Qu’est-ce qu’on fout ici

Qu’est-ce qu’on fout ici
Shaïne Cassim
Gallimard Scripto 2023

Diagonale noire et vague noire

Par Michel Driol

Rien ne destinait Patricia et Julian à tomber amoureux. Tous deux élèves de classes préparatoires, elle passionnée de cyclisme, entière, à la limite rebelle, lui atteint de crises de migraine, écorché vif. Après la rencontre racontée dans le premier chapitre, 5 pages plus loin, on sait que « C’est fini, Patricia. Toi et moi, c’est fini, darling ». Le roman se fait le récit de cette relation dans une écriture particulièrement travaillée, faite de retours en arrière, de narration et de pensées des personnages s’y superposant, indiqués en italique.

Récit sous forme de relai de narration, puisque c’est d’abord la voix de Patricia, puis celle de Julian, celle de Rosie, une amie de Julian, et enfin à nouveau la voix de Patricia. Cette polyphonie permet d’être au plus près des sentiments qu’éprouvent les deux personnages l’un pour l’autre, mais aussi de leur façon de se voir. Car l’intérêt du roman est bien dans la psychologie des deux. Patricia est directe, et ne veut rien de conventionnel dans sa vie, surtout pas une vie de couple bien rangée. Revient régulièrement pour elle la hantise de la noire diagonale : toutes ces choses qui ont le pouvoir de nous détruire en moins d’une minute. Julian, lui, est sans arrêt dans la vague noire, sombre,  cherchant dans l’alcool une façon de supporter l’existence. C’est bien ce côté noir, nihiliste, qui frappe d’abord à la lecture du roman. Les deux personnages, plein d’amour l’un pour l’autre, vivent une relation particulière, extrême, limite, qui semble les projeter dans un présent perpétuel, et ils font tout pour ne pas se détruire, se protéger. Julian a tout du héros du XIXème siècle, romantique, autodestructeur, sombre dans un monde qu’il voit encore plus sombre. Ténébreux, veuf, inconsolé… Il est quelque part le fils de Baudelaire et de Huysmans. C’est cette atmosphère-là qui imprègne le roman, dans son écriture, ses ellipses, ses métaphores.

Personnages quasi sans parents : le père de Patricia est décédé, sa mère, chercheuse, est partie pour 3 mois en Californie… En revient-elle ? Elle disparait du roman. Quant aux relations de Julian avec sa mère, critique musicale à Londres, elles sont encore plus tendues, au point qu’il la mettra littéralement à la porte. Pour autant, qu’on ne s’y méprenne pas, cette absence des parents n’est pas là pour les rendre responsables des fêlures de leurs enfants. Tel n’est pas le propos de l’autrice. Il semble qu’il s’agisse plutôt de laisser de jeunes adultes vivre leur vie, en toute liberté. Se remarquent quelques figures, elle du doyen de cyclo club, 50 ans de plus que Patricia, attentionné et celle de Rosie, la troisième narratrice, traductrice de romans jeunesse à Londres et chanteuse de musique baroque, dont l’amitié pour Julian se révèle précieuse.

Le roman s’inscrit dans une géographie assez imaginaire : il est question de Saint Etienne, mais on ne retrouve rien de la géographie particulière de cette ville. Patricia habite un hameau nommé Sévigny. Il est question d’un plateau…  Les héros voyagent souvent entre Saint Etienne et Londres – Julian étant né dans la quartier branché de Shoreditch où habite Rosie. Hanna, l’ancienne amie de Julian, fait ses études à Lyon. Cette volonté de non inscription dans une géographie réaliste est là pour mettre l’accent sur la psychologie des personnages, ou la philosophie de l’existence qu’ils sous-tendent. C’est sans doute pourquoi il s’inscrit dans un milieu culturel assez bien défini. Les personnages lisent. Tout commence par Annie Ernaux, Passion simple, dont parle Patricia. C’est L’Or de Cendras sur lequel Julian devrait écrire, et qu’il cite souvent. On n’évoquera pas tout l’arrière-plan littéraire des autrices et auteurs évoqués. On évoquera plutôt la musique (non seulement parce que Patricia aime danser) qui forme comme une play list dans laquelle se croisent Les Doors, Saint Etienne ou Massive Attack.

