La Très Grande Aventure

La Très Grande Aventure
Anne Cortey, Olivier Latyk
Grasset jeunesse, 2021

Légumes en folie

Par Anne-Marie Mercier

Des héros peu ordinaires (ou au contraire si ordinaires que le statut de héros pose question) partent à l’aventure : un petit pois et un haricot, une fourmi.  Ils ont des noms qui évoquent l’Italie (Marcello, Nanni, et ils se font une amie, Monica la fourmi), c’est donc tout naturellement qu’ils trouvent une Vespa dans le ventre du coq qui les a avalés.
Arrivant à sortir de leur prison où ils n’étaient pas si mal, occupés à jouer au foot, comme Jonas ou Pinocchio sont sortis de leur baleine,  les voilà partis en vespa vers l’aventure, et elle sera très grande : échappant aux menaces des végétariens, aux voitures, aux vélos… et encore au coq qui les a rejoints, ils s’envolent grâce à l’aide de Monica, à sa carte routière et à son deltaplane pliant et arrivent sur le lieu de toutes les belles aventures, une île.

Tout cela est totalement et joyeusement farfelu et les images sont à l’avenant, ne reculant devant aucun défi (comme mettre des lunettes à un haricot, représenter l’intérieur d’un coq où l’on peut jour au foot, et donner une expression joyeuse à un petit pois…) : tout est possible !

 

Fake

Fake
Claudine Galea
Éditions espaces 34, 2019

En chatant: Du sitcom à la tragédie

Par Anne-Marie Mercier

Dans cette pièce qui commence avec une situation banale, on a la parfaite illustration de ce que peut-être un coup de théâtre sans action, sans changement de décor (ou si peu), sans introduction d’un nouveau personnage, uniquement avec un retournement de situation.
Tout semble minimal avec deux personnages sur scène et deux chambres d’adolescentes pour seul décor. On est tantôt dans la chambre de LAM (pour l’amoureuse) tantôt dans celle de M.A. (sa meilleure amie). Le drame se noue sur les murs, avec le texte projeté qui reflète ce que LAM écrit via son ordinateur à son amoureux ou à son amie, ce que l’amoureux lui écrit (jusqu’au moment où il cesse d’écrire), et ce que son amie répond à LAM.
La passion exaltée de LAM, ses espoirs, ses projets pour rencontrer enfin ce garçon idéal, qu’elle ne connait que par écran interposé, toujours flou ou par conversations au téléphone, toujours brèves, grandit, explose, se transforme en souffrance atroce lorsqu’elle se devine abandonnée. L’amie se sent délaissée, se rappelle à quel point elles étaient proches malgré leurs différences (rendues très visibles par les deux décors). Son amitié souffrante révèle une autre passion, celle qu’elle éprouve pour son amie, qui l’ignore.
Petit à petit le spectateur commence à soupçonner quelque chose : ce garçon existe-t-il ? Si non, qui l’a inventé et pourquoi ?
La tension croit, le mystère s’épaissit, puis se dévoile pour révéler d’autres profondeurs, au sein des amitiés et des amours adolescentes et les dangers tapis dans les usages d’internet. Tantôt sobre, tantôt lyrique, le texte suit les émotions des deux amies et embarque le lecteur avec elles, passant du sitcom à la tragédie. C’est beau, c’est vrai, c’est passionnant.

Sur le site Artcena : « Claudine Galea écrit du théâtre, des romans, des textes pour la radio, des livres pour enfants. Lauréate du prix Radio SACD pour l’ensemble de son œuvre radiophonique, du Grand Prix de littérature dramatique pour Au Bord, du Prix Collidram pour Au Bois et du Prix des lycéens Ile de France pour son roman Le corps plein d’un rêve.
Elle est auteure associée au Théâtre national de Strasbourg dirigé par Stanislas Nordey. Il mettra en scène Au Bord, au TNS et au théâtre de la Colline, Paris, printemps 2021″.

