La véritable Histoire de King Kong

La véritable Histoire de King Kong
Luca Tortolini – Marco Somà
Sarbacane 2023

La rançon de la gloire

Par Michel Driol

Devenu une star, King Kong raconte sa vie. Certes, il est riche, mais il doit se soumettre à tant d’obligations prévues par son contrat : les vêtements, le garde du corps, les publicités qu’il doit tourner, la fiancée choisie pour lui… Il expose alors son histoire, depuis son repérage dans la jungle par des hommes qui l’assurent qu’il est fait pour la gloire, jusqu’au tournage pour lequel il a dû apprendre le jeu d’acteur. Souffrant de la solitude, sans réponse aux lettres qu’il envoie chez lui, il décide de tout quitter pour redevenir Ughm et être lui.

Quel contraste entre l’image que l’on a de King Kong, le monstre qui kidnappe une jeune femme et se bat contre les avions, accroché au sommet d’un gratte-ciel, et l’être civilisé, doux, gentil, élégant,  que cet album propose ! Il n’est plus vu comme un animal sauvage, mais comme un acteur au faite de la gloire. Ce dont parle l’album, c’est bien du poids que représente la célébrité, de l’aliénation qu’elle impose, de la privation de liberté qui l’accompagne, de l’absence d’intimité. King Kong est toujours en représentation dans cette Amérique des années 20-30 représentée avec finesse par Marco Somà dans de douces teintes pastel, un peu sépia, à l’image des vieilles photographies. Décors, vêtements, accessoires, caméras… tout évoque ces roaring twenties, ces fantastiques années. Avec subtilité l’album oppose la vie publique et la vie privée de ce nouveau nabab, et laisse le lecteur trancher quant à la question de son consentement. Consentement à suivre ces hommes qui le flattent, consentement à signer un contrat qu’il n’a pas lu, consentement à devenir autre, à perdre sa nature première, animale, pour devenir une icône de mode, une célébrité, un « people ». En ce sens, c’est bien ce phénomène qui est au cœur de l’album. Bien loin de profiter d’un système, King Kong en est la victime. L’argent fait-il le bonheur ? Quelle est la vraie identité du personnage ? Est-elle compatible avec l’image que l’on veut donner de lui ? Personnage déçu, malheureux, nostalgique de sa vie d’avant, mais sans aigreur ni agressivité, King Kong n’est pas dans l’accusation ou la revendication et il accepte de renoncer à la vie de rêve, de luxe dont on croit qu’il jouit à Hollywwod. Par un petit clin d’œil, le dessinateur le montre se dépouiller de ses vêtements luxueux, mais termine sur un plan où l’on voit un gorille lire, ou regarder, un ouvrage dont la couverture représente King Kong, comme une trace du passé.

Cette « véritable » histoire de King Kong prend le détour de la fiction pour conduire chacun à s’interroger sur son identité propre, sur la façon dont on peut être prêt à l’aliéner pour jouir de son quart d’heure de célébrité. A l’élégance (aussi bien physique que morale) du personnage de King Kong correspond l’élégance du graphisme de Marco Somà. L’album est autant une façon de s’interroger sur ces problématiques que de découvrir, à travers une multitude de détails, le mode de vie des stars des années 20 et les techniques du cinéma de l’époque. Un splendide hymne à la liberté d’être soi !

Qu’on me permette de dédier cette chronique à François Quet, cinéphile averti, qui aurait apprécié cette réécriture intelligente et iconoclaste d’un des grands mythes du cinéma hollywoodien.

L’Été de Vivaldi

L’Été de Vivaldi
Suzy Lee
Rue du monde, 2023

Illustrer la musique ?

