Avez-vous déjà entendu un cheval chanter ?

Avez-vous déjà entendu un cheval chanter ?
Pauline Barzilaï
La Partie 2025

Symphonie universelle

Par Michel Driol

Avez-vous déjà entendu un cheval chanter, des chaussures s’embrasser ou un gâteau pleurer ? Voici quelques uns des questions que pose l’ouvrage au lecteur, avant de répondre que, en raison de la timidité de l’animal ou de la rapidité de l’action, on ne les entend pas… Mais le/la narrateur/trice peut témoigner avoir entendu cette belle musique…

Dans un premier temps, l’album associe, sur chaque double page, la question attendue, une représentation naïve de l’animal ou de l’objet, un son saugrenu, reproduit dans une typographie manuscrite intégrée à l’illustration, avant d’expliquer pourquoi on ne l’a jamais entendu. Cette première partie joue sur la répétition et la variation. Répétition de l’anaphore finale, variation sur la façon de poser la question initiale, et surtout variation quant aux animaux ou objets évoqués, et aux activités incongrues qui leur sont prêtées, qui vont de la musique au pet, de la danse  à la nourriture. Puis, au centre de l’album se joue comme un dialogue entre la page de gauche, illustrant les propos d’un lecteur rationnel niant ces phénomènes, et la page de droite, où le narrateur affirme avoir tout entendu de ces mélodies. Suivent alors quelques pages, sans texte, où on voit associés deux par deux les objets et animaux déjà évoqués, avant qu’une autre double page, très colorée, donne à lire toutes les onomatopées déjà rencontrées, associées en une belle musique, commente le narrateur. Quant à la chute, elle est à la fois attendue et surprenante… mais chut !

L’album se situe quelque part entre les cortèges à la Prévert, les associations inattendues des surréalistes, et l’imaginaire enfantin, plein de malice, un imaginaire pétri de secrets à révéler et d’exagérations pleines d’enthousiasme. Qui est ce « je » qui questionne les lectrices et les lecteurs ? Adulte ? Enfant ? Garçon ? Fille ? Peu importe… Il y a presque quelque chose de Rimbaud en lui. Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Ici, il faut se faire entendant, à l’écoute des bruits insensibles et inaudibles du monde, bruits d’autant plus étranges qu’ils sont incongrus, liés à des besoins fondamentaux, à des émotions, à des sentiments, à des désirs, tout en restant surprenants et drôles, absurdes. Le monde devient alors un monde poétique, où tout devient possible dans une grande harmonie universelle qui reste à découvrir. Mais cette harmonie vient d’une profonde dissonance entre les onomatopées, illustrant comment la diversité peut être aussi mélodieuse.

On le sait, les albums pour enfants sont d’abord lus par des médiateurs, parents, adultes, et celui-ci se prête à merveille à une oralisation. D’abord par la récurrence de ses formules, qui le rapprochent de la comptine, de la randonnée. Ensuite par les onomatopées et les bruits divers qu’il évoque, variés, drôles, inattendus… Plaisir de la langue dans tous ses états, en particulier lorsqu’elle fait abstraction du sens pour n’être que son.

Un mot enfin sur le côté enfantin et brut des illustrations, à la gouache, aux couleurs fortes et surprenantes. Tantôt peu réalistes (le cheval est rouge), tantôt conformes (la fourmi est noire), elles associent souvent un visage humain expressif aux objets et animaux représentés, elles donnent à voir des chimères qui ne cherchent pas à illustrer, a priori, l’harmonie ou la grâce, mais qui montrent que la beauté est partout

Un album décalé, déjanté qui donne à voir et à entendre la voix cachée et mystérieuse des objets et des animaux, et nous plonge dans un imaginaire plein d’une poésie brute et naïve..

