Judith – l’Espoir de Béthulie

Judith – l’Espoir de Béthulie
Michèle Drévillon
Nathan – Collection Histoires de la Bible 2009

La jeune veuve et le général

Par Michel Driol

Alors que l’armée assyrienne, conduite par le général Holopherne, assiège la ville de Béthulie, Judith, une belle et jeune veuve, accompagnée par sa servante, se rend dans le camp ennemi. Là, elle séduit le général et lui tranche la tête, qu’elle rapporte, victorieuse, dans sa ville. Ce fait d’arme suffit à mettre les assaillants en déroute…

C’est à cette histoire biblique qu’est fidèle le récit de Michèle Drévillon. Elle ne cherche pas à le laïciser, Judith apparaissant guidée par Dieu pour agir conformément à la tradition. En revanche, elle introduit d’autres personnages, comme Rustom, esclave muet d’Holopherne, Achior, chassé par Holopherne. Elle donne du relief à la servante Tamor, et reconstitue le passé des personnages : l’histoire du mariage de Judith, par exemple. Ceci permet de multiplier les points de vue, en mettant en évidence celui des victimes d’Holopherne, en permettant au lecteur de partager leurs doutes.

Si le fond religieux – polythéisme contre monothéisme – est bien ancré dans le texte l’auteure fait d’Holopherne la figure du général sanguinaire, despotique, sadique, colérique, impatient… bref, une sorte de monstre à abattre afin de justifier l’acte de Judith, sans pour autant faire de celle-ci une héroïne résistante, luttant pour la liberté, ce à quoi inévitablement son acte ne peut que faire penser. Elle est plutôt ici symbole de la faiblesse qui l’emporte sur la force.

Un dossier final resitue l’histoire de Judith dans la Bible, un lexique donne accès aux mots les plus difficile, et une ouverture vers les arts plastiques ou la musique montre l’importance de cette histoire dans notre imaginaire.

Un roman historique pour permettre de mieux approcher certains épisodes de la Bible.

Jesse Owens, le coureur qui défia les nazis

Jesse Owens, le coureur qui défia les nazis
Élise Fontenaille
Rouergue, 2020

Courir, comme si la terre était en feu

Par Anne-Marie Mercier

Certes, Jesse Owens, athlète noir, petit-fils d’esclave, est resté dans l’Histoire pour avoir remporté quatre médailles d’or aux JO de Berlin de 1936 : ces Jeux auraient dû, pour Hitler et Goebbels, être la manifestation de la supériorité de la race aryenne. Mais plus que de l’Allemagne nazie, il est question dans ce livre de l’Amérique de la ségrégation : l’enfance du héros est marquée par les restes de l’esclavage, la peur, le travail, la pauvreté, jusqu’à ce qu’il soit remarqué par un entraineur, se hisse au sommet de la gloire, pour être renvoyé ensuite à sa condition de pauvre : l’Amérique même a eu honte de son champion…
Le récit, bref, sans pathos, est porté par toute l’histoire de ce temps, peu glorieuse des deux côtés de l’océan, par un beau portrait d’homme, simple et volontaire, et par la révélation d’un secret et d’une amitié : un beau chemin à parcourir sans se presser, en méditant chaque épisode, exemplaire.
Et si la réponse à la question posée par Alma (voir chronique précédente) était en partie dans le documentaire?

 

 

Alma

Alma, tome 1 : Le vent se lève
Timothée de Fombelle, François Place (ill.)
Gallimard jeunesse, 2020

L’esclavage et la fiction pour la jeunesse : une impossible rencontre?

