Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part
Jean-Michel Payet
L’école des loisirs (medium), 2021

Polar historico populaire chez les Ruskofs

Par Anne-Marie Mercier

Placé sous le patronage de Gustave Lerouge (ou Le Rouge), voilà un beau roman populaire du XIXe siècle, situé dans les années 1920 et écrit XXIe siècle. On y retrouve  des ingrédients classiques, déjà présents dans le premier volume (Le Dernier des Valets-de-coeur) : le personnage de l’orphelin, de l’enfant adopté (multiplié ici par le nombre d’adolescents du même orphelinat poursuivis par un tueur au mobile mystérieux), le couple homme d’action – journaliste, le couple Belle et clochard, la quête des origines. Si le premier volume nous plongeait dans un mystère né de la guerre de 14-18, le second en évoque un autre, célèbre, celui du destin des derniers souverains de Russie.

Roman historique également, ce volume nous plonge aussi bien dans le milieu des Russes blancs exilés, au cœur de l’atelier de Coco Chanel, rue Cambon, avec son annexe de broderies Kimir, et dans le milieu de la galerie du marchand d’art Kahnweiler, mais aussi dans le monde des « barrières », la banlieue de Paris au-delà des « fortif’ » où Blato vit dans une roulotte – comme beaucoup de ses amis.
C’est aussi un roman policier rondement mené, avec un couple mixte (garçon et fille) de jeunes détectives et un policier sourcilleux, presque un roman sentimental (le cœur de Balto est le lieu d’émois et d’hésitations propres au roman d’initiation, mais reste très chaste). Tout cela est parfaitement organisé, entrelacé et écrit : passionnant.

L’île sous la mer, Histoires naturelles, Xavier-Laurent Petit

L’ile sous la mer, Histoires naturelles
Xavier Laurent Petit, Ill, Amandine Delaunay
 L’école des loisirs, neuf, 2021.

 

  Ravages des guerres, celles des hommes et celles de la nature et résistance

 Maryse Vuillermet

 

 

 

Marco, le jeune narrateur de cette histoire, bégaye et n’est pas bon en calcul mais il connaît tout de son île, les dunes, les vents, les cachettes et surtout les oiseaux, ses amis, dont il sait imiter les chants et comprendre les messages.  Les mots qu’il invente en bégayant, ses difficultés à l’école et le harcèlement dont il est victime le rendent touchant.

On est en 1917, les jeunes hommes de l’ile s’engagent pour la guerre en Europe, le frère de Marco, Tom, et le frère de sa meilleure amie, Magda, partent.

Une nuit, la tempête souffle si fort que les bâtiments du port, les maisons sont noyés.  L’île semble s’enfoncer.  L’institutrice essaie de comprendre ce qui se passe et mesure l’ile à l’aide de Marco, ses conclusions sont formelles, l’ile s’enfonce de plus en plus.  Peu à peu, les habitants, dont les parents de Magda, décident de partir. Marco est très malheureux.

Ce récit mêle habilement documentaire et fiction car il est construit à partir de faits réels. Et la fiction est très attachante.  Chaque personnage est traité avec soin, l’institutrice, la mère de Marco, sa meilleure amie Magda, son pire ennemi Bill Leroux… La tragédie affleure, l’absence des jeunes hommes partis à la guerre, les drames de la mer et celui de l’exil sont terribles mais la magie de certains instants dans les dunes au milieu des oiseaux, quand les oiseaux soufflent la solution à Marco et les illustrations tendres et drôles d’Amandine Delaunay permettent de s’en évader.

Ce petit roman mêle donc habilement chagrins et joies, désastres et résistance,  Tom parti à la guerre mais qui envoie des lettres pleines de fautes d’orthographe et d’amour fraternel, les deux enfants  séparés puis réunis par la disparition de l’île, l’institutrice inquiète pour son fiancé  aviateur qui le retrouve à la fin de la guerre et ce dernier  offre aux enfants un  voyage en avion  au-dessus de l’ile noyée devenue refuge des oiseaux, le méchant  harceleur Bill Leroux, à la mort de son frère, devient enfin gentil…  une montagne russe d’émotions fortes, donc un bon roman.