Mes Parents sont un peu bizarres

Mes Parents sont un peu bizarres
François David, Guridi
CotCotCot éditions, 2021

Un chien pour garder les boutons

Par Anne-Marie Mercier

L’enfant à bouille toute ronde qui ouvre de grands yeux sur la bizarrerie de ses parents s’interroge essentiellement sur des malentendus linguistiques  : « mouche », désigne-t-il un insecte ou ce qu’on fait avec un mouchoir ? « course » signifie-t-il avance rapide ou marche lente avec un panier ? la « glace » de la salle de bains va-t-elle fondre ? faut-il traiter autrement les souris de l’ordinateur et celles qui mangent du fromage ?

Enfin, comment convaincre ses parents d’avoir un chien ?

Les incompréhensions quotidiennes ou exceptionnelles sont ici mises en scène avec humour. On retrouve un peu de la veine de Motordu, mis à la disposition des plus jeunes.

Azul

Azul
Antonio Da Silva
Le Rouergue (épik), 2021

Vertiges peints

Par Anne-Marie Mercier

La littérature de jeunesse se montre souvent en recherche de légitimité, et on ne saurait lui reprocher de vouloir transmettre aux jeunes lecteurs, en plus du plaisir de la lecture et de l’accès à des textes bien construits et bien écrits, de la culture.
Azul semble vouloir remplir ce contrat par son sujet même : Miguel, un jeune lisboète, a le pouvoir d’entrer dans les œuvres des peintres, et même de les corriger, un peu à la manière de Pierre Bayard qui proposait d’améliorer certains chefs d’œuvres littéraires. Il s’agit de retoucher les faiblesses que l’on peut trouver dans de grands tableaux : une cheminée mal orientée chez Van Gogh, la joue d’une infante couverte d’une tache chez Velasquez…
Il s’y promène, glisse sur la neige de Brueghel, se fait des amis. Régulièrement il rencontre dans les toiles une jeune fille mystérieuse, April, qui vit à Londres et qui semble avoir le même pouvoir que lui ; une histoire d’amour s’élabore mais est vite concurrencée par des mystères inquiétants et le roman éducatif puis sentimental laisse la place au thriller, relayé parfois par une enquête policière. April est en danger et des personnages de peintures célèbres, comme La Joconde, sont maltraités. Pendant ce temps il se passe des choses inquiétantes dans la pension où vivent Miguel, Amalia qui l’aime, et Maria qui les a recueillis avec d’autres enfants. Lisbonne est frappée par un tremblement de terre, un ouragan, un incendie… Enfin, le monstre sanguinaire débarque dans la réalité de Miguel, et April et Amalia se rencontrent, que de rebondissements !
La parole est donnée, dans un même chapitre, tantôt à Miguel, tantôt à un narrateur extérieur  premier vertige. Certains chapitres intercalés présentent la vie d’un artiste de rue de Lisbonne, Franck Rio, en révolte avec les institutions, génie devenu faussaire et voleur de tableaux (le vol de la fondation Gulbenkian, c’est lui) et l’on ne comprend que tard le lien entre toutes ces histoires. La brièveté des chapitres, les sauts permanents d’une œuvre à une autre, le mélange des deux niveaux de réalité dans la vie de Miguel et sa rencontre avec la vie de Frank Rio, tout cela fait beaucoup et l’on est un peu étourdi par ces accumulations.
Ainsi, la culture ici n’a rien de facile. Pour le lecteur comme pour Miguel, entrer dans l’art demande un effort, et si pour le héros on n’en sort qu’au prix d’une souffrance, on ne peut dire ce qu’il en sera pour les différents lecteurs.

Comment lire de vieux textes avec de jeunes élèves ?

