L’Aventure politique du livre jeunesse

L’Aventure politique du livre jeunesse
Christian Bruel
La Fabrique, 2022

En route pour l’aventure !

Par Anne-Marie Mercier

Le titre surprend : politique, la littérature de jeunesse ? on l’a certes dite pétrie « d’idéologie » (vous vous souvenez de l’affaire de l’album Tous à poil ? Ce livre en parle), mais de politique, vraiment ? Eh bien oui, politique dans l’édition, chez les auteurs, chez ceux qui semblent ne pas y toucher, dans la presse, dans ses thèmes, dans sa manière de ne pas vouloir en faire après en avoir fait beaucoup.
La question touche à toute l’histoire de la littérature de jeunesse. Ce livre parcourt ses différentes époques en montrant à quels moments on n’a pas hésité à tenir un discours ouvertement politique et à quels moments (par exemple aujourd’hui) le politique est devenu un tabou, un « grand méchant mot » expulsé par un humanisme consensuel et plutôt mou, en dehors de quelques questions émergentes comme celle du genre, qui elle aussi a pu faire naitre des protestations tous azimuts au nom d’une certaine conception du livre pour enfants.
Encore plus, dans ce titre, le politique serait une aventure, autre mystère. Mais c’est bien ainsi que nous embarque le co-auteur de Julie qui avait une ombre de garçon, des Chatouilles, de L’Heure des parents et bien d’autres albums, l’éditeur du Sourire qui mord et de être éditions, le formateur et conférencier, figure bien connue aussi bien au Salon de Montreuil que dans la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse. Cette histoire politique a des accélérations, des arrêts, des trous noirs. Il y a des héros (des ouvrages qui ouvrent la voie) ; nombreux sont ceux qui sont nommés et analysés ici, proposant une autre bibliothèque idéale que celle que l’on retrouve platement dans tous les ouvrages sur l’histoire de la Littérature de jeunesse. Il y a aussi des martyrs, des livres censurés, réécrits, retraduits dans un sens puis dans un autre, massacrés… C’est passionnant comme un récit d’aventures. C’est drôle aussi car l’auteur ne manque pas d’humour et son regard narquois sur les hypocrisies et les contradictions récurrentes réjouit. Enfin les différents points de débat sont évoqués dans leur dimension internationale et l’on découvre encore une fois que la France est loin d’être la plus avancée en la matière – pour le meilleur ou pour le pire.
A l’origine, on trouve une politique de l’offre : la trilogie classique (éduquer divertir, informer) est analysée, augmentée et « colorée » par une autre : « dévoiler, révolter et projeter ». On voit les censures anciennes toujours à l’œuvre mais concurrencées par de nouvelles, aussi bien du côté d’un féminisme sourcilleux que d’un retour de pudibonderie (voir, entre autres, le cas de On a chopé la puberté) que des comités de « sensitive readers » ou  de l’appropriation culturelle (Alma de Timothée de Fombelle). La médiation (librairie, presse, bibliothèques, tout ce qui touche à la politique de la lecture publique) enfin joue un rôle fondamental, plus ou moins assumé, dans l’accès à cette offre.
La politique peut être un sujet abordé explicitement dans le champ du livre pour enfants ; plusieurs titres récents et intéressants analysés ici l’attestent ; elle est à l’œuvre aussi à travers les représentations, les stéréotypes et contre-stéréotypes, discutés ici également ; elle l’est à travers les recommandations ministérielles (les fameuses listes), un temps favorables à la présence de littérature pour la jeunesse à l’école et à une formation des enseignants dans ce champ, de moins en moins depuis quelques années.
Le chapitre consacré à l’histoire de la « presse rebelle » au XXe siècle et au-delà, de 1901 à 2021, est passionnant et fait découvrir de nombreux titres et aventures éditoriales hardies. Le suivant, qui présente des ouvrage « non consensuels » est également une mine de belles choses peu connues qui posent de multiples questions. Une autre histoire, conjointe, est celle de l’évolution des formes et de l’offre de lecture : livres qui se présentent de plus en plus comme des « iconotextes », documentaires d’un nouveau genre, théâtre révolutionné par des textes novateurs et qui ne prennent pas les enfants pour des idiots ou des êtres vivant hors-sol, comme ceux de Maurice Yendt… les formes elles aussi sont politiques.
Les thèmes évoluent mais la quasi absence de certains montre les limites de l’ouverture : si les familles monoparentales ont fait leur entrée en littérature de jeunesse, l’homoparentalité reste un thème peu et souvent mal traité et le personnage adulte célibataire ou tout simplement sans enfant reste rare ; quant aux athées, lorsqu’il est question de religion, ils le sont encore plus (on trouve un pingouin athée, exception notable !). Sur tous ces sujets et bien d’autres (les sans-papiers, le travail et l’argent, la pauvreté, la compétition, la chasse, et bien sûr l’écologie) Christian Bruel est arrivé à trouver des ouvrages qui montent qu’il est possible de les aborder intelligemment qu’il faut se méfier des ouvrages pétris de bonnes intentions mais délivrant un message biaisé.
Le corps est le lieu de bien des tabous, encore aujourd’hui, contrairement à ce qu’on affirme dans les milieux peu informés, ce qui fait dire à l’auteur : « L’irruption débridée du corps et de la sexualité dans les publications jeunesse est une légende ». Il analyse les effets possibles de la frilosité de la plupart des éditeurs sur ce domaine, leur silence masquant le réel et laissant les enfants seuls face à la pornographie à laquelle ils sont exposés de plus en plus tôt.
Les filles rebelles ont leurs héroïnes, de l’Espiègle Lili à Mortelle Adèle. Les utopies ont leurs îles paradisiaques en romans comme en albums (signalons une belle analyse des ambiguïtés de Macao et Cosmage). La « réception alertée » de lecteurs sans doute nourris par une offre riche, quand on sait chercher s’inscrit toutefois dans un « horizon assombri » par de nombreuses inquiétudes.
L’ouvrage se conclut sur l’affirmation d’une nécessaire « politique de la lecture », dans la mesure où la lecture est d’abord une affaire de partage, de communautés. Si l’on veut donner envie de lire, il faut créer les conditions favorables – il les présente – aux échanges, à la prise de distance critique, à la réflexion…. politique au sens large et noble du mot, et dénicher les albums qui permettront d’en débattre. Grâce à lui c’est chose faite, même s’il faut pour cela passer par des histoires de lapins (ou, en l’occurrence, de moutons).

