Te souviens-tu, Marianne ?

Te souviens-tu, Marianne ?
Philippe Nessmann Illustrations de Christel Espié
Les Editions des éléphants 2022

Pour ne pas oublier  Marianne Cohn

Par Michel Driol

Quelques écoles portent son nom, dont celle du quartier Hoche à Grenoble, ou une autre à Annemasse. Cet album retrace sa vie, depuis le Berlin marqué par l’irruption du nazisme, l’exil familial à Barcelone, puis Paris, l’engagement dans la Résistance où elle convoyait des enfants juifs d’Annecy à la frontière suisse. C’est lors d’un de ces voyages qu’elle est arrêtée avec une vingtaine d’enfants. Elle refuse que son réseau la fasse évader, craignant des représailles contre les enfants. Elle est assassinée en juillet 1944. Lors d’une première arrestation, elle avait écrit un magnifique poème Je trahirai demain, qui nous est parvenu.

Cet album prend la forme d’une lettre bouleversante adressée à Marianne, particulièrement bien composée. Tout commence par le dernier voyage, et la figure d’une figure fille, Renée Koenig, de sa sœur et de son frère, qui faisaient partie du groupe. Puis, dans un retour en arrière,  toujours s’adressant à Marianne, l’album évoque sa courte vie, insistant en particulier sur ce qui l’a conduite à entrer en Résistance. Enfin l’album revient sur les circonstances de l’interception de ce dernier convoi, les conditions de détention à Annemasse. Trois dimensions sont marquantes dans cet album. D’abord le portrait d’une héroïne à la fois humaine et courageuse, pleine de dévouement qu’il donne comme modèle d’engagement à destination des générations suivantes. Ensuite la dialectique entre l’ombre et la lumière, qui revient comme une façon de montrer que, même dans les périodes les plus sombres, certains n’ont pas hésité à être porteurs d’humanité. Enfin la transmission et la chaine entre les générations, matérialisée ici par la figure de Renée Koenig, fillette qui faisait partie de ce dernier voyage, maintenant vieille dame de 88 ans que l’auteur a rencontrée à Manchester et qui évoque la figure de Marianne, telle qu’elle apparait dans son souvenir. En leur donnant la vie, tu leur as offert de vivre la leur… ainsi se termine l’album, comme un hommage suprême adressé à Marianne Cohn.

Cette histoire tragique située au cours d’une des périodes les plus sombres de notre histoire est adoucie par les illustrations à la peinture à l’huile de Christel Espié, qui, avec un certain réalisme (dans les vêtements, les coiffures), donnent vie à Marianne et reconstituent cette époque. L’accent est souvent mis sur la relation entre Marianne et les autres, les enfants en particulier. Un dossier documentaire, illustré de photos d’époque, permet de mieux comprendre l’arrière-plan de cette histoire.

Un album qui sait utiliser l’émotion pour retracer la vie d’une jeune femme, héroïne de la Résistance, dont l’abnégation et le sacrifice auront permis le sauvetage de quelque 200 enfants, et faire en sorte que sa mémoire ne soit pas perdue.

On terminera cette chronique par les mots de Marianne Cohn dans son poème Je trahirai demain.

Je trahirai demain pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, arrachez-moi les ongles,
Je ne trahirai pas.
Vous ne savez pas le bout de mon courage.
Moi je sais.
Vous êtes cinq mains dures avec des bagues.
Vous avez aux pieds des chaussures
Avec des clous.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui,
Demain.
Il me faut la nuit pour me résoudre,
Il ne faut pas moins d’une nuit
Pour renier, pour abjurer, pour trahir.
Pour renier mes amis,
Pour abjurer le pain et le vin,
Pour trahir la vie,
Pour mourir.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui.
La lime est sous le carreau,
La lime n’est pas pour le barreau,
La lime n’est pas pour le bourreau,
La lime est pour mon poignet.
Aujourd’hui je n’ai rien à dire,
Je trahirai demain.