Par Anne-Marie Mercier

La parution d’Alma, dont l’héroïne est une jeune africaine au destin marqué par la traite négrière en 1786, a été accompagnée par une polémique : les éditeurs du Royaume uni et des États-Unis renonçaient à le traduire pour le public anglophone. On disait que c’était pour éviter le reproche d’ « appropriation culturelle » de plus en plus mis en avant lorsqu’un auteur blanc écrit l’histoire des noirs. On y reviendra.
Alma est un très beau roman, marqué par le style de Timothée de Fombelle, une belle écriture, une attention aux détails, une inscription dans des paysages souvent beaux. Les illustrations de François Place augmentent encore le plaisir. C’est aussi un roman relativement complexe, tissant le destin de plusieurs personnages : celui d’Alma et de sa famille, vivant dans un petit paradis une existence paisible qui sera brisée par l’irruption d’un cheval venu d’ailleurs, auquel Alma donne le nom de Brouillard. À cause de ce qui apparait comme une belle rencontre, ils seront tous happés par les marchands d’hommes, de manières différentes : Alma parce qu’elle part à la recherche de son petit frère, fugueur d’abord, sur le dos du cheval, et captif ensuite, puis sa mère et son frère, parce que le départ du père, parti pour la même raison, les a laissés sans protection. C’est aussi l’histoire du jeune Joseph Mars, français, enfant trouvé, embarqué comme mousse sur La Belle Amélie, un bateau qui fait route vers les ports négriers. Joseph semble en savoir long sur un trésor qui se trouverait à bord et il œuvre pour quelqu’un d’autre… C’est encore celle d’Amélie de Barsac, fille de l’armateur propriétaire du navire qui porte son nom. Victime d’une sombre machination, elle s’embarque de Bordeaux pour rejoindre la plantation et le navire, armé par son père, afin de récupérer sa fortune, du moins ce qu’il en reste. C’est aussi l’histoire de multiples personnages rencontrés sur  le bateau où, par hasard et sans le savoir, Alma, sa mère et son frère ainé sont enfermés dans des lieux différents : Poussin le charpentier qui semble avoir un secret, Cook le cuisinier, pas très net lui aussi (on pense à l’Ile au trésor), Gardel le cruel capitaine, obsédé par le trésor d’un pirate qu’il croit pouvoir trouver avec l’aide de Joseph…
En résumé, c’est un très beau roman d’aventure, avec une pointe de fantastique (la famille d’Alma a des « pouvoirs »), et non un roman sur l’esclavage. Si la situation cruelle des captifs n’est pas édulcorée, elle ne reste qu’un arrière-plan vite oublié. Alma, avec son arc et ses pouvoirs n’est pas une esclave, ni une enfant ordinaire : il semble que la littérature de jeunesse ne puisse  se passer de héros avec un héritage. Soit ils sont effectivement riches, soit ils le sont par leur hérédité (Harry Potter), ou par un don spécial : ils doivent « briller ».
Donc, traduire Alma aux États-Unis pouvait effectivement poser problème. En outre, pour ceux qui sont sensibles à ce sujet, plus que l’appropriation culturelle, c’est le recours à la fiction qui fait question, comme dans le cas des fictions autour de la Shoah. Rappelons la condamnation du film de Spielberg, « La Liste de Schindler », par Claude Lanzmann : « En voyant La Liste de Schindler, j’ai retrouvé ce que j’avais éprouvé en voyant le feuilleton Holocauste. Transgresser ou trivialiser, ici, c’est pareil : le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu’ils « trivialisent », abolissant ainsi le caractère unique de l’Holocauste » (Claude Lanzmann, « Holocauste : la représentation impossible », Le Monde, 3 mars 1994). Alma trivialise et esthétise (je pense à la scène du chant de la mère d’Alma qui envoute tous les prisonniers) ce qui devrait être de l’ordre de l’irreprésentable.
Enfin, le roman insiste beaucoup sur la responsabilité des Africains eux-mêmes dans la capture et la vente des leurs : toute la première partie porte sur ce sujet. Ce récit est issu, d’après une interview de l’auteur de souvenirs d’une visite, dans son enfance, des ports de la côte de l’Afrique de l’Ouest où se faisaient les tris (proches de la « sélection » des camps) et les embarquements. On comprend que ce partage de responsabilités soit mal venu dans un livre destiné à un public qui ne comprendra pas toujours que le commanditaire du crime est aussi criminel, sinon plus, que son exécutant.
Donc, si Alma est un beau roman, ce n’est pas un roman qui doit être utilisé pour donner à un jeune lecteur une idée sérieuse de l’esclavage et de la responsabilité des Européens d’Europe et d’Amérique, à moins de l’accompagner dans cette réflexion. Au passage, signalons un très beau roman qui se déroule dans l’Amérique pré-abolitionniste et qui a de nombreux points communs avec Alma, intriquant lui aussi histoire de pirates, quête de trésor  et esclavage : Les Trois Vies d’Antoine Anacharsis, d’Alex Cousseau
(Rouergue, 2012)