A noter qu’un podcast documentaire sur le même sujet est joint : L’île sous la mer de Camille Juzeau

 

La Capucine (Les filles du siècle)

La Capucine (Les filles du siècle)
Marie Desplechin
L’école des loisirs, « Médium », 2020

Dansons la capucine, Y’a pas de pain chez nous…

Par Anne-Marie Mercier

Deux romans de la trilogie « Les filles du siècle » avaient paru en 2004 et 2005, Satin grenadine et Séraphine. Ils présentaient de beaux portraits de filles et de femmes libres au XIXe siècle ; l’une des héroïnes était issue de la bourgeoisie, et rêvait d’émancipation, l’autre, une orpheline issue du peuple, vivait à Montmartre, après la Commune et cherchait les traces de ses parents dans les décombres des espoirs du « temps des cerises ».
La Louise de La Capucine (titre de la fameuse chanson qui donne le ton au roman) vit à Bobigny, mais on la voit souvent à Paris, où elle se rend pour vendre les légumes du « marais » qu’elle cultive sous les ordres d’un maitre brutal, qui la bat, dont le fils étrange est de peu de ressource. La mère de Louise a dû la laisser pour aller travailler à Paris. Une vielle voisine, Bernadette est son seul appui, un appui bien faible. Mais un beau jour Bernadette. (qui pense être habitée par Victor Hugo) vient aussi à Paris et fait découvrir ses talents de médium à une dame de la bourgeoisie qui l’installe chez elle pour épater ses amis et chasser les fantômes… Grâce à Bernadette, Louise rencontre bien des gens, et parmi eux, brièvement, Alexandre Dumas, le fameux métis qui a une chevelure pareille à la sienne.
Réveils au petit matin, trajets de la banlieue au « ventre de Paris », en carriole, en péniche, à pied… dialogues savoureux, cris de Paris, errances… Marie Desplechin nous emporte avec une magnifique écriture et un rythme soutenu dans un autre temps, fait de sensations, de bruits et de couleurs, d’étrangeté aussi. On s’y bat et on se bat : il faut cela pour survivre, dans le monde des misérables, ouvriers agricoles, domestiques, forts de halles, bateliers… Mais on est comme Louise plein de vie et d’espoir, d’amour du métier et de fierté. Et on rit aussi, et le lecteur également.
Et si tout finit bien, ce n’est pas par un mariage. Louise, comme les autres filles du siècle, fabrique elle-même son destin, avec une énergie et une ténacité digne d’une héroïne, et avec un caractère affirmé bien campé dans la belle couverture de ce volume.

La Longue route de Little Charlie

La Longue route de Little Charlie
Christopher Paul Curtis
Ecole des loisirs – Medium – 2021

Le chemin se construit en marchant

Par Michel Driol

Caroline du Sud, 1858, Fils d’un métayer pauvre, à 12 ans, Little Charlie voit son père mourir sous ses yeux en abattant un arbre. Le contremaitre de la plantation, Captain Buck, vient réclamer de l’argent que lui devait le père, et  l’oblige à l’accompagner dans le nord, à Detroit, rechercher un couple d’esclaves fugitifs.

C’est d’abord un roman historique, qui retrace avec réalisme la situation des Etats Unis au milieu du XIXème siècle. D’un côté les Etats du Sud, esclavagistes, de l’autre les Etats du Nord, qui ont aboli l’esclavage, et où nombre de Noirs vont se réfugier sans y être forcément bien accueillis. Au-delà, le Canada, terre d’exil et d’accueil. C’est un roman qui parle aussi des pauvres blancs, obligés de travailler sans posséder leurs terres, qui ne bénéficient d’aucune instruction. Le roman est très documenté et très précis sur les conditions de vie, les supplices infligés aux esclaves, le racisme ambiant et sa façon d’imprégner les mentalités, les jugements, la vision du monde. C’est ensuite un roman d’initiation, au cours duquel Little Charlie découvre le monde qui l’entoure loin de sa ferme natale : la grande ville, Detroit, mais aussi le chemin de fer, la réalité de la vie des Noirs de cette époque, la cruauté des possédants et de certains représentants de la loi, qui l’amèneront peu à peu à changer sa conception du monde pour une vision plus humaniste et fraternelle. C’est enfin un roman psychologique, qui fait le portrait sans concession d’un des personnages les plus sombres de la littérature de jeunesse, la contremaitre, Captain Buck. Raciste, sadique, sans parole, menteur, on cherche quelle qualité il peut avoir… Il incarne à l’outrance la violence avec laquelle les Blancs ont traité les Noirs tant dans son comportement que dans ses pensées. Cette violence, omniprésente dans le roman, rend encore plus sensible le côté odieux du racisme. Un mot sur l’auteur,  Christopher Paul Curtis, premier homme Afro-américain à avoir remporté la Médaille Newbery, prestigieux prix littéraire américain de littérature jeunesse, pour son second roman, Bud, Not Buddy.