 

 

Le berger et l’assassin

Le berger et l’assassin
Henri Meunier, Régis Lejonc (ill.)
Little Urban, 2021

Bella ciao

Par Christine Moulin

L’objet, d’impressionnantes dimensions (29 cm x 36 cm), provoque l’admiration immédiate: c’est un livre (magnifiquement) illustré, plus qu’un album au sens strict car il n’y a pas d’interactions entre les pleines pages qui déroulent de splendides paysages de montagne (situés en Haute-Savoie) et le texte, qui pourrait se lire et se comprendre sans les images.
Ce texte propose un récit (au passé simple, ce qui devient rare, de nos jours): est-ce une nouvelle? Sans doute.
Le démarrage est foudroyant. Dès le premier paragraphe, une simple incise accroche le lecteur: « Je ne suis pas ton ami, grogna l’assassin. » On comprend assez vite qu’il va s’agir de la confrontation entre un berger, « l’homme du milieu », comme il se définit lui-même et un homme qui fuit des milices fascistes (italiennes, comme l’indique l’allusion aux chemises grises). Le berger recueille « l’assassin », soigne ses blessures, lui fournit une grotte comme abri en attendant de pouvoir, au début de l’automne, lui faire franchir la montagne dont il dit pourtant: « Qui que tu sois, la montagne est plus dangereuse que toi. » Après avoir subi une attaque des milices, qui tabassent le berger mais ne trouvent pas l’assassin, les deux hommes se mettent en route pour passer « de l’autre côté ». On suit leurs efforts.

La fin est éblouissante et s’élève vers une réflexion humaniste et philosophique saisissante. Elle est à l’image du récit dans son ensemble, fait de non-dits d’autant plus terribles et émouvants qu’ils sont à l’unisson des personnages, taiseux, pudiques, dignes et sublimes, complexes aussi. Ce qui n’empêche pas que les dialogues soient émaillés des belles réflexions philosophiques du sage berger: « Nous allons, tous liés en cordée. De petits pas à petits pas, de vertige en vertige, l’humanité se tient dans l’ascension comme dans la chute. » Un album quasi hugolien.

Rose blanche et La Petite Fille en rouge

Rose blanche
Christophe Gallaz, Roberto Innocenti (ill.)
Gallimard jeunesse, 2019

La Petite Fille en rouge
Aaron Frisch, Roberto Innocenti (ill.)
Gallimard jeunesse, 2013

Retours de classiques, sombres chemins

Par Anne-Marie Mercier

Le trait de Roberto Innocenti est ici aussi beau que ses histoires sont sombres. Dans La Petite Fille en rouge, version du « Petit Chaperon rouge », il présente une histoire tragique à la fin de laquelle une mère attend une fillette qui ne reviendra pas, perdue dans la grande forêt éclatante de lumière qu’est la ville, et capturée par un homme inquiétant. Dans Rose blanche, l’artiste délaisse l’univers du conte pour celui de l’histoire et le prédateur est ici non plus un individu désocialisé mais une société tout entière, celle de l’Allemagne nazie.
Rose vit dans une ville où elle voit passer des convois de véhicules qui emmènent des gens invisibles vers une destination inconnue. Un jour, après avoir vu un petit garçon qui tentait de s’enfuir de l’un de ces camions, elle suit la route et découvre un camp de concentration. Chaque jour, elle revient pour apporter du pain aux enfants.
On éprouve une certaine gêne devant l’invraisemblance de cet aspect de l’histoire qui risque de masquer la vérité du reste et celle du contexte historique.
Le charme, certes paradoxal, de l’album, est dans ses images aux tons bruns où l’on retrouve le souci du détail de l’artiste et l’expressivité des visages : elles donnent une vision triste d’une petite ville allemande de cette époque, pour s’échapper ensuite dans un univers qui évoque la forêt des contes, avec l’horreur et la mort au bout du chemin. La petite fille en rouge suit elle aussi un chemin compliqué et long, mais coloré de toutes les séductions de la ville moderne, jusqu’à sa fin que l’on devine tragique, comme  celle de Rose.

