Les Téléphonistes anonymes

Les Téléphonistes anonymes
Agnès Desarthe
Gallimard Jeunesse 2024

Salutaire sevrage

Par Michel Driol

Elève de 5ème, la narratrice, Prudence, est invisible car elle n’a pas de téléphone. Alors que tous les autres se réunissent autour de leurs objets fétiches, échangent sur des applications de messagerie, elle est seule jusqu’au jour où Georges, le garçon le plus populaire, vient la voir et lui demander comment elle fait. Lui, il s’est fait confisquer par ses parents téléphone, tablette et ordinateur… Comment faire passer cette punition pour une décision de se passer des écrans, et transformer, sur le modèle des alcooliques anonymes, la classe en un lieu de parole et d’entraide ?

Agnès Desarthe s’attaque ici avec brio, humour et finesse à la place qu’occupe le téléphone dans les vie des ados et de leurs parents. Instrument de contrôle pour les parents qui savent toujours où est leur enfant, il leur donne l’illusion d’exister, d’être libres, de s’affranchir du temps qui passe ainsi plus vite. Mais, petit à petit, les enfants prennent conscience que d’autres relations sont possibles, que la parole peut permettre des échanges, et même qu’on peut aller chez les uns ou les autres. C’est à une vraie émancipation, libération que l’on assiste dans le roman, ouverture aux autres, prise d’initiatives en tout genre. Tout se passe comme si, paradoxalement, le téléphone les maintenait dans l’enfance et que son absence les fait grandir.

Le roman fonctionne bien, sur un mode choral, grâce à une galerie de personnages dont certains sont hauts en couleur. A commencer par la narratrice, Prudence, dont les parents sont « antiques », mais qui dispose d’une autonomie et d’une liberté que lui envient les autres. Elle sort d’une école alternative et trouve ses condisciples un peu stéréotypés. Georges, le populaire, celui qui lance les modes, est fils d’une famille aristocratique, et vouvoie ses parents. Ecclésias, l’ami d’enfance de Prudence, au prénom improbable, travaille dans un zoo pour se payer le CNED. Chacun des ados a sa personnalité en fait, et il faut toute la finesse des situations pour les faire émerger au-delà de l’uniformité des modes vestimentaires et des téléphones. Côté adultes, on découvrira le secret des parents de Prudence, mais aussi un professeur quelque peu atypique, M.Landry, qui enseigne l’histoire géographie. Outre qu’il sait faire exister dans la classe même ceux qui ne disent rien, il raconte des histoires, et établit des liens entre l’antiquité, le fameux panem et circenses, et les discours des populistes d’aujourd’hui.

Le roman décrit bien l’attachement fusionnel qui lie les jeunes d’aujourd’hui à leur téléphone, la difficulté de rompre ce fil qui les relie à la réalité, leur donne l’heure autant que des nouvelles des uns et des autres, mais leur donne l’illusion de vivre dans le réel alors qu’ils vivent dans une réalité virtuelle, un divertissement. Il le fait sans moralisme, se contentant de décrire avec finesse les relations des uns et des autres, la façon dont leurs préjugés vont petit à petit tomber, dont ils vont pouvoir se découvrir, donner un vrai sens au mot groupe, au mot amitié, au mot solidarité.

Comment ne pas conseiller à tous les ados de lire ce roman – comme un miroir reflétant leurs propres pratiques – à l’heure où le patron de Facebook, comme celui de X, limitent la modération sur ses réseaux ? Comment aussi ne pas leur dire, avec M. Landry, que connaitre l’histoire aide à comprendre le présent ?

Etre garçon – la Masculinité à contre-courant

Etre garçon – la Masculinité à contre-courant
Karim Ouaffi – Mikankey
Editions du Ricochet 2024

On ne nait pas garçon : on le devient

Par Michel Driol

Cinq chapitres, conçus sur le même modèle, pour découvrir les stéréotypes qui enferment les garçons dans un rôle qu’ils n’ont pas forcément envie de jouer, mais qu’ils n’ont pas forcément la force ou les ressources de refuser. D’abord une bande dessinée dont les héros sont cinq adolescents d’une classe de troisième dont l’un des élèves est décédé, puis plusieurs pages plus documentaires, liées à la déconstruction des stéréotypes, mais donnant aussi des conseils ou des adresses pour aller plus loin.