La Danse sauvage d’Harmonie Stark

La Danse sauvage d’Harmonie Stark
Sigrid Baffert et Jean-Michel Payet
L’école des loisirs (médium +), 2024

Duo dans l’Ouest sauvage

Par Anne-Marie Mercier

On connaissait Jean-Michel Payet comme un excellent auteur de romans de cape et d’épée (Mademoiselle Scaramouche, Éditions des Grandes personnes, 2010), de romans policiers, imités des romans-feuilletons des XIXe et début XXe siècles (Balto, l’École des Loisirs, 2020-2022), de science-fiction (Ærkaos, Panama, 2017 ; Éditions des Grandes personnes, 2011). Le voilà qui s’attaque au genre du western, celui-ci mâtiné de thriller ; on ne sait si l’idée vient de lui ou de sa coéquipière d’écriture (autrice de la trilogie Krol le fou entre autres) ni quelle a été la part de chacun dans le scénario et l’écriture, le roman étant parfaitement cohérent. Est-ce Sigrid Baffert qui a pris en charge les chapitres consacrés à Harmonie, souvent baignés de musique, mais sanglants, et Jean-Michel Payet qui s’est attaché au trio d’enfants et à leur errance, ou l’inverse?
Ce roman est excellent, captivant, mystérieux et plein des ambiances qu’on aime trouver dans ce genre. Le début, un medias res, nous plonge dans une scène bien connue, celle d’une ferme isolée attaquée et enflammée alors que des enfants dorment à l’intérieur. Le père, Fillmore, est abattu tandis qu’il cherche à les défendre ; les enfants survivants fuient d’abord en panique, puis partent sur les traces de l’assassin avec un désir de vengeance. Par la suite, on tombera sur un sheriff alcoolique, un shaman indien silencieux, des chercheurs d’or, une ville fantôme, un saloon avec des filles (danseuses, chanteuses, ou plus), une « veuve qui se déplace avec le cercueil de son mari mort depuis des lustres), une caravane de chariots de pionniers, un grizzli…
Les enfants (Petit, un garçon de huit ans, Grand, un adolescent, et une fille du même âge nommée Calamité) ont chacun leur personnalité. Ils s’opposent parfois mais ont tous le même but et un courage égal. Ils ont aussi des rapports différents à leurs origines (tous ont été recueillis par Fillmore) et tous des souvenirs différents de leur bienfaiteur, des habitudes, des tics de langage, des bribes de son grand savoir et de sa sagesse. Le personnage du méchant (ou plutôt de la méchante), est intéressant : on suit son itinéraire, ses souffrances, ses crimes. Chapitre après chapitre, les fils des différentes intrigues se croisent et se rejoignent et l’on finit par découvrir l’explication de tous les mystères… comme dans les romans populaires d’autrefois. La chanson qu’Harmonie la bien nommée chante merveilleusement parcourt tout le roman, lui donnant une allure musicale, pour s’achever dans un opéra entre océan et désert, en une scène grandiose. Le style, tantôt poétique et tantôt nerveux et sec, épouse parfaitement les méandres de ces aventures cheminantes à la suite du cheval (car bien sûr il y en a un), Captain Wynn.

 

 

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part

Paul, La résurrection de James Paul McCartney (1969-1973)

