Couleurs

Couleurs
Léo Lionni
L’école des loisirs, 2021

Pop ! Splotch !

Par Anne-Marie Mercier

Dans ce petit album carré cartonné aux coins arrondis pour les tout-petits, les souris de Léo Lionni sont de bons professeurs : elles emmènent le regardeur dans le monde des couleurs à travers un imagier qui associe à gauche une page colorée dans laquelle s’inscrit le nom de la couleur en camaïeu (rouge, bleu, jaune, vert, et aussi rose, noir, violet, gris, blanc, marron,orange) avec, à droite, une page qui met en scène cette couleur.
Le texte qui accompagne cette image associe ce nom avec un ou des adjectifs (un ballon rouge vif) un objet qui porte la couleur (un délicieux sirop de citron, une piscine scintillante), des situations (rose: un chewing-gum qui m’éclate au nez ; noir : le ciel, la nuit ; marron : la boue qui fait splotch splotch): les mots sont eux mêmes un matériau sensible, comme les couleurs, superbes de densité et de nuances, et les formes.
Pour compléter la collection, il y a aussi, du même auteurs les Lettres et les Chiffres.

Pitié, Juliette ! / Allez, Churros !

Pitié, Juliette ! / Allez, Churros !
Tristan Koëgel/ Raphaël Frier
Rouergue (boomerang), 2021

Point de vue animal, point de vue enfantin

Par Anne-Marie Mercier

Churros est un cochon d’Inde ; c’est son point de vue que l’on entend dans une moitié de ce livre (celui-ci fonctionne comme tous ceux de la collection boomerang, mettant chaque texte en vis-à-vis avec un autre). Il se sent vieux et fatigué ; sa « maîtresse » l’exaspère et les amies de celle-ci tout autant, sinon plus. Les situations dans lesquelles Juliette le met (tentative de reproduction, concours de beauté…) sont autant d’épreuves, cauchemardesques pour lui et très drôles pour le lecteur; Churros s’en sort de manière inattendue. Ce tout petit récit est plein de rebondissements et à en plus le mérite de finir bien.
Le point de vue de Juliette est bien différent : loin d’être, comme le croit Churros, en adoration devant son hamster bougon, elle se sert de lui, aussi bien pour tenter de combler sa frustration de ne pas avoir pu convaincre ses parents de l’inscrire à des cours d’équitation que pour entrer en relation de compétition avec d’autres filles. Et si tout finit bien, ce n’est pas de tout pour le motif que croit deviner Churros.
C’est drôle, surprenant, bien raconté (la « voix » du vieux hamster est très réussie, de même que celle de la pauvre Juliette) ; c’est aussi truffé d’exemples de malentendus entre gens qui ne se veulent que du bien, que ce soit entre les parents, entre eux et leur enfant, entre enfants et animaux…
Quant à ceux qui ne sont pas si gentils (copine pimbêche, jeune femelle cochon d’Inde prétentieuse… et même parfois Churros lui-même quand on l’énerve), ils sont joliment ridicules.
Cela fait beaucoup de belles petites choses pour un petit livre, et d’autres, pas si petites, à méditer : le traitement des animaux de compagnie, les relations de compétition entre amis, et la difficulté pour les parents de satisfaire les désirs de leurs enfants.

Bob et Marley. Le capitaine

Bob et Marley. Le capitaine
Marais, Dedieu
Seuil jeunesse, 2020

On serait des pirates

Par Anne-Marie Mercier

Bob (c’est le plus petits de cette paire d’amis) a une idée en regardant une fourmi naviguer sur une feuille au fil de l’eau : et si on construisait un bateau?
Marley (le gros ours noir) se met au travail. Celui-ci terminé, la grande question est de savoir qui va ramer, qui va commander, bref qui sera le capitaine. Si Marley cède, on comprend vite que c’est peut être avec une arrière pensée : commander donne quelques droits amis aussi des devoirs.
Voilà une jolie dispute pleine de conséquences. Les images sont comme dans toute la série délicieuses de simplicité.

Doudou loup et le drôle de bruit

Doudou loup et le drôle de bruit
Stéphanie Bardy (ill.)
Casterman, 2021

Doudou y es tu?