Masato pense que les garçons n’ont pas le droit de pleurer. Youri s’interroge sur le fait d’aimer les garçons. Feti voudrait bien ne plus être harcelé, mais la violence est-elle une bonne solution ? Antoine ne sait comment dire à Lily qu’il l’aime. Et enfin Rose se sent bien plus garçon que fille. Les bandes dessinées montrent ces adolescents et adolescentes dans des situations de la vie quotidienne, au collège, dans la rue, à la maison, confrontés à leurs questions, à leur mal être, et souvent en butte à une incompréhension familiale, ou à des propos qu’ils entendent et qui les marquent, leur indiquent un comportement comme étant « la norme », les comportements « différents » étant stigmatisés ou condamnés. Ainsi, tous sont confrontés à une idéologie dominante, au patriarcat ambiant et à ses codes toxiques. Cette bande dessinée, très concrète, illustre bien la question du rapport aux autres et à soi-même, sans volonté de choquer, mais avec une grande empathie pour les personnages évoqués, victimes de préjugés, d’un manque d’écoute venant des adultes souvent, des pairs parfois aussi.

Les parties documentaires explicitent d’abord les problématiques illustrées par les BD, à la façon d’une encyclopédie, en les enrichissant de faits historiques ou sociaux, en s’appuyant sur des nombreuses statistiques pour montrer l’ampleur des phénomènes décrits. Il s’agit de conduire chacun à réfléchir sur lui-même, à promouvoir un autre type de masculinité, moins toxique, plus à l’écoute, plus apte à exprimer ses émotions et à construire des relations positives et apaisées avec les autres. L’ouvrage jette ainsi un regard neuf sur les diverses identités masculines. Il ne cherche pas à imposer des normes, à dire ce qui serait normal ou pas, mais milite pour que chacun trouve sa propre masculinité. Pour ce faire, l’ouvrage brasse quantité de concepts : le genre, le patriarcat, la virilité, le féminisme, la transidentité… Il évoque quantité de pratiques ou de réalités telles que le harcèlement, le consentement, la pornographie… avec la volonté d’aider à comprendre ce qui s’y joue, dans l’ordre du symbolisme et du réel. Tout cela est écrit dans une langue accessible à toutes et tous, abondamment illustré de façon à rendre les propos encore plus explicites.

C’est sans doute le livre qu’il fallait aujourd’hui, un livre adroit, un livre qui ne cherche pas à être moralisateur ou donneur de leçons, mais un livre qui fait appel à la sensibilité, à la réflexion, à l’intelligence pour mettre en avant une déconstruction des stéréotypes liées au patriarcat, et la construction d’autres relations permettant de vivre ensemble dans une société plus équilibrée, plus apaisée, moins violente. A conseiller vivement dans tous les CDI à l’heure où certains voudraient que ces questions soient bannies de l’école

Barbe Belle et autres contes pour toutes et tous

Barbe Belle et autres contes pour toutes et tous
Hélène Combis – Adley
Hélium 2024

Sept contes inclusifs pour notre temps

Par Michel Driol

Ce n’est pas la première fois qu’on adapte les contes connus de tous aux problématiques contemporaines.  On se souvient du travail de Michel Tournier, avec Pierrot ou les Secrets de la nuit, ou encore la Mère Noël ou la Fugue du Petit Poucet, façon de faire entrer les préoccupations actuelles dans des contes connus de tous, d’en briser les stéréotypes. C’est la réécriture proposée ici par Hélène Combis. On reconnaitra aisément les contes sources, mais lis sont détournés pour aborder des problématiques féministes et inclusives. Ainsi dans la Princesse au gros potiron se pose la question de la féminité. Ce sont les questions de la masculinité et du changement de genre qui sont abordées dans le Petit Triton. Le Petit Chaperon mauve est un garçon qui, à l’aide du loup et de sa grand-mère, échappe à un homme, prédateur sexuel. Ti Grillon, malgré son handicap – elle n’a qu’une jambe – parvient à se faire reconnaitre par le champion borgne Hermès Fringant. Dans Matilda – réécriture de Blanche Neige – le savoir et les connaissances prennent la place de la beauté comme valeur suprême. Barbe Belle cache précieusement comme un secret le portrait des hommes qu’il a aimés. Quant à la Belle au consentement (au bois dormant), elle se libère seule d’un sort qui a conduit ses parents à l’emprisonner, et elle refuse le baiser non consenti du prince pour vivre avec celui qu’elle aime.

