasion des Lapines unies et solidaires, qui décident de se venger en faisant tout sauter. La fable et le propos deviennent féministes. Quant au dernier rebondissement, il assure le triomphe de l’amour entre la Dentiste pour pipistrelle et le Lapin, comme une réconciliation finale, entre les genres, mais aussi avec la prise de conscience que, si la Lapine était unique et irremplaçable, la vie peut néanmoins continuer.

Mais la subversion, c’est aussi celle des stéréotypes, posés pour être aussitôt déconstruits. Prenons l’image de couverture, et la représentation du couple de lapins. Des lapins d’un rose fluo improbable, l’un vêtu de bleu, l’autre de rouge (presque rose !), collier de perles autour du cou et œil qui frise ! Par l’excès, la caricature, l’autrice montre pour dénoncer cette illusion de bonheur factice.  Caricature et exagération dans les représentations des visages, en particulier de ceux du Lapin, qui passe par tous les états, de la tristesse à la colère, puis  à l’abattement  et au bonheur. On suivra avec intérêt le motif de la clef, symbole de la sottise et du pouvoir du Lapin, présent dans la dernière page, mais sous les fesses de la nouvelle Lapin ! Et, bien sûr, on regardera avec intérêt tous les détails, ceux de la maison de Lapin, la représentation du monde souterrain des égouts, les différents animaux qui peuplent la ville…

Humour et fantaisie débridée pour cette fable qui se pose quelque part comme une réécriture contemporaine de Barbe bleue, où des femmes s’unissent pour se libérer d’un sot Lapin macho. Preuve, s’il en fallait une, que la littérature pour la jeunesse contemporaine peut aborder tous les sujets, à condition de le faire avec une certaine distance et un pas de côté (animalisation, humour…)

Le Grand Effroyable

Le Grand Effroyable
Angélique Villeneuve – Laetitia Le Saux
Sarbacane 2023

Où sont passés les méchants ?

Par Michel Driol

Albi, le chat, écoute avec attention et délectation les histoires du soir racontées à ses petits maitres. Ce ne sont que reines maléfiques, vieilles sorcières et autres monstres qu’il aimerait côtoyer pour de vrai. Un matin, il va dans la forêt à leur rencontre. Mais la sorcière, tout de rose vêtue, caresse un petit chien bien frisé. La dragonne devant sa coiffeuse se frise les cheveux, et les loups, en habits du dimanche, piquent niquent… Quant aux fantômes, c’est avec un verre de lait fraise qu’ils l’accueillent. C’est décidé. Albi sera le plus vilain chat de la terre avec ses griffes, le Grand Effroyable ! Mais quand les enfants reviennent déguisés d’un anniversaire, c’est le pauvre petit Albi qui tombe à la renverse !

La littérature de jeunesse entretient avec la peur et la cruauté des liens étroits. Monstres des contes, cruauté des personnages, il s’agit bien, selon la perspective classique analysée par Bettelheim, ou par Serge Boimare de permettre à l’enfant de vivre par procuration ses terreurs, de se confronter avec le mal sans courir le danger physique de l’affronter. Or, aujourd’hui, ce sont des peurs que l’on se joue, en particulier dans cet album où le personnage principal veut découvrir par lui-même si ce que dit la littérature est vrai. Avec courage, il entreprend sa quête pour se confronter aux vrais méchants, et non à leur représentation dans les histoires. On le sait, au moins depuis l’Homme qui tua Liberty Valance, « Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. ». C’est bien cela que découvre le héros. Avec humour, l’album nous montre des monstres assagis, civilisés, fashion-victimes, urbains et courtois, bien loin de leur réputation. La nature ayant horreur du vide, ne reste plus à Albi qu’à prendre le rôle du méchant. Mais le renversement final montre une fois de plus le poids de l’illusion, de la représentation. Comme il avait été trompé par la littérature, Albi se retrouve trompé par les déguisements.

Quel rapport entretenons-nous avec nos peurs ? avec la fiction ? Avec le réel ? Telles sont les questions que pose subtilement cet album plein de malice et de retournements, dans lequel rien n’est jamais ce qu’il semble être, dans lequel le réel ne cesse de se travestir. Est-ce une mise en garde contre le pouvoir dangereux des fables ? Plutôt une mise en garde contre celles et ceux qui prendraient pour argent comptant les récits et l’illusion romanesque. Il y a de l’Emma Bovary dans Albi. L’une cherche l’amour comme dans les livres, l’autre cherche la peur. Mais tel est pris qui croyait prendre, et, au bout du compte, Albi est victime de sa naïveté, de sa crédulité, de ses sens. S’il y a un message dans cet album (mais peut-être ne faut-il pas en chercher !), c’est bien celui de se méfier des illusions ! Les illustrations, pleines de drôlerie, réalisées au tampon, contribuent à jouer et avec les stéréotypes et à les déconstruire, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Un album plein d’humour, où l’on va de surprise en surprise jusqu’à la chute finale, pour nous apprendre à rire de nos peurs.