Rose blanche a été publié une première fois en 1985, chez le même éditeur. Il est indiqué que Christophe Gallaz est auteur du texte, « sur une idée de Roberto Innocenti ». Il existe une autre version de la même histoire avec le même titre, et comme auteur du texte le célèbre Ian McEwan, (Penguin, 2004).

 

 

La Rumeur qui me suit

La Rumeur qui me suit
Laura Bates
Casterman 2020

Asociaux réseaux…

Par Michel Driol

Anna arrive en milieu d’année scolaire dans le lycée d’une petite ville d’Ecosse. Elle se refuse à parler d’elle, de son passé. Elle tente de se faire des amies. Ce qu’elle a fui avec sa mère, au point de changer de nom, après le décès de son père, c’est du cyber harcèlement après qu’elle a envoyé à son petit ami, son premier amour, une photo dénudée que ce dernier s’est empressé de faire circuler sur les réseaux sociaux. Et voilà que les choses recommencent, qu’un nouveau profil facebook à son nom est créé, et que tout le lycée se ligue à nouveau contre elle, l’injuriant, la harcelant, lui faisant des propositions obscènes et la traitant de tous les noms tant sur les réseaux sociaux qu’en sa présence.

Premier roman de son autrice, La Rumeur qui me suit sait dans un récit fort à la première personne, à la fois dire le désarroi d’une adolescente fragile, gentille, prévenante, loyale face à une meute qui a trouvé une victime, mais aussi dépeindre les réactions des adultes : entre la mère qui, après la fuite initiale, a la force de s’opposer, de dire non et de défendre sa fille, l’administration du lycée prompte à vouloir exclure celle par qui le scandale arrive, sans vouloir prendre de sanctions contre les harceleurs, pour éviter les vagues, mais aussi les autres, grands-parents, voisins, prêtres prompts à répéter ce qu’ils ont entendu et à juger. L’une des forces de ce roman est aussi d’établir un lien étroit entre l’adolescente et une sorcière du village, brûlée au XVIIème siècle : l’une fait des recherches sur l’autre, rêve à elle au point d’avoir de véritables hallucinations qui lui font vivre et revivre des épisodes de sa vie. Entre les deux jeunes filles, c’est d’une certaine façon une communauté de destins qui se noue, faite d’accusations sans fondement portées par ceux – des hommes essentiellement- qui sont au pouvoir, c’est une volonté d’exclure ce qui dérange. Par là le roman décrit aussi une condition féminine impossible, qui fait que, quel que soit le comportement adopté, la femme sera sévèrement jugée par des hommes à qui l’on ne reproche rien.

Pour autant, le roman dessine aussi quelques figures masculines qui échappent à la meute des accusateurs. Le père, décédé trop tôt à l’issue d’une maladie qui laisse désemparées sa femme et sa fille. Un chercheur local, vieil homme en fauteuil roulant, plein de sagesse et capable de sentir le trouble d’Anna, de lui donner, avec tact, des conseils. Un élève plein de sollicitude, capable de se battre pour Anna, vivant loin des réseaux sociaux et se refusant à juger.

Sans doute ce roman devrait-il être lu par toutes les adolescentes, non pas comme une mise en garde contre les réseaux sociaux – d’autres s’en chargent -, mais comme un ouvrage donnant la force de résister aux harcèlements, d’être elles-mêmes, d’être fortes et de savoir prendre la parole pour se dire pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’on voudrait qu’elles soient. Tel est le sens des scènes finales, dans lesquelles Anna trouve, avec l’aide de ses amies, la parade, par la parole, par l’art, afin de construire une autre image d’elle-même, sa vraie image.