Par Anne-Marie Mercier

Ce grand album de Suzy Lee est une jolie surprise. On y retrouve le talent de l’artiste et sa capacité à représenter la vie, le mouvement, le fugitif, (avec notamment La Vague). Mais il s’y ajoute un autre défi, parfaitement réussi, celui d’illustrer la musique. Les arts se répondent tous, certes, mais on voit davantage de passages du texte à l’image et vice-versa, ou du texte à la musique et retour, que de la musique vers l’image.
L’été, c’est à la fois le thème de l’album de Suzy Lee et le titre d’un fragment des Quatre saisons de Vivaldi, concerto que lui-même avait publié avec un sonnet; celui-ci évoquait la torpeur de pastoureaux, puis l’arrivée du vent. Suzy Lee a actualisé la scène ; ce ne sont plus des bergers mais des promeneurs qui sont surpris par la pluie. Le texte court qu’elle propose au début de chaque mouvement suggère plus qu’il ne décrit et crée une atmosphère. Ainsi elle évite l’écueil de la représentation de la musique comme un art d’imitation. De même, son dessin est figuratif sans être réaliste et emporte le regardeur avec des effets de rythme, de retours et de fluidité : il est également musical.
Un QR code permet d’écouter le concerto tout en parcourant l’album. C’est un délice et une expérience étonnante, accessible à tous et toutes, une belle introduction à la musique de Vivaldi.
L’album est découpé en trois mouvements, qui correspondent à ceux du concerto pour violons. Le premier mouvement (allegro non molto) s’ouvre sur une évocation de l’été (chaleur sècheresse, le vent se lève). Les musiciens, tracés à l’encre de chine devant un rideau de scène bleu, sont rassemblés. Puis le vert du paysage et le bleu du ciel font leur entrée, puis des personnages. On en comptera cinq qui reviendront de façon régulière, comme autant de danseurs, des adultes et des enfants accompagnés d’un chien; ils sont esquissés au fusain sur le fond blanc de la page et partiellement coloriés. La joie explose, jets d’eau et de couleurs, rires, galopades, auxquels succèdent des temps de pause heureuse.
Vient le deuxième mouvement (Adagio, presto), avec des pages bleues et noires de nuages d’orages ou des dessins de portées musicales sur fond blanc, griffées de traits de pluie ou parcourues par des petits personnages juste esquissés ; les deux mondes s’interpénètrent, l’eau a tout éclaboussé, jusqu’à l’arc en ciel.
le troisième mouvement (presto) est celui du vent violent. Le paysage est strié de hachures, les personnages courent, grelottent ; les parapluies volent, le ciel roule des flots de noir de chine et de gris. Les musiciens eux-mêmes semblent gagnés par cette atmosphère.  De superbes doubles pages proposent une plongée dans toutes les nuances de gris, de bleu, dans l’épaisseur de la matière, jusqu’au retour à la scène, au calme et au blanc. Les artistes et les personnages saluent.
Avec une couverture qui rapproche cet album du livre d’art, un beau et fort papier, une belle impression, des couleurs et des effets de texture étonnants, c’est un petit chef d’œuvre.

Voir des images sur le site de l’autrice

 

Shahrzad et le roi en colère

Shahrzad et le roi en colère
Nahid Kazemi
Saltimbanque 2023

Ce que peuvent les histoires

Par Michel Driol

Shahrzad est une petite fille qui adore écouter et observer les autres, qui lui inspirent des histoires qu’elle aime raconter et écrire. Lorsqu’un petit garçon triste lui explique qu’il a dû fuir son pays parce que son roi, qui avait perdu sa femme et son bébé, était devenu tellement en colère qu’il avait interdit de rire, de danser, d’être joyeux, Shahrzad se demande comment elle peut l’aider. Dans un magasin de jouets, elle voit un avion, et s’imaginant qu’elle est à son bord, se retrouve au palais du roi cruel. On s’en doute, par le pouvoir de ses histoires, elle parviendra à le décider à permettre à son peuple d’être aussi heureux qu’il l’était avant son malheur. Et Shahrzad se retrouve dans le magasin de jouets.