Pour une réflexion plus large sur la littérature de jeunesse et la difficulté de fictionnaliser les drames de l’histoire, je me permets de renvoyer à deux chapitres d’un ouvrage que j’ai dirigé avec Marion Mas, à paraitre prochainement aux éditions Garnier, Écrire pour la jeunesse, écrire pour les adultes : d’un lectorat à l’autre. L’un, est de Gersende Plissonneau et Florence Pellegrini, « Enfants perchés et jeune fille en fuite, Adam et Thomas et Tsili d’Aharon Appelfeld : deux exemples de la nécessaire fictionnalisation de la Shoah à destination de différents lectorats » (la citation de Lanzmann vient de là), et l’autre est de Pauline Franchini, autour de deux romans de Maryse Condé, Ségou et Chiens fous dans la brousse, qui traitent de l’esclavage.

Enfin, Alma est le premier tome d’une série, on devine que le deuxième nous conduira chez les pirates, qu’on retrouvera le cheval Brouillard (qui fait lui aussi le voyage !) et qu’on verra la belle Amélie (peut-être pas si douce que le laisse croire le nom du navire) affronter le problème des responsabilités, collectives et personnelles… vite, la suite !

Feuilleter sur le site de l’éditeur

 

 

 

 

Si l’on me tend l’oreille

Si l’on me tend l’oreille
Hélène Vignal
Rouergue (doado), 2019

L’alchimie des rebelles

Par Anne-Marie Mercier

Un monde qui semble appartenir à l’époque médiévale, un roi autoritaire, trois provinces, l’une maritime, une autre agricole, et la troisième, dite des Vents chauds, plus aride ; une décision du roi oblige les habitants à se cantonner à l’une des provinces, à rompre de ce fait tous les liens qu’ils avaient avec ceux qui vivent ailleurs et à renoncer à leur vie itinérante, pour ceux qui la pratiquaient (saltimbanques, marchands forains, artistes…). On pourrait se trouver face à un récit classique reprenant des motifs bien connus de contes, avec un ou des héros qui mènent une révolte, forcément victorieuse : les saltimbanques contre le pouvoir, etc.
Point du tout.
Il n’y a aura pas de héros victorieux, pas de victoire, juste une survie et un refus d’obéir chez une poignée de personnages : une diseuse de « bonne » aventure, une vieille, coiffeuse qui cherche à rejoindre son mari marin, un musicien ombrageux, un propriétaire-fabricant-animateur-sonorisateur de manège qui parle à ses animaux de bois, une enfant acrobate trouvée dans la forêt parmi les cadavres de ceux qui formaient sa famille… tous partagent pendant un temps la même roulotte, le même chemin ou le même abri et vivent la même précarité sous le regard hostile des sédentaires.
« Un mélange d’abattement et de colère, un cocktail de molécules incendiaires qui avait commencé à circuler dans leurs corps, passant par les kilomètres de vaisseaux, sous forme liquide ou gazeuse. Il était fait de bile, de sang frais et d’adrénaline, de vent iodé, de cortisol et de soufre. La chimie des Récalcitrants était en marche en eux et ils n’y pouvaient rien. Ils se croyaient abattus, vaincus et ils étaient en fait en cours de transformation et laissaient secrètement s’opérer l’alchimie des rebelles. Celle qui croît dans la solitude et le doute et ne connaît que l’évidence du refus pour la guider. » (p. 91)
L’histoire s’ouvre, après une brève présentation de la situation, par un viol, celui de l’héroïne, Grouzna, la devineresse, elle se poursuit avec la description de sa vie errante et solitaire, changée ensuite par la nécessité de s’unir pour survivre et arriver là où chacun le souhaite. Elle rencontre l’un après l’autre ceux qui formeront sa compagnie, sa famille de cœur. Dans leur route vers le littoral, chacun doit abandonner un peu de lui-même et devenir autre. Tous ne parviendront pas à bon port car ce monde est cruel pour les faibles. Le récit est inventif, sensible et poignant. Il est porté par des personnages originaux et attachants, et surtout par une belle écriture.
Cette petite troupe de Récalcitrants (comme les nomme l’administration) est portée par une chimie propre :