On est bien loin des stéréotypes des contes de fée traditionnels, qui véhiculent une certaine image de la femme : belle, douce, naïve, rêvant d’être mariée au prince charmant pour avoir beaucoup d’enfants, gages de bonheur et de prospérité. Les femmes ici ne regardent pas leur destin se décider sans elles, et les garçons n’y sont pas condamnés à être des héros qui sauvent des princesses.  Les filles sont ici aventurières, instruites, malignes, déterminées. Pour autant, elles peuvent être victimes de parents trop protecteurs ou d’une famille toxique, mais elles parviennent à s’en sortir, parfois toutes seules, parfois avec un brin de magie (les fées rôdent encore entre les pages !). Quant aux garçons, ils tentent d’incarner de nouvelles formes de masculinité, plus ouverte, faisant la cuisine, par exemple. Ils peuvent être aussi victimes de prédateurs, et cherchent  leur identité tout autant que les filles, pour échapper, comme elles, aux emprises familiales qui veulent les enfermer dans des rôles prédéfinis.

Tout ceci fonctionne grâce à un procédé d’écriture qui est l’inversion. Ainsi un personnage féminin dans le conte source devient un personnage masculin, et inversement. Ainsi les nains deviennent des géants, non plus travailleurs manuels, mais intellectuels. Ainsi la faible grand-mère du petit chaperon rouge devient ancienne championne de jujitsu. Ainsi encore les douze coups de minuit deviennent les douze coups de midi… On pourrait en multiplier les exemples, d’autant que cette figure s’accompagne de beaucoup d’humour et de cocasserie. Voyez, par exemple, comment le petit pois devient, petit à petit, un gros potiron qui ne dérange pas le sommeil de la princesse, habituée à dormir à la dure ! Ainsi encore quelques petites piques parlent de notre monde. Retenons la comparaison « borné comme un ministre des finances », que les parents plus que les enfants apprécieront ! On n’est donc pas dans le texte militant, ne présentant qu’un niveau de lecture pour imposer une vision du monde, mais, au contraire, dans des récits qui savent continuer à ménager plusieurs niveaux de lecture, de compréhension, le symbolisme des contes étant toujours préservé pour laisser la part belle à l’imaginaire autant qu’à la réflexion. Ce symbolisme, ces images, permettent aussi d’aborder, sans choquer les lectrices et lecteurs, des thèmes que certains conservateurs d’aujourd’hui refusent de voir abordés dans l’éducation des enfants.

Adley illustre avec beaucoup de grâce ces histoires, en reprenant avec intelligence un style proche des enluminures médiévales, belle façon de montrer aussi graphiquement le palimpseste que représentent ces contes.  Chaque récit est illustré avec des couleurs différentes, en bichromie, donnant ainsi plus d’unité à chaque histoire. Frises, encadrés, jouent aussi sur ce côté féérique et hors du temps.

Loin d’enfermer chacun dans son destin, ces textes proposent une réécriture des contes qui libère, qui aborde gaiement  des thèmes très contemporains, féministes, inclusifs, et qui incite à plus d’humanité et de tolérance envers les autres.

Maudite guerre

Maudite guerre
Sylvie Arnoux – Anouk Alliot
Editions du pourquoi pas ?? 2025

Un homme, une femme pendant la 1ère guerre mondiale

Par Michel Driol

Louison et Léon sont un couple d’instituteurs dans un village du Causse. Maudite Guerre donne à lire leurs lettres, échangées entre le 20 janvier 1917 et le 1er septembre 1917. Un épilogue relate le retour de Léon au pays, en janvier 1919. En contrepoint, et en relation avec les thèmes abordés par les lettres, l’ouvrage donne à lire des extraits des textes de Marcelle Capy, journaliste, socialiste, féministe, écrits durant cette période.

