Thésée et le fil d’Ariane

Thésée et le fil d’Ariane
Adapt. Hélène Kerillis, ill. Grégoire Vallancien
Hatier, 2013

Impasses de l’« adaptation »

Par Dominique Perrin

thésLa collection « Premières lectures » des éditions Hatier propose d’emmener les jeunes lecteurs-déchiffreurs de leurs « balbutiements » (le substantif n’étant pas des plus heureux) vers « de vrais petits romans, nourris de vocabulaire et de structures langagières plus élaborées »… Au côté d’autres ouvrages visant à constituer une « première mythologie », Thésée et le fil d’Ariane relève de cette classe d’ouvrages – baptisée « Je suis fier de lire ».
L’aventureuse relation de Thésée et d’Ariane, médiatisée par un « fil » devenu lieu-commun langagier, constitue un principe intéressant de découpage. Mais la mythologie est-elle soluble dans le concept de « vrai petit roman » ?

Le lecteur en herbe apprend d’abord – en guise de mise en place du temps mythologique – qu’« Egée n’a pas dormi de la nuit », et tremble d’annoncer aux athéniens l’injonction envoyée par le roi Minos de livrer sept jeunes filles et autant de garçons à « un monstre, le Minotaure », sous peine de destruction de la cité. Quid du passif des relations entre Egée et Minos, l’un ayant permis la mort du fils de l’autre lors d’une tragique invitation ? Quid du caractère récurrent du châtiment – tous les neuf ans – lors du retour déjà haut en couleurs du jeune Thésée dans la cité de son père ? Détails que tout cela, et trop de mots à décoder pour le « lecteur fier de lire » destinataire de la collection ? …Mais à ce compte-ci, pourquoi ne pas lui faire grâce des froncements de sourcils de Thésée devant l’attitude inattendue d’Ariane, et des problèmes de sommeil d’Egée ?
Thésée ne sera ici que le valeureux héros prêt à partir en lutte contre un despote, avec en tête un « plan » (assez mince toutefois, du type « restons groupés »). Le Minotaure n’incarnera pas explicitement, on s’en doute, la rencontre fascinante d’un corps humain et d’une tête animale, mais un avatar du « monstre sauvage et brutal » qu’on abat sans songerie. Ne parlons pas de ces autres marqueurs de la complexité humaine, et des histoires qu’elle engendra naguère : l’attitude ultérieure de Thésée vis-à-vis d’Ariane, ou son oubli tragique de hisser la voile blanche lors d’un retour pas si triomphal que cela.

Conserver un minimum des nœuds qui font de la mythologie une initiation sans équivalent à la condition humaine aurait pourtant pour vertu de confirmer les jeunes lecteurs dans l’intuition précieuse qu’il y a des choses pour eux dans le patrimoine littéraire – et autoriserait le déploiement et l’intégration des « structures langagières plus élaborées » invoquées à l’appui de la collection…

 

Rouge et vert

 Rouge et vert
Gabriel Gay
L’Ecole des loisirs,   2013

Pour un peu de fantastique urbain

Par Michel Driol

 rougeetvertVert et rouge, ce sont les petits bonshommes des feux qui règlent la circulation. L’un autorise, l’autre interdit, chacun son tour. Mais quand ils se disputent, les conséquences sont dramatiques. Vert est expulsé, et un gigantesque embouteillage paralyse la ville. Vert, qui devient l’ami d’un pigeon, est victime d’un accident de la route. Heureusement, le pigeon va chercher Rouge, et tout rentre dans l’ordre…
Deux petits personnages bien sympathiques qui découvrent leur complémentarité, et illustrent de façon amusante le couple dialectique liberté / interdiction sans laquelle la vie ne serait que chaos.
Les illustrations très expressionnistes, évoquent d’abord un univers urbain nocturne, sombre, marqué par des taches de lumière, et surchargé vers la fin des bruits de la ville. Le retour à l’ordre est marqué par des teintes plus chaudes et le lever du jour.