Comment lire de vieux textes avec de jeunes élèves ? et autres questions piquantes pour profs de lettres
Sarah Alami
Tsarines (« c’est comme ça qu’on s’en sort »), 2021

« Questions piquantes pour profs de lettres »

Par Anne-Marie Mercier

Malgré le titre, il ne s’agit pas de littérature de jeunesse – à moins de considérer comme Anne-Marie Chartier que toute œuvre lue essentiellement par des jeunes peut être considérée comme telle. Les jeunes lecteurs en question sont des élèves de seconde. Les textes sont pour l’essentiel Phèdre, de Racine, des poèmes de la Renaissance (des blasons), Madame Bovary et Les Lettres persanes. Mais il est question tout au long de faire lire des jeunes gens qui lisent peu et de savoir comment rendre des classiques accessibles.
L’initiative des éditions Tsarine avec leur collection au nom évocateur (« c’est comme ça qu’on s’en sort ») est bien venue : il s’agit de proposer aux enseignants un lieu d’échanges et un support pour pérenniser leurs réussites, donner une seconde vie à ce qui pourrait, sinon, n’être une « performance » éphémère, née de nombreuses heures de réflexion et de travail, et condamnée à ne durer que quelques semaines. Certes, on peut dire qu’un cours réussi a une durée longue s’il arrive à semer chez les élèves quelque chose, mais comment savoir ?

L’ouvrage développe toutes ces questions.
Comment étudier un classique sans s’ennuyer en classe ?
Comment lire de vieux textes avec de jeunes élèves ?
Comment lire de gros livres ?
Comment se mettre dans la peau d’un auteur ?
Comment enseigner l’autonomie ?

Le livre est élégant, joliment mis en page et illustré de manière originale avec des vignettes évoquant la technique des bois gravés. Il se présente un peu comme un manuel, avec des encadrés, des prolongements. On aurait cependant tort de le prendre comme tel et de proposer à une même classe toutes les séquences proposées : la présence insistante du féminin et de la question de l’adultère ainsi que la hardiesse de certaines propositions (comme l’analyse de la scène du fiacre de Flaubert qui semble avoir quelque peu secoué les élèves) sont à prendre avec un peu de distance. De manière générale, un bon cours (à mon avis) n’est jamais issu d’un cours élaboré par quelqu’un d’autre, mais il est bon de chercher des idées et de voir ce que des collègues qui se sont heurtés aux mêmes difficultés ont inventé, car il s’agit bien ici de création.
Toutes les idées sont intéressantes et ambitieuses et proposent des réponses subtiles à des questions complexes, comme celles de l’enseignement (ou pas) de l’histoire littéraire, de la lecture (ou pas) des œuvres intégrales, du chemin de l’élève vers l’autonomie, etc. On voit d’ailleurs incidemment que l’auteure ne se contente pas de « vieux » textes, mais fait découvrir de nombreuses œuvres contemporaines à ses élèves et qu’elle associe les  textes aux autres arts. Elle met en pratique ce qu’on appelle des « dispositifs » intéressants, invite ses élèves à participer à des ateliers, à des débats littéraires, à mettre en scène et en voix.
Ce livre fourmille d’idées et a le grand mérite de ne pas s’abriter derrière des faux-semblants (j’ai beaucoup aimé ce qui concerne l’œuvre intégrale et l’hypocrisie fréquente qui consiste à faire comme si tous les élèves allaient vraiment lire le texte en entier ou avaient lu le texte en entier). Il est aussi bien écrit, alerte, souvent « piquant » comme l’indique le titre,  drôle, bien informé et savant, et surtout et très honnête. On a le plaisir de suivre les tâtonnements d’une enseignante passionnée par la littérature qui tente, avec succès semble-t-il, de faire partager cette passion.

Si vous allez sur le site, un conseil: faites descendre un peu l’ascenseur pour accéder au contenu et ne pas rester bloqué sur l’image, fort jolie au demeurant.

Pénélope, Athéna, monstres : Faut-il réécrire la mythologie?

Pénélope, la femme aux mille ruses
Athéna la combative
Isabelle Pandazopoulos
Gallimard jeunesse, 2021

Monstres et créatures de la mythologie
Françoise Rachmuhl
Flammarion jeunesse, 2020

Héroines versus déesses ou Faut-il réécrire la mythologie?