Par Anne-Marie Mercier

Si l’idée d’offrir un petit carré de tissu représentant le héros de l’histoire (doudou loup) est intéressante et généreuse, on reste perplexe quant à sa présentation : n’est pas doudou qui veut et pour les petits cela pourrait relever de l’imposture, ou au moins du non-sens.
L’intrigue est mince: Doudou loup entend du bruit, il a peur et cherche d’où vient ce bruit étrange. Mais elle a deux qualités : elle permet une répétition des mêmes onomatopées qui rythmeront la lecture et elle invite le jeune lecteur à agir pour consoler ou rassurer doudou loup, en suivant l’exemple des livres de Bourgeon et Ramadier.
Pour que cela fonctionne, il faudrait que le personnage (Doudou loup) soit perçu comme tel, et qu’on puisse repérer ses oreilles pour les frotter, que l’on ait  envie de le caresser ; rien n’est moins sûr.
Les illustrations sont jolies, mais il leur manque de la lisibilité et il leur faudrait un scénario un peu plus convaincant, davantage  de cohérence et de pertinence et un vocabulaire un peu moins inutilement complexe. Est-ce la raison pour laquelle le livre est donné sans nom d’auteur pour le texte ?

Eau douce

Eau douce
Emilie Vast
MeMo, 2021

Encyclopédouce

Par Anne-Marie Mercier

Cet album allongé se lit à la verticale; chaque page forme une moitié de la scène à contempler, l’une montrant ce qui se passe au-dessus de l’eau, l’autre ce qui se passe sous la surface, la pliure se situant exactement entre les deux zones. Ces très belles scènes aux couleurs douces (bruns, gris, bleu pâles, parfois quelques touches de rose, de jaune, de bleu vif) alternent avec des pages qui présentent un contenu encyclopédique, décrivant l’état de chacun des « personnages » dans la saison présentée (hiver, début du printemps, printemps, début de l’été…).
Les poissons (ici des ablettes), les grenouilles, les oiseaux (cincles plongeurs et martins-pêcheurs), les insectes (machaons, libellules, scarabées…)… sont vus à différents stades de leur vie, patientant pendant l’hiver, préparant leur portée ou couvée au printemps, la nourrissant ; certains se métamorphosent à l’automne. Parallèlement, les plantes (salicaire, renoncule aquatique, nénuphar…) mènent leur vie.
Tout cela est expliqué dans de courts textes très précis, complétés par un glossaire. La dernière page montre en images les étapes des métamorphoses du papillon, de la grenouille et de la demoiselle, et les cycles du nénuphar et du poisson.
Que de vie sous l’eau douce et à sa surface ! Et aussi quelle délicatesse dans les dessins d’Émilie Vast, quelle apparente simplicité dans cette entreprise d’explicitation de la complexité du vivant et de la variété des saisons !
Chez le même éditeur, on trouvera aussi Eau salée, pour prolonger les eaux d’été.

Mais où est Momo ? Vive les vacances

Mais où est Momo ? Vive les vacances
Andrew Knapp
Les grandes personnes, 2021

Cherche et trouve au grand air

Par Anne-Marie Mercier

Dans la grande collection des cherche-et-trouve, cet album a plusieurs originalités : tout d’abord on n’a pas un personnage à trouver (comme le célèbre Charlie) mais deux : Momo et Boo, deux petits chiens noirs et blancs, avec une belle symétrie entre eux, oreilles dressées vs oreilles tombantes, truffe noire encadrée de blanc ou de noir, etc. Les petits chiens ont un talent réel pour se dissimuler (mais pas trop) et on peut ajouter la recherche d’un ours en peluche, présent discrètement sur toutes les images. À la recherche des personnages s’ajoute celle d’objets, présentés avec les chiens en page de gauche, sous la forme d’un imagier.

On commence les pages de droite par une image de chambre d’enfant (où trouver les deux chiens et un réveil, un livre et une balle), on continue avec l’arrière d’un camping-car bourré de bagages, puis un lieu de pêche, un canoë sur la rive d’un lac, une table de pique-nique, une forêt.. jusqu’à un feu de camp (on cherchera un yukulélé, une poêle et une bûche) et enfin une tente éclairée dans la nuit (en plus des deux chiens comme toujours, on cherchera un chapeau, une lampe et enfin le fameux ours en peluche) : c’est toute un jour de voyage dans la nature sauvage et grandiose, bien balisé avec des objets du quotidien.
Troisième originalité : des photographies composent cet album. Son format carré aux bords arrondis et ses pages en carton fort en font un objet à emporter partout et à feuilleter sans modération.