Un premier roman qui, on l’espère, sera suivi de nombreux autres aussi forts et puissants

Anissa / Fragments

Anissa / Fragments
Céline Bernard
Editions Théâtrales jeunesse 2019

Fini la docilité

Par Michel Driol

Une classe de lycée, d’où se dégagent quelques individualités : Sandrine qui vit chez sa grand-mère, faute d’argent pour payer l’internat, Léa qui découvre l’amour et son identité sexuelle, Anissa, mineure isolée sans papier, qui, à la suite d’un test osseux, est menacée de devoir quitter le territoire. Que faire face à ce cas ? Ne pas s’en mêler ? Lui venir en aide ? A l’heure où l’on doit faire des vœux sur une fiche d’orientation, engager sa vie, s’engager tout simplement.

Céline Bernard propose un texte fort, issu d’une commande d’écriture pour un groupe d’adolescents dans un atelier théâtre. Elle réunit ainsi un chœur d’ados, qui peut aussi jouer tous les autres personnages (la prof principale, des parents, une éducatrice, un médecin, des policiers…). Le texte fait alterner des scènes chorales (chœur à géométrie variable, laissant grande latitude pour la distribution) et des scènes plus dialoguées de façon classique. Les scènes chorales sont écrites dans une langue poétique et métaphorique particulièrement travaillée : rythme, longueur des « répliques », faisant alterner doutes, certitudes, inquiétudes et injonctions diverses dans la scène d’ouverture construite autour des réactions face à la fiche d’orientation et ce qu’elle engage de futur et d’interrogations. Les scènes dialoguées plongent dans des univers extrêmement variés : scène de petit déjeuner familial, interrogatoire d’Anissa par la police ou le médecin… Mais, même dans ces scènes, le chœur d’ados n’est jamais loin.

Le texte est découpé en quatre mouvements porteurs de la dynamique de la pièce : disparaitre, subir, désobéir, s’enflammer, construisant ainsi comme la naissance d’une prise de conscience et d’un être différent au monde que l’on voudrait changer et dans lequel des solidarités nouvelles sont possibles.

Fragments, cela renvoie à la technique dramatique parfaitement maitrisée : des scènes courtes et des histoires individuelles déconstruites, apparaissant en lambeaux et laissant au spectateur et au chœur le loisir d’établir les liens dans ce qui apparait quelque part comme une enquête à partir de la disparition d’Anissa dont on découvre quelques épisodes de la vie : la mort de la grand-mère, qu’elle va enterrer seule, le voyage – cheveux rasés pour se faire passer pour un garçon – les hôtels, et, pour finir, la brutalité et la violence des interrogatoires médicaux et policiers.

Rien de manichéen dans ce texte : les ados ne sont pas unanimes quant à la nécessité de la solidarité envers Anissa, les adultes sont positifs, comme la prof principale, dépassés comme l’éducatrice, protecteurs comme les parents, trop zélés et sûrs d’eux comme le médecin.

Un superbe texte très contemporain dans sa forme et dans sa langue, mais aussi quant à ce qu’il dit de notre époque, pour évoquer une problématique très actuelle, avec beaucoup d’humanité, un texte finalement optimiste et plein d’espoir dans la jeunesse et sa capacité à se mobiliser et à faire preuve de maturité et d’enthousiasme.

 

La Vie ne me fait pas peur

La Vie ne me fait pas peur
Maya Angelou – Géraldine Alibeu
Seghers jeunesse bilingue 2018

Résister et surmonter ses peurs

Par Michel Driol

Maya Angelou est peu connue en France dans les grandes figures de l’émancipation des femmes afro-américaines. Née dans une famille très pauvre du Missouri, élevée par sa grand-mère, elle parvient à entrer à l’université puis à devenir chanteuse et danseuse, poétesse et conteuse qui se bat aux côtés de Malcolm X et de Martin Luther King. Elle est décédée en 2014.

