Pio

Pio
Émilie Chazerand, Marie Mignot
Sarbacane, 2024

Grand petit

Par Anne-Marie Mercier

Pio est un enfant.
Il est très grand, si grand qu’il dépasse l’album pourtant de grand format : on ne voit pas sa tête sur le portrait « en pied » de la couverture. Pour sa mère il reste son tout petit. Pour les autres, il est une calamité, comme Gulliver au pays des Lilliputiens. Lui-même s’en rend à peine compte et le texte, qui porte son point de vue, souligne l’humour des images. Enfin, comme Gulliver, il fait ce qu’il peut pour corriger cela quand il s’en rend compte. C’est un bon garçon et les images insistent sur son sourire et ses bonnes joues autant que sur l’apparence d’univers jouet du monde qui l’entoure.
Seul importe pour Pio l’amour qu’il a pour la toute petite Nona dont il est « aussi amoureux qu’une fourmi d’un bonbon ». Ses tentatives pour la conquérir, longtemps infructueuses car celle-ci ne quitte pas son livre des yeux, sont aussi cocasses qu’énormes. Mais bien sûr, le grand cœur sera reconnu à la fin.

Charamba, hôtel pour chats, Chat va chauffer,

Charamba, hôtel pour chats, Chat va chauffer,
Marie Pavlenko, Marie Voyelle,
Flammarion jeunesse,  2024

Psychanalyse féline

Par Lidia Filippini

À l’hôtel Charamba les clients sont des chats. Ils y passent quelques jours, quelques semaines ou quelques mois quand leurs humains partent en vacances. Magda, la propriétaire, prend plaisir à les chouchouter. Elle a tout prévu : des plumes, des jouets rebondissants, des étagères où sauter et même des souris en crochet tricotées main pour s’entraîner à la chasse.
Mais les véritables maîtres des lieux, ce sont les quatre chats de Magda : Bobine, Mulot, Carpette et Couscousse (eh oui la vieille dame a un seul défaut : elle choisit toujours des prénoms ridicules pour ses amis félins…) Ils veillent sur les clients et s’assurent de la bonne réputation de l’établissement.
Le tome 4 de la série est l’occasion de retrouver les quatre sympathiques greffiers. Cette fois, c’est la panique ! Georges, le neveu de Magda est attendu à l’hôtel. Quand il apprend la nouvelle, Mulot, le costaud, se décompose. Georges a gâché son enfance, il l’a traumatisé à vie ! Le vilain garnement a passé un été à déposer discrètement des concombres derrière le dos de Mulot. Quand il se retournait, le félin, qui était alors un tout jeune chaton, croyait à chaque fois se retrouver nez à nez avec un serpent… Et on sait à quel point les chats ont peur des serpents ! Depuis, Mulot ne peut regarder, sentir, ni même imaginer la moindre cucurbitacée sans faire une crise d’angoisse. Pire, à force de repenser à cette histoire, le matou est en train de perdre son estime de soi… Heureusement, ses amis sont là pour l’aider. Ils lancent l’« Opération concombre killer ». Avec le soutien de Ciboulot, un pensionnaire dont l’humain est psychologue, ils vont tenter de soigner Mulot de sa phobie et de lui redonner goût à la vie.
Marie Pavlenko et Marie Voyelle n’en sont pas à leur première collaboration. Elles ont publié ensemble, outre les trois premiers tomes de la série, un roman (Les envahissants, Hachette, Le livre de poche, 2011) et un album (Awinita ; petit rêve deviendra grand, Little Urban, 2019). Elles nous proposent ici un roman drôle et plein de rebondissements, accessible aux jeunes lecteurs. Les illustrations de Marie Voyelle, en noir et blanc, rappellent le manga. Elles ajoutent à la drôlerie du récit en proposant des clins d’œil à destination des enfants (les quatre chats disposés à la manière des héros de Kung Fu Panda) et des parents (la moustache de Ciboulot, le chat psychologue, est la même que celle de Freud).
Les incises du narrateur, qui s’adresse directement au lecteur et se permet parfois de le rudoyer juste pour rire, apportent une touche d’originalité à l’ensemble : « ([…] Si vous ne savez pas ce qu’est le crochet, je ne peux rien pour vous. Comprenez-moi : on ne peut pas non plus s’arrêter toutes les cinq lignes pour expliquer chaque mot un peu original. Utilisez donc ce formidable outil appelé ‘dictionnaire’. )»
Bref, il y a, dans ce court roman, de quoi passer un agréable moment.