Voici un oeuf

Voici un œuf
Cédric Ramadier & Vincent Bourgeau
L’école des loisirs (loulou & cie), 2013

Un album en jaune et blanc (et orange…)

Par Michel Driol

voiciunoeufUn album cartonné, donc apriori destiné aux plus petits.
Qui est le premier, de l’œuf ou de la poule ? Ici, c’est l’œuf qui va se métamorphoser, de façon amusante, en poule, après plusieurs essais d’ajouts successifs (queue de dragon, ailes de vautour…) avant que la poule ne ponde un œuf… et l’histoire est prête à recommencer.
Un album « minimaliste » : un texte bref et efficace, qui semble donner des ordres au graphisme (Ajoutez une queue… Oh non, pas celle-là), et un graphisme épuré (fond de terre orange foncé, fond de ciel orange clair se répétant de page en page, sur lesquels change l’œuf, presque à la façon d’un flip book, ).
Un album sympathique, qui permettra aux plus jeunes de retrouver des figures connues (le cochon, le paon grâce  à leurs attributs), et de jouer à une histoire sans fin, celle de la vie.

Mon oiseau

Mon oiseau
Christian Demilly, Marlène Astrié
Grasset, 2014

Fragments d’une sagesse à longue détente

Par Dominique Perrin

9782246787112FS« Mon oiseau c’est mon oiseau / mais il n’est pas vraiment à moi. / Il n’est à personne, il est à lui. » Après une première double-page aux résonances moins immédiatement philosophiques (quoique… le texte suivant y apparaît : « Mon oiseau est doux, et quand / il vient picorer dans ma main, / il ne me pique pas », en regard d’une longue branche d’arbre porteuse d’un petit volatile noir au bec aussi contondant qu’éclatant), le timbre de ce très beau premier album se trouve et s’offre sans afféterie pseudo-enfantine.
Il s’agit, à touches patientes de tourne en tourne de page, du portrait d’une relation de confiance, d’estime et de tendresse entre un jeune oiseau et un tout aussi jeune humain. Les textes peuvent être isolés comme autant d’aphorismes ; l’image évoque, par des procédés d’aujourd’hui, la précision empathique d’un Albrecht Dürer peignant le monde végétal.
On est porté à laisser parler ici le texte plutôt qu’à gloser sa portée bienfaisante et polyphonique : « Parfois mon oiseau est triste / mais ce n’est jamais pour longtemps, / parce qu’il sait que ça me rendrait triste, / et ça, mon oiseau n’aime pas. // Mon oiseau est joyeux, la plupart du temps ; / il n’est pas joyeux pour un rien, non. / Il est joyeux parce qu’il existe (et un peu / parce que j’existe, aussi). »

Les trois sœurs et le dictateur

Les trois sœurs et le dictateur
Elise de Fontenaille
Rouergue, 2014

Le courage des  femmes

Par  Maryse Vuillermet

 

 fontenaille_dictateurUne histoire simple et émouvante, rapide et sanglante et surtout vraie. Elise de Fontenaille sait faire revivre les événements passés. C’est une adolescente  californienne qui revient dans le pays natal de son père, Saint-Domingue, invitée par son beau cousin,  Antonio.  Et là,  elle apprend par sa grand-tante, dans sa maison entourée de fleurs, dans un récit  qui prend presque  deux jours,  l’histoire de sa grand-mère et de ses deux sœurs, histoire célèbre dans le pays mais que son père, traumatisé,  ne lui avait jamais racontée.

Ces trois sœurs belles, aimantes et courageuses  ont lutté contre le dictateur, Rafael  Trujillo, qui voulait violer l’aînée, la plus belle, comme il l’avait fait avec d’innombrables jeunes filles de son  pays et elles ont été battues à mort en 1960 toutes les trois par ses sbires.  Ce monstre,  amateur de jeunes vierges terrorisait sa population et il fallait un courage hors du commun pour s’opposer à lui.

 C’est le  jour de leur assassinat, le 25 novembre,  qui a été choisi pour célébrer la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes.

La Cantine de l’amour

La Cantine de l’amour
Krisitan Hallberg
Traduit (suédois) par Camilla Bouchet
L’Arche (théâtre jeunesse), 2013

L’ABCD… des sentiments

Par Anne-Marie Mercier

La Cantine de l’amourRoland, qui sert à la cantine, est quitté par son compagnon, Bart. Tout en servant les enfants il repense à cet amour perdu, à ce qu’il n’aurait pas du – ou surtout à ce qu’il aurait dû