Un roman historique qui se lit d’une traite, et sait rendre sensible la condition des Noirs et des pauvres Blancs du Sud des Etats Unis au milieu du XIXème siècle.

Idiss

Idiss
Richard Malka, Fred Bernard, d’après le livre de Robert Badinter
Rue de Sèvres, 2021

Par Anne-Marie Mercier

Richard Malka et Fred Bernard ont mis en images le livre de Robert Badinter consacré à sa grand-mère, Idiss, rescapée des pogroms de Bessarabie, morte en France en 1942 pendant l’occupation allemande, assez tôt pour ne pas voir ses fils et son gendre partir en déportation et y mourir. L’Histoire « avec sa grande H » accompagne la vie de la famille, de la Bessarabie à la France, avec les guerres du Tsar, la guerre de 14-18, le Front populaire et la montée du nazisme. Malgré la noirceur de l’horizon historique final, l’album est lumineux, les couleurs gaies dominent, les roses, les jaunes, les verts mettant en valeur les pages plus sombres.
C’est aussi une manière, pour l’auteur, de ne raconter qu’indirectement la vie de ses propres parents et de ses oncles massacrés : pudeur ou impossibilité à la Georges Pérec de dire la « disparition ».
Cet album a ainsi, paradoxalement, une part joyeuse : on y voit l’amour qui unit Idiss à son mari, à ses enfants et petits-enfants, les moments de bonheur dans les temps de paix, et notamment à Paris. Sa façon de s’adapter, alors qu’elle vient d’une autre culture et est illettrée. On voit aussi l’itinéraire de ses enfants, leurs études, leur mariage, les réunions familiales autour d’Idiss, les vacances…
C’est une belle vie, racontée avec tendresse et humour, dans laquelle Idiss apparait comme une héroïne ignorée : une mère prête à tout pour protéger ses enfants, son mari, une femme consciente de la fragilité du bonheur, toujours prête à l’accueillir.
C’est un beau modèle de vie de femme de ces temps et de l’intégration d’une famille dans la société française du XXe siècle, de la grand-mère illettrée au petit fils avocat et ministre.

Le Mystère du temple disparu

Le Mystère du temple disparu
Caroline Lawrence
Traduit (anglais) par Faustina Fiore
Gallimard jeunesse, 2021

Londinium, à nous deux !

Par Anne-Marie Mercier

Ce roman s’inscrit dans la catégorie des voyages dans le temps pour la jeunesse, avec toutes ses caractéristiques : un jeune adolescent est envoyé dans le passé avec une mission à remplir, ici, la quête de renseignements sur une jeune fille dont l’inscription funéraire et la tombe intriguent un riche mécène. Il y découvre une civilisation disparue et instruit ainsi le jeune lecteur : Londres, le Londinium de 260 après JC, est parcouru par les héros, de sa rive sur (Southwark) aux thermes et à la Basilique, en traversant la Tamise). Le roman tend vers une certaine modernité en chassant les idées reçues : Alexandre découvre un Londres romain où plus que des courses de char et des toges impeccables, il voit des êtres miséreux, des marchés pouilleux, des immondices, des esclaves maltraités, des jeunes filles qui ne peuvent choisir leur époux. Au-delà de la documentation historique une fiction peut se permettre quelques incursions vers les hypthèses et le culte de Mithra, resté fort mystérieux, est décrit ici en détail et donne une allure inquiétante à certains passages.
Si l’intrigue est cousue de fil blanc, ce qui n’est pas un problème vu le genre, elle est très bien menée et le récit est très drôle. Cet Alexandre a beaucoup d’humour, pas toujours volontaire, beaucoup de courage et de lucidité, et on passe un bon moment avec lui.