L’Anti-magicien, t. 6 : Hors la loi

L’Anti-magicien, t. 6 : Hors la loi
Sébastien de Castel
Gallimard jeunesse, 2021

Le Bateleur et le mage

Par Anne-Marie Mercier

Voilà le dernier épisode de l’aventure au long cours qui voit un jeune homme, fils ainé d’une longue lignée de mages puissants, se détourner de la magie pour utiliser des armes tout aussi puissantes contre toute attente : l’art de la persuasion, l’observation, le bluff, la dissimulation, et quelques prouesses de rapidité et de précision. Ses armes sont des cartes et des pièces, parfois des dés, attributs de bateleur. Mais l’arme majeure de Kelen c’est son humanité et sa capacité à se faire des amis qui seront autant d’alliés, notamment dans la bataille générale qui clôt la saga, magnifique final qui réunit des personnages vus dans les tomes précédents, jusqu’à la grand-mère responsable de la malédiction qui le touche, morte depuis bien longtemps.
Au passage, on aura découvert des civilisations qui luttent les unes contre les autres, un empire théocratique fanatique qui s’interroge sur la nature de Dieu avant de fondre sur les impies, des vagabonds, des marchands, une reine enfant…
Cette fin met un point final à l’aventure principale, mais pas au destin du héros, qui reste ouvert. Elle révèle les manœuvres qui ont abouti au conflit général qui menaçait le continent et désigne le coupable (dont on taira le nom).
Kelen, enfant désespéré de ne pas être à la hauteur malgré son application, adolescent en révolte contre toute sa famille et même contre tout son peuple, s’affirme ici (enfin !) comme un adulte qui refuse d’être manipulé plus longtemps.
Très belle fin pour une belle série pleine de rebondissements, drôle (souvent grâce à l’ami de Kelen, le chacureuil, qui jusqu’au bout  tient bien son rôle de voyou sympathique et efficace), intelligente, et invitant les lecteurs à choisir autant que possible « la voie de l’eau » plutôt que « la voie de l’orage » et la belle philosophie de Furia Perfax, personnage magnifique, qui aura initié Kelen à son chemin fait de subtilité et d’intelligence, de courage, d’adresse et de force.

 

 

 

Souvenirs de Marnie

Souvenirs de Marnie
Joan G. Robinson
Traduit (anglais) par Patricia Barbe-Girault
Monsieur Toussaint Louverture, 2021

Mémoire vive

Par Anne-Marie Mercier

Ce  roman célèbre dans le domaine anglais, paru en 1967 mais inédit jusque-là en français, est connu néanmoins du public français grâce à l’adaptation réalisée en 2014 par le Studio Ghibli. C’est, dit-on, un des livres favoris de Hayao Miyazaki. Rien d’étonnant à cela, à condition de lire le roman jusqu’au bout : la première partie, très classique, semble ne pas correspondre à l’atmosphère étrange et teintée de fantastique de ses films. Mais la seconde, la seconde… tient bien des promesses. C’est aussi un livre impossible à résumer car on risquerait de dévoiler tous ses aspects qui ne se montrent que les uns après les autres.
Au début, Anne, orpheline placée dans une famille d’accueil, se sent abandonnée par ceux qui sont morts en la laissant seule (ses parents, dans un accident de voiture, puis sa grand-mère qui l’avait recueillie) et se sent un peu responsable de cet abandon : autant dire que du côté de la confiance et de l’estime de soi elle est mal dotée. Elle est aussi incapable de voir les signes d’amour de sa famille d’accueil, s’obstinant dans l’idée que celle-ci s’occupe d’elle contre un salaire, donc uniquement par intérêt.
Elle passe quelques semaines chez un couple amie de cette famille, dans une maison située vers les dunes et les plages. Les paysages, la solitude, les légendes l’attirent, jusqu’au jour où une grande maison qu’elle croyait abandonnée s’anime et que surgit une petite fille de son âge, Marnie… Marnie apparait et disparait, fait des choses étranges, a des peurs étranges… Petite fille réelle, amie imaginaire? Est-elle folle ou née de la folie d’Anne ? on ne le saura que peu à peu, chaque mystère dévoilé en révélant d’autres. C’est un livre magnifique et sensible.
Marnie, sous toutes ses facettes est un personnage que l’on n’oublie pas et qui donne envie d’aller rêver vers les dunes aux lecteurs de tous âges.