La lecture de ce livre est une belle aventure, drôle et tragique, passionnante, tonique, un courant d’air frais qui réveille et bouscule. On en sort avec un regard un peu plus aiguisé, des regrets sur des jugements hâtifs qu’on a pu formuler, une vigilance accrue, une liste de livres à découvrir, et une foule de questions anciennes et nouvelles à méditer et à partager. C’est un ouvrage indispensable pour tous ceux qui veulent aller au-delà d’une vision consensuelle et quelque peu étriquée de la littérature de jeunesse et de la lecture.
C’est un livre engagé, non seulement par les thèmes qu’il aborde mais par le fait que son auteur examine les points de vue divergents, les discute et ne craint pas d’énoncer ses propres conclusions, toujours claires, fermes, cohérentes. Au centre de ses préoccupations, on ne trouve pas cette fameuse « idéologie » (prise dans un sens fermé et obtus du terme telle qu’elle a été mise en cause par l’homme politique indigné évoqué dans les premières lignes de cet article, mais un souci des lecteurs et de leur devenir : de nos futurs… (c’était le titre d’une édition du salon de Montreuil). Ici, nos futurs sont résolument ancrés dans une histoire qu’il appartient à chacun de se réapproprier, ou pas mais en connaissance de cause.

Départ en vacances

Départ en vacances
Magdalena – Barim
Editions du pourquoi pas ? 2023

A pied, à cheval, en voiture, et en bateau à voiles

Par Michel Driol

Une famille de quatre personnes prête à partir en vacances. Mais quel moyen de transport utiliser ? L’avion, pour la mère, parce que c’est plus rapide. La voiture, pour le père, parce qu’on peut emporter plus de choses. Le vélo, pour le fils, parce que les petites routes, c’est mieux que l’autoroute. Le train, pour la fille, pour plein de raisons qui emportent la décision. Reste à savoir quels bagages prendre…

Avec comme narratrice la petite fille, dans une langue plutôt familière, le texte expose les principaux arguments en faveur des différents modes de transport. Chaque membre de la famille a son idée bien arrêtée, peut-être un peu stéréotypée. La mère, executive woman pressée. Le père, bricolo sans doute, emportant tout ce qui sera nécessaire. Le fils, fou de sport. Et la narratrice, rêveuse et sans doute un peu dans les nuages. Ces caricatures, qui grossissent les traits pour mieux donner à voir, sont plaisantes, et conduisent à deux renversements. Le premier, c’est que ce sont les enfants qui proposent les modes de transport les plus écologiques. Le second, c’est que c’est la rêveuse qui propose sans doute le mode de transport à la fois le plus écologique et le plus réaliste pour passer des vacances qui seront un vrai voyage dépaysant fait de rencontres et d’imprévus.