Par Anne-Marie Mercier

Après avoir romancé la mythologie au masculin (Jason, Rama…) , l’autrice la féminise et met au premier plan des femmes. Ce qui est assez naturel avec Athena l’est moins avec Pénélope, placée en général dans l’ombre de son époux, ou au service de son fils, dont les vertus sont plutôt celles traditionnellement réservées aux femmes, patience, chasteté et fidélité.
Bizarrement c’est le roman consacré à Pénélope qui est le plus réussi, avec l’invention de son enfance, de son coup de foudre pour Ulysse et quelques aménagements avec la tradition : la ruse de Palamède pour faire venir Ulysse à Troie, les raisons qui poussent Pénélope à retarder le moment où elle reconnait Ulysse sont autant de petites entorses au mythe, permettant la romance et la vraisemblance.
En revanche, Athéna perd par son entrée dans le genre romanesque son statut de déesse mystérieuse. Elle est peinte sous les traits d’une gentille adolescente et son frère Arès d’un horrible voyou ; elle est pétrie de mauvaise conscience lorsqu’elle punit Arachné, enfin, elle n’a plus rien de divin : est-ce une idée intéressante ?  Non, comme l’affirmait Queneau dans « Le voyage en Grèce ».

Monstres et créatures de la mythologie
Françoise Rachmuhl

Laissons donc les mythes au mythe, les jeunes lecteurs ne seront pas plus en difficulté  et cela n’empêche pas non plus de faire du neuf. Ainsi, Françoise Rachmuhl réussit le tour de force de présenter des êtres bien connus de manière neuve, sans les dénaturer : pris individuellement regardés sous un autre angle, le Sphinx, Méduse et Polyphème, pour ne citer que les plus connus, prennent corps et coeur pour nous émerveiller encore dans des récits vifs et drôles, bien écrits, ou l’on sent un véritable auteur.

Enfin, quitte à rééécrire et à donner de nouveaux visages aux mythes, je préfère le visage de Méduse, vu par  François Roca, aux visages donnés à Athéna et Pénélope, proches de l’esthétique des mangas.

Dans sa postface, Françoise Rachmuhl explique bien son propos :
« La difficulté, dans les récits d’aventures très connus, a été de varier l’angle d’attaque. Je n’aime pas me répéter lorsqu’il s’agit d’Héraclès ou  d’Ulysse. J’ai découvert ainsi la variété des monstres  et leur rôle envers l’être humain : incarner nos peurs, percevoir le monstrueux dans la nature et dans l’homme, au fil du temps, et découvrir aussi que, parfois, le monstre n’est pas si monstrueux, et qu’il éprouve parfois des sentiments aussi humains que les nôtres. »

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part
Jean-Michel Payet
L’école des loisirs (medium), 2021

Polar historico populaire chez les Ruskofs

Par Anne-Marie Mercier

Placé sous le patronage de Gustave Lerouge (ou Le Rouge), voilà un beau roman populaire du XIXe siècle, situé dans les années 1920 et écrit XXIe siècle. On y retrouve  des ingrédients classiques, déjà présents dans le premier volume (Le Dernier des Valets-de-coeur) : le personnage de l’orphelin, de l’enfant adopté (multiplié ici par le nombre d’adolescents du même orphelinat poursuivis par un tueur au mobile mystérieux), le couple homme d’action – journaliste, le couple Belle et clochard, la quête des origines. Si le premier volume nous plongeait dans un mystère né de la guerre de 14-18, le second en évoque un autre, célèbre, celui du destin des derniers souverains de Russie.

Roman historique également, ce volume nous plonge aussi bien dans le milieu des Russes blancs exilés, au cœur de l’atelier de Coco Chanel, rue Cambon, avec son annexe de broderies Kimir, et dans le milieu de la galerie du marchand d’art Kahnweiler, mais aussi dans le monde des « barrières », la banlieue de Paris au-delà des « fortif’ » où Blato vit dans une roulotte – comme beaucoup de ses amis.
C’est aussi un roman policier rondement mené, avec un couple mixte (garçon et fille) de jeunes détectives et un policier sourcilleux, presque un roman sentimental (le cœur de Balto est le lieu d’émois et d’hésitations propres au roman d’initiation, mais reste très chaste). Tout cela est parfaitement organisé, entrelacé et écrit : passionnant.