Ouvrage hybride, Maudite guerre tient de la fiction et du documentaire. La fiction est clairement annoncée dès la préface, l’autrice expliquant que ces lettres, ainsi écrites, n’auraient pas franchi le couperet de la censure. Fiction aussi dans la construction des deux héros, elle révoltée, exaltée, admiratrice de Marcelle Capy, amoureuse. Lui ouvert au progrès, aux idées nouvelles quant à l’égalité homme/femme, à une société plus juste. On est dans le Tarn, et l’ombre de Jaurès plane sur les personnages, dont certains vont travailler à Carmaux. Le documentaire, ce sont les faits relatés, précis, relatifs aux conditions de travail des femmes durant la guerre, aux conditions de vie dans les tranchées, ou à l’arrière, tels qu’ils sont relatés par la journaliste Marcelle Capy, tels qu’ils sont éclairés par les lettres des deux protagonistes. L’ensemble forme ainsi un récit à trois voix accordées sur l’essentiel.

L’essentiel, c’est le discours cohérent construit autour de quelques thèmes forts et dont l’actualité n’est plus à démontrer. D’abord la question de la guerre, du pacifisme, du nationalisme. Il n’y a pas de différence de nature entre les Français et les Allemands, ils sont hommes et femmes, des semblables qui souffrent autant. Sont alors critiquées et condamnées toutes les manifestations de chauvinisme, de nationalisme, de haine des Boches. Ensuite la question du travail des femmes, contraintes par l’absence des hommes, mobilisés, des animaux, réquisitionnés, à se faire bêtes de somme à la campagne, ou ouvrières dans les usines. Le récit évoque les grèves de femmes, qui réclament un salaire égal à celui des hommes, et l’usure des corps qui veulent des conditions de travail dignes. Enfin c’est la question de l’éducation, des valeurs d’émancipation que l’école peut transmettre, en particulier aux filles, des valeurs guerrières aussi que propagent les jouets. Trois questions fondamentales qui, depuis plus d’un siècle, se posent, et n’ont toujours pas trouvé de réponse satisfaisante. Face à ces volontés progressistes, le récit se fait l’écho de la soumission de celles et ceux qui subissent la propagande, l’idéologie dominante, imposées par les élites, loin du réel. Toute ressemblance avec une époque plus contemporaine ne serait pas fortuite…

L’un des intérêts de l’ouvrage est de faire (re)découvrir la figure de Marcelle Capy, à travers les riches annexes, dont sa biographie. Militante, féministe, pacifiste, amie de Séverine (autre journaliste du début du XXème siècle plus connue qu’elle), elle a pratiqué, tout comme Albert Londres, un journalisme d’investigation et d’immersion. Amie de Romain Rolland, elle a été directrice de la Ligue des Droits de l’Homme.

Un roman par lettres sincère, émouvant, qui sait mettre l’accent sur la place des femmes durant la 1ère guerre mondiale, sur les relations hommes / femmes, et poser, sans didactisme, des questions sociétales toujours actuelles.

Grenouillette Grenouillon et le parapluie noir

Grenouillette Grenouillon et le parapluie noir
Denis Vanhecke – Audrey Martin
De temps à autre 2024

Deux grenouilles dans le vent

Par Michel Driol

Grenouillette et Grenouillon sont deux grenouilles frère et sœur. Un jour d’orage, agrippés à un parapluie, ils sont emportés dans les airs et atterrissent loin de leur mare. Un scarabée et des fourmis les reconduisent tandis que leur famille part à leur recherche. Tout se terminera autour d’une tarte aux pucerons.

Le récit s’inscrit dans une tradition de la littérature jeunesse qui cherche à distraire – en donnant vie, pensées et émotions à des batraciens et autres animaux aquatiques – et à instruire en nommant nombre de ces animaux qui vivent près de l’eau. Le récit prend l’aspect du conte, avec un narrateur s’adressant à son public, voire l’invitant à chercher tel ou tel détail sur l’illustration. Le tout a un côté délicieusement rétro, dans la caractérisation des personnages – une sœur posée et réfléchie, un frère intrépide, une maman grenouille à la cuisine, un papa chasseur cueilleur – dans l’utilisation du déterminant « nos » pour actualiser les personnages, ou encore dans la description de certains animaux peu connus, comme le scarabée. Cette fable animalière reprend les codes du roman d’aventure, d’une expérience loin de chez soi, et d’un retour à la maison, retour dont on tire une morale à double sens, faite de sagesse et de prudence et du plaisir de la découverte de nouveaux amis.

Les illustrations sont pleines de gaité et évoquent assez bien les films d’animation. On s’attend à voir bouger les personnages, insectes et batraciens anthropomorphisés, dans des couleurs très complémentaires, rouge et bleu, personnages saisis dans des poses pittoresques sur des fonds dessinés avec une vraie originalité.