Paul, La résurrection de James Paul McCartney (1969-1973)
Hervé Bourhis

Casterman, 2025

Band on the run, un groupe sur la route

Par Lidia Filippini

En septembre 1969, lors de la sortie de l’album Abbey Road, l’inquiétude enfle. Paul McCartney serait mort et aurait été remplacé par un sosie ! Sur la célèbre pochette, les Beatles traversent sur le passage piéton devant le studio Abbey Road à Londres. Paul – ou plutôt son remplaçant – est pieds nus, c’est ainsi qu’on enterre les morts en Angleterre. John, porte du blanc, couleur du deuil dans de nombreux pays. Ringo, lui, est vêtu de noir : il représente le croque-mort. Quant à George, en jean, il symbolise l’esprit rock du groupe, mais aussi le fossoyeur. Quelques mètres plus loin, sur la plaque d’immatriculation d’une Volkswagen, on peut lire LMW 28 IF. Pour les fans, c’est évident, cela signifie Living McCartney Would be 28 If – McCartney aurait vingt-huit ans si… s’il n’était pas mort !
Une folle rumeur que Paul n’a pas vraiment le courage de démentir. Cette mort symbolique, en effet, reflète assez bien son état d’esprit du moment. Le grand public l’ignore, bien sûr, mais, six jours plus tôt, John Lennon lui a annoncé qu’il quittait le groupe. La fin des Beatles, c’est la fin d’une époque, la fin d’un rêve éveillé de dix ans pour Paul et la pilule est dure à avaler. Le musicien sombre dans la dépression. Il se saoule, fume, se drogue. Il a perdu son statut d’icône et ne sait plus vraiment qui il est. Heureusement, il y a Linda, sa femme, rencontrée deux ans plus tôt. Sur son conseil, il décide de quitter Londres. La famille, s’installe avec ses deux filles dans la ferme écossaise acquise par le bassiste en 1965, un lieu sans confort, isolé, parfait pour une résurrection !
Hervé Bourhis relate ici la vie de McCartney depuis la séparation des Beatles, jusqu’à la sortie de l’album Band on the run, troisième opus de Wings, qui est considéré comme un des meilleurs du groupe. On suit le musicien dans une sérieuse phase dépressive, puis, une vraie renaissance portée par la musique. Soutenu par l’amour de Linda, qu’il invite à chanter avec lui, le musicien décide de repartir de zéro. Il enregistre dans sa ferme son premier album solo, Ram, dans lequel il joue de tous les instruments tandis que Linda se charge des harmonies vocales. Et puis, il fonde Wings et part en tournée. Loin de la beatlemania, des stades remplis de filles qui hurlaient tellement que personne n’entendait ce qu’ils jouaient, loin des jets privés et des limousines aux vitres blindées, Paul et son groupe voyagent en bus, accompagnés des enfants McCartney. Les premiers concerts sont des concerts surprises, donnés dans des universités anglaises. Le bus s’arrêtait, un musicien allait voir le secrétariat, demandait s’il y avait un lieu pour jouer… et les étudiants ébahis se retrouvaient devant l’idole de leur adolescence ! Un sacré risque pour un homme aussi célèbre, mais un vrai retour aux sources également, aux premiers concerts à Hambourg avec les Beatles avant la notoriété. C’est ainsi que, malgré des critiques sévères au début – impossible de ne pas comparer McCartney solo à la magie des compositions Lennon-McCartney – l’ex Fab Four finit peu à peu par se faire une place en son nom propre dans l’univers musical des années 1970.
On sent toute l’admiration d’Hervé Bourhis pour McCartney. L’auteur, qui a déjà publié une BD sur les dernières années de John Lennon (Retour à Liverpool, Hervé Bourhis, Julien Solé, Futuropolis, 2021), s’appuie sur des biographies de l’artiste. Il explique avoir également consulté des sites internet collaboratifs. Un vrai fan n’y apprendra pas grand-chose mais quelle importance ? Tout est déjà dit sur Paul McCartney et quel plaisir de l’entendre raconter encore et encore ! Et surtout, on appréciera les illustrations psychédéliques et délicieusement pop dans lesquelles on reconnaîtra des photos connues, et d’autres moins connues, du célèbre bassiste et de sa famille. Un travail graphique riche et minutieux, joyeux et optimiste, comme l’est Sir McCartney. Et pour ceux qui ne connaîtraient pas bien le musicien, cette BD est un moyen de rencontrer un artiste essentiel qui, avec les Beatles, a changé une fois pour toute la musique européenne. L’auteur tord le cou aux clichés qui, depuis un demi-siècle, font de McCartney le mélodiste sirupeux et mièvre tandis que Lennon serait l’avant-gardiste engagé. On y découvre au contraire un homme habité par la musique, sans cesse prêt à se renouveler et dont le mode de vie – végétarien, vivant à la campagne, simplement, entouré de sa famille et d’animaux – qui suscita beaucoup de moqueries à l’époque, paraît aujourd’hui bien d’actualité.

