Les Filles de Cùchulainn

Les Filles de Cùchulainn
Jean-François Chabas
L’école des loisirs (médium), 2013

Cheval, Irlande et cryptophasie

Par Anne-Marie Mercier

LesFillescuchulainnJean-François Chabas a le talent rare de faire chaque fois un livre différent, dans un thème qu’il n’a pas abordé, un lieu autre, et de réussir chaque fois ce pari.

Histoire de bruit et de fureur, de colères, d’amour, de mutisme, de vent, de mer, et enfin de cheval, ce livre est tout cela, porté par une belle écriture. Quant à l’histoire, elle est difficile à résumer tant elle est dans l’atmosphère et dans la beauté de certaines scènes, la drôlerie d’autres ou tout simplement la poésie des éléments. Disons en deux mots que Mary l’institutrice, narratrice du récit, et son mari, pêcheur d’une île irlandaise, ont acheté un magnifique cheval de trait, borgne, qui refuse de travailler. Que Mary accouche de jumelles après la mort de son mari et que ses filles ne communiquent qu’entre elles d’une langue inventée (cryptophasie ou idioglossie – voir  Y Lebrun, « Cryptophasie et retard de langage chez les jumeaux« ) et développent une relation étroite avec le cheval. La solitude de Mary, le village avec ses superstitions et ses commérages, le contexte irlandais des années 1920 (débuts de l’indépendance et luttes incessantes), l’attaque de l’île par des pillards… tout cela tient dans ce petit roman (111 pages), et tient bon.

La guerre de Catherine

La guerre de Catherine
Julia Billet
Ecole des Loisirs, 2012

Jeux de reflets

Par Christine Moulin

guerre-de-catherineEncore un livre de littérature pour la jeunesse consacré à la Shoah? Certes. Mais on pourrait répondre qu’il n’y en a peut-être jamais trop, surtout au moment où les programmes du secondaire recommandent de consacrer quatre heures au maximum à l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale (on peut y ajouter quelques poignées de minutes, il est vrai, à travers le thème « La France dans la guerre »…). On pourrait répondre aussi que ce roman adopte un point de vue original: celui d’une jeune fille passionnée de photographie qui utilise son appareil comme un peintre son pinceau, pour exprimer et provoquer des émotions mais aussi pour mettre un peu de distance entre elle et le monde tel qu’il est devenu, dans l’errance qui lui est imposée, ponctuée de deuils et de dénonciations. Pour témoigner aussi, comme chaque fois qu’il est question de la Shoah. On pourrait répondre enfin que pour cet ouvrage, comme pour beaucoup d’autres, l’étiquette « littérature de jeunesse » perd complètement de sa pertinence.

D’ailleurs, le début, un peu lent, pourrait rebuter certains jeunes lecteurs pressés même s’il va passionner les pédagogues: on y voit la vie à la Maison de Sèvres, où se déploie un enseignement inspiré des « pédagogies » que, quelques soixante-dix ans plus tard, on appelle encore « nouvelles », celles des Decroly et autres Freinet. Puis, après le coup de tonnerre qui oblige Catherine, alias Rachel, à s’enfuir, on la suit à travers la France: à chaque fois, alors qu’elle pourrait être perdue, elle trouve des Justes, des anonymes dont elle garde la trace sur la pellicule et à travers les mots, pour la sauver. Elle, et une petite fille, dont la fragilité l’émeut, mais qu’elle a, bizarrement, beaucoup de mal à photographier, comme si elle n’arrivait pas à la « fixer ». Rachel subit, supporte, s’attache, s’arrache, grandit, mûrit, aime.

A la fin du livre, qui s’est inspiré, on ne le sait qu’à la fin, à travers la postface, de la vie de la mère de l’auteur, c’est une jeune femme et une artiste qui s’est frayée un chemin à travers les souffrances de la guerre. Elle nous a laissé de beaux portraits, des paysages, des instantanés, des jeux de lumière, d’ombres et de reflets qui, tous, mieux que des textes plus lourdement didactiques, remplissent leur rôle éprouvant et émouvant de témoins.