Autant que psychologique, le roman est moral et métaphysique. Jusqu’où peut-on aider l’autre ? La parole, l’amour n’y suffisent pas s’il n’y a pas la volonté de celui qui souffre de s’en sortir. Quant au titre, une phrase de Cendras tatouée sur le bras de Julian, il pose bien la question de notre place dans un monde qui semble avoir, pour ces jeunes, perdu tout son sens.

Un roman bouleversant qui dépeint des personnages assez atypiques en littérature jeunesse ou pour jeunes adultes, des personnages attachants dans leurs blessures intimes, mais aussi des personnages qui n’ont aucun souci matériel ou financier (on va sans problème de Saint Etienne à Londres où on boit du champagne à la gare, comme un rituel), des personnages décadents qui sont comme des anti-héros sombres et tragiques. Un  roman qui laisse le lecteur les juger, les aimer, les comprendre ou  les détester. C’est bien cela, la littérature.

Bon Voyage, les lapins !

Bon Voyage, les lapins !
Magnus Weightman
La Martinière jeunesse, 2023

Mais où est Coin-Coin ?

Par Anne-Marie Mercier

Lapinette a fait tomber Coin-Coin, son canard jouet, dans le ruisseau. Ses frères partent avec elle à sa poursuite, sur une barque qui va suivre le cours de l’eau, sur le torrent devenu rivière, puis fleuve puis l’océan.
Les images montrent différents mondes de l’eau, de plus en plus habités, des ponts, des ports urbains ou maritimes.
Les pages grouillent de détails et de personnages, tous animaux anthropomorphes et le lecteur doit aussi bien tenter de retrouver le canard perdu (à la façon de Où est Charlie?) dans cette foule que suivre différents personnages ou groupes qui lui proposent d’autres micro-histoires : une première double page lance douze autres défis à relever; des rencontres lancent de nouvelles quêtes. C’est joli et bien fait.

Dans la gueule du loup

Dans la gueule du loup
Michal Morpurgo – Barroux (illustrations)
Gallimard Jeunesse 2018

Le Partisan

Par Michel Driol

On vient de fêter les 90 ans de Francis au village du Pouget. Durant la nuit, rythmée par les hululements d’un petit-duc et les coups d’une cloche fêlée, il se remémore sa vie. Ses rapports avec son jeune frère, qui, au début de la seconde guerre mondiale, s’engage dans la Royal Air Force, et meurt dans un accident d’avion. Sa décision alors, lui le pacifiste, objecteur de conscience, de s’engager contre ses convictions, et de se jeter dans la gueule du loup comme espion britannique, résistant en France occupée.

Une histoire vraie, dit le sous-titre. L’histoire de Francis et Pieter Cammaerts, les deux oncles maternels de l’auteur. C’est dire ce que représente ce récit pour son auteur, sans doute le plus personnel qu’il ait écrit. Sa réussite tient à la façon dont il retrace la vie de son oncle, à la première personne, comme s’identifiant à lui qui revoit les épisodes importants de sa vie défiler.  La sobriété et la pudeur du récit n’excluent pas la sensibilité et émotion, en particulier parce que Francis s’adresse chapitre après chapitre à son père, à Pieter, ou à ses autres compagnons de lutte, d’autres résistants et résistantes qui parfois ont payé de leur vie leur engagement. Il s’étonne d’être parvenu à 90 ans et leur rend hommage, incluant dans cet hommage les plus anonymes, en particulier les femmes. Ce dispositif narratif qui mêle le passé et le présent, les vivants et les morts, est d’une grande force et contribue à donner de l’épaisseur humaine au héros. Tout autant que la précision des souvenirs, des actions conduites par Francis, ce qui frappe ce sont les valeurs qui animent ses engagements. Valeurs humanistes, courage, amour : le roman fait le portrait en action d’un héros de notre temps, d’un enseignant, d’un pacifiste convaincu qui se jette dans l’action clandestine afin que la mort de son frère ne soit pas inutile.