Les Yeux fermés

Les Yeux fermés
Catherine Latteux – Célina Guiné
D’eux 2021

De la musique avant toute chose

Par Michel Driol

Moe joue de la musique pour son amie Lily, qui, soudain, se lève pour aller voir qui pousse de petits cris plaintifs. C’est un jeune lapin. Pour retrouver les autres lapins, il faut écouter le vent, et tous les bruits de la nature. Ainsi l’album les évoque successivement, jusqu’à entendre la lapine et ses petits qui font des bonds. Et Lily, guidée par son amie, s’en va rapporter le lapin, sans sa canne blanche…

Bien sûr, c’est de handicap qu’il est question dans cet album, de cécité, si l’on lit bien le titre, si l’on regarde bien l’illustration de couverture, si l’on sait s’interroger sur l’étrange représentation graphique de Moe, l’ami musicien, sorte de plante sur sa tige, ce qui fait que la dernière page n’est pas vraiment une révélation. Pour autant, l’angle choisi n’est pas celui du handicap, mais celui d’une hyper sensibilité à la musique de la nature à laquelle est attentive Lily. C’est cette dimension poétique, renforcée par les rimes (ou les échos sonores) qui accompagnent les évocations de chacun de ces sons, et qui invitent le lecteur à écouter plutôt qu’à voir. Végétaux, insectes, cours d’eau… se succèdent ainsi, et font, tour à tour, entendre leur musique particulière. Clapotis, appel, bourdonnement… le vocabulaire se diversifie aussi pour donner au lecteur, dans les propos de Lily, à percevoir comme elle cette symphonie aux timbres variés. C’est donc à une attitude poétique d’écoute active du monde de la nature que cet album invite, pour en apprécier l’extrême diversité dans le silence évocateur de tant de choses, si l’on sait lui prêter l’oreille.

Les illustrations ne visent ni au réalisme, ni à une quelconque imitation musicale. Elles montrent aussi un monde très divers, mais animé. En effet, les végétaux se métamorphosent souvent en visages humains, les animaux prennent des poses humaines aussi, façon de réduire la distance entre l’homme et la nature, d’en faire une espère de grand tout vivant, sonore, animé, devant lequel s’émerveiller.

Un album qui prend des formes poétiques pour apprendre à ne pas se contenter du regard rapide sur les choses, sur le monde, mais à écouter les plus infimes bruits d’une nature luxuriante.

 

 

 

 

La-Gueule-du-loup

La-Gueule-du-loup
Eric Pessan
Ecole des loisirs – Medium + – 2021

Souvenirs confinés

Par Michel Driol

Au début du premier confinement, pour éviter de rester au contact de leur père, infirmier, Jo, la narratrice, son frère et sa mère se rendent à La-gueule-du-loup, la maison isolée dans la forêt de ses grands-parents maternels, que Jo n’a pas connus. Cette maison est-elle hantée ? D’étranges bruits surviennent pendant la nuit, des phénomènes inexplicables se produisent, tandis qu’au dehors les dangers du Covid, et les attestations dérogatoires créent un nouveau monde inconnu, absurde et menaçant. Entre le sport, la connexion difficile avec le lycée, la rupture avec les amis, et l’écriture de sonnets, Jo découvre, par la lecture des notes que sa mère avait écrites en marge des Fleurs du mal, un bien lourd secret.