Elle est si gentille

Elle est si gentille
Isabelle Rossignol
Ecole des Loisirs,  2011

La couleur des sentiments

Par Christine Moulin

elle-est-si-gentille-1910132Voilà un beau roman qui finit bien mieux qu’il n’a commencé. Les premières pages, en effet, peuvent décourager car elles donnent l’impression d’être tombé dans un roman à l’eau de rose digne du courrier des lecteurs d’un magazine pour adolescentes: je l’aime, il m’aime, ma meilleure amie l’aime, il ne l’aime pas, que dois-je faire? D’ailleurs, l’héroïne elle-même, Clarisse, semble en avoir conscience: « […] je me dis que si cette histoire arrivait à d’autres qu’à nous je la trouverais tellement ridicule que je ne daignerais même pas m’y intéresser deux minutes. Ou alors je ne me gênerais pas pour m’en moquer allègrement. Je l’appellerais par exemple « Chassé-croisé de coups de foudre au soleil » et je la classerais dans la catégorie des téléfilms qu’adore regarder ma grand-mère ».

Mais ce qui fait que ce roman en est un, et non pas seulement l’énième « remake », comme on dit maintenant, d’une histoire éculée, c’est que le thème n’est pas forcément celui que l’on croit: bien plus, finalement, que l’histoire d’amour, ce qui compte, c’est l’évolution qu’elle permet chez Clarisse. Celle-ci va pouvoir vivre de l’intérieur ce qu’elle considérait jusqu’alors comme la « trahison » de sa mère, partie vivre au Brésil avec son amant et par la même occasion, libérer la parole de son père, aimant mais « taiseux », ainsi que la sienne propre. Elle va également réévaluer l’amitié (excessive?) qui la lie à Elsa, sa rivale, et interroger sa propension au sacrifice (« Te sacrifier, c’est donc ta réponse? » lui lance Julien, son amoureux).

Par ailleurs, le roman entier est fait d’échos qui en établissent la cohérence: l’oiseau mort du début se retrouve à la fin, Clarisse parle souvent de son âme, qu’elle a surnommée Néphèsh (elle a découvert avec émerveillement que ce mot « vient d’une racine qui signifie respirer« ), de ses étouffements,  bloquant et libérant le souffle du lecteur au rythme de ses émotions. Et surtout, élève d’une option artistique, elle est sensible aux couleurs dont les nuances transmettent les variations de ses sentiments. Les premières lignes sont à cet égard révélatrices: « Si un peintre faisait un tableau de moi en ce moment, il dessinerait une fille en jupe kaki et tee-shirt blanc sur un long boulevard » et c’est vers la réconciliation avec le jaune, couleur maternelle, que tend tout le livre.

PS : un seul bémol. Etait-il utile de faire de Bourg-en-Bresse le repoussoir d’Antibes?!

PS2 : une analyse intéressante sur Citrouille.

PS3 : une critique très critique !

 

La Terre de l’impiété

La Terre de l’impiété
Jean-François Chabas
L’école des loisirs (medium), 2012

La terre du harki et la montagne pieuse 

Par Anne-Marie Mercier

Chaque livre de Jean-François Chabas est une surprise et une confirmation. Surprise car il est capable d’aborder de nombreux thèmes et de nombreux genres, confirmation parce que dans tous il excelle et sait être original sans affèterie, comme par nécessité, tout en visant juste et en touchant fort.

Ici, dans un décor dépouillé de rocs et de sapins, trois personnages isolés, qui ne communiquent pas entre eux : Philippe de Sainties, officier français retourné au civil après la guerre d’Algérie et la mort de ses illusions comme de ses liens avec le monde, son ami Abdelhamid Khider, autrefois soldat engagé dans l’armée française (un « harki »), qui a gardé quelques illusions par fidélité, mais perdu toute sa famille et tout avenir, et peut-être une part de sa raison, et Rachel, 11 ans, partie sac au dos pour rencontrer… Dieu, ou du moins l’auteur des « Magies » qui l’émerveillent.

Il n’y aucun point de rencontre entre d’une part la vie de ces deux hommes, notamment leur passé dans la guerre d’Algérie, retracée dans de nombreux retours en arrière brefs et terribles, et d’autre part l’allant de cette fillette qui gravit une montagne tandis qu’Abdelhamid l’observe à la jumelle. Mais justement, c’est ici que se fait la rencontre : le désespoir rencontre l’espoir fou, l’incroyance cynique fait face à un mysticisme hyper poétique, la vieillesse à l’enfance, la cruauté et les remords à l’innocence.

Roman poétique, mystique, historique, c’est aussi un bel ouvrage pédagogique sur l’histoire de l’indépendance de l’Algérie (un avertissement en pose les jalons) et notamment sur la question des harkis, douloureuse pour les deux bords.