Les illustrations de Barroux, « avec [ses] propres armes, la ligne et la lumière », du noir, du blanc et du gris, donnent une réelle intensité dramatique aux scènes représentées, mais se concentrent aussi sur les visages, les joies, les peurs, les angoisses.

Un cahier documentaire, illustré des photographies des personnages, complète le récit.

Un récit particulièrement émouvant dans sa simplicité, pour rendre hommage à la vie d’un héros de la Seconde Guerre mondiale, le replacer dans son milieu familial, qui est aussi celui de l’auteur, à travers ses identités successives de frère, père, professeur et espion, et permettant à tous de comprendre aujourd’hui ce que signifie le verbe « résister ».

La Vie commence en sixième, t. 1 : Catarina

La Vie commence en sixième, t. 1 : Catarina
Alice Butaud
Gallimard jeunesse, 2023

La bande des Thons et le chapeau magique

Par Anne-Marie Mercier

Alice Butaud, ou son héroïne, est très honnête : dès la première page elle nous dit que ce livre ne sera pas un mode d’emploi pour l’entrée en sixième et qu’il évoquera peu le sujet de la vie scolaire. Dommage que le titre le soit moins, mais comme c’est une série, on suppose que les lecteurs des volumes suivants seront attirés par les qualités intrinsèques de ces petits romans illustrés : chaque chapitre est illustré d’une vignette de Lisa Chetteau, elles sont parfaites pour attirer les lecteurs hésitants dans la mesure où elles introduisent, en liaison avec le titre du chapitre, à chaque étape une petite énigme à décrypter.
C’est drôle, inventif (les descriptions des affres des parents de jeunes enfants sont tragi-comiques, comme les scènes dans une maison de retraite). On y trouve un zeste de magie, beaucoup de problématiques sur l’amitié, un peu d’amour, un intérêt pour les jeunes migrants (l’héroïne est amoureuse d’un jeune afghan qui est dans la même classe qu’elle).
En résumé, Catarina, qui entre en sixième estime que ses parents doivent lui accorder un peu d’indépendance, une vie « privée » (donc la possibilité de ne pas tout leur dire) et un téléphone portable. Elle négocie, argumente, triche un peu (mais pas trop). Elle lutte pas à pas en tentant de capter leur attention trop accaparée par son petit frère, un bébé hurleur. Elle a au collège des ennemis et des amis. Esther, Idrissa, Pablo et Manon, forment avec elle un groupe avec un nom (« la bande des Thons »), un lieu de rendez-vous, un mot de passe, etc. Cependant, le roman de relève pas du genre policier mais plutôt du fantastique humoristique : Catarina obtient un objet magique, un chapeau (merci, Harry Potter) qui lui permet de comprendre le langage des bébés. Cet objet, porté par d’autres, aura d’autres pouvoirs, ce qui risque d’alimenter une longue série.

Le Jour où j’ai voulu sauver la forêt

Le Jour où j’ai voulu sauver la forêt
Nora Dåsnes
Casterman 2023

J’en ai marre d’être mignonne

Par Michel Driol

A 12 ans, Bao est déléguée des élèves de son collège. Lors d’une réunion, où elle voudrait faire avancer l’idée d’un collège éco-responsable, elle se heurte aux adultes qui veulent agrandir le parking du collège, pour des raisons de sécurité, en détruisant la moitié de la forêt. Après avoir essayé de les convaincre, en rédigeant un rapport manuscrit sur le climat avec ses amies, elle persuade tout le monde de passer à d’autres formes de lutte : accrochage d’une banderole en haut du collège, puis occupation de la forêt.