 

 

 

 

 

 

Leçons de piano

Leçons de piano
Evangeline Durand-Allizé
CotCotCot éditions 2024

Du jeu avant toutes choses

Par Michel Driol

On voit d’abord un enfant et une jeune femme monter une tour de kaplas tout en discutant. Si tu gagnes, on joue du Chopin et si c’est moi on fait du rap, dit l’enfant. Puis il est question de la main, qu’on arrondit comme une araignée, occasion pour l’enfant de raconter ses exploits avec une araignée. On explore ensuite les marteaux du piano. L’enfant joue avec ses pieds, fouille le sac de la professeure, où il découvre le mot improvisation, qu’elle lui explique. L’enfant dessine une partition où figure l’araignée et des boules de glace. Puis il chante, passant en revue les notes de la gamme. Et enfin tous deux saluent un public… imaginaire.

Voilà un album qui séduit autant par son aspect formel particulièrement travaillé que par ce qu’il dit de l’enseignement de la musique. Pas de récit, mais du dialogue, imprimé en deux couleurs pour bien différencier les personnages. On est ainsi dans l’échange, dans la conversation où les deux jouent leur rôle, s’écoutent et se répondent. Tout commence par des illustrations en noir et blanc, puis, petit à petit, arrivent quelques notations colorées, toujours liées à la musique (le piano) ou aux oiseaux, métaphores de l’improvisation qui va quelque part, sans chemin tout tracé, comme une forme d’exploration. Se dégage ainsi de l’ensemble texte et illustration une grande douceur, l’impression d’un moment agréable, à la fois dans l’appartement, la ville et dans le monde aérien… à la fois dans le concret des désirs et besoins d’un enfant et dans un imaginaire commun qui se construit autour de la conception de la musique que la professeure, complice, fait partager. Pas de solfège, pas de répétition épuisante des mêmes accords ou études, pas de contrainte, mais du jeu et du plaisir, de l’exploration libre de l’instrument, de la musique. Ce que théorise, en fin d’ouvrage, bien mieux que je ne saurais le faire, Jea-Marie Rens, compositeur et professeur d’analyse musicale en Belgique. Il met en lien ce rapport entre exploration et connaissances, le travail de la gestion des gestes et du mouvement, et le développement socio-affectif et cognitif des plus jeunes. C’est bien ce que montre l’album, la façon dont se conjuguent le jeu, l’imaginaire, le plaisir, l’écoute et la connaissance mutuelle des deux personnages.

Premier album publié d’un jeune autrice belge, cet album respire la joie de vivre et l’envie de jouer, de la musique ou autre chose… et qui invite à chercher d’autres voies pour enseigner – la musique ou autre chose – en faisant davantage appel à la créativité !

Bibabop et Bidouwa

Bibabop et Bidouwa Un voyage au pays de la musique avec la fanfare Bric-Broc
Elsa Valentin Jean Lucas
Interprété par Jean Lucas, Erika et Frédéric Guérin
Trois petits points, 2024

Album audio d’une fiction sonore sous forme de CD à écouter

Par Edith Pompidou-Séjournée

C’est un voyage, celui d’une fille qui veut apprendre la musique et part donc à sa découverte. Son aventure se construit comme une chanson avec un refrain qui sert de fil conducteur en scandant l’histoire tout en rappelant sa quête. Quant aux couplets, ils peuvent s’écouter dans l’ordre. L’histoire se déroule comme un dialogue à deux voix entre la fille et celui que l’on peut penser être son professeur, et ses rencontres avec la fanfare et les instruments.
Ce périple est ponctué de devinettes musicales sur la reconnaissance des instruments mais aussi de la recherche des éléments caractéristiques du son comme la hauteur, la fréquence, l’intensité et la durée. La ballade est entraînante car elle s’accompagne de chansonnettes pleines de jeux de mots ainsi que de chansons et musiques qui invitent à bouger et danser en rythme.
Cet album audio n’est donc pas juste une histoire entraînante et amusante mais il peut encore servir de boîte à outils pour apprendre à découvrir les instruments et les sons qu’ils produisent, à prendre conscience du rythme et à le faire vivre corporellement, à travailler sur la prononciation et à différencier les sons pour savoir mieux les écouter et les apprécier. Une ode à la musique donc, certainement avec comme mission de passionner les plus jeunes et les plus novices de manière originale et stimulante.