L’ouvrage se veut peut-être un peu trop pédagogique, avec des mots écrits en rouge à chercher dans le dictionnaire, mais on prend plaisir à suivre ces deux petits personnages perdus dans le vaste monde, où tout le monde se décarcasse pour les aider. Belle leçon de fraternité entre les espèces!

Ce qui sera

Ce qui sera
Johanna Schaible
La Partie 2024

Passé – présent – futur

Par Michel Driol

Ce qui sera est un album très original pour évoquer le temps qui passe. Dans un premier temps, des pages qui sont de plus en plus petites, illustrant des phrases commençant par « Il y a ». L’échelle du temps commence avec la formation de la terre, il y des milliards d’années, se poursuit avec les dinosaures, les pyramides, puis tout s’accélère : il y a 100 ans, 10 ans, 1 an, un mois, une semaine, un jour, une minute. Au centre de l’album, l’injonction, « fais un vœu » fait émerger la figure du lecteur, absente jusqu’alors. Puis, alors que les pages grandissent à nouveau, le futur est évoqué, reprenant d’abord la même échelle de temps, pour se terminer sur l’âge adulte du lecteur, et son vœu le plus cher pour l’avenir.

A la fois poétique et philosophique, l’album rend presque palpable la mesure du temps,  construite à partir des événements, proches ou lointains, qui permettent de la fixer. Des grandes migrations à la fête du quartier jusqu’à l’extinction de la lumière sont ainsi convoqués à la fois les grands repères temporels, mais aussi ceux qui font sens à l’échelle d’une vie d’enfant. Entre les deux infinis du passé et présent, symbolisés par les plus grandes pages, se glisse le présent, fugace, matérialisé par la plus petite page. Si le passé est sûr, marqué grammaticalement par le « il y a », les phrases affirmatives, l’avenir, lui, est incertain et reste à construire. De ce fait, ce sont des phrases interrogatives, adressées à l’enfant, qui l’invitent à se questionner à la fois sur le minuscule, l’heure du lever du lendemain, et le plus sérieux, les enfants que tu auras, les souvenirs qui resteront, lorsque tu auras vieilli. Autant de questions qui touchent à l’intime et prennent un côté philosophique, invitant chaque lectrice, chaque lecteur à se situer dans un temps plus long que lui.

Graphiquement, l’album est très construit et très réussi. Au milieu, la page du présent se retrouve encadrée par les couleurs différentes des époques passées et à venir, qui lui font comme un écrin. Les pages du passé et du futur se font écho : ainsi, aux ptérodactyles correspondent les cerfs-volants de l’avenir… Plus le temps avance, plus les univers représentés  se resserrent. On passe ainsi, progressivement, de la création du monde, brossée à grands traits, figurée par du magma en fusion, à la porte entrebâillée de la chambre. Plus on avance dans le temps, plus les détails sont précis. Ce mouvement de zoom n’est pas tout à fait symétrique dans le futur, afin d’en rester à l’échelle d’une vie humaine, mais on notera qu’on passe d’un univers urbain à la campagne et à l’espace, fondant ainsi le personnage dans une nature qui l’enveloppe.

Un album qui est un véritable livre objet, pour rendre perceptible le concept de temps, et inciter, par les questions finales, à se projeter dans un avenir, en touchant à la fois à l’intime, au sensible, et à l’universel.

Ida et Martha des bois

Ida et Martha des bois
Ilya Green
Didier Jeunesse 2024

Deux petites filles en quête de liberté

Par Michel Driol

A l’orée du bois, Ida et Martha s’interrogent. Y a-t-il des enfants comme elles qui y vivent ? C’et alors que surgit un renard qui les conduit au cœur de la forêt, à la rencontre d’autres enfants aux tenues chamarrées qui s’empressent de peindre les belles robes blanches.  De retour à la maison, elles voient leur mère désapprouver leur tenue, et, le lendemain, une clôture entoure le jardin Le renard creuse un tunnel pour leur permettre de retourner dans la forêt. Le soir, elles sont punies, et la clôture est devenue infranchissable. Elles écrivent une lettre à leurs parents, et s’évadent pour rejoindre leurs amis de la forêt. La lecture de cette lettre conduit les parents à comprendre et à renouer le lien avec leurs fillettes.