Avec sa bouille toute ronde, ses épais sourcils, ses cheveux touffus (un peu à l’image de son autrice), Shahrzad incarne une héroïne des mots, une fillette mue par l’altruisme, le désir de mieux comprendre ceux qui l’entourent en racontant leurs histoires. C’est bien un l’album sur le pouvoir  politique et le pouvoir de subversion que représentent les mots bien employés. Pouvoir politique du roi, à l’image du tyran du conte persan, dont la colère semble ne pas connaitre de limite, colère que le conte explique par le malheur qui l’a frappé, et qui lui dicte de ne vouloir que des sujets à son image, aussi malheureux que lui. Contrepouvoir des mots, de l’esprit de finesse, de l’argumentation par le récit : car il faut à Shahrzad un réel talent d’abord pour être écoutée  par le tyran, puis pour le convertir. On laissera à chaque lecteur le plaisir de la découverte de cette stratégie, des voies par lesquelles elle passe pour convaincre le roi, le mettre face à ses propres contradictions. Avec douceur, sans le brusquer, Shahrzad introduit peu à peu dans l’esprit du roi d’autres choses que son chagrin, mais aussi le conduit à mettre des mots sur ses maux. Cette réécriture du Conte des mille et une nuits magnifie elle aussi le pouvoir du récit en lui donnant une dimension facilement accessible aux enfants. D’abord par l’âge des protagonistes, Shahrzad et le petit garçon. Ensuite par l’empathie que l’on ressent envers tous les personnages, de l’héroïne au roi, victime avant d’être tyran. Enfin par le traitement des illustrations. Des doubles pages qui ne cherchent pas à imiter un style orientalisant, mais s’inscrivent dans un contemporain occidental : trottinette, métro, jardin public, magasin de jouets, dans un style naïf, enfantin et joyeux. Un mot enfin sur la dimension fantastique : la métamorphose du roi est-elle réelle ? Ou le pouvoir des mots n’est-il qu’un beau rêve ? Ce qui est sûr, et c’est ainsi que se clôt l’album par une pirouette metatextuelle, c’est qu’elle fera une très bonne histoire afin de s’interroger sur ces questions si actuelles.

Un album qui dit le pouvoir du rêve, de l’émotion, de l’empathie suscitée par le récit, véritable source de connaissance sur l’humain, un album très contemporain par son ton, par son choix d’une héroïne courageuse et forte, bien décidée, un album qui rappelle à quel point le récit et la littérature sont des contrepouvoirs indispensables. Un grand merci aux Editions Saltimbanque de faire connaitre Nahid Kazemi, autrice d’origine iranienne vivant aujourd’hui au Canada, qui a écrit plus de 40 ouvrages autant pour enfants que pour adultes et qui a été nommée, entre autres, au prestigieux prix Astrid Lingren en 2020.

Souricette veut un amoureux

Souricette veut un amoureux
François Vincent, Charles Dutertre
Didier jeunesse (Polichinelle)

Le mariage de la petite souris : une version moderne

Par Anne-Marie Mercier

Certaines histoires sont éternelles, certes, mais cela ne les empêche pas d’avoir un auteur ou, dans le cas de tradition orale, des transmetteurs. La littérature de jeunesse est faite de réécritures et d’emprunts, bien sûr, mais le minimum serait de lui reconnaitre cette capacité à recycler d’anciennes histoires pour ler donner une forme nouvelle.
L’histoire du mariage de la petite souris est bien connue. Certains la donnent comme un conte japonais, d’autres comme tiré d’une fable d’Esope ; je connaissais l’album du Père Castor intitulé « La plus mignonne des petites souris », illustré par Etienne Morel (1953, réédité en 2021 pour le quatre-vingt dixième anniversaire de la vénérable collection. Voici son argument : le père de la petite souris décide que sa fille étant la plus mignonne et la plus douée des petites souris, elle n’épousera que le personnage le plus puissant; il va lui proposer la main de sa fille : sera-ce le soleil ? non, le soleil avoue qu’il est vaincu par le nuage ; le nuage ? non, il est vaincu par le vent, etc. À la fin la petite souris épousera un souriceau, jolie morale.
L’album illustré par Charles Dutertre ajoute de la fantaisie à ces épisodes. La situation est aussi plus moderne car c’est Souricette qui a cette ambition pour elle-même et qui veut choisir son amoureux. La mise en musique est gaie et donne à chaque personnage une personnalité sonore intéressante. Mais j’avoue préférer le charme du conte d’origine, plus répétitif et plus simple.
Les éditeurs indiquent que ce livre est issu du spectacle Souricette blues et que « François Vincent « revisite des contes de la tradition orale ». Très bien, mais on aurait aimé qu’il soit mentionné que cette histoire avait été relayée par d’autres œuvres.