On est prévenu dès le début : citation de Bettelheim, réflexion liminaire de la narratrice sur l’omniprésence des loups dans les comptines et les contes, loups terrifiants à partir du moment où l’on en reconnait l’existence. Toute la force du roman est de retarder la révélation du secret, de se tenir sur la ligne étroite entre le fantastique, toujours sous-jacent, passant par la croyance aux fantômes dans cette maison bien inhospitalière, et la violence du réalisme pour tout expliquer. Petit à petit, dans les gestes de la mère, ses attitudes, ses silences, la narratrice et le lecteur perçoivent le drame de son enfance, drame enfoui profondément, que le séjour dans la maison va réveiller et révéler au grand jour. Car c’est bien d’un loup prédateur sexuel qu’il s’agit, et de la menace qu’il fait peser sur les enfants et du traumatisme permanent qu’il génère. Dans une discrète polyphonie, le roman fait alterner deux voix, celle de la narratrice, dominante, mais aussi une autre voix, imprimée dans un autre caractère, qui ne parle que de loup, de menace, voix dont on ne saura qu’à la fin à qui elle appartient. A cela s’ajoutent les sonnets de confinements, écrits par la narratrice, qui coulent dans une forme fixe son quotidien de plus en plus bouleversé.

La narratrice, âgée de seize ans, est attachante par sa voix singulière. Elle incarne assez bien les adolescentes de son âge, dans ses certitudes, ses fragilités, ses doutes, ses passions comme la course à pied. Elle dit son quotidien désorganisé par le Covid, dans cette maison hostile : Eric Pessan analyse assez finement les effets du confinement sur les jeunes, lorsque les repères (amies, relations…) ont disparu, et qu’on se retrouve, comme l’indique le titre de l’ouvrage, dans la gueule du loup, comme dans les contes, au milieu de la forêt, coupé de tous et de toutes. Mais, au-delà de ce quotidien, dans ce roman complexe, il est aussi question d’écriture et du rapport complexe entre la réalité et la fiction, tant dans les réflexions de la narratrice que dans l’écriture même puisque la maison hantée devient ainsi, peu à peu, métaphore du virus  et des blessures enfantines dont on a du mal à guérir.

Un roman qui réussit à tisser différents fils, les abus sexuels, le confinement, dans un roman qui emprunte au fantastique et au thriller leurs codes narratifs pour nous inviter à parler de notre présent, ainsi que le font la narratrice et ses parents à table, au lieu de regarder la télévision ou de se taire.

Les Filles ne montent pas si haut d’habitude

Les Filles ne montent pas si haut d’habitude
Alice Butaud illustré par François Ravard
Gallimard jeunesse 2021

Si dissemblables et pourtant…

Par Michel Driol

D’un côté, il y a Timoti, garçon rêveur, un peu peureux, qui vit avec son père. De l’autre, il y a Diane, qui fait irruption dans sa chambre, et l’entraine dans une fugue échevelée et pleine de surprises. Jusqu’à ce qu’elle lui révèle qui elle est en réalité.

Voilà un roman enlevé et jubilatoire qui met en scène deux héros que tout oppose, et qui incarnent chacun, à leur façon, des stéréotypes, ou plutôt des contre-stéréotypes. C’est le garçon solitaire, pantouflard, ordonné, prévoyant – ne fugue-t-il pas avec sa valise à roulettes pleine de choses indispensables ? C’est la fille originale, intrépide, pleine d’énergie, d’envies, débrouillarde, entreprenante… Garçon manqué, aurait-on dit autrefois. La fugue de ces deux personnages fort différents les conduit à se découvrir, à affronter les mêmes dangers (une incroyable chasseuse à la casquette orange !), à partager les mêmes joies. Belle galerie de personnages secondaires : un père secrétaire à domicile, fabricant amateur de coquetières, qui, par erreur, étourderie, a donné à son fils le prénom d’un shampoing…, un facteur, et une mère partie faire du yoga aux Indes. Tout ce petit monde va se retrouver pour le plus grand plaisir de chacun et du lecteur bien sûr, qui va de surprise en surprise. L’écriture pleine d’humour – en particulier dans les dialogues vivants et piquants – raconte des aventures pleines de fantaisie. Ce tendre duo nous conduit petit à petit vers un dénouement inattendu, sur fond très actuel de relations familiales complexes, avec leurs difficultés, mais aussi leur réussites.

 Un « feel-good » roman d’apprentissage, aux situations souvent cocasses, plein de tendresse et de respect pour ses personnages, dont on sort ragaillardi !