Le Faiseur de rêves

Le Faiseur de rêves
Laini Taylor
Gallimard jeunesse (pôle fiction), 2020

De la bibliothèque aux étoiles

Par Anne-Marie Mercier

Comme bien des héros, Lazlo Lestrange est orphelin et ne sait rien de ses origines – une partie de l’intrigue tourne autour de cette question : il en saura plus à la fin, pour son malheur sans doute. Sa passion est de percer le mystère d’une cité magnifique dont le nom a été effacé de toutes les mémoires, mais pas le souvenir, et dont il rêve souvent. Devenu aide bibliothécaire, il lit tout ce qu’il peut sur ce sujet, jusqu’aux lettres et archives de comptes (il y a de très belles pages sur la magie des bibliothèques et la passion pour la savoir). Il a face à lui un autre héros, qui incarne la figure du prince : Thyon, personnage solaire, beau, riche et noble, est un alchimiste acharné et doué et pourrait être celui qui sauvera le royaume affaibli grâce à ses découvertes. L’alliance improbable (et dangereuse pour Lazlo) des deux personnages est l’un des éléments de l’histoire.
Lorsqu’une délégation étrangère, venue de la fameuse ville mystérieuse, objet de tous les rêves de Lazlo, arrive pour demander de l’aide à leur peuple, les deux héros seront de l’aventure et l’intrigue, jusqu’ici assez simple dans un contexte de lutte de pouvoir, de distinction de classes et de secret, se complexifiera : les dieux de la citée que l’on croyait perdue ont été tués mais leurs enfants fous sont toujours là, prisonniers d’un vaisseau qui flotte au dessus de la cité. Il y a parmi eux une fille qui n’a jamais grandi et qui trame des projets de vengeance en manipulant les morts de la ville qu’elle met en esclavage, une autre qui fait pousser les plantes, un autre qui est maitre de la pluie mais aussi des orage et enfin une fille qui s’insère dans les pensées des habitants pendant leur sommeil et leur insuffle d’horribles cauchemars. En entrant dans les rêves de Lestrange, celle-ci voit d’étranges choses et une belle histoire d’amour tragique nait, à travers le rêve tout d’abord, qui pourrait réconcilier les deux mondes si Laini Taylor voulait bercer son lecteur. Or, c’est de cauchemars qu’il s’agit.
C’est un roman très ambitieux, qui mêle différentes traditions de l’imaginaire, du conte au récit de fantasy ou même de la mythologie et met en scène des personnages qui se complexifient progressivement, tous torturés par des désirs et des obligations contradictoires.

Le Château des papayes

Le Château des papayes
Sara Pennypacker
Traduit (anglais, USA) par Faustina Fiore
Gallimard jeunesse, 2020

Faire société

Par Anne-Marie Mercier

Ce roman est un beau cadeau pour tous les enfants mal dans leur peau, mal en société, décalés par rapport aux attentes de leurs parents, solitaires, rêveurs, un peu potelés et allergiques aux collectivités d’enfants. Au début du roman, Ware dont on vient de lire le portrait est en vacances chez sa grand-mère, et c’est du fond de sa piscine où il rêve qu’il assiste sans rien comprendre à l’arrivée des secouristes qui viennent pour elle, beau résumé de son attitude de retrait involontaire. La suite le montre chez ses parents, qui l’inscrivent à un centre de loisirs pour l’été, horreur absolue pour lui (la description des hurlements et des mouvements réglés des enfants, l’injonction à voir un projet de vie et à être positif, tout cela  est raconté avec un bel humour grinçant).
Très vite, il feint de s’y rendre chaque jour et se réfugie dans un terrain vague où s’active une fille de son âge, Jolène, qui a bien d’autres difficultés avec la vie, familiales, économiques et sociales. Elle y plante des papayers afin de récolter et vendre les fruits. Son organisation pour amender et irriguer le terrain, protéger les plants, réfléchir aux problèmes lorsqu’ils se présentent fait un beau contraste avec le comportement enfantin de Ware, d’abord tout occupé à se construire un château du moyen âge dans les ruines de l’église qui borde le terrain.
Mais progressivement les enfants s’apprivoisent l’un l’autre et Ware, tout doucement, évolue : c’est un autre enfant, beaucoup plus mûr que découvriront ses parents lorsqu’ils finiront par le voir vraiment, à la fin de l’été, un enfant qui restera non conforme, mais qui se sera affirmé dans sa posture et dans son regard : un futur artiste ? Entretemps, Ware et Jolène, aidés d’une jeune écologiste auront tenté de faire front contre un projet immobilier qui menace leur terrain. Et comme le dit Jolène, puisqu’on n’est pas dans le monde des Bisounours, ils échoueront, mais quand même pas sans quelques victoires.
C’est l’une des qualités de ce beau roman qui part de peu, et procède pas à pas, en chapitres très courts mais tous chargés de sens à l’intensité croissante : il montre que la littérature de jeunesse peut refuser le monde des Bisounours sans désespérer pour autant la jeunesse et sans lui mentir.