Louise du temps des cerises

Louise du temps des cerises
Didier Daeninckx – illustré par Mako
Rue du monde (Histoire d’Histoire) 2012

Ah laissez-moi chanter Clément…

Par Michel Driol

En ce cent cinquantième anniversaire de la Commune de Paris, force est de constater que peu d’ouvrages de littérature jeunesse évoquent cet épisode de notre histoire. C’est l’occasion d’évoquer celui de Rue du Monde, signé Didier Daeninck et Mako, même s’il remonte à 2012.

Comme toujours, dans cette collection, une fiction historique est accompagnée, en bas de page, de petites notices documentaires. L’héroïne, et narratrice, est fille d’un facteur parisien. Elle traverse le printemps de la Commune, du 12 avril 1871 à la semaine sanglante, accompagnant son père dans ses tournées, suivant les façons d’expédier le courrier par la Seine, puis par ballons. Elle se retrouve à bord d’un des ballons jusqu’en province avant de revenir à Paris. Le récit se clôt sur le retour de déportation du père, en 1880, la découverte de son petit-fils, et l’emblématique Temps des cerises.

L’album constitue un bel hommage à la Commune de Paris à travers les yeux d’une fillette de 11 ans, prénommée Louise comme Louise Michel, et dont le prénom du fils, Jean-Baptise, évoque bien sûr Jean-Baptiste Clément. Si le récit n’évoque que peu les décisions prises par la Commune en termes d’avancées sociales, il met surtout l’accent sur le blocus et la dureté de la répression, récit porteur d’espoir qui se clôt sur une naissance. Daeninck met surtout l’accent sur l’amour, amour revendiqué par la fillette comme argument contre les provinciaux qui ne voient dans les communards que des sauvages sanguinaires, amour pour le fils du maçon rencontré par hasard, amour et naissance à la fin, façon pour lui de dire que sans amour il n’est pas de fraternité ou de progrès social possible, ce qui constitue un beau message pour les enfants.

Ce sont les documentaires qui mettent l’accent sur la résistance du peuple de Paris et sur les idées neuves qui jaillissent à cette époque. Les illustrations évoquent avec beaucoup de réalisme le Paris de 1871.

Un album pour parler aux enfants d’un pan bien occulté de notre histoire.

 

Judith – l’Espoir de Béthulie

Judith – l’Espoir de Béthulie
Michèle Drévillon
Nathan – Collection Histoires de la Bible 2009

La jeune veuve et le général

Par Michel Driol

Alors que l’armée assyrienne, conduite par le général Holopherne, assiège la ville de Béthulie, Judith, une belle et jeune veuve, accompagnée par sa servante, se rend dans le camp ennemi. Là, elle séduit le général et lui tranche la tête, qu’elle rapporte, victorieuse, dans sa ville. Ce fait d’arme suffit à mettre les assaillants en déroute…

C’est à cette histoire biblique qu’est fidèle le récit de Michèle Drévillon. Elle ne cherche pas à le laïciser, Judith apparaissant guidée par Dieu pour agir conformément à la tradition. En revanche, elle introduit d’autres personnages, comme Rustom, esclave muet d’Holopherne, Achior, chassé par Holopherne. Elle donne du relief à la servante Tamor, et reconstitue le passé des personnages : l’histoire du mariage de Judith, par exemple. Ceci permet de multiplier les points de vue, en mettant en évidence celui des victimes d’Holopherne, en permettant au lecteur de partager leurs doutes.

Si le fond religieux – polythéisme contre monothéisme – est bien ancré dans le texte l’auteure fait d’Holopherne la figure du général sanguinaire, despotique, sadique, colérique, impatient… bref, une sorte de monstre à abattre afin de justifier l’acte de Judith, sans pour autant faire de celle-ci une héroïne résistante, luttant pour la liberté, ce à quoi inévitablement son acte ne peut que faire penser. Elle est plutôt ici symbole de la faiblesse qui l’emporte sur la force.