 

 

 

 

Le Jardin secret du dernier comte de Bounty

Le Jardin secret du dernier comte de Bounty
Philippe Mignon
Les Grandes Personnes, 2023

Lecture -voyage dans un jardin

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un autre album étonnant au catalogue des Grandes Personnes qui nous avaient déjà ravis avec de multiples chefs-d’œuvre. Celui-ci ne ressemble à aucun autre et il a s’inscrit dans différents genres : encyclopédie imaginaire, livre-jeu, traité de l’histoire des jardins, histoire d’un personnage…
« Nous sommes en 1842 » … Henry Blackwood est le dernier comte de Bounty : il a perdu son fils unique, un savant naturaliste, mort dans le naufrage de son bateau en mer de Chine. Henry Blackwood, sachant sa fin proche, fait venir un ami, savant comme lui, pour lui faire visiter son jardin, l’œuvre de toute sa vie, avant de disparaitre et faire disparaitre son jardin avec lui. En effet, cette visite d’un lieu plein de vie, de sève et d’eau est aussi un chant funèbre, un testament.
Nous visitons, comme l’ami, avec Henry pour guide. On suit leur progression. On admire les statues. On passe d’un ruisseau à un étang, puis à une fontaine, un lac, une île… Henry explique comment il a procédé et où il a trouvé les matériaux. On dévoile de nouvelles perspectives en soulevant des rabats, on se perd dans le labyrinthe (oui, il y a un vrai labyrinthe). Notre gondole passe sous une bouche de monstre. On découvre le gigantesque poisson des abysses qui servira de tombeau au comte. L’album est un livre à systèmes : le poisson surgit au milieu d’une double page, ouvrant sa gueule devant nous. C’est une expérience de lecture étonnante qui mime celle d’une promenade dans un jardin spectaculaire (l’auteur s’est inspiré de jardins existants : Méréville, Bomarzo, Ambras, le parc Querini de Vicenza, le jardin de la perspective de Nanjing).
Le livre a une dimension historique et encyclopédique : on y trouve différentes techniques imaginées par les grands jardiniers pour donner une impression d’espace, créer de la surprise, déformer le réel. Le jardin est situé en Irlande, vers Killarney, avec un climat qui autorise tous les rapprochements ; des jardins italiens et français y côtoient un jardin chinois et des pagodes.
Des oiseaux exotiques s’y sont multipliés et le comte élève des espèces rares dont on comprend vite que la plupart sont fantaisistes. Mais là encore, le livre à système autorise de multiples variations. Les illustrations délicates imitent les aquarelles des naturalistes classiques, avec une finesse de trait et une délicatesse de couleurs superbes. Une quadruple page (la page de droite se replie en trois) développe une imitation de planches de zoologie, pour nous présenter des animaux fantastiques à l’allure sage et aux noms latins, mis en relation avec Linné, le grand naturaliste suédois : le Kamichi tête d’euphorbe (qu’on peut voir sur la couverture), l’Ibis Rococo, etc. Mêlant règne animal et règne végétal, jouant avec les espèces, ce dépliant fait face à une page dans laquelle un disque permet de faire varier le bec d’un oiseau : le lecteur pourrait lui-aussi inventer des animaux et leur donner des noms…
En somme l’album nous entraine dans un jardin fantastique (on songe au Jardin d’Abdul Gasazi de Van Allsburg) qui nous apprend beaucoup sur les jardins réels et nous fait voir des animaux proches des plus étranges qui existent, et plus étranges encore. C’est aussi une promenade qui ouvre sur un temps long : à la mort du comte, selon ses volontés, le jardin sera fermé à tous les visiteurs et abandonné pendant cent ans. Le palais de la belle au bois dormant connaît ici une version végétale paisible : après cent ans, il n’y aura personne à réveiller et sans doute plus de jardin autre que dans nos rêves, suscités par cet  album fascinant.

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Diego aime Julie

Diego aime Julie
Sophie Grenaud
Rouergue Dacodac 2023

Le triomphe de l’amour ?

Par Michel Driol

Diego et Julie sont élèves de sixième. C’est par un intermédiaire que Diego a fait sa déclaration et a demandé à Julie si elle l’aime aussi. Que répondre à cela ? Julie ne sait pas… et lui fait transmettre qu’elle sonnera sa réponse vendredi. En attendant, elle interroge sa mère, puis sa grande sœur sur l’amour. Cette dernière lui affirme que si elle ne sait pas si elle l’aime, c’est qu’elle ne l’aime pas, et lui conseille de le lui dire, sans l’humilier. Comment ? En lui écrivant une lettre, disent les tutos. Mais par la faute d’un enseignant peu délicat, cette lettre est lue à haute voix en classe… Et sur ces entrefaites, on demande à une élève de préparer un discours pour le 8 mars. Et quand le professeur de sciences naturelles met en binôme Julie et Diego pour disséquer une grenouille, et que ce dernier se sent mal, les deux ados se parlent enfin pour de vrai, et se découvrent. Amoureux ? Amis ?