Ce roman graphique mêle habilement un récit traditionnel (cases, planches…) avec des conversations WhatsApp. Le récit est conduit dans des vignettes qui font alterner les gros plans sur les visages, passant par toutes les émotions, les réactions, et des plans plus larges de forêt, souvent en double page. Toutes les techniques de la bande dessinée ont ainsi mises au service de la narration, pour faire ressentir au plus près les sentiments des protagonistes, leurs élans, leurs découragements, leur volonté. Il montre bien les angoisses des adolescents d’aujourd’hui face à l’urgence climatique, et la façon dont les adultes (mal)traitent leur engagement. Le roman traduit bien le sentiment d’impuissance que ressentent les ados face à des adultes qui ne les écoutent pas, pour différentes raisons, et voudraient bien les voir ses cantonner dans des rôles bien définis : faire des exposés, se documenter, s’engager de façon théorique. Il montre bien aussi la passivité des adultes face à l’urgence climatique. S’ils en ont conscience, ils n’agissent pas, préférant leurs intérêts à court terme. Cette opposition entre adolescents et adultes est particulièrement bien vue et bien traitée dans ce roman graphique. Ce que montre aussi le roman, c’est la dégradation de la relation entre Bao, qui veut vivre au plus près de ses convictions, et sa mère, protectrice, avocat, trop occupée, privilégiant les trajets en voiture. Bao apparait ici comme une héroïne forte, engagée, mais tiraillée entre son désir d’indépendance, d’autonomie et la nécessité d’avoir recours aux autres pour faire avancer une cause. Mais c’est grâce à l’appui de tous, à la mobilisation des élèves, à l’écho apporté par l’usage des réseaux sociaux, que la forêt sera sauvée.

Voilà un roman graphique très actuel et qui s’adresse directement, au travers d’une fiction, à des jeunes qui, comme l’héroïne, partagent cette éco-anxiété. Il se termine par quelques pages documentaires engagées qui expliquent à des mineurs comment faire entendre leur voix avant d’avoir l’âge de voter, quelles actions on peut entreprendre, comment il est possible de s’engager très concrètement aujourd’hui pour faire comprendre aux élus que l’écologie est un réel sujet et que leurs décisions ne prennent pas toujours en compte l’avenir de notre planète. En d’autres termes, la fiction devient un guide d’action. Bien utile et bien documenté.

Elisabeth sous les toits

Elisabeth sous les toits
Vincent Cuvellier et Guillaume Bianco (illustrations)
Little Urban 2023

La Môme Crevette

Par Michel Driol

Deux ans après la der des ders, Elisabeth, une jeune orpheline bretonne, munie d’une photographie de ses parents, se rend à Paris pour les retrouver. Avec l’aide de trois clochards, Pascal, Jérôme et le Fendu, elle parvient rue Marbeuf, retrouve la chambre où vivaient ses parents… Mais l’immeuble est envahi de Schmolls, petits êtres maléfiques, il héberge aussi un petit fantôme… Quant à la quête des parents, elle passera par de bien nombreuses péripéties tout à fait rocambolesques, et permettra de croiser nombre de personnages hauts en couleurs !

Ce roman est d’abord un beau livre, à l’ancienne, avec une couverture bien épaisse et dorée, une typographie aérée, et de nombreuses illustrations en noir et blanc qui montrent le pittoresque du Paris des années 20, et le petit personnage plein de vie qu’est l’héroïne au long nez et aux cheveux frisés, aisément reconnaissable. C’est ensuite un roman qui reprend les codes et les stéréotypes de la littérature populaire (au bon sens du mot) autour de personnages typiques : domestiques, apaches, Russe blanc chauffeur de taxi, gardien de prison, mauvais garçon couvert de tatouages, sans oublier quelques célébrités qu’on croise, parfois de façon anachronique (ce que souligne l’auteur !) : Cendras, Picasso.  Parmi ces codes narratifs, bien sûr, on retrouve la thématique de l’orpheline en quête de sa famille. Une héroïne bien décidée, courageuse, débrouillarde. Bref, elle n’a pas froid aux yeux, Elisabeth, malgré sa petite taille et on la suit dans son exploration du Paris des années 20, où chacun se souvient encore des horreurs de la guerre, dont il porte parfois les stigmates sur son corps. Ce réalisme des lieux (les Halles, la rue de Lappe), des situations (la vie dans un immeuble haussmannien), des personnages se mêle à une attraction forte pour le fantastique. Le fantastique du passage, et Elisabeth doit franchir un trou (de nature bien indéterminée) pour regagner sa chambre, le fantastique des êtres surnaturels comme les Schmolls qui vivent du chagrin des autres, ou l’enfant fantôme, que seule Elisabeth semble voir. Ces éléments fantastiques, à la fois discrets et omniprésents, apportent une note de fantaisie pure dans le récit. Les péripéties qui s’enchainent font de ce récit une véritable course contre la montre (dont on ne révélera pas ici la raison), au rythme de la java et du charleston, mais aussi d’une chanson de Damia Les Goélands. C’est envolé, bien dans la veine des Mystères de Paris, peuplé de personnages sympathiques sous leurs dehors parfois rudes.