Revient, comme un refrain, le vers qui donne son titre à l’ouvrage, essentiellement en fin de tercets dont les deux premiers vers sont des évocations de choses qui pourraient faire peur. Peurs enfantines pour l’essentiel : liées à des choses concrètes comme les ombres, les bruits, les chiens, ceux qui tirent sur [sa] tignasse,  ou à des choses plus imaginaires comme les dragons, Mère l’Oie, les spectres. D’autres strophes  sortent de cette liste pour évoquer la résistance de l’enfant : rire, sourire, faire bouh, mettre un sort de magie dans sa manche. S’il y a bien des peurs, elles ne sont qu’en rêves. Le poème délivre alors une leçon de vie dans laquelle courage, rêve et imaginaire deviennent ainsi des armes pour lutter contre les terreurs.

L’album présente le poème de Maya Angelou en le découpant soit par vers, soit par strophes, cette adaptation imposant au lecteur un certain rythme de lecture et de respiration. Les illustrations envahissent les doubles pages, et donnent à voir une petite fille afro-américaine – à l’image de l’auteure. Les couleurs passent du gris et du sombre, au début,  aux couleurs  plus éclatantes de la fin. Elles accompagnent le texte, quitte peut-être à trop le commenter, ou à rajouter des détails (la petite fille qui danse, ou qui est montée sur des échasses). Certes, ces détails respectent le ton et l’intention du texte, mais imposent peut-être trop une certaine vision d’un monde relativement édulcoré aux lecteurs. On pourra les opposer aux illustrations proposées par Basquiat pour une édition américaine, dans un style beaucoup plus expressionniste, contemporain et violent

L’édition bilingue associe bien sûr le texte original à sa traduction et permettra d’évoquer la figure de l’auteure, dont la biographie est heureusement présente en fin d’ouvrage. Cet ouvrage fait partie de la sélection 2018-2019 pour le Prix de la Poésie Lire et Faire Lire.

Quelque chose a changé / Le tuteur

Quelque chose a changé
Yves-Marie Clément
Le tuteur
Audrey Claus
Illustrations Lou Reichling
Editions du Pourquoi pas ? 2017

Totalitarisme et monde parfait

Par Michel Driol

Deux récits tête bêche. D’un côté Lola est témoin que quelque chose a changé depuis le changement de gouvernement. Des statues sont enlevées, les rues débaptisées, des copains renvoyés dans leur pays d’origine, les livres brulés… Le maitre répète que cela n’est rien jusqu’au jour où il sauve quelques livres brulés. Et c’est l’espoir qui renait. De l’autre côté, Marco souhaite un monde parfait, sans hiérarchie, où tout le monde éprouverait la même émotion en même temps. Il plante alors dans une centaine de pots identiques, des graines de haricots. Mais il constate que certaines germent plus vite, d’autres restent rabougries… Constatant que le vivant ne respecte aucune règle, il le remplace par des plantes en plastique.

Voilà deux récits engagés, parfaitement limpides et efficaces, écrits dans une langue travaillée, souvent à la limite de la poésie, pour évoquer, à partir de situations accessibles à tous, des sujets de société graves : la dictature et la résistance, le rêve du meilleur des mondes possibles. Qu’est-ce que l’égalité ? Est-ce l’uniformité ? Les deux textes soulèvent la question du totalitarisme, l’un de façon plus métaphorique et implicite, l’autre plus explicitement en évoquant des situations historiques, des poètes comme Neruda ou un ministre de l’endoctrinement. Les deux récits susciteront le débat, initié par deux pages « Et toi, qu’en penses-tu ? ».

La mise en page est particulièrement soignée. Les illustrations de Lou Reichling, sur fond gris ou noir, fondent les deux récits à travers des quadrillages, celui des rues numérotées, celui du grenier où chaque pot doit être à sa place.