Les illustrations de Barim apportent une touche personnelle pleine d’humour qui contribue à l’animation de cet album, dans l’alternance des doubles pages et du texte, utilisant les bulles pour les arguments des personnages. Elles contribuent à faire des personnages des caricatures dessinées à grands traits, donnent à voir les inconvénients écologiques des deux premiers moyens de transport évoqués, et montrent la façon dont la famille reste soudée malgré les divergences d’opinion de ses membres.

Un album conçu pour s’adresser aux plus jeunes et qui permettra d’évoquer les différents moyens de déplacement, dans une perspective très argumentative : même s’il se situe à une échelle familiale, il suggère fortement que la transition écologique devra reposer sur le débat. Plutôt convaincre et négocier qu’imposer !

Les trois petits cochons

Les trois petits cochons
Mélanie Baligand
La Martinière jeunesse 2022

Théâtre d’ombres

Par Michel Driol

Tout le monde connait le conte des trois petits cochons, leurs maisons de paille, de bois et de brique, et le loup qui souffle, qui souffle… puis qui descend par la cheminée jusqu’à se faire bruler le postérieur…

Mélanie Baligand propose un fabuleux livre objet à partir de ce conte, un livre qui permet de projeter l’illustration de l’histoire. L’idée est originale et particulièrement réussie. Lorsqu’on ouvre le livre, six maisons en relief apparaissent successivement, avec juste ce qu’il faut d’espace pour y glisser son téléphone allumé (ou une autre source lumineuse), et les découpes au laser sont projetées sur le plafond – voire sur les murs pour la fin conçue comme un final de feu d’artifice -, tandis que l’on peut lire l’histoire grâce à des découpes aménagées au bas des maisons. Du pur noir et blanc, formant tantôt plusieurs scènes l’une sous l’autre, à la façon de bandes dessinées, tantôt une seule image. Les détails sont soignés, les images projetées précises, à la façon des anciens théâtres d’ombre que l’ouvrage modernise et actualise. Quant au texte, il est illustré avec la même technique, du noir (ou plutôt du bleu foncé, moins inquiétant, plus apaisant) et du blanc, avec beaucoup de virtuosité, dans une belle unité graphique.

Une mise en scène magique d’un conte bien connu, pour métamorphoser la chambre entière avant de s’endormir. Un ouvrage qui montre aussi que l’inventivité en matière d’édition jeunesse n’a pas de limites !

Londinium, t. 2 : Sous les ailes de l’aigle

Londinium, t. 2 : Sous les ailes de l’aigle
Agnès Mathieu Daudé
L’école des loisirs, medium +, 2022

Arsène Lapin, espion de la reine

Par Anne-Marie Mercier

Londinium est un régal. Son héros, un lapin nommé Arsène (Arsène lapin, donc, ha, ha !), porte monocle et montre de gousset : on aura reconnu un hommage appuyé à Alice de Lewis Carroll, avec le héros de Maurice Leblanc, voila un drôle de mélange. Il n’aime rien tant que fumer un bonne pipe de lucernum dans la tranquillité du foyer confortable, c’est donc un genre de Hobbit aussi.
Le monde de Londinium est un univers où cohabitent plus ou moins bien humains et animaux, avec de nombreux détails sur la géographie de la ville, les habitudes humaines reprises ou on par certains animaux, les lois et la façon de les faire appliquer par tous, etc. C’est une belle utopie imparfaite sur un avenir ans lequel l’espace serait partagé entre les espèces.
Comme Frodon, voilà Arsène embarqué malgré lui dans une aventure effrayante et inconfortable : il doit se rendre en Allemagne pour comprendre ce que manigancent Hitler et le prince héritier anglais. Enquêtant sur le sort des animaux en Allemagne, il découvre le sort des juifs et l’ampleur de la catastrophe future sans vraiment la comprendre. Il offre sur la période un regard naïf tout à fait intéressant. Il rencontre même des figures qu’on n’aurait pas imaginées voir dans un livre pour la jeunesse, celles d’Abby Warburg, avec sa fameuse bibliothèque et de son frère.
C’est drôle, sauf lorsque ça ne peut pas l’être. Le voyage d’Arsène est ancré dans la géographies des villes européennes (Londres, Berlin, Hambourg), plein de rebondissements et d’énigmes. Bonne nouvelle : le tome trois arrive bientôt !