Les illustrations sont souvent très complémentaires du texte, comme lorsqu’il s’agit de faire le plan de l’immeuble ou de le montrer en coupe. On apprécie tout particulièrement les scènes de groupes (rue de Lappe, aux Halles) ou la façon de croquer certains personnages à la limite de la caricature. Un peu d’humour supplémentaire dans ce roman qui n’en manque pas !

Un zeste de fantastique, un soupçon de mystère, une bonne dose d’amitié, et de l’aventure qsp, voilà quelques ingrédients qui font de roman un véritable page turner pour les jeunes lecteurs, qui, de surcroit, s’identifieront aux qualités de son héroïne !

Un éléphant dans un chapeau

Un éléphant dans un chapeau
Véronique Foz – Illustration Barroux
Møtus 2023

Papaoutai

Par Michel Driol

Pierrot rêve de devenir magicien dans un cirque. En se concentrant très fort, il parvient à faire apparaitre un coquillage, une souris dans la salle de classe. Quand il était petit son papa lui montrait des tours de magie jusqu’au jour où il a disparu. Dès lors, Pierrot n’a plus qu’une obsession : le faire réapparaitre. Mais la vraie magie existe-telle ou tout n’est-il que truc ? Sa sœur refuse de croire à ses pouvoirs, même quand il fait apparaitre un chat, un perroquet. Mais quand il fait apparaitre un éléphant dans la rue, c’est une autre histoire…

Drôle de titre qui cache une histoire pleine de délicatesse et de tendresse, racontée par un enfant à la fois naïf dans sa découverte du monde, et déterminé. Parler des pères absents, des familles monoparentales, avec autant de gravité que de légèreté, tel est le paradoxe de cet album qui révèle progressivement l’idée fixe de Pierrot, montre ses efforts désespérés de faire réapparaitre celui qui lui manque tant. Attachant, Pierrot l’est dans sa souffrance non dite, dans sa difficulté à être pris au sérieux dans sa famille, par sa sœur rationaliste, lui qui vit dans un imaginaire dont l’album dit les pouvoirs et la magie. L’une des grandes qualités du texte est d’être écrit, dans ses premières pages, au plus que parfait, temps rarement utilisé dans les albums jeunesse, ce qui introduit une distance entre le présent de la narration et un passé achevé. Puis on trouve de nombreux imparfaits, marquant l’habitude de Pierrot ou la durée du temps qui passe. Cet usage particulièrement riche et complexe des temps contribue à donner de l’épaisseur au personnage, à le construire justement dans le temps et pas seulement dans un présent qui finit par advenir, mais au bout d’un long processus, d’essais et d’erreurs, bref, d’un apprentissage. C’est cette question du temps que l’on trouve encore dans les propos finaux inachevés de la sœur « La prochaine fois… », dévoilant ainsi que les deux enfants partagent le même désir implicite, inavoué.  Ce texte fort est illustré avec brio par Barroux. Des dessins à l’encre noire, légèrement rehaussés de deux couleurs. D’une part des jaunes ou des ocres pour les décors, ou les autres personnages. D’autre part une utilisation bien particulière du rouge, rouge du cœur de Pierrot, rouge du mouchoir magique, rouge de l’avion ou du perroquet qui apparaissent, rouge aussi du pull du père. Ce rouge constitue comme un fil graphique reliant ces éléments propres à l’imaginaire de l’enfant. C’est par une autre technique que les derniers exploits de l’enfant sont montrés : à partir de collages utilisant des plans d’architecture (où l’on peut lire façade, pignon…), comme pour dire qu’après l’ébauche des plans viendra la réalisation, le grand œuvre, la réapparition possible du père…

Tout cela est-il réel ? Est-il le fruit de coïncidences ? Faut-il croire aux pouvoirs de la magie ou à ceux de l’imaginaire ? Voilà un bel album qui agite ces questions pour parler, avec tact et sensibilité, du désir profond d’un enfant de revoir son père.