En relisant certains passages du roman, je tombe sur le mot affèterie que je viens d’écrire : « L’absence d’affèterie, pensa Philippe, était souvent évoquée comme une qualité enfantine, et il lui semblait qu’il n’y avait rien de plus faux. Qu’on trouvait à foison des petits garçons doctes et empruntés et des petites filles qui faisaient des grâces, trop tôt au fait de la séduction qu’on leur prêtait. (…) Le naturel était, selon ses observations empiriques, plutôt le fait des vieillards ».  (p. 35-6)

D’enfance ou de vieillesse, l’absence d’affèterie est ce qui caractérise l’art de Jean-François Chabas (et peut-être plus généralement des grands auteurs qui écrivent pour la jeunesse – pour les autres auteurs, ça se discute). Lire ces auteurs c’est, à travers leur écriture, voir, comprendre, sentir, sans être trahi à aucun moment dans sa confiance : ils parlent vrai, juste et peu.

 

La nuit des mis bémols

La nuit des mis bémols 
Manuela Drager

L’école des loisirs (« Medium »),  2012

Univers très fantaisiste

                                                                          Par Maryse Vuillermet

Voici le dixième livre de Manuela Drager où Bobby Potemkine, le personnage central de cette histoire étrange et poétique, mène une enquête farfelue dans un monde où tous les personnages, qu’ils soient humains, animaux ou végétaux, ont une  vie propre,  selon une logique qui pourrait nous échapper.

Cette fois, Bobby est assis au bord du quai, observant les icebergs qui dérivent quand un  corbeau transparent, Jean Gouanodon,  l’alerte sur une étrange affaire de clafoutis rebelle. Le gâteau s’agite et mordille, affectueusement certes, toute personne souhaitant le déguster.  Bobby est également troublé par la ravissante Lili Nebraska, qui peine à jouer sa Cantate golde depuis que tous les mis bémols ont disparu, et par Lalika Gul qui confectionne  des gâteaux délicieux. Billy lui-même vit  un terrible problème,  le temps lui échappe, le jour et la nuit se succèdent  toutes les heures, il ne peut les retenir.

Au début, quand on s’embarque dans cet univers, on cherche une logique, et on attend d’avoir parcouru une dizaine de pages,   pour se dire que non, il n’y a aucune logique, on navigue dans un univers parallèle, personnel, loufoque, gentil, affectueux, original et l’enquête n’est qu’un prétexte pour se poser des questions : Rêve-t-il ? Les pluies de météorite et le défilé des icebergs sont-ils un message d’alerte pour nous annoncer des dérèglements climatiques majeurs, ou ne sont-ils là que pour leur étrange beauté ? Les amours  de Bobby et de Lilli à l’odeur envoutante de savonnette au gingembre seront-ils récompensés ?  Je crois qu’il faut accepter ces énigmes non résolues.

Si on entre, on laisse sa rationalité à la porte. Ce livre peut s’adresser à de jeunes lecteurs  amateurs  de loufoque et de fantaisie.

Un jour je suis mort

Un jour je suis mort
Kyunghye Lee
Traduit du coréen par Catherine Baudry et Sohee Kim
L’école des loisirs (Médium), 2011

L’amour, est-ce que ça se mérite?….

Par Chantal Magne-Ville

un jour je suis mort.gif« Un jour je suis mort » : un titre accrocheur que cette phrase découverte par Youmi sur la page de garde du journal intime de son copain Jaijoun, mort deux mois auparavant dans un accident de moto. La maman de ce dernier n’a pas eu la force de lire le cahier bleu et le lui a confié. L’intérêt du roman tient surtout dans la découverte, au fil des semaines, des réactions de Youmi, une adolescente écorchée vive, pétrie de culture coréenne mais aux préoccupations finalement très semblables à celles des adolescentes européennes.

La lecture fragmentée du journal intime de Jaijoun fait naître de nombreuses réflexions sur le sens de la vie et des amours rêvées ou inatteignables. Le point de vue interne rend l’émotion poignante, tout en laissant transparaître la complexité d’une amitié amoureuse qui ne dit jamais son nom. A part quelques longueurs, la tension psychologique ne retombe jamais car Youmi découvre peu à peu qui était véritablement son ami et pourquoi il est mort. Le ton n’est cependant pas pathétique malgré la gravité du sujet qui évite toujours le larmoiement et sait toucher son public.