Le Concert de Lapin

Le Concert de Lapin
Emmanuel Trédez, Delphine Jacquot
Didier jeunesse, 2023

Cyrano violoniste

Par Anne-Marie Mercier

Lapin, l’amateur d’art naïf de l’album précédent de Emmanuel Trédez et Delphine Jacquot, Le Portrait du lapin, est à nouveau amoureux. À nouveau, il tente de séduire sa belle en ayant recours à l’art. Ici, c’est la musique : Biche aimant la musique et les musiciens, il veut la séduire en apprenant à jouer d’un instrument. Lequel ? la question du choix prend un certain temps et c’est l’occasion pour les jeunes lecteurs de découvrir de nombreux instruments, du triangle au trombone. C’est selon moi la meilleure partie de l’histoire.
Son choix se fixe sur le violon ; il convainc le violoniste à la mode, Lion, de lui donner des leçons en lui proposant beaucoup d’argent. On devine la catastrophe à venir, non celle qui viendrait du couple lapin/lion, même si à la fin Lapin se fait avoir encore une fois, mais celle d’un apprenti musicien qui croit que l’argent peut tout acheter et qu’on peut devenir un virtuose en quelques mois, surtout en ce qui concerne le violon.
Une supercherie, qui évoque celle de Cyrano de Bergerac, et dans laquelle cette fois Lapin est complice, risque de laisser les jeunes lecteurs perplexes (l’âge indiqué par le service de presse, 4 ans ne me semble pas approprié). En effet, le narrateur triche et ne reste pas assez en retrait pour éviter de perdre son lecteur. L’argent est un sujet central également, du début à la fin : Lapin, à la fin de l’histoire, dépité, décide de revendre le violon de son grand-père et la luthière découvre que c’est un stradivarius… bon, on veut bien gober des lapins musiciens mais des professeurs de violon qui ne détectent pas un bel instrument, ce n’est pas possible.
Comme dans l’album précédent, les illustrations montrant tous ces animaux habillés en gandins et élégantes dans des décors kitsch, sont belles et pleines d’humour.

 

 

 

La Vie en rose de Wil

La Vie en rose de Wil
Susin Nielsen
Helium 2021

Toronto- Paris : premier amour

Par Michel Driol

Wil(bur) vit avec ses deux mères, les Mapas. Son seul ami : Sal(omon), juif échappé à la Shoah… C’est dire son âge ! Au collège, il est le souffre-douleur de Tyler – et de quelques autres – depuis que ce dernier a lu à tout le monde le texte de Wil, écrit lors de son entrée au collège, et destiné à être enfermé dans la « capsule temporelle » jusqu’à la fin des études. Lorsque le chef de la fanfare du collège organise un échange avec un établissement français, il accepte de recevoir Charlie… et découvre que c’est une fille, dont il tombe amoureux au premier regard ! Va-t-elle lui préférer Tyler, sportif, entreprenant, alors que lui est timide et empâté ? Et comment payer le voyage à Paris ?

 Autrice célèbre et reconnue au Canada, Susin Tyler propose ici un roman qui conjugue la problématique du harcèlement scolaire avec celle du premier amour qui va permettre au héros de se révéler à lui-même, de prendre confiance en lui et de s’opposer aux autres. C’est qu’il n’a rien pour lui, Wil : adoré et protégé par ses deux mères, il est resté dans leur cocon jusqu’au collège, et, dès la rentrée, il se retrouve harcelé à cause de l’indiscrétion de Tyler et du hasard. Pas très sportif, dans un milieu très modeste (l’une des mères vivote de petits boulots comme chauffeur Uber, l’autre va de petit rôle en petit rôle), il apprécie son voisin, bien plus âgé que lui, et un chien  qui n’a rien d’un chien de race. On apprécie la conduite du récit, à la première personne, qui révèle les doutes et les sentiments du héros, mais aussi le regard sur la société canadienne, ouverte et tolérante à l’égard des couples homosexuels (les deux amis les plus proches de Wil sont homosexuels), mais aussi dans laquelle l’argent est roi (Wil se fait exploiter par le patron de la boulangerie où il travaille). On apprécie aussi le rôle de la poésie : chaque chapitre s’ouvre par un petit poème écrit par Wil qui révèle ainsi ses talents secrets.