Mon papa qui ne sait pas dire je t’aime

Mon papa qui ne sait pas dire je t’aime
Vincent Guigne – Luciano Lozano (illustrations)
Saltimbanque 2023

Parlez-moi d’amour…

Par Michel Driol

Lorsque Simon, le narrateur, passe la journée de dimanche chez son copain Marius, il est étonné d’entendre le père de ce dernier leur souhaiter bonne nuit en lui disant « Je t’aime ». Chaque jour de la semaine, Simon tente de se comporter du mieux possible pour entendre ce « je t’aime » dans la bouche de son père. En vain. Au point de faire des bêtises le jeudi. En vain. De lambiner sur le chemin du retour de l’école le vendredi. Toujours en vain. Et le samedi, quand c’est au tour de Marius de venir à la maison, que le père joue avec eux et fait des crêpes, Marius conclut en disant à Simon quelle chance il a d’avoir un papa qui l’aime comme ça…

L’expression des sentiments passe-t-elle forcément par le langage ou bien y a-t-il d’autres façons de les montrer ? A l’attente, non verbalisée, de Simon, le père répond par une gamme d’attitudes variées, qui vont du contentement, du sourire, des bras tendus, des caresses à la lecture d’un livre le soir, à la préparation d’un parcours de cross ou à la confection de crêpes acrobatiques. Les preuves d’amour sont parfois silencieuses, voilà ce que montre cet album qui repose sur une relation particulière entre un père et son fils. Où est la mère ? Il n’en est jamais fait mention, ni dans le texte, ni dans l’illustration. L’album oppose deux types de familles : celle de Marius, où l’on dit je t’aime, mais où on laisse les enfants jouer seuls dans le désordre de la chambre d’enfants. Celle de Simon, où tout est rangé, cadré, et où le père est bien présent, attentif, soucieux du bienêtre de son fils. On apprécie que les auteurs déplacent quelque peu les problématiques usuellement abordées par l’édition jeunesse en s’inscrivant dans le cadre une famille monoparentale sereine avec un père et son fils, en évoquant la question des sentiments avec des personnages masculins et non féminins. Le personnage de Simon, toujours représenté avec son nounours doudou, est touchant dans sa détresse par ses mots, ses comparaisons, ses décisions qui le montrent prêt à tout pour entendre cette formule magique… Prêt à tout, sauf à une chose, dire de lui-même qu’il aime… Car nous ne parlons qu’avec les mots que nous avons reçus. Cette histoire, pleine de tendresse, est illustrée de façon douce et expressive. Des couleurs sans agressivité, des détails précis à chaque page, ou signalant les éléments importants du texte, et la représentation d’un enfant passant par toute une gamme de sentiments et d’un père toujours souriant.

On parle beaucoup aujourd’hui de compétences psychosociales. L’une d’elles est sans doute de pouvoir décoder les sentiments au travers des actes et des attitudes, autant qu’à mettre des mots sur les premiers. Voilà un album qui contribue, avec bonheur, à développer ces compétences, à inviter chaque lecteur à réfléchir aux actes, les siens comme ceux des autres, pour en trouver la signification.

Sa Majesté des abeilles

Sa Majesté des abeilles
Louise Pluyaud, Paola Hirou
Sarbacane, 2023

Par Anne-Marie Mercier

Rien à voir avec Sa Majesté des mouches, malgré l’allusion du titre (quelle mouche les a piqués?). L’album a pour sous-titre « L’histoire vraie d’une vocation ». Cette vocation, c’est celle de Mathieu, onze ans, qui découvre grâce à une vidéo le monde des abeilles et des apiculteurs. Il voit les multiples dangers qui guettent celles-ci décide d’agir.
La démarche de cet enfant, ses progrès, son action sont admirables et dignes d’être présentées en modèle aux jeunes lecteurs : oui, on peut agir, oui, il y a des actions collectives à mener ensemble. Enfin, s’informer, comprendre est un premier pas. Mathieu crée ses propres ruches et devient même formateur en apiculture. On le voit chercher de nouveaux emplacements, rêver à une ruche connectée.
Cet album  accomplit sa mission : les images en pleine page et à fond perdu à droite  séduisent par leur couleur et leur esthétique tout en accompagnant le texte de la page de gauche, qui informe sur l’action de Mathieu et sur le monde des abeilles, le travail des apiculteurs, les actions à mener pour les protéger.