Je ne suis pas Eugénie Grandet: l’art, la vie

Je ne suis pas Eugénie Grandet
Shaïne Cassim
L’école des loisirs (médium), 2011

Les livres et l’art comme leçons de vie

Par Anne-Marie Mercier

Je ne suis pas Eugénie Grandet .gif   Dans ce beau roman, une jeune fille découvre son propre trouble en visitant une exposition (« Eugénie Grandet » vue par Louise Bourgeois) et en parcourant le roman de Balzac. Dans une deuxième partie, c’est La Cerisaie de Tchekhov qui est au centre de l’intrigue et des préoccupations… Autant dire que ce roman ravira les « médiateurs culturels » et les amoureux de la culture et qu’il ne fait pas rimer réalisme avec misérabilisme. Certains pourraient lui reprocher d’être un peu « élitiste-parisien », de montrer des vies et un cadre peu communs pour l’ensemble de la population. Oui, et alors? ça change au moins du monde des vedettes,champions, malfrats et stars qu’on propose sans état d’âme.

La situation, les personnages, sont ce qu’ils sont, ce sont des vies comme il y en a d’autres, affrontées à des difficultés et qui se nourrissent de rencontres. Il n’y a rien de cuistre ni de trop didactique. C’est un roman, avec des personnages attachants, tous un peu bizarres, ce qui leur donne un ton de vérité : un metteur en scène, une costumière, un fleuriste, une grand-mère médecin de campagne à la retraite…, tous ces personnages se croisent sous le regard un peu perdu de l’héroïne.

À travers le personnage d’Eugénie Grandet, elle découvre sa grand-mère et comprend le mystère de sa vie, le pourquoi de sa dureté et de son apparente insensibilité et un peu de l’histoire de sa propre mère qui l’a abandonnée ; mais surtout elle comprend à travers l’angoisse qui la prend lors de la visite de l’exposition sa propre angoisse face à son passé comme face à son futur : comment ne pas rater sa vie ? comment naît un amour ?

L’ensemble fait une belle lecture des livres, des arts et des émotions et, ce qui n’est pas négligeable, donne envie de relire ou lire Eugénie Grandet et La Cerisaie

Les Maîtres du jeu vidéo

Les Maîtres du jeu vidéo
David Kushner

Traduit (anglais) par Marguerite Baux
L’école des loisirs (medium), 2010

 

Success & game  story

Par Anne-Marie Mercier

lesmaitresdujeuvideo.jpg« Milliardaires à 22 ans en travaillant la nuit, en mangeant des pizzas et en écoutant du Heavy Metal »… cette formule de la quatrième de couverture résume bien le parcours de John Romero et John Carmack, de 1979 à 2001. De leur découverte des jeux d’arcade – et de l’inquiétude de leurs parents – à leurs premiers essais pour transférer des jeux (comme Mario) de console sur PC, à l’invention du FPS (l’un des types de jeux les plus populaires), jusqu’à la réussite de Id software et la célébrité de jeux comme Wolfenstein, Doom et Quake.

NB: pour ceux qui n’y connaissent rien, un article avec une bonne biblio se trouve sur Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_vidéo

C’est écrit de façon très enlevée, et bien traduit, on ne s’ennuie pas à lire ce long récit (363 p.) qui ne manque parfois pas d’humour, prenant ses distances avec ses héros qu’ils présente parfois comme des adolescents immatures ou des voyous (l’un plus que l’autre), mais toujours comme des jeunes gens passionnés et déterminés. Le parcours des protagonistes est restitué selon sa chronologie, mêlant les détails techniques et financiers avec ceux de la vie personnelle.

Le livre a un double mérite. Il présente l’envers du décor des jeux, en fait l’historique et la critique ; les amateurs de tous âges seront certainement très intéressés par tous ces détails. Il propose également une histoire de passion et de volonté, de succès à l’américaine : comme le dit Carmack, « pour se lancer et réaliser un grand projet, il ne faut pas des millions de dollars. Il faut juste des bonnes réserves de pizzas et de Coca Light dans son frigo, un PC et beaucoup de bonne volonté ». Ajoutons également un peu de génie…

Ce livre, atypique par rapport à la production habituelle de l’Ecole des loisirs et peu connu des amateurs de jeu connaîtra sans doute une nouvel élan car il est chroniqué depuis peu dans un blog qui leur est dédié, avec une critique très élogieuse qui en donne un résumé détaillé.

http://www.gameblog.fr/article-lecteur_924_les-maitres-du-jeu-video-par-david-kushner