Ecrit du point de vue de Julie, voilà un roman plein de délicatesse sur l’identification des sentiments, sur les relations filles – garçons,  sur la pression sociale qui entoure le fait « d’être en couple » dans un collège. Que signifie être amoureux quand on a entre 9 et 12 ans ? Un truc de grand, qui flatte à coup sûr l’ego – et Julie pense que si Diego l’aime, c’est qu’elle n’est pas aussi nulle que cela… Un truc dont on parle, avec la mère, avec la grande sœur, qui sont toutes deux à l’écoute, bien que de façon différente, mais pas avec les copines. Pourtant, elles sont quelques-unes à côté de Julie, mais on sent que dans le groupe, aussi bien du côté des garçons que des filles, outre les remarques assez lourdes des uns, la seule question qui les intéresse c’est de connaitre la réponse de Julie. Comme s’il y avait là la trace de certaines séries pour ados où l’enjeu est de savoir qui sort avec qui. L’intéressant, dans ce roman, c’est de voir à quel point cette pression sociale n’a pas d’influence sur la décision de Julie, qui s’avère être, avec ses doutes, ses désarrois, ses questions, indépendante. C’est sans doute en cela qu’elle fournit un modèle positif aux lecteurs et aux lectrices dans sa façon, toute en délicatesse, d’expliquer ses sentiments dans une lettre touchante et sincère. Preuve, s’il en était, de l’importance des mots. Cette importance des mots, on la retrouve aussi dans le résumé qui est fait du discours prononcé par Kali le 8 mars, mots appelant les garçons à changer le monde et les filles à oser. Dans cet univers où, par convention sociale, par timidité, on s’observe de loin, rien ne vaut la parole directe. C’est aussi ce que montre ce roman qui, suite à la maladresse du professeur de sciences, met enfin en contact direct les deux héros, leur permet de découvrir leurs points communs, de se parler enfin, sans personne autour d’eux. Comme si ce droit à l’intimité était un luxe dans le monde du collège où tout est fait en public.

Sur le sujet souvent traité des premières amours, ce roman fait entendre une voix singulière. D’abord parce qu’il ne prend pas son héroïne pour une adulte en miniature, mais lui laisse son âge, sa naïveté de petite fille qui appelle, dans le texte, sa maman Maman, qui a besoin du soutien des adultes. Voilà un roman qui dit qu’il y a un âge pour tout, et qu’il ne faut peut-être pas grandir trop vite, imiter les adultes. Ensuite parce qu’il sait dédramatiser in fine tout en offrant une vraie perspective quant à l’évolution possible des relations filles-garçons. Se parler, se respecter, se découvrir, voilà l’essentiel. Enfin parce que le monde des adultes est traité sans complaisance. Entre la Maman de Julie, et ses gourous zen évoqués, deux professeurs sans aucun tact, une professeur de français assez rigide, ce monde-là ne semble pas prêt à écouter pour de vrai et à conseiller.

Un roman court et pertinent pour aborder cet entre-deux que constituent la préadolescence et ses questions.

La Petite Famille à fourrure

La Petite Famille à fourrure
Margaret Wise Brown, Garth Williams (ill.)
Traduction (anglais) de Lou Gonse
MeMo, (Les grandes rééditions), [1946], 2023

Une berceuse pour l’enfant

Par Anne-Marie Mercier

À quoi tient le charme de ce livre, et de bien d’autres de la même collection (comme Une Chanson pour l’oiseau (1958), du même auteur, chroniqué sur lietje par François Quet) ou tirés de l’oubli par d’autres éditeurs (je pense entre autres à La Famille Dodo (1966) et à Lou et l’agneau , réédités par Didier jeunesse dans la collection « Cligne cligne », en 2019.
Un des premiers traits serait celui de l’évocation de la sécurité : Cette petite famille à fourrure, mi ourse mi hibou, est bien enveloppée dans ses manteaux de poil, chaussée de bottes à poils et bien à l’abri « au chaud dans un arbre en bois », au milieu du bois sauvage.
Un autre trait serait celui de la simplicité : redondances (l’arbre en bois), répétitions (tout est soit sauvage soit en fourrure), banalité et répétition des événements. Chaque double page propose une étape d’un récit simple et linéaire : après son bain, l’enfant part dans le bois (sauvage), y rencontre son grand-père, d’autres animaux (sauvages), en attrape certains pour les relâcher, puis revient juste avant la nuit. Sa mère vient à sa encontre et lui donne un repas ; il se couche. Pour l’endormir ses deux parents lui chantent une chanson en se tenant par la main et en tenant la sienne :