 

 

Trop nul

Trop nul
Michael Escoffier, Matthieu Maudet
L’école des loisirs, 2024

Quel animal de compagnie ?

Par Anne-Marie Mercier

Tous les parents font un jour l’expérience du désir des enfants d’avoir un animal. Beaucoup découvrent que bien souvent l’animal choisi déçoit et, rapidement, ne suffit plus : « trop nul », le poisson, la tortue, le chat, le chien, puis le poney, etc. jusqu’au dernier vœu : un dinosaure. On sait combien les enfants les adorent, mais les dinosaures adorent-ils les enfants ? Celui-là vengera tous les animaux ! La chute est drôle et édifiante…
Le format carré et cartonné comme l’histoire conviendront à de jeunes enfants, mais on peut supposer que de plus âgés s’y verront comme dans un miroir, aussi bien par les postures, les expressions (les différentes façons de faire la gueule), et les propos que le titre résume fort bien.
C’est drôle, à condition que les jeunes lecteurs visés veuillent bien rire d’eux-mêmes : il n’est jamais trop tôt pour apprendre l’humour, ou du moins commencer, car cet apprentissage prend du temps, mais peut-être faut-il viser un lecteur pas trop petit.

La Fourmi, l’oiseau et le vaste monde

La Fourmi, l’oiseau et le vaste monde
Niels Thorez, Valérie Michel
Éditions courtes et longues, 2021

Fable moderne

Par Anne-Marie Mercier

Vaste, cet album l’est par son format. Quant au monde… il est plus à hauteur de fourmi que d’oiseau car cette fourmi bavarde et vantarde n’en connait que sa représentation, sous la forme d’un globe terrestre qu’elle parcourt dans un salon-bibliothèque. Elle tient de grands discours à un oiseau qui s’est laissé entrainer par son bagout. Elle essaie de le convaincre qu’elle connait mieux le monde (vaste) que lui et qu’elle a beaucoup de choses à lui apprendre. Évidemment, l’oiseau ne s’en laisse pas conter et la fourmi finit déconfite, ou même plus.
On voit qu’ici sont critiqués les voyageurs en chambre, mais aussi les voyageurs qui assomment les autres du récit de leurs aventures, les voyageurs qui se contentent de cartes postales, d’itinéraires convenus, au lieu de se livrer à la belle liberté de l’oiseau au vol  sans contraintes.
La narration est faite en vers de mirliton et dans un français légèrement ampoulé mais limpide, à la manière de La Fontaine, les dialogues sont savoureux. Le caractère un peu improbable de l’histoire (soit, c’est une fable) et son côté bavard sont contrebalancés par la précision des dessins, les jeux d’échelle et la beauté des couleurs : le salon aux belles bibliothèques, le globe, mais aussi les magnifiques paysages évoqués par la fourmi (on voit alors qu’elle connait des détails qui dépassent la carte : aurait-t-elle lu les ouvrages de la bibliothèque?), donnent de la subtilité à ces confrontation entre grand et petit, carte et territoire.
Christine Moulin avait déjà rendu compte de ce joli album, dans des termes à peu près semblables, sur lietje.

(pas encore) une histoire de licorne

(pas encore) une histoire de licorne
Christine Roussey
La Martinière jeunesse, 2024

Anti-poison ou indigestion ?

Par Anne-marie Mercier

Dans cet album qui navigue entre facétie et soumission aux modes, on trouve tous les clichés liés à la licorne : le rose fluo, les paillettes, la magie dégoulinante, les bons sentiments, le manichéisme simplet… même ses crottes sont roses, et quand elle a vaincu le Mal, incarné par l’hirsute Nestor, le cœur de celui-ci se transforme en chamallow.
Mais tous ces éléments sont donnés avec réticence, comme l’indique le titre et la dernière double page, après le mot « Fin », tourne le dos à cet optimisme béat : non, l’idée que « ce monde merveilleux existe en chacun de nous si nous voulons bien y croire » est un gros mensonge, comme ces histoires de caca rose fluo.
Les dessins crayonnés sur fonds blancs, volontairement naïfs et maladroits, en rajoutent encore dans l’excès : tout sourit, tout fleurit, en dehors de l’intermède Nestor, et l’on hésite entre amusement et perplexité. Pourquoi les enfants aiment-ils les licornes au point de gober les pires niaiseries (même pas belles) ? Cet album en forme de pastiche a le mérite d’attirer les amatrices et amateurs (rares) de licorne à réfléchir, peut-être. Et s’ils ne réfléchissent pas, il se seront régalés d’un récit flattant leur goût. Malin, non ?
L’éditeur indique de son côté que « c’est un album tendre et drôle, pour apprendre aux enfants à cultiver leur source de joie et à chasser les petits chagrins du quotidien », je n’ai pas lu la même chose, on dirait.