Tout noir

Tout noir
Gilles Baum – Amandine Piu
Amaterra 2022

La petite New-yorkaise aux allumettes

Par Michel Driol

Une petite fille aime être sur le toit de son immeuble le soir quand soudain tout s’éteint. Inquiète, elle se demande si sa maman retrouvera le chemin de la maison, et elle décide de partir à sa recherche, 3 allumettes en poche. A la première allumette, un girafon l’accompagne, tandis que les objets, comme pris de folie, quittent les devantures des magasins. A la deuxième, un homme-de-rien, saxophoniste, l’accompagne. Et à la troisième, sa maman, assise sur un banc avec son amie Et la petite troupe de rentrer à la maison, guidée par cette allumette, devenue magique.

C’est d’abord un bel objet livre, particulièrement soigné et original, qu’on retire d’un long étui en carton, comme une longue boite d’allumettes. Une fois ouvert, c’est un magnifique leporello qui montre un univers urbain nocturne, sombre, avec juste ce qu’il faut de découpes pour laisser paraitre la lumière jaune  des fenêtres, puis des allumettes. Des dessins délicats, en gris sur fond noir, laissent entrevoir les personnages qui déambulent dans la ville sans lumière. Personnages minuscules, jusqu’aux retrouvailles attendues, comme pour souligner l’immensité de la ville devenue étrangère et inconnue, menaçante. Tout ce dispositif iconique est au service d’un récit à la première personne, un récit qui dit l’angoisse de la narratrice, qui part en quête de ce qu’elle a de plus cher au monde pour lui permettre de retrouver son chemin. Cette quête urbaine se situe en fait dans un univers poétique et onirique, dans lequel les objets échappent à leur condition. D’eux-mêmes ou fruits de larcins provoqués par cette panne d’électricité géante ? Dans ce désordre, la fillette fait deux rencontres. Celle de la nature, avec ce girafon improbable, tout aussi perdu qu’elle, et celle d’un saxophoniste, dans un quartier des théâtres aux enseignes éteintes, comme pour dire la permanence de l’art et de la musique. Cette petite fille dont la maman qui travaille la nuit a gardé son tablier sur elle, belle façon de la situer dans un certain milieu social que pudiquement on qualifierait de défavorisé, devient à la fin de l’histoire celle qui va éclairer le monde par le pouvoir de sa lumière : superbe symbole de la lumière plus forte que la nuit, de l’espoir plus fort que la désespérance.

Au fond, quelle meilleure façon de parler de ce superbe album que de citer Eluard ?

La nuit n’est jamais complète.
Il y a toujours puisque je le dis,
Puisque je l’affirme,
Au bout du chagrin,
une fenêtre ouverte,
une fenêtre éclairée.
Il y a toujours un rêve qui veille,
désir à combler,
faim à satisfaire,
un cœur généreux,
une main tendue,
une main ouverte,
des yeux attentifs,
une vie : la vie à se partager.

Une frise à déployer pour illustrer le combat de la lumière, toujours fragile, et de la nuit si menaçante, avec une petite fille, vraie héroïne de conte attachante. Comme une petite fille aux allumettes pleine d’espoir et d’optimisme.