Scènes d’élections

Scènes d’élections
Emile Zola, dossier par Annie Vocanson
Gallimard, Folio Collège, 2019

La politique devenue romanesque et pédagogique

 Maryse Vuillermet

Emile Zola raconte une campagne électorale à travers 5 tableaux ou comédies ou reportages dans cinq endroits de France :
Faucigny, un joli village de Bourgogne
L’Estaque, un village de pécheurs près de Marseille
Villeblanche, Montagnac en Gascogne,  Grandpont.
L’analyse  sociologique est fine, paysans,  propriétaires,  commerçants,  curé se côtoient et se déchirent.  Et l’analyse politique est précise, Républicains contre Droite soutenue par l’Eglise. Mais le talent de Zola est aussi de mettre tout ce monde en action, que ce soit sur la route du village, pour aller voter et arrêtés par les coups à boire ou sur la plage de l’Estaque,  lors de l’inauguration par le candidat d’un  seul réverbère qui ne fonctionne que quelques minutes, ou encore à l’église lors d’une homélie très partisane, les scènes sont savoureuses.
On ne s’ennuie pas un instant. La scène de l’Estaque est pagnolesque. C’est une comédie qui n’a pas vieilli et  qui  est très instructive sur les enjeux personnels et financiers de chacun  qui,   en fait,  sous-tendent le combat politique.

Le dossier est impeccable, comme toujours, dans cette collection.

Esther

Esther
Sharon E. McKay
Traduit (anglais, Canada) par Diane Ménard
L’école des loisirs (grand format), 2016

Histoire d’une fille déguisée en garçon

Par Anne-Marie Mercier

Le récit commence à Québec, en 1738. L’intendant de la ville interroge quelqu’un qu’on lui présente comme un jeune marin, tout juste débarqué, et apprend son histoire : ce jeune marin est une fille, Esther, née dans une famille juive de Bayonne. Comme Shéhérazade, Esther sait que son sort dépendra de son histoire. Cependant, elle raconte (du moins on le pense) toute la vérité. A la fin du roman, son sort semble scellé…
La vie d’Esther est un… roman, même si l’on apprend à la fin du livre qu’elle est tirée de faits vrais, du moins qu’une fille est bien arrivée à Québec à cette époque sous une identité de matelot. Mais tout ce qui a précipité cette jeune fille vouée à une vie tranquille est une succession d’événements inattendus, surprenants, parfois incroyables qui tiennent le lecteur en haleine.
Le caractère de l’héroïne est le principal moteur de l’aventure : elle est curieuse, refuse de se laisser enfermer, de se laisser marier, exploiter, prostituer, etc. Elle a aussi un grand cœur qui lui fait tenter de sauver d’autres qu’elle. Passant d’une vie d’enfant choyée à l’errance, d’un travail en cuisine fort rude à une existence dorée de future favorite royale (péripétie bien improbable et dont on pourrait se passer), elle est portée par de nombreuses fidélités : fidélités à sa famille, tout en s’en éloignant, à sa religion, malgré bien des difficultés , à son ami- amour qu’elle cherche dans le port et sur les mers.
Cela fait un assez joli roman historique, qui retrace avec beaucoup de détail la vie du quartier juif de Bayonne, l’animation des boutiques et du port, la vie ordinaire et extraordinaire de ces côtes.