Un mot sur l’éditeur, découvert à Saint Paul Trois Châteaux : nées fin 2012, sous la forme d’une association à but non lucratif, les Éditions du Pourquoi pas sont le fruit ​d’une collaboration entre l’École Supérieure d’Art de Lorraine – site d’Épinal et de la Ligue de l’Enseignement des Vosges. Un éditeur engagé à suivre et à soutenir.

Mind Games

Mind Games
Teri Terry
Traduit (anglais) par Maïca Sanconie
La Martinière jeunesse, 2017

« Mieux vaudrait un enfer intelligent qu’un paradis bête » (Victor Hugo)

Par Anne-Marie Mercier

Imaginez un monde hyper connecté grâce à des implants : par exemple, un groupe d’individus peut recevoir et échanger des informations de manière simultanée, sans se parler, à distance. Des classes virtuelles remplacent l’enseignement traditionnel, sauf pour quelques-uns qui, pour des raisons médicales ou religieuses refusent les implants. On se doute qu’ils n’iront pas loin, même si ce qui ressemble à notre actuelle ONU tente de protéger les minorités. Quant aux autres, ils quittent de plus en plus leur corps qui reste sur une « base » entourée de technologie, perdus dans des espaces virtuels où ils n’ont pas de besoins qu’ils ne puissent satisfaire, pas de douleurs, où tout est possible

Luna, héroïne et narratrice de ce roman, fait partie pour des raisons qu’elle ne s’explique pas très bien elle-même des sans implants. Sa mère, créatrice fameuse de jeux vidéo, est morte pour n’avoir pas rejoint sa base et s’être perdue dans une boucle virtuelle à la suite d’un pari qu’elle avait fait : mourir vraiment en cas d’échec dans une de ses créations.

Luna sait qu’elle échouera forcément aux tests qui sélectionnent les élèves les plus brillants, et notamment les génies de l’informatique que sont les hackeurs du collège, dont ses amis les plus proches. A son grand étonnement, elle les réussit. D’autres événements tout aussi étranges font qu’elle rejoint finalement et en partie contre son gré ces élèves triés sur le volet dans l’île où ils finissent leur formation. Elle y découvre le sort qui es attend, ce qui est vraiment arrivé à sa mère, et elle mène la lutte pour rétablir le règne du réel.

Son aventure est ponctuée de rebondissements, découvertes, trahisons. On ne sait jamais bien qui est fiable ou non. La mémoire est fractionnable, et peut être conservée dans des objets, comme les perles du collier de sa mère qui lui livrent ses derniers messages. Le rêve est un lieu de découvertes et d’irruption dans les mondes virtuels des autres, l’espace virtuel est un labyrinthe où l’on rencontre les autres si on le désire, où on leur échappe si on a le pouvoir que détient Luna… un « vide » angoissant er merveilleux à la fois.

Toutes les formes de virtuel sont évoquées dans ce roman, lui-même labyrinthique. Il pose bien les questions qui naissent du développement de ces univers, notamment celle de la place du corps – augmenté ou non – dans ce nouveau monde, et du rapport des amateurs de virtuel à ce corps, des dangers auxquels ils s’exposent. C’est tout à fait passionnant, inquiétant, et follement romanesque. Enfin, chaque partie débute avec une belle citation classique, de Flaubert, Hugo, Giordano Bruno… ce qui ne gâte rien et invite à donner une portée philosophique à ce roman d’anticipation qui parle aussi bien du présent et du futur possible que de cauchemars anciens.

Le grand Incendie

Le grand Incendie
Gilles Baum – Barroux
Les Editions des éléphants 2016

Nous serons à jamais ce jardin parmi les flammes

Par Michel Driol

Dans ce pays, tous les livres ont disparu. Il n’y a qu’à travailler, prier et obéir. Le narrateur, un enfant, trouve une page brulée et part en quête de l’incendie. Il découvre que le sultan fait bruler tous les livres de son pays fin d’effacer l’histoire de son peuple. L’enfant parvient à sauver un fragment de poème, qu’il recopie sur un mur. Et chacun de compléter le poème, de raconter, de réciter, de continuer le grand livre à ciel ouvert, au point que le mur – et le sultan – s’écroulent.