L’Envol de Miette

LEnvol de Miette
Anne Cortey – Herbera
A pas de loups, 2022

Heureux qui, comme Ulysse…

Par Michel Driol

Toute petite et légère, Miette s’envole dès que le vent se lève. Heureusement, une cigogne l’a ramenée dans le jardin qu’elle cultive avec son petit frère. Normalement, dès que le vent se lève, le petit frère attache Miette par une solide corde au gros platane. Jusqu’au jour où un coup de vent subit emporte Miette, alors que la cigogne est partie dans le sud… Miette est sauvée par un garçon qui fait le tour du monde à bord d’une montgolfière, et qui veut l’emmener avec lui. Mais finalement, Miette le décide à venir avec elle dans son jardin…

Miette… voilà un prénom prédestiné, une sorte de Petit Poucet au féminin pour une héroïne de conte merveilleux, philosophique ou initiatique en trois temps. A l’origine, une espèce d’Eden, de jardin paradisiaque dont s’occupent deux enfants jardiniers, un jardin nourricier dont les seuls ennemis sont les limaces. Vert paradis des amours fraternelles enfantines que rien ne vient perturber, pas même le grand vent, pays magique où les cigognes n’apportent pas que les nouveaux nés, mais rapportent les enfants perdus dans le ciel chez eux. Puis vient la catastrophe, non pas la chute, mais l’envol, ce voyage au loin, loin du petit frère à protéger, loin du jardin à cultiver. Miette ne peut que s’abandonner au vent, au destin, et accepter cet exil aérien. Vient enfin le sauvetage, par celui qui est l’exact contraire de Miette et de son frère. Eux sont des sédentaires, des cultivateurs, les pieds dans la terre. Lui est un nomade, tenté par le voyage, le plus grand, celui autour du monde. Du nomade ou du sédentaire, qui va l’emporter ? Du désir de voyager ou de rentrer à la maison, quel sera le plus fort ? Pas de longue argumentation entre les deux passagers, mais un simple regard, et l’empathie envers la tristesse de Miette détournent le voyageur de son voyage. C’est sans doute là l’un des attraits de ce roman : esquisser une histoire d’amour, ou à tout le moins de désir de connaitre une autre vie, un autre coin du monde. L’étranger apporte avec lui l’exotisme de sa cuisine : une potée milanaise, faite comme il se doit avec un chou – un chou rond comme la terre dont il voulait faire le tour… et l’étranger, juste nommé par « le garçon » découvre qu’ « un jardin peut être aussi beau qu’un continent ».

On laissera chacun interpréter comme il le souhaite les multiples symboles qui traversent cet album. Le jardin terre, microcosme sans cesse à découvrir. Le voyage, vécu à la fois comme un déracinement et un désir fort de tout voir. L’irruption de l’étranger dans la fratrie qui apporte du nouveau : quelque part  l’exogamie confrontée à l’endogamie. Tout cela raconté dans une langue qui sait ne pas trop en dire, souligner des regards, des sentiments, sans s’appesantir sur eux, pour laisser le lecteur et l’illustration faire leur part du travail d’interprétation.  Avec leurs couleurs vives pour la nature, et l’encre de chine pour les personnages, les illustrations dessinent un univers familier, enfantin, utopique peut-être…

Un conte poétique pour dire la valeur du voyage immobile et contemplatif. Comme la réécriture d’un Voltaire qui serait moins enclin au travail qu’au plaisir. Oui, il faut contempler et explorer  notre jardin.

La Brigade de l’oeil

La Brigade de l’oeil
Guillaume Guéraud
Rouergue, 2019

Le Fahrenheit 451 des images

Par Anne-Marie Mercier

L’univers décrit par Guillaume Guéraud en 2007 (il s’agit ici d’une réédition en grand format d’un poche de « doAdo noir ») ressemble à une inversion de celui que l’on trouve dans le roman célèbre de Bradbury, Fahrenheit 451 : ici, ce ne sont plus les livres qui sont traqués, mais les images, toutes les images. Elles sont soupçonnées d’asservir les esprits, de fausser les jugements, de faire l’apologie de la violence et d’être l’opium du peuple. On les brûle. Au contraire, la littérature est au centre de la culture (on parle un peu du théâtre, mais pas autant qu’on aurait pu) : les rues portent des noms d’écrivains, la faculté des lettres est l’objet de toutes les attentions…

Monde idyllique ? non : tout cela a été accompli à travers une répression sauvage menée contre les cinéphiles, les artistes, les amateurs de porno, les sentimentaux attachés à leur passé… Plusieurs scènes décrivant des massacres montrent la brutalité de la Brigade de l’oeil (un genre de police des mœurs, et notre présent rejoint le livre) qui lutte contre ceux-ci et l’acharnement des défenseurs d’images. L’impératrice Harmony veille sur tout, et l’on apprend qu’elle est même l’auteur des livres du philosophe qui dicte sa conduite à toute la société. Tout cela rappelle les pires moments des régimes totalitaires, notamment celui de Ceausescu, mais fait écho à d’autres récits comme 1984 qui montrent comment on peut guider par la propagande et la police de la pensée toute une société.