Ce bel album évoque avec force et poésie la tension entre le besoin de sécurité et celui de liberté des enfants, entre l’ordre familial et le désordre du monde extérieur. D’un côté, il y a la maison, qu’on devine bourgeoise, un peu caricaturale, avec des parents et une cuisinière, un parquet brillant au point de Hongrie, une maison où tout est à sa place, à l’image du chat sur le fauteuil. Maison rassurante aussi, celle de la bonne odeur du diner et des câlins du soir. Face à cela, la forêt, lieu de l’interdit, lieu des mystères, lieu à découvrir, lieu du désordre des lianes et des branches, lieu des enfants libres, libres de se rouler dans la boue, de danser ou de se baigner. Entre les deux, il y a les deux sœurs partagées entre ces deux lieux, entre ces deux besoins, qui décideront de partir, de trouver la liberté qui leur manque à la maison.  C’est ce moment-clef de l’enfance que l’autrice saisit et dépeint, ce moment d’hésitation entre le confort du nid qu’on hésite à quitter et l’appel du large.

Le texte, écrit dans une langue sensible, est particulièrement travaillé pour suivre le point de vue des deux fillettes dans leur découverte d’un autre monde possible. A l’image de l’incipit « Ida regardait Martha. Et Martha regardait la forêt », un double regard qui donne à lire à la fois la bulle dans laquelle vivent les deux fillettes et l’ouverture vers le dehors. Par la suite, le texte évoque les représentations des fillettes sur la forêt, représentations qu’on devine dictées par les propos de parents qui en interdisent l’accès, les sentiments, les émotions, les joies et des peurs des héroïnes, afin qu’on soit au plus près d’elles lorsqu’elles prennent la décision de partir.

Les illustrations, essentiellement à partir de papiers découpés, donnent à voir ces univers. Celui de la forêt, représenté de façon quelque peu naïve, à la façon d’un douanier Rousseau, lieu de la couleur, des formes chatoyantes, celui de la maison plus géométrique.  Il faut voir aussi la façon dont sont rendues les attitudes de tous les personnages, celle de la bande d’enfants des bois, pleins de vie, saisis dans des postures qui contrastent avec l’aspect hiératique de parents, et voir défiler sur le visage des deux fillettes toute une gamme variée d’émotions. La force des illustrations vient aussi des cadrages choisis et de la composition, toujours maitrisée, des planches, magnifiées par le grand format de l’album qui permet de percevoir tous les détails, et, en particulier, les nombreux animaux qui peuplent cette forêt, dont le magnifique renard.

Un album qui pose la question de l’éducation, et de la voie que doit choisir chaque individu entre les normes sociales, les bienséances, le respect des convenances et son émancipation, ici son épanouissement au plus près de la nature, de sa nature peut-être. Tout en les opposant, l’album appelle à ne pas rompre les liens familiaux et se termine par la manifestation de l’amour qui va au-delà des façons de vivre et de sentir. Eduquer, c’est, étymologiquement, faire sortir de. Ce n’est donc pas entourer de barrières aussi protectrices qu’aliénantes, mais permettre de les franchir.