Feuilleter

 

Frontières

Frontières
Anthologie établie par Thierry Renard et Bruno Doucey
Editions Bruno Doucey 2023

Tenter de réunir ce qui est divisé

Par Michel Driol

C’est à l’occasion du Printemps des Poètes 2023, dont le thème était Frontières, que Thierry Renard et Bruno Doucey ont proposé cette anthologie qui rassemble 112 autrices et auteurs, à parité. Des poètes contemporains, dans leur immense majorité vivants, poètes originaires d’Europe, d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie. Si l’on croise certains noms connus dans la domaine de la chanson (l’anthologie s’ouvre sur un texte de Bernard Lavilliers et se clôt par un autre de Sapho), si l’on y rencontre des poètes connus et reconnus (impossible de tous les citer tous, de Yannis Ritsos à Neruda), elle fait aussi la part belle à de jeunes autrices et auteurs. Saluons déjà cette belle volonté de donner à entendre des voix aussi diverses dont les formes d’expression sont aussi très variées, à l’image de la poésie contemporaine. Pour l’essentiel des vers libres, jouant tantôt sur la brièveté de la forme, tantôt sur l’ampleur de la ligne, mais aussi quelques poèmes en prose, comme si ici la poésie échappait aux frontières établies par la versification traditionnelle.

Dans sa préface, Bruno Doucey met l’accent sur le double sens du mot frontière. D’abord le sens politico-géographique. La ligne qui sépare deux pays, ligne qui est souvent une zone de tension, de conflits. Mais aussi ligne plus symbolique, qui sépare les vivants et les morts, le réel et l’imaginaire, soi et les autres, soi et soi aussi. On mesure ainsi la richesse de l’approche de cette notion au travers de 13 parties. On donnera ici le titre de quelques-unes : Conquistadors, passeurs, maquisards et résistants // Vers demain // Il y avait un jardin qu’on appelait la Terre.

Cet atlas poétique est aussi un atlas géo-politique engagé du côté des droits de l’Homme, aux côtés de ceux qui souffrent dans des conflits nouveaux, ou de blessures jamais refermées.  Ukraine, Corée, Palestine, Afrique : quatre parties de cette anthologie avec des textes souvent déchirants pour dire un monde violent, déchiré. Les frontières, ce sont aussi ceux qui les passent, exilés, migrants, sans-papiers dont les vies et les souffrances sont évoquées à travers des situations bien concrètes, comme l’auberge du dernier bourg avant la frontière pour Giorgio Caproni. Chaque texte manifeste la qualité d’un regard unique sur le monde qui nous entoure, comme dans Pauvres, de Fabienne Swiatly, regard sur ceux que la société cache et qui se cachent sous des tentes cartons ou des palettes.

Frontières, frontières entre les mots aussi avec la section Vers Babel qui interroge de différents points de vue la langue, ou les langues dans leur multitude, langue des banlieues, langue poétique, et la nécessité d’y faire entendre une voix pour laisser une trace au-delà des différences, tout en gardant la saveur de chaque phonème, comme dans ce beau texte de Lubov Yakymtchouk sur le son « r » confronté au « kh » ukrainien…

Cette anthologie extrêmement riche prouve une fois de plus la nécessité de la poésie pour faire comprendre et sentir notre monde, ceux qui y vivent, ceux qui y souffrent, dans leur diversité, dans leur soif d’une vie meilleure. Si le public cible est surtout un public adulte, de nombreux textes sont bien accessibles aux enfants à qui ils feront entendre un autre usage de la langue, des mots, pour mieux appréhender la vie.