Lorsque l’histoire commence, le « mal » est quasiment éradiqué et l’on suit un lycéen réfractaire, Kao, qui entre en contact avec les derniers résistants, et un capitaine de la Brigade. L’alternance des points de vue donne à ce récit une épaisseur humaine intéressante (chacun a ses raisons et doute parfois). Tout cela se finit très mal, mais entre-temps on aura vu l’importance des images, leur force, leur capacité à témoigner de l’Histoire (belle évocation de Nuit et brouillard) et on aura pu lire un bel hommage à toute l’histoire du cinéma (Les Temps modernes de Chaplin joue un rôle de premier plan).

Ce texte est provocateur, tant il prend le contre-pied de toutes les condamnations du monde des images dans lequel nous vivons et fait le procès de la lamentation sur la perte d’influence de la littérature mais il fera consensus (ou du moins un certain consensus) sur un point : la télévision seule est condamnée par tous.

Le suspens est très bien mené, les personnages intéressants, l’univers futuriste est très proche du nôtre, de plus en plus proche… (que de mauvais chemin fait en quinze ans seulement !)  et convaincant et tout cela est combiné avec la question de la place des images poussée jusqu’à son paradoxe.

(reprise un peu modifiée de mon article de 2007)

 

 

Mais où est-elle ?

Mais où est-elle ?
Marie Mirgaine
Les fourmis rouges 2022

Une histoire échevelée

Par Michel Driol

Lorsque la magnifique – et remarquable – perruque jaune du héros s’envole, il  part à sa recherche, et croit la reconnaitre partout, dans des algues, un fromage coulant, voire un chat ou une vieille serpillière. Et lorsqu’il la retrouve, elle est devenue nid pour oiseaux, qu’il leur laisse bien volontiers…

Peu de texte dans cet album en randonnée qui repose sur le comique de répétition et des effets attendus, jusqu’au renversement final de la chute. Le texte : le monologue minimaliste du bonhomme, reposant sur l’alternance d’un « la voilà » et d’un « mais non… ». Les illustrations : à la fois des formes colorées pour le personnage, sorte de pantin animé, et un certain réalisme pour le décor. Tout se passe comme si on était spectateurs d’un théâtre d’ombres colorées, ce qui confère à l’album un petit côté magique dans la représentation des aventures de ce drôle de bonhomme et de sa quête de sa perruque. C’est drôle, plein d’imagination, suffisamment simple pour être bien adapté aux tout-petits qui, dès la première lecture, pourront à la fois anticiper sur l’échec du personnage, et être surpris des métamorphoses de cette perruque, que l’on voit partout ! Que dire de ce personnage que l’autrice n’hésite pas à monter coiffé d’un fromage coulant, d’une bouse de vache ou d’une vielle serpillère. On est dans une transgression bien carnavalesque ! Quant à la chute, elle montre un aspect bien sympathique du personnage, prêt à abandonner ce qu’il a de plus cher, afin de protéger la nature et les oisillons.

Un album en randonnée pour rire aux éclats aux dépends d’un drôle de personnage… à un âge où les cheveux commencent à  pousser sur la tête ! En tous cas, une histoire qui n’est pas tirée par les cheveux !

Perdu ma langue

Perdu ma langue
Daisy Bloter – Victoria Dorche
Didier Jeunesse 2022

Mabo ou les deux jardins

Par Michel Driol

Lorsque ses grands parents lui téléphonent pour son anniversaire, et lui chantent une chanson en sindar, leur langue, Mabo est incapable de leur répondre. Cette langue, il l’a oubliée. A l’école, il en parle avec ses copains : l’un, qui ne parle que bambara avec sa mère, n’est pas prêt d’oublier cette langue. Dans l’immeuble, Madame Liouba a conservé son accent russe. Et lorsqu’arrive en classe une fillette parlant aussi sindar, Mabo se détourne d’elle. Il faudra toute l’ingéniosité de ses copains pour que Mabo retrouve sa langue.