Peau d’âne – Un opéra de papier

Peau d’âne – Un opéra de papier
Clémentine Sourdais
Seuil Jeunesse 2024

Un conte dépoussiéré

Par Michel Driol

Clémentine Sourdais adapte le célèbre conte de Perrault pour en faire, ainsi que l’indique le sous-titre, un opéra de papier, c’est-à-dire un album qui conjugue illustrations gaies aux couleurs fluos, pop-ups, et dialogues théâtralisés.
Adaptant le texte, l’autrice reste fidèle aux péripéties initiales de Perrault, ainsi qu’aux personnages du conte, et l’on retrouvera ainsi le roi, la mort de la reine, l’âne magique, la fée marraine et le mariage final. Avec deux libertés prises par Clémentine Sourdais. On le sait, Peau d’Ane est un conte sur l’inceste, et cette dimension du désir du père à l’égard de l’adolescente est ici modifiée. C’est le conseil du roi qui propose le mariage contre nature, mariage qui révulse la jeune fille, et étonne le roi, présenté alors comme atteint de folie. De ce fait, à la fin, la princesse et son père peuvent se retrouver, elle consciente de n’avoir qu’un seul père, lui ayant retrouvé la raison. Double happy end donc, mariage et réconciliation faisant rentrer dans l’ordre ordinaire des choses ce qui avait été déréglé par le récit. La langue de l’adaptation est une langue porteuse de quelques marques d’oralité, la conteuse s’adressant au public, bruitant son texte de quelques onomatopées et inventant une formule magique assez pittoresque pour faire apparaitre la cassette pleine des riches vêtements de la princesse. Pour autant, c’est une langue qui reste classique, et porte quelques marques plus littéraires, comme les inversions syntaxiques, l’emploi de certains termes un peu surannés (souffrir cette idée) qui rappellent ainsi, de loin, la langue du conte initial. Enfin, c’est une langue qui fait la part belle aux dialogues, certes déjà présents chez Perrault, mais ici amplifiés, donnant corps aux voix des différents personnages.
La princesse de Clémentine Sourdais devient une héroïne forte. C’est elle qui tente de faire entendre raison à son père, qui va demander l’aide de sa marraine pour se tirer de ce mauvais pas, qui découvre le monde sauvage et élargit son horizon. Loin d’être anéantie par son déguisement obligé, son exil, sa fuite, elle y puise comme une seconde force en lien avec la nature. Pour autant, elle reste humaine, fragile, atteinte parfois de nostalgie et de regret de sa magnificence passée. En cela, elle devient une héroïne du XXIème siècle, féministe, humaine, complexe.
Les illustrations sont traitées dans des couleurs très flashy, fluo, et nous entrainent dans un « il était une fois » qui mêle le présent (voir les maisons, les pylônes, les voitures de la couverture) et le passé (voir les vêtements des médecins). Quatre pop-up s’ouvrent, à la façon des décors de théâtre de papier, montrant quelques lieux de l’action. Les fameuses trois robes merveilleuses sont, elles aussi, traitées en pop-up, façon de leur donner du relief, tout en laissant l’imaginaire intact. Quant aux autres illustrations, elles ne mettent pas trop l’accent sur le côté misérabiliste que pourrait avoir la représentation de la jeune fille vêtue de sa peau d’âne. Comme sur la couverture, elle devient une alerte héroïne prête à parcourir le monde, avec sa longue chevelure rousse, et ses bottes qu’on dirait de sept lieues… Elle n’est pas victimisée, mais pleine d’allant !
Clémentine Sourdais continue ici avec talent son travail d’adaptation des contes traditionnels dans des formes très contemporaines, gaies, pleines de joie, montrant en quoi ils ont encore des choses à dire aux jeunes lecteurs et lectrices d’aujourd’hui.

La Fée aux deux visages

La Fée aux deux visages
Kochka d’après Charles Perrault – Charlotte Gastaut
Père Castor 2024

Merveilles ou serpents

Par Michel Driol

Kochka et Charlotte Gastaut proposent ici une adaptation du conte de Perrault bien connu, les Fées.  Rappelons-en l’argument : une mère méchante a deux filles, l’une laide et mauvaise à son image, et qu’elle chérit, l’autre, aussi belle que bonne, qu’elle maltraite. Une fée attribue à cette dernière le don de faire jaillir de sa bouche, à chaque parole, des merveilles. Quant à la méchante sœur, faute de bonté envers la fée, elle se voit condamnée à cracher des animaux à sang froid.  Kochka propose une adaptation très respectueuse de l’argument du conte de Perrault, tout en en simplifiant la syntaxe  et en actualisant le lexique, sans en édulcorer la violence. Cette adaptation très fidèle rend ainsi ce conte cruel et moral tout  fait accessible aux enfants d’aujourd’hui.

Charlotte Gastaut a déjà abondamment illustré l’univers des contes : La Petite Sirène, Cendrillon, Poucette, Peau d’âne, Les Mille et une nuits. Ses riches illustrations occupent ici la totalité des doubles pages, laissant le texte s’y insérer.  Il faut en regarder les détails qui ajoutent une dimension supplémentaire au texte. Regardez l’ainée qui jette par terre pelures de bananes et trognons de pomme tandis que la cadette, à genoux, brosse le sol sous le regard de la mère, hiératique et blanche, comme une dignitaire chinoise. De fait, les illustrations peuvent avoir un côté orientalisant, faisant penser à des miniatures persanes, dans la représentation de la nature, des palais, des vêtements ou des yeux des personnages. Elles ont, de fait, un côté féérique, dans lequel il est bon de se perdre à la recherche des multiples serpents qui entourent l’image de l’ainée au sein d’images très sombres, tandis que la cadette est toujours au centre d’un paysage fleuri, aux couleurs gaies et lumineuses.