Avec un titre qui sonne comme un clin d’œil à Edith Piaf, voici un hymne à l’amour plein de délicatesse et montrant à quel point le respect est une dimension essentielle dans les rapports humains.

 

L’Été de Vivaldi

L’Été de Vivaldi
Suzy Lee
Rue du monde, 2023

Illustrer la musique ?

Par Anne-Marie Mercier

Ce grand album de Suzy Lee est une jolie surprise. On y retrouve le talent de l’artiste et sa capacité à représenter la vie, le mouvement, le fugitif, (avec notamment La Vague). Mais il s’y ajoute un autre défi, parfaitement réussi, celui d’illustrer la musique. Les arts se répondent tous, certes, mais on voit davantage de passages du texte à l’image et vice-versa, ou du texte à la musique et retour, que de la musique vers l’image.
L’été, c’est à la fois le thème de l’album de Suzy Lee et le titre d’un fragment des Quatre saisons de Vivaldi, concerto que lui-même avait publié avec un sonnet; celui-ci évoquait la torpeur de pastoureaux, puis l’arrivée du vent. Suzy Lee a actualisé la scène ; ce ne sont plus des bergers mais des promeneurs qui sont surpris par la pluie. Le texte court qu’elle propose au début de chaque mouvement suggère plus qu’il ne décrit et crée une atmosphère. Ainsi elle évite l’écueil de la représentation de la musique comme un art d’imitation. De même, son dessin est figuratif sans être réaliste et emporte le regardeur avec des effets de rythme, de retours et de fluidité : il est également musical.
Un QR code permet d’écouter le concerto tout en parcourant l’album. C’est un délice et une expérience étonnante, accessible à tous et toutes, une belle introduction à la musique de Vivaldi.
L’album est découpé en trois mouvements, qui correspondent à ceux du concerto pour violons. Le premier mouvement (allegro non molto) s’ouvre sur une évocation de l’été (chaleur sècheresse, le vent se lève). Les musiciens, tracés à l’encre de chine devant un rideau de scène bleu, sont rassemblés. Puis le vert du paysage et le bleu du ciel font leur entrée, puis des personnages. On en comptera cinq qui reviendront de façon régulière, comme autant de danseurs, des adultes et des enfants accompagnés d’un chien; ils sont esquissés au fusain sur le fond blanc de la page et partiellement coloriés. La joie explose, jets d’eau et de couleurs, rires, galopades, auxquels succèdent des temps de pause heureuse.
Vient le deuxième mouvement (Adagio, presto), avec des pages bleues et noires de nuages d’orages ou des dessins de portées musicales sur fond blanc, griffées de traits de pluie ou parcourues par des petits personnages juste esquissés ; les deux mondes s’interpénètrent, l’eau a tout éclaboussé, jusqu’à l’arc en ciel.
le troisième mouvement (presto) est celui du vent violent. Le paysage est strié de hachures, les personnages courent, grelottent ; les parapluies volent, le ciel roule des flots de noir de chine et de gris. Les musiciens eux-mêmes semblent gagnés par cette atmosphère.  De superbes doubles pages proposent une plongée dans toutes les nuances de gris, de bleu, dans l’épaisseur de la matière, jusqu’au retour à la scène, au calme et au blanc. Les artistes et les personnages saluent.
Avec une couverture qui rapproche cet album du livre d’art, un beau et fort papier, une belle impression, des couleurs et des effets de texture étonnants, c’est un petit chef d’œuvre.