Adapté d’un spectacle jeune public interprété par l’autrice, Perdu ma langue est un album qui aborde la migration, l’acculturation, l’identité sous un angle rarement adopté en littérature jeunesse, celui du lien ou du conflit entre la langue d’origine et la langue du pays. Le sindar – langue inventée dans l’album – est la langue maternelle, celle dans laquelle on a été materné, celle des comptines de la prime enfance, celle qui relie à la culture d’origine, mais que personne ne parle dans le pays d’accueil. D’où  son oubli par Mabo, qui n’en perçoit plus l’utilité, mais qui éprouve malgré tout un sentiment indéfinissable de gêne ou de culpabilité devant cet éloignement linguistique qui le coupe du lien avec ses grands-parents. Ce n’est pas tant la volonté de s’intégrer par le français qui le pousse que son interrogation sur sa propre identité. Lui qui est né en France, est-il d’un pays où on parle le sindar ou français ? Lui se sent pleinement français. La richesse de cet album est de faire vivre ce tiraillement, ce déchirement à hauteur d’enfant bien entouré par sa famille et ses copains de toutes les origines. La langue ne peut se déployer que dans la communication, et est un marqueur de reconnaissance. Mais l’album souligne autant le lien avec la toute petite enfance – c’est par une chanson enfantine que les mots de sindar reviennent à Mabo – que la richesse du mélange, du métissage, symbolisée à la fin par ce repas où se retrouvent les deux familles originaires du même pays qui mêlent leur langue et le français dans un partage communicatif. Le récit est entrecoupé de poèmes, imprimés dans une graphie différente, poèmes qui disent la voix intérieure de Mabo, ses doutes, ses questions dans une langue particulièrement rythmée. Les illustrations, très colorées, complètent le récit en donnant à voir tantôt l’intérieur des appartements, tantôt la richesse de la ville où se cotoyent des gens de toutes origines et cultures.

Un album au titre très évocateur pour aborder la question complexe de l’interculturel, pour dire la diversité et la nécessité des langues, leur complémentarité, et pour apprendre que l’important n’est pas de bien les parler, en puriste, mais de les conserver car elles sont la marque d’une histoire personnelle, et pour suivre au plus près les réactions d’un jeune enfant qui en vient à éprouver de la honte envers sa langue maternelle, avant de comprendre qu’il peut être bilingue, et cultiver ainsi deux jardins à la fois.

L’escargot

L’escargot
Minu Kim
Ecole des loisirs 2022

Eloge de la lenteur

Par Michel Driol

Le frère ainé interdit à son cadet de suivre les grands : eux ont un vélo, lui n’a qu’une draisienne.  Pourtant petit frère, le héros, veut suivre, mais se laisse distancer, et heurte un caillou qui l’envoie chuter dans le pré. Reprenant ses esprits, il rencontre un escargot, et découvre le monde autrement. Finalement, c’est bien de prendre son temps, conclut-il.

Voilà une histoire qui se déploie en peu de mots, qui suivent les pensées du héros, dans un noir et blanc aérien, léger, et qui aborde avec délicatesse le rapport des petits frères aux grands frères, mais surtout la question du rapport au temps des enfants. Quel enfant n’a pas voulu grandir plus vite, aller plus vite, suivre les plus grands ? Tel est bien le héros de cette histoire, en colère parce que méprisé par son grand frère, vexé, faisant tout pour le rattraper, être son égal, être enfin grand lui-aussi. Pauvre petit bonhomme perdu dans un immense paysage en noir et blanc, minuscule au milieu des immeubles, solitaire au milieu des herbes, avec la seule tache rouge de son casque.  Jusqu’à la rencontre avec l’escargot, autre tache rouge dans le paysage. Et ensuite tout change. Le noir et blanc fait place à de belles couleurs, celles d’un coucher de soleil, d’un paysage et d’un ciel magnifiés. Toutes choses que l’enfant n’aurait pas vues s’il n’avait pas pris le temps de les regarder. La narration se conduit avec une grande économie de moyens graphiques, qui font alterner des pleines pages avec des pages où des vignettes montrent tantôt l’accélération de la vitesse de l’enfant lors de sa chute, tantôt  le temps qui semble se ralentir, le préparant à la rencontre initiatique avec l’escargot.

Voilà donc un album plein de sagesse qui apprend à s’accepter tel qu’on est, dans sa lenteur, dans sa petitesse, dans son âge, condition pour trouver une paix intérieure et sa place dans le monde…