C’est l’histoire d’un éléphant

C’est l’histoire d’un éléphant
Agnès de Lestrade, Guillaume Plantevin
Sarbacane (Sarbabb), (2012) 2024

 

Par Anne-Marie Mercier

Les éditions Sarbacane, dans leur collection Sarbabb, rééditent certains de leurs titres. Celui-ci, paru en 2012 revient dans le même petit format adapté pour les tout-petits, en version carrée et cartonnée aux coins arrondis.
L’éléphant dont il s’agit ressemble furieusement, sur la couverture, au colonel Hati du Livre de la Jungle adapté par Disney : son air grognon est justifié ici par le fait qu’il a mal dormi à cause d’une chauve-souris bruyante. Il tente de passer sa mauvaise humeur sur le premier qu’il rencontre, lequel se vengera sur le suivant, etc. Chaque épisode commence par la formule « c’est l’histoire de… », soulignant l’aspect de randonnée, et la dernière nous ramène à la première : la souris raconte à la chauve-souris comment elle a fait peur à l’éléphant, la chauve-souris rit bruyamment avec elle, et il suffit de revenir à la première page pour boucler la boucle.
Le texte, qui enchaine et répète les épisodes en alignant les propositions relatives, utilise des termes qui feront rire les enfants par leurs sonorités (riquiqui, popotin, mouflet), et les images, très expressives et superbement colorées participent au piment de l’ensemble. Les yeux des animaux courroucés et le rire de la chauve-souris sont parfaits, un régal !

La Nuit au manoir

La Nuit au manoir
Camille von Rosenschild, Marion Sonet
La Martinière jeunesse (« Les histoires à 3 vitesses »), 2023

Fais-moi peur (mais pas trop)

Par Anne-Marie Mercier

Le principe de la collection des « histoires à 3 vitesses » est intéressant quoique sans doute guidé en partie par des préoccupations mercantiles : le texte de chaque page est réparti en trois zones, avec trois typographies de tailles différentes, ce qui fait que le lecteur (l’adulte qui raconte cette histoire avant le coucher, sans doute) a le choix de passer plus ou moins de temps à lire.
Le problème est que, pour moi, les textes supplémentaires ont peu d’intérêt, cadrent mal avec l’atmosphère générale, et sont même un peu bavards, ce qui est un comble dans un récit supposé maintenir un certain suspense. Très vite on s’en tient à la première version, la courte, pour éviter de gâcher le plaisir qui reste.
Avec cette version, l’histoire, bien qu’assez banale, joue  efficacement son rôle. On suit les trois enfants dans leur exploration du château abandonné, on frémit avec eux en suivant les commentaires de la narratrice – et encore une fois en évitant ses bavardages excessivement enfantins (c’est la plus jeune des trois, la fille…) –, on admire les belles couleurs de nuit des images et on se réjouit de la chute.

Drôle de ménage

Drôle de ménage
Jean Cocteau (1948)
Grasset jeunesse, 2023

Traité d’éducation (terrible) à la Cocteau

Par Anne-Marie Mercier

Grasset jeunesse poursuit son entreprise de réédition d’ouvrages ayant marqué l’histoire de la littérature de jeunesse. Cet album de 1948 est pour moi une belle surprise : on y trouve les dessins subtils et parfois désinvoltes de Cocteau, son attitude indépendante et son humour.
Monsieur Soleil et Madame Lune se marient et ont beaucoup d’enfants. Ils mènent une belle vie, font la fête, séparément bien sûr, et négligent leurs enfants. Un jour, ces « parents terribles » ont l’idée de faire éduquer ceux-ci et les confient à des chiens.
Dans un premier temps, les chiens sont des maitres conventionnels et exigeants. Mais ils se lassent, comme leurs élèves, et décident de faire tout autrement : ils apprennent aux enfants ce que leurs maitres leur ont appris (faire le beau, rapporter la ba-balle, etc.) ou ce qu’ils savent faire instinctivement (tuer les poules, faire les poubelles…) et ils les maltraitent aussi un peu, comme leurs maitres les maltraitent parfois. Y aurait-il une critique des méthodes éducatives du temps, ou de tous les temps? À la fin, tout fini bien, les parents découvrent le désastre et confient leurs enfants aux étoiles qui sont très sages, un peu trop). Entretemps, on se sera bien amusé de ces caricatures d’éducation.
La préface de Cocteau, qui invite les enfants à ne pas perdre trop vite leur esprit d’enfance et à veiller à ce que leurs parents retrouvent le leur, s’ils l’ont perdu, est un beau plaidoyer pour la lecture conjointe : lisez ensemble, apprenez à lire aux parents, dit-il.
Enfin, si les couleurs de ce livre (bel objet sur beau papier) leur déplaisent ils peuvent colorier eux-mêmes : les enfants (terribles) au pouvoir !