Le texte et les illustrations nous situent dans une ville orientale qui semble issue d’un conte des Mille et une nuits. Bleu du ciel et jaune du sable, blanc des murs, rouge des flammes et noir de la fumée : les couleurs disent cet univers sans nuances. L’illustration oppose un monde du haut (le sultan, sur les murs de son palais) et le monde d’en bas, le peuple, multiple. A la fin, du sultan ne reste plus que la coiffe, tandis que le peuple reprend le pouvoir.  Si le décor est oriental, les pratiques dénoncées renvoient à Fahrenheit 451 et à l’histoire contemporaine (Allemagne nazie, Boko Haram). Ce livre – optimiste et soutenu par Amnesty International – montre comment on peut résister par l’écriture, et à quel point la littérature est ferment d’espoir et de liberté, par le pouvoir de la métaphore : le fragment sauvegardé a l’apparence d’un haïku, O merveille un jardin parmi les flammes, et dit de façon oblique la réalité du monde. Comme dans de nombreux ouvrages du même type, c’est un enfant qui sauve le monde et renverse le tyran et qui est l’étincelle qui permet aux autres de résister, de se souvenir et de remporter la victoire dans ce combat qui oppose depuis longtemps le pouvoir des lumières, de la littérature, de l’art, de la culture à la barbarie et au totalitarisme.

S’il y a un côté peut-être un peu simpliste dans cet album, la dernière phrase « Nous serons à jamais ce jardin parmi les flammes », accompagnée d’une illustration en clair-obscur où la lumière éclaire une scène familiale de lecture au milieu de volutes sombres qui envahissent les deux-tiers de l’espace met l’accent sur la fragilité de la civilisation, et le volontarisme qu’il faut pour faire perdurer les lumières contre la barbarie.

Entre les lignes

Entre les lignes
Emmanuel Bourdier
Folio junior 2016 (Première édition Thierry Magnier 2005)

Un village français

Par Michel Driol

entre1943, un village en zone libre, à proximité de la ligne de démarcation, où vivent Augustin – 11 ans –  et sa jeune sœur, leur mère et le grand père depuis la mort du père.  Un mystérieux résistant ridiculise les Allemands, en signant sas actes de vers tirés de Cyrano de Bergerac. Est-ce l’instituteur ? ou le marchand de peaux de lapins ? Qu’est-ce que quitter l’enfance entre des colonnes des troupes allemandes qui écrasent une poupée et les billes qu’on veut acheter près de la Kommandantur ?

Sur un sujet maintes fois traité, Emmanuel Bourdier signe là un beau roman, une galerie de personnages complexes – le marchand de peaux de lapin – et attachants – la mère, le grand père –  dans une France rurale et occupée. Entre les lignes, c’est entre l’enfance et l’âge adulte, entre la collaboration et la résistance, entre la réalité et le théâtre, la façon dont se construisent un destin, une personnalité, dans le souvenir et la fidélité aux valeurs et aux rencontres passées. On apprécie que rien de trop ne soit dit dans ce roman, écrit dans une langue épurée, avec une grande légèreté de ton. On apprécie qu’il soit laissé au lecteur le soin de faire le lien entre le prologue – 1973 – et le reste du roman. On apprécie aussi que tout soit vu et raconté du point de vue d’Augustin, à hauteur d’enfant, sans jugement adulte sur les actes, avec la bravoure inconsciente et la naïveté profonde de l’enfance.

Un roman d’initiation plein d’humanité, de tendresse et d’humour aussi, qui aidera à comprendre comment certaines rencontres peuvent décider d’un destin,  et comment résister à l’oppression.