Yiddish Tango

Yiddish Tango
Mylène Mouton
Gulfstream – collection Echos 2019

L’âme du Prince…

Par Michel Driol

A l’occasion de Noël, Etienne, qui apprend le violon, joue un magnifique tango devant le public de la maison de retraite où se trouve sa grand-mère. Il est remarqué par Elisée, un autre résident, qu’il a surnommé Furax, et qui le confond avec un jeune garçon qu’il avait rencontré dans sa jeunesse. Il lui révèle qu’il détient, dans son grenier, un violon extraordinaire, le Prince. Avec l’aide de sa nouvelle amie Elisa, Etienne se procure ce violon, est contraint de le réparer, et en découvre peu à peu l’histoire, en particulier sous l’Occupation. Ce violon est-il maudit, comme le prétend Elisée ? ou l’instrument qu’il faut apprendre à dompter pour être reçu à l’audition au Conservatoire de Paris qu’il prépare ?

Mylène Mouton propose ici son premier roman pour adolescents, et joue de toutes les cordes du violon avec bonheur. En effet, après deux avant-textes déroutants pour le lecteur – le premier où il est question d’hommes squelettes, de Zombras, de pièges et second extrait des carnets secrets d’E.F. où il est question du Maudit, d’un Noël 75 ans plus tôt – le roman classiquement s’inscrit dans une perspective réaliste : dans les Alpes – en Chartreuse vraisemblablement – des ados vont rendre une visite dans une maison de retraite, lieu de la perte de mémoire et des comportements étranges qui les font surnommer Zombras par le narrateur. Le roman poursuit son cours, s’inscrivant dans les relations sociales au collège, les transports scolaires, la relation naissante entre le narrateur et Elisa. Roman familial aussi, avec des familles particulièrement bien dessinées. La découverte du violon entraine le roman dans un fantastique qui poursuit  une lignée de textes – du XIXème siècle en particulier – où les violons sont maléfiques, vivants et remplis de pouvoirs. Pour préserver le plaisir de la lecture et de la découverte, on n’en dira pas plus ici sur ce que permet ce violon, le Prince. C’est alors l’histoire du violon que peut reconstituer Etienne, depuis sa naissance dans un quartier juif de Vitebsk au XIXème siècle jusqu’à son dernier propriétaire, M. Alex, violoniste et danseur de tango émérite. L’histoire du violon croise donc les heures sombres des pogroms en Russie, des exils, de la Shoah.

Toutes les cordes du violon, c’est aussi le jeu avec la polyphonie : à la voix du narrateur se mêle celle de son double, Elisée, de 75 ans son ainé, voix que l’on entend à travers des extraits de son carnet secret. D’un côté la vieillesse, et une vie qui aurait pu être autre, vie d’un artisan rongée par la culpabilité, de l’autre la jeunesse, la quête d’un père musicien absent, la découverte d’un passé tragique, et l’espoir d’une autre vie où l’art aura sa place. Ajoutons deux autres personnages, dont les voix sont plus ténues, bien qu’importantes au travers des dialogues : M. Alex, beau et brillant, expliquant que le tango est la danse de l’amour, et Elisa, jeune fille gothique, en apparence aux antipodes d’Etienne, mais aide fondamentale pour le héros.

Toutes les cordes du violon, c’est évidemment la musique, présente sur tout le roman : la musique du tango, et l’on croit entendre d’une page à l’autre Astor Piazzolla et les tangos yiddish, entre nostalgie et désir, la musique klezmer  aussi, les concertos de Vivaldi enfin… Musique des ghettos, orchestres des camps de concentration, les musiques se mêlent dans cette composition particulière, à la fois entrainante et lourde de sens.

Toutes les cordes du violon, c’est enfin le jeu entre le Bien et le Mal, sans manichéisme, entre l’amour et l’indifférence, voire la haine de l’autre.  Le violon sépare-t-il ou unit-il ? La fin optimiste parle de bonheur et de sérénité retrouvée.

Un beau roman, aux multiples résonances, qui conjugue l’histoire individuelle et l’Histoire avec un grand H, tout en s’inscrivant dans un genre fantastique parfaitement maitrisé.