Akané, la fille écarlate

Akané, la fille écarlate
Marie Sellier – Minna Yu
HongFei 2023

Pour sauver un arbre…

Par Michel Driol

Aîko accompagne souvent son père, gardien de la forêt sur le mont Takara. Un matin, d’énormes machines déracinent des arbres, creusent un trou pour y déverser on ne sait quoi. La forêt dépérit lorsqu’Aïko entend le gémissement d’une fillette allongée près d’un petit érable. Conduite chez les parents d’Aïko, la fillette ne cesse de dépérir, tout en murmurant « Erable, ô mon érable ». Aîko et son père vont alors transplanter l’érable dans leur jardin, et lorsque l’arbre et la fillette vont mieux, elle révèle son secret. Elle ne fait qu’un avec l’arbre.

Deux portes d’entrée pour cet album : l’illustration de la couverture d’abord, avec son côté naïf, enfantin qu’on peut percevoir dans la représentation des deux animaux souriants qui se courent après, mais aussi avec la façon dont des éléments naturels  se terminent en mains. Au milieu de ce monde féérique, où le merveilleux côtoie le réel, deux enfants, en tenue japonaise assez traditionnelle, une fille et un garçon. Puis une adresse au lecteur, comme une ouverture de conte, dans laquelle ce sont les grands pins chevelus qui murmurent la légende de la fille écarlate. Ces deux portes font accéder le lecteur à ce qui apparait comme un univers merveilleux, porté à la fois par la nature et par des enfants.

Le texte fait alterner deux discours, l’un en capitales, imprimé en bleu, sorte de poème en quatre strophes adressé au petit érable, l’autre le récit du sauvetage de l’érable et de la fillette. Il faut bien sûr lire ce texte comme un conte, dont il reprend les éléments traditionnels et merveilleux. La fillette, sorte de double humaine de l’arbre, la mission, sauver le petit érable du péril qui le menace. Du conte, le texte reprend aussi les aspects oraux : reprises, inversions verbe sujet. Mais, on l’aura bien compris, c’est aussi un texte qui fait appel à l’imaginaire pour dénoncer les dangers que les hommes font courir à la nature (enfouissement de déchets qui empoisonnent la terre), mais aussi pour dire à quel point nous sommes liés à la nature. C’est cet aspect que renforcent les illustrations où se multiplient les mains, à la fois tendues, protectrices, mais aussi parfois blessées.  Au final, l’album nous invite à vivre plus en harmonie avec la nature, en se gardant bien de donner des leçons ou de faire la morale. A chaque lecteur de comprendre le sens de cette allégorie.

Un album qui associe un texte où le merveilleux côtoie la poésie à des illustrations faussement naïves, pleines de détails à la fois enfantins et symboliques, pour évoquer le lien que les humains entretiennent avec tout ce qui est vivant dans la nature.

Pomme gratitude

Pomme gratitude
Sarah Turoche-Dromery
Editions Thierry Magnier – Collection En voiture Simone 2023

Un mot pour un autre, des maux pour des biens

Par Michel Driol

D’un côté le grand père de Charlotte qui a été victime d’un AVC. Cet homme, autoritaire, inflexible, renfrogné, grognon, mélange les mots, de façon quasi incompréhensible. De l’autre, la mère de Charlotte qui doit participer à un séminaire. Au centre : Charlotte qui doit s’occuper de son grand père durant quelques jours. Rien de simple dans cette cohabitation forcée, jusqu’à ce que le grand père décide de retourner chez lui, en prenant le train… Charlotte et son amie Emma n’ont d’autre solution que de prendre le train suivant jusqu’à une improbable gare de campagne.

Sur un sujet qui pourrait être douloureux, les conséquences d’un AVC, les relations tendues entre un vieil homme et sa petite fille,  Sarah Turoche-Dromery propose un texte plein d’humour et de légèreté, façon de tout dédramatiser et de proposer un récit plein de vie et d’optimisme. Cela vient de la personnalité qu’elle donne à sa narratrice, vive, mais aussi en doute sur ses propres capacités (sociales, culinaires…), joueuse de foot, mais dotée d’un atout : elle comprend tout ce que dit son grand-père. Ensuite par l’enchainement des péripéties, avec ce train-movie et cette poursuite du grand-père en rase campagne. Ajoutons y la galerie colorée des personnages secondaires : Emma, l’amie de la narratrice, sa propre grand-mère, sourde, le vendeur de gaufres et glaces qui truffe ses propos de mots anglais, et, pour couronner le tout, une orthophoniste dont le nom lui-même est un défi à la prononciation : Yéléna Zlaschagrewziskyste.  Enfin, les propos déformés par l’AVC du grand-père deviennent d’une cocasserie irrésistible, où l’incongruité des mots employés contraste avec la syntaxe et le ton extrêmement châtiés ! Bien sûr, on l’aura compris, c’est un feel-good roman, avec un happy end qui verra le triomphe d’un double amour, celui de la mère pour sa fille, celui du grand-père pour sa petite fille. Avec, en filigrane, deux histoires secondaires, le grand-père de Charlotte qui se retrouve dans la même maison de repos que la grand-mère d’Emma, et Emma qui a fait la rencontre d’un fils de paysans durant la folle nuit ! Ajoutons que chaque chapitre se clôt par un encadré, commentaire sportif, footballistique, décalé du match en cours entre Charlotte et son grand père.

Un roman drôle, plein d’humour, mais aussi de tendresse : comment prendre soin de soi et des autres dans des situations complexes ? Une pomme historiographie ! conclurait le grand-père.