« Dors, dors, notre petit enfant à fourrure,
Loin du sauvage,
Loin de l’obscur,
Dors dans ta fourrure bien au chaud
Toute ta nuit d’enfant,
Dans ta petite famille à fourrure.
Et voilà la chanson. »

Les images, charmantes, aux angles arrondis et aux couleurs douces,  montrent le petit ours découvrant le monde, le museau à ras de terre ou levé vers le ciel, parcourant seul le « bois sauvage » avant de retrouver son refuge, entouré par l’affection de ses parents, du matin au soir ou plutôt du soir au matin. Indépendance, rencontres et découvertes, et une petite chanson pour s’endormir après tout cela, n’est-ce pas une image de l’enfance heureuse?.

 

Les Gens du Parc

Les Gens du Parc
Emma Robert, La Jeanette
Cipango, 2023

Des fleurs, des gens, des rêves

Par Anne-Marie Mercier

Au Parc, Timothée ne court ni ne marche ; il s’assoit et observe les gens. Il leur donne un nom, les imagine chez eux, leur invente un passé, s’inspire de leur vie pour rêver la sienne. Madame Pétale aime les fleurs, Monsieur Rêve contemple le ciel, Monsieur Moineau aime les oiseaux, le Magicien étonne les enfants, les amoureux dansent…

Ces sont des vies belles et ouvertes sur le monde. Timothée lui-même porte un beau regard sur les gens qui l’entourent et sur le parc, nous invitant à travers eux à apprécier fleurs, nuages, oiseaux, etc.
Les illustrations riches en couleurs et en détails mettent en valeur les visages, sur fond de fleurs et de verdure, montrant bien toute l’humanité du propos.

Aux yeux des autres

Aux yeux des autres
Maëva Marquigny – Illustrations de Lucie Albon
Utopique – Collection Alter Égaux- 2023

L’argent fait-il le bonheur ?

Par Michel Driol

Théo et Manon, la narratrice, sont cousins, et passent une des dernières journées d’été à jouer ensemble chez elle, dans la petite maison qu’elle habite avec sa mère. Sous la tente, le soir, Théo dit « ce n’est pas si mal d’être pauvre, finalement ». Car Théo vit avec ses parents dans un château, avec piscine, tandis que Manon vit avec sa mère dans une petite maison, et elle hérite des vêtements usés de la sœur de Théo. S’ensuit entre les deux enfants une discussion sur le bonheur, la pauvreté. Ne parvenant pas à se mettre d’accord sur une définition, ils ont recours au dictionnaire, et finalement décident de réécrire la définition de « pauvre ».

Ce court roman parvient à exposer la confrontation de deux points de vue sur la même réalité. Avant que Théo n’en parle, Manon ne se sentait pas pauvre. Elle vit avec sa mère, transforme la nature environnante en un immense terrain de jeu grâce à son imagination, ne manque de rien. Theo, quant à lui, confronte le discours de sa famille sur Manon et sa mère avec les expériences qu’il vit cet après-midi là, les jeux et le plaisir de manger des crêpes. Sans aucun didactisme, mais avec un sens certain du dialogue – et du dialogisme – le roman conduit les deux enfants à se poser des questions fondamentales, à hauteur d’enfants. Le bonheur, la pauvreté, la richesse, la famille, autant de sujets qu’ils embrassent  en confrontant, de façon très concrète, leurs vécus, ce qu’ils savent de l’autre, d’eux-mêmes, avec leurs sentiments et leurs émotions. La force du livre est d’avoir construit deux univers familiaux opposés, autour de deux sœurs, d’un côté un couple divorcé – bouddhiste/catholique – sans trop d’argent dont les deux parents sont aimants pour Manon, avec leurs différences, de l’autre une famille qui a réussi, bien absorbée par le travail. Pas de jugement de valeur entre ces deux modes de vie, acceptés tous les deux par les enfants qui n’en souffrent pas jusqu’à ce qu’ils mettent des étiquettes qui séparent. Pauvreté, richessse. Das ce roman, réfléchir, c’est penser ensemble, confronter son point de vue à celui de l’autre. Et les deux enfants, dans ce cadre, élaborent une définition de pauvre empreinte de philosophie : Quelqu’un qui n’a pas tout ce qu’il faut pour être heureux. Ouvrage sérieux, donc, mais dont l’écriture ne manque pas d’humour, tant dans les situations que dans l’utilisation des mots. Le lexique et la syntaxe sont bien ceux d’enfants, confrontés au monde des adultes, incarné ici par les concepts savants plus ou moins compris (le génie des tiques pour la génétique) et par le dictionnaire, source d’incompréhension plus que d’appropriation du monde.