Les Révoltés d’Athènes

Les Révoltés d’Athènes
Mathilde Tournier
Gallimard jeunesse (scripto), 2019

Des hésitations de la démocratie

Par Anne-Marie Mercier

Les romans pour adolescents se déroulant dans l’Antiquité semblaient avoir déserté le genre de l’aventure, depuis les belles réussites historiques de René Guillot (Le Champion d’Olympie) ou de Rosemary Sutcliff (L’Aigle de la neuvième légion), pour se tourner vers le roman policier (voir les séries, assez réussies, de Richard Normandon) ou le fantastique voire la fantasy (Les reprises de l’Odyssée ou de l’Enéide de Honacker, les réécritures de mythe de Claude Merle, la série des Percy Jackson de Rick Riordan…). Ce roman, pur roman historique sans magie ni enquête se rapprocherait plutôt du roman politique, de manière tout à fait intéressante : le contexte est celui d’une victoire de Sparte sur Athènes, qui impose la tyrannie des trente, la fin de la démocratie directe, jusqu’à une révolte conduite par Thrasybule, qui rétablit celle-ci. Le règlement de comptes qui suit entraine la mort de Socrate.
En outre, c’est un vrai roman pour garçon, avec une pente vers l’homosexualité assumée (contrairement au roman de Sutcliff délicieusement innocent, ou à la série en BD des Alix de J. Martin) : pendant le siège d’Athènes qui a affamé la population et causé la mort d’une partie de sa famille, le héros adolescent, Héraclios, se prostitue à des aristocrates pour survivre (et pour éviter à sa jeune sœur le même sort), tout en ayant une liaison avec une femme. Il tombe amoureux par la suite d’un autre garçon, un spartiate : la rencontre entre les deux cultures est ici illustrée par leur histoire, leurs discussions et les explications que chacun donne à l’autre de la mentalité de son peuple.
Héraclios est le narrateur du roman, qui est présenté comme un témoignage qu’il aurait écrit pour les générations futures, au même titre que d’autres témoignages qui nous sont parvenus de cette époque ; il est fort bon pédagogue, explicitant ses impressions, livrant la clé de ses raisonnements, créant ainsi un effet de réel. Ainsi, au début de son aventure, il voit que ses camarades faits prisonniers dans le combat d’Aigos Potamos sont surveillés par deux sortes de gardes : les uns ont les cheveux ras et portent des haillons, les autres ont les cheveux longs et portent des armures. Il en déduit que les premiers sont les esclaves des seconds avant d’apprendre plus tard que les premiers sont des hilotes et qu’il n’y a pas d’esclaves à Sparte (contrairement à Athènes).
Ce qui reste de famille à Héraclios après la mort de son père et de ses oncles à Aigos Potamos est composé de personnages touchants : sa sœur au fort caractère, ses jeunes cousins terrifiés qu’il doit protéger, auxquels ont peut ajouter ses amis, la jeune prostituée au grand cœur qui est à l’occasion son amoureuse, le poissonnier du Pirée, etc.
On apprend beaucoup de choses sur cette période et de nombreux personnages célèbres y font une apparition : Thrasybule, Lysias, Eratosthène (l’un du groupe des trente « tyrans » de cette période), Alcibiade… Héraclios apparait comme le prototype du jeune garçon issu du peuple et fervent défenseur de la démocratie ; cela ne l’empêche pas d’être parfois ébranlé par les arguments de Socrate. De quoi lancer bien des débats…

 

Laomer. La nouvelle histoire de Lancelot du lac

Laomer. La nouvelle histoire de Lancelot du lac
Pierre-Marie Beaude
Gallimard jeunesse, 2018

Lancelot à livre ouvert

Par Anne-Marie Mercier

Pierre-Marie Beaude était doublement qualifié pour écrire une suite des aventures de Lancelot dans une collection de littérature de jeunesse, tout d’abord parce qu’il est lui-même un excellent auteur dans ce domaine, et ensuite parce qu’il est aussi un adaptateur de romans de Chrétien de Troyes (Yvain, Lancelot, parus dans la collection « Folio junior. Textes classiques »). Il connait les ressorts des aventures et l’univers dans lequel elles se déploient, ni tout à fait archaïque comme dans la tradition arthurienne, ni tout à fait moderne, entre paganisme et chrétienté, entre sauvagerie et courtoisie.