Un dossier final resitue l’histoire de Judith dans la Bible, un lexique donne accès aux mots les plus difficile, et une ouverture vers les arts plastiques ou la musique montre l’importance de cette histoire dans notre imaginaire.

Un roman historique pour permettre de mieux approcher certains épisodes de la Bible.

Jesse Owens, le coureur qui défia les nazis

Jesse Owens, le coureur qui défia les nazis
Élise Fontenaille
Rouergue, 2020

Courir, comme si la terre était en feu

Par Anne-Marie Mercier

Certes, Jesse Owens, athlète noir, petit-fils d’esclave, est resté dans l’Histoire pour avoir remporté quatre médailles d’or aux JO de Berlin de 1936 : ces Jeux auraient dû, pour Hitler et Goebbels, être la manifestation de la supériorité de la race aryenne. Mais plus que de l’Allemagne nazie, il est question dans ce livre de l’Amérique de la ségrégation : l’enfance du héros est marquée par les restes de l’esclavage, la peur, le travail, la pauvreté, jusqu’à ce qu’il soit remarqué par un entraineur, se hisse au sommet de la gloire, pour être renvoyé ensuite à sa condition de pauvre : l’Amérique même a eu honte de son champion…
Le récit, bref, sans pathos, est porté par toute l’histoire de ce temps, peu glorieuse des deux côtés de l’océan, par un beau portrait d’homme, simple et volontaire, et par la révélation d’un secret et d’une amitié : un beau chemin à parcourir sans se presser, en méditant chaque épisode, exemplaire.
Et si la réponse à la question posée par Alma (voir chronique précédente) était en partie dans le documentaire?

 

 

Alma

Alma, tome 1 : Le vent se lève
Timothée de Fombelle, François Place (ill.)
Gallimard jeunesse, 2020

L’esclavage et la fiction pour la jeunesse : une impossible rencontre?