Un conte manichéen superbement illustré qui incite à réfléchir au rapport que l’on peut avoir avec les autres quelle que soit leur apparence, au pouvoir de la bonté, à la force de la parole, celle qui, ici, symboliquement, fait fleurir des diamants ou cracher des crapauds.

Dédée / Un jardin pour Maman

Dédée / Un jardin pour maman
Claire Beuve / illustrations de Tildé Barbey
Editions du Pourquoi pas ?? 2025

Le pouvoir des fleurs

Par Michel Driol

Comme dans tous les ouvrages de la collection Faire humanité, deux récits tête bêche, signés de la même autrice, Claire Beuve, et un cahier d’illustrations au centre.

Dédée, c’est une vieille femme sans abri, qui vit en pleine ville sous une tente autour de laquelle elle entretient un petit jardin de fleurs avec des rejets de rosiers ou des tulipes. Elle raconte sa vie, le décès de son mari Jojo, la perte de revenus qui l’ont conduite à la rue. Tous les gens du quartier l’entourent, mais elle se refuse à aller chez l’un d’eux. Un jour, malade, elle doit être hospitalisée…Un jardin pour maman, c’est celui d’Ariel, que tout le monde vient admirer. Pourtant, il n’y a pas une seule fleur bleue… C’est que le bleu est la couleur des coups qu’IL faisait pleuvoir sur toute la famille.

Au-delà des différences entre les lieux ou les personnages, les deux récits partagent des situations, des valeurs et des aspirations communes. C’est d’abord le lien qu’entretiennent les personnages avec la nature, et plus spécifiquement le jardin de fleurs, le jardin d’agrément. C’est le rosier blanc de Dédée qui fait le lien avec sa vie d’avant, c’est le jardin d’Ariel, pour recréer celui que sa mère entretenait, et qu’IL a détruit. Dans ces deux textes, c’est bien du rapport entre le présent et le passé qu’il est question, les fleurs faisant le lien. Passé heureux pour Dédée, passé douloureux pour Ariel. Comment survivre  dans les deux cas ? Comment survivre après un décès et la perte de tout, comment survivre après la rupture du lien familial causée par un père violent ? Quel que soit l’âge des personnages, c’est la question des traumatismes moraux, psychiques qui est ici abordée. Ce que disent ces deux textes, c’est qu’il y a de l’espoir. Espoir lié à la solidarité entre tous les voisins, à l’accueil de la vieille femme sans abri, à la façon de l’insérer dans un monde plus chaud que la rue, tout en respectant sa volonté d’indépendance et de ne pas gêner, de ne pas s’imposer. Espoir lié à la paix qu’on peut faire avec le bleu, c’est-à-dire à la façon d’aller de l’avant, en étant soutenu par sa mère et par Enzo, le jeune neveu d’Ariel. Ce qui frappe dans ces deux textes, c’est l’absolue humanité des personnages, leur solidarité, leur façon de vouloir s’aider, leur façon aussi de vouloir créer du beau, malgré leurs blessures. Façon de dire le rôle du beau, de l’esthétique, pour surmonter les épreuves de la vie. Façon de dire que l’art n’est pas un plus, une chose superflue, mais une composante essentielle.

L’écriture est à la hauteur des enjeux philosophiques des textes. Une écriture fine, qui sait se faire parfois métaphorique lorsque Dédée évoque le décès de Jojo « parti taquiner la voute céleste », elliptique lorsqu’Ariel ne désigne son père que par le pronom « IL », les capitales d’imprimerie disant tout le pouvoir de malfaisance de cet homme. Une écriture qui donne à entendre les noms des fleurs dans toute leur poésie,  myosotis, agastaches, centaurées… Une belle écriture, aussi concrète qu’Ariel qui aime avoir les mains dans la terre… Plutôt réalisé avec des dominantes de couleurs froides, bleu, vert, le cahier d’illustrations met l’accent sur l’humanité de ces personnages au milieu de fleurs rouges et jaunes.

Il faut cultiver notre jardin, écrivait Voltaire… Deux récits qui montrent toute l’importance psychologique, sociale du rapport avec les fleurs.