Voir des images sur le site de l’autrice

 

La Belle au bois dormant

La Belle au bois dormant
Texte de Pierre Coran (repris de Perrault) dit par Nathalie Dessay, Clémence Pollet (ill.)
Musique de Tachaïkovski (extraits)
Didier jeunesse, 2022

Sage ballet

Par Anne-Marie Mercier

Selon le principe de cette collection de livres musicaux consacrés aux ballets classiques, le CD fait entendre à la fois la musique et le texte, dit par Nathalie Dessay avec une sobriété de bon aloi. La musique de Tchaïkovski est découpée en petites séquences, sans doute pour éviter de lasser le jeune auditeur ; c’est un peu dommage qu’on n’ait pas le temps de s’installer dans chaque mélodie. Seule la fameuse valse (que l’on retrouve dans le film de Disney) du premier acte est donnée en entier, après la fin de l’histoire.
C’est dans un style très classique que ce conte est repris ici, avec des illustrations sages et gracieuses, un texte qui reprend fidèlement l’esprit de celui de Perrault tout en lui ajoutant quelques fantaisies (des dragons, par exemple). Le mélange d’inspirations de Disney et Perrault fonctionne bien ; les petites fées volètent joliment, et la méchante sorcière est impressionnante.
Tout se déroule dans un royaume de fantaisie où les humains ont parfois des attributs animaux (longues oreilles, becs d’oiseaux) et où toutes les couleurs de peaux se mêlent ; le Prince qui vient d’un pays lointain a la peau noire. Il s’appelle bizarrement Johan, entre moyen-âge et époque contemporaine, un prénom qui fait basculer dans une autre chronologie.

Les Yeux fermés

Les Yeux fermés
Catherine Latteux – Célina Guiné
D’eux 2021

De la musique avant toute chose

Par Michel Driol

Moe joue de la musique pour son amie Lily, qui, soudain, se lève pour aller voir qui pousse de petits cris plaintifs. C’est un jeune lapin. Pour retrouver les autres lapins, il faut écouter le vent, et tous les bruits de la nature. Ainsi l’album les évoque successivement, jusqu’à entendre la lapine et ses petits qui font des bonds. Et Lily, guidée par son amie, s’en va rapporter le lapin, sans sa canne blanche…

Bien sûr, c’est de handicap qu’il est question dans cet album, de cécité, si l’on lit bien le titre, si l’on regarde bien l’illustration de couverture, si l’on sait s’interroger sur l’étrange représentation graphique de Moe, l’ami musicien, sorte de plante sur sa tige, ce qui fait que la dernière page n’est pas vraiment une révélation. Pour autant, l’angle choisi n’est pas celui du handicap, mais celui d’une hyper sensibilité à la musique de la nature à laquelle est attentive Lily. C’est cette dimension poétique, renforcée par les rimes (ou les échos sonores) qui accompagnent les évocations de chacun de ces sons, et qui invitent le lecteur à écouter plutôt qu’à voir. Végétaux, insectes, cours d’eau… se succèdent ainsi, et font, tour à tour, entendre leur musique particulière. Clapotis, appel, bourdonnement… le vocabulaire se diversifie aussi pour donner au lecteur, dans les propos de Lily, à percevoir comme elle cette symphonie aux timbres variés. C’est donc à une attitude poétique d’écoute active du monde de la nature que cet album invite, pour en apprécier l’extrême diversité dans le silence évocateur de tant de choses, si l’on sait lui prêter l’oreille.

Les illustrations ne visent ni au réalisme, ni à une quelconque imitation musicale. Elles montrent aussi un monde très divers, mais animé. En effet, les végétaux se métamorphosent souvent en visages humains, les animaux prennent des poses humaines aussi, façon de réduire la distance entre l’homme et la nature, d’en faire une espère de grand tout vivant, sonore, animé, devant lequel s’émerveiller.

Un album qui prend des formes poétiques pour apprendre à ne pas se contenter du regard rapide sur les choses, sur le monde, mais à écouter les plus infimes bruits d’une nature luxuriante.