Par Anne-Marie Mercier

La parution d’Alma, dont l’héroïne est une jeune africaine au destin marqué par la traite négrière en 1786, a été accompagnée par une polémique : les éditeurs du Royaume uni et des États-Unis renonçaient à le traduire pour le public anglophone. On disait que c’était pour éviter le reproche d’ « appropriation culturelle » de plus en plus mis en avant lorsqu’un auteur blanc écrit l’histoire des noirs. On y reviendra.
Alma est un très beau roman, marqué par le style de Timothée de Fombelle, une belle écriture, une attention aux détails, une inscription dans des paysages souvent beaux. Les illustrations de François Place augmentent encore le plaisir. C’est aussi un roman relativement complexe, tissant le destin de plusieurs personnages : celui d’Alma et de sa famille, vivant dans un petit paradis une existence paisible qui sera brisée par l’irruption d’un cheval venu d’ailleurs, auquel Alma donne le nom de Brouillard. À cause de ce qui apparait comme une belle rencontre, ils seront tous happés par les marchands d’hommes, de manières différentes : Alma parce qu’elle part à la recherche de son petit frère, fugueur d’abord, sur le dos du cheval, et captif ensuite, puis sa mère et son frère, parce que le départ du père, parti pour la même raison, les a laissés sans protection. C’est aussi l’histoire du jeune Joseph Mars, français, enfant trouvé, embarqué comme mousse sur La Belle Amélie, un bateau qui fait route vers les ports négriers. Joseph semble en savoir long sur un trésor qui se trouverait à bord et il œuvre pour quelqu’un d’autre… C’est encore celle d’Amélie de Barsac, fille de l’armateur propriétaire du navire qui porte son nom. Victime d’une sombre machination, elle s’embarque de Bordeaux pour rejoindre la plantation et le navire, armé par son père, afin de récupérer sa fortune, du moins ce qu’il en reste. C’est aussi l’histoire de multiples personnages rencontrés sur  le bateau où, par hasard et sans le savoir, Alma, sa mère et son frère ainé sont enfermés dans des lieux différents : Poussin le charpentier qui semble avoir un secret, Cook le cuisinier, pas très net lui aussi (on pense à l’Ile au trésor), Gardel le cruel capitaine, obsédé par le trésor d’un pirate qu’il croit pouvoir trouver avec l’aide de Joseph…
En résumé, c’est un très beau roman d’aventure, avec une pointe de fantastique (la famille d’Alma a des « pouvoirs »), et non un roman sur l’esclavage. Si la situation cruelle des captifs n’est pas édulcorée, elle ne reste qu’un arrière-plan vite oublié. Alma, avec son arc et ses pouvoirs n’est pas une esclave, ni une enfant ordinaire : il semble que la littérature de jeunesse ne puisse  se passer de héros avec un héritage. Soit ils sont effectivement riches, soit ils le sont par leur hérédité (Harry Potter), ou par un don spécial : ils doivent « briller ».
Donc, traduire Alma aux États-Unis pouvait effectivement poser problème. En outre, pour ceux qui sont sensibles à ce sujet, plus que l’appropriation culturelle, c’est le recours à la fiction qui fait question, comme dans le cas des fictions autour de la Shoah. Rappelons la condamnation du film de Spielberg, « La Liste de Schindler », par Claude Lanzmann : « En voyant La Liste de Schindler, j’ai retrouvé ce que j’avais éprouvé en voyant le feuilleton Holocauste. Transgresser ou trivialiser, ici, c’est pareil : le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu’ils « trivialisent », abolissant ainsi le caractère unique de l’Holocauste » (Claude Lanzmann, « Holocauste : la représentation impossible », Le Monde, 3 mars 1994). Alma trivialise et esthétise (je pense à la scène du chant de la mère d’Alma qui envoute tous les prisonniers) ce qui devrait être de l’ordre de l’irreprésentable.
Enfin, le roman insiste beaucoup sur la responsabilité des Africains eux-mêmes dans la capture et la vente des leurs : toute la première partie porte sur ce sujet. Ce récit est issu, d’après une interview de l’auteur de souvenirs d’une visite, dans son enfance, des ports de la côte de l’Afrique de l’Ouest où se faisaient les tris (proches de la « sélection » des camps) et les embarquements. On comprend que ce partage de responsabilités soit mal venu dans un livre destiné à un public qui ne comprendra pas toujours que le commanditaire du crime est aussi criminel, sinon plus, que son exécutant.
Donc, si Alma est un beau roman, ce n’est pas un roman qui doit être utilisé pour donner à un jeune lecteur une idée sérieuse de l’esclavage et de la responsabilité des Européens d’Europe et d’Amérique, à moins de l’accompagner dans cette réflexion. Au passage, signalons un très beau roman qui se déroule dans l’Amérique pré-abolitionniste et qui a de nombreux points communs avec Alma, intriquant lui aussi histoire de pirates, quête de trésor  et esclavage : Les Trois Vies d’Antoine Anacharsis, d’Alex Cousseau
(Rouergue, 2012)

Pour une réflexion plus large sur la littérature de jeunesse et la difficulté de fictionnaliser les drames de l’histoire, je me permets de renvoyer à deux chapitres d’un ouvrage que j’ai dirigé avec Marion Mas, à paraitre prochainement aux éditions Garnier, Écrire pour la jeunesse, écrire pour les adultes : d’un lectorat à l’autre. L’un, est de Gersende Plissonneau et Florence Pellegrini, « Enfants perchés et jeune fille en fuite, Adam et Thomas et Tsili d’Aharon Appelfeld : deux exemples de la nécessaire fictionnalisation de la Shoah à destination de différents lectorats » (la citation de Lanzmann vient de là), et l’autre est de Pauline Franchini, autour de deux romans de Maryse Condé, Ségou et Chiens fous dans la brousse, qui traitent de l’esclavage.

Enfin, Alma est le premier tome d’une série, on devine que le deuxième nous conduira chez les pirates, qu’on retrouvera le cheval Brouillard (qui fait lui aussi le voyage !) et qu’on verra la belle Amélie (peut-être pas si douce que le laisse croire le nom du navire) affronter le problème des responsabilités, collectives et personnelles… vite, la suite !

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