Comment ratatiner les dinosaures ?

Comment ratatiner les dinosaures ?
Catherine Leblanc, Roland Garrigue
Gallimard jeunesse (l’heure des histoires), 2024

Qui a peur du méchant dinosaure?

Par Anne-Marie Mercier

Stégosaure, diplodocus, ptéranodon, vélociraptor à grandes griffes, tyrannosaure à grandes dents… tous ces animaux hantent l’imaginaire enfantin. Ils pourraient faire peur : comment se fait-il d’ailleurs qu’ils n’y ont pas remplacé le loup ? sans doute pas défaut de tradition et de chaperons rouges à l’horizon. Mais on ne sait jamais, certains enfants sont plus craintifs que d’autres ou ont des terreurs plus géantes, alors voici l’antidote : chaque dinosaure est ici représenté de façon à le rendre à la fois effrayant et ridicule. Ils sont gigantesques, ils ont de grandes dents, de grandes griffes, des cornes, des pois, des rayures, de gros sourcils, bref de quoi faire peur, mais…
Le texte, en vers de mirliton, ne se prend pas au sérieux et ajoute de la cocasserie aux images. Chaque double page montre un spécimen « ratatiné » par un ou deux mini personnages, avec des méthodes radicale et douces à la fois : on peut neutraliser ces grosses bêtes avec des mots, des contraventions, des virelangues (« les chaussettes de l’archiduchesse »), avec des chiffres (indigestion d’opérations), en leur tordant le cou, en les faisant glisser sur des billes… un jeu d’enfant, donc ! Les pages sans texte, au début et à la fin, ne sont pas les moins appréciées des jeunes auditeurs-spectateurs.
C’est une réédition en format poche et souple d’un album paru chez Glénat en 2009 (avec toute une série de « comment ratatiner les »… dragons,  pirates, etc.) et devenu un livre CD en 2019.

Moitié moitié

Moitié moitié
Henri Meunier, Nathalie Choux
Rouergue, 2023

Sirène aux yeux de merlan

Par Anne-Marie Mercier

« pour moi le monde est divisé en deux »
Cette variation poétique sur le binaire et sur le mot « moitié », partant des contraires (beau/laid), glisse jusqu’à la question de l’hybridité et pose peu à peu un cadre surprenant : la narratrice est mi femme-mi poisson. Mais elle n’est pas une sirène mais une «rènesi», car ses moitiés sont inversées. Elle a des jambes humaines, une tête de poisson.

 

« Le destin facétieux,
S’est voulu plus moderne ;
À l’heure des musiques urbaines,
De la mode du verlan,
Il s’est mis en devoir de me faire à l’envers. »

Développant les situations absurdes, le motif de la sirène et plus généralement celui des chimères (minotaures sont ses parents, son oncle est un centaure), l’album les bouleverse et les poétise avec humour. Il évoque aussi le malaise né de la différence et de l’inadaptation au monde. La leçon, tirée d’un poème de Guillevic est belle :

« Quand rien
Ne chante pour toi,

Chante toi
Toi-même »

Elle nous livre aussi le sens de cette figure hybride. Les illustrations jouent avec le thème avec justesse,mêlant juxtapositions et transparences. Elles épousent le ton bienveillant du texte ; la moitié humaine est représentée avec les rondeurs de l’enfance, genoux roses et potelés, petites fesses rondes, orteils dodus, tandis que la moitié poisson, grise, garde sa moue de bête. La narratrice évolue dans un monde sommaire proche du lecteur : piscine ou s’ébattent des enfants (entiers), terrasse de café, flaques… L’évocation des « pierres fraternelles » de Guillevic dans la dédicace placée en tête d’album relie le texte à l’éloge du minuscule et de l’élémentaire tandis que la question du reflet et du double ouvre vers le vertige.