Ainsi, Lancelot n’est pas mort… Il est parti incognito, comme il était arrivé, et s’est réfugié en terres d’Irlande où il a eu une nouvelle vie, une nouvelle famille, sous le nom de Robert de Laomer. Mais le passé, lui, n’est pas mort et vient introduire la tragédie dans cette vie paisible et cachée.

Lancelot part sur les routes pour retrouver le traitre qui a profité des incursions vikings sur les côtes pour faire détruire son château, assassiner sa famille, enlever sa belle-fille… Morgane est sur ses traces, et d’autres avec elle. Pendant ce temps, la belle-fille de Lancelot-Laomer, prisonnière des vikings, cherche à s’enfuir (on pense au beau roman de P.-J. Bonzon, Le Viking au bracelet d’argent, 1957) et à sauver ceux qui parmi les captifs des nordiques sont devenus ses amis.

Les trajets vers la Scandinavie, Le Groenland, l’Aquitaine, Venise (où l’on rencontre Marco Polo, l’action se passant au XIIIe siècle), le Mont Saint-Michel, la Mer d’Irlande plusieurs fois traversée, montrent un monde ouvert où l’on se fraie un chemin malgré les nombreux obstacles (bandits, inquisiteurs, ennemis de toute sorte…). C’est aussi un monde où les connaissances circulent, où les mondes se croisent (celui de la science et de la magie, celui de la religion et des saltimbanques), et où les jeunes gens se cherchent, cherchent leur voie, leur amour, leur idéal, leur destin, à la poursuite de l’ombre mythique du grand chevalier. La langue du récit est belle et souple, teintée parfois de termes anciens savoureux qui évoquent la tradition de Chrétien de Troyes, juste ce qu’il faut pour en avoir le sel, et pour avoir une furieuse envie de relire les aventures du jeune Lancelot et tout le cycle arthurien.

 

Petit soldat

Petit soldat
Pierre-Jacques Ober, Jules Ober
Seuil jeunesse, octobre 2018

 14-18 sans tricher

Par Chantal Magne-Ville

Un magnifique album sur la grande guerre, très émouvant,  par la justesse du point de vue et le fait qu’il n’occulte rien. Ainsi, outre les images classiques de la déclaration de guerre ou des combats dans les tranchées, il donne à voir aussi bien la dureté des combats que la vie de l’arrière, la présence de bataillons  des colonies  ou même, parfois, la fraternisation avec l’ennemi.

Le texte, empreint de retenue et d’humanité, évoque sans fioritures le destin de Pierre, un jeune soldat volontaire qui avait cru partir pour quelques semaines et qui eut le tort de déserter deux jours pour  passer Noël avec sa mère. Malgré son retour et ses bons états de service, il sera fusillé pour l’exemple. Le récit des événements est entrecoupé par les commentaires de Pierre, qui s’est trouvé un véritable ange gardien en la personne de Gilbert, qui le considère comme son petit frère, car il a perdu le sien au début de la guerre.

A partir de véritables photos d’époque, d’extraits de presse et de la  lettre que Pierre écrit à sa mère, le récit est  animé par des figurines modelées ou des soldats de plomb qui restituent magnifiquement  l’atmosphère de l’époque et insistent  aussi sur le fait que les petits soldats comme Pierre sont de pauvres hommes pris dans un engrenage qui  dépasse tout, y compris la hiérarchie. Les cadrages et les détails comme la poussière de neige savent recréer les atmosphères de froid, d’attente, de solitude ou de camaraderie.

Un pari réussi pour mettre en lumière l’absurdité de combattre son frère, et donner de cette guerre  épouvantable un versant plein d’humanité et de réalisme, loin de la célébration de la violence.