Les illustrations de Lucie Albon apportent comme des respirations, en représentant de enfants pleins de vie, heureux d’être ensemble.

Sans misérabilisme, sans manichéisme, ce récit, pour partie autobiographique, a bien sa place dans la collection AlterEgaux, dans la mesure où il conduit chacun à  réfléchir sur les différences entre les modes de vie. Il illustre bien la subjectivité de chaque vision du monde, le poids des préjugés, tout ce dont il convient d’apprendre à se débarrasser pour faire société au contact de l’autre. Quant au titre, de façon pertinente, il met bien l’accent sur la façon dont le regard des autres change nos perceptions, notre regard sur nous-mêmes, et ce à un âge où l’on est fragile et où les mots peuvent blesser profondément, si on ne prend pas la peine d’en négocier le sens.

On écoutera avec intérêt les mots de l’autrice sur les raisons qui l’ont poussée à écrire ce roman : https://www.youtube.com/watch?v=B5T-qDWf4kA

Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne

Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne
Loïc Clément – Clément Lefèvre
Little Urban 2023

Jane, la calamité des bandits !

Par Michel Driol

Quelque part au Far West, à la grande époque, Billy découvre en ville un magnifique cheval. Las, il appartient aux Loveless père et fils, les deux terreurs de la ville. Grâce à une première intervention, la correction de Billy, en pleine rue, par les deux terreurs, est évitée. Mais ne s’en prendront-ils pas au cheval ? Pour le sauver, Jane a une idée… Comme quoi, les filles, elles peuvent être courageuses, malines, et elles méritent bien d’être cheffes de bande !

L’album fait revivre l’univers du western – version Sergio Leone – en l’assaisonnant de thématiques plus contemporaines, le harcèlement à l’école et l’égalité filles-garçons. Clin d’œil à Billy (le Kid) et Calamity Jane, les deux héros sont des enfants qui ont à lutter contre les méchants – manichéisme du western oblige ! Saloon, face-à-face en pleine rue, shérif… tous les ingrédients sont là, qui évoqueront pour les uns des classiques du cinéma, pour les autres Lucky Luke… Le récit, circonstancié, autonome, pris en charge par Billy, le narrateur, occupe le bas des doubles pages, laissant le haut libre pour une image « format cinémascope »  dans lesquelles certains cinéphiles reconnaitront des cadrages archétypaux du western. L’aventure est rythmée, soutenue par un texte qui ne manque pas d’humour dans la façon dont le narrateur, sans illusion sur eux, caractérise les adultes qui l’entourent, mais aussi dans son emploi d’un vocabulaire imagé (mention spéciale pour la tronche de hibou hébété de ce grand cornichon…) – Et que dire du peigne-zizi, mis dans la bouche de Jane, sévèrement reprise par son père pour son langage ! Western, certes, mais western décalé, comme aseptisé pour en gommer la violence latente. Au fil des illustrations, on trouvera ainsi une carotte à la place d’un six-coups à la ceinture ou des carabines à bouchons. On suivra avec délices une histoire dans l’histoire, celle d’un chien qui a dû voler un chapelet de saucisses et les promène d’une page à l’autre. On appréciera aussi la façon dont, par deux fois, les illustrations font place à des dessins d’enfant, pleins de naïveté et d’autres clins d’œil (à la reine des Neiges, libéré, délivré…). Bref, tout ceci est à prendre au second degré !

Restent pourtant trois aspects plus sérieux. La maltraitance à l’égard des animaux contre laquelle s’insurgent les héros. Le harcèlement dont est victime Billy de la part du fils Loveless. Et enfin la place et le rôle des filles. Car c’est bien Jane qui invente le stratagème, l’exécute dans le plus grand secret, et épate le jeune Billy, qui, par certains aspects, a la naïveté, la candeur et la spontanéité d’un petit Nicolas dans ses propos.

Un western pour de rire, aux personnages attachants et au rythme soutenu. De quoi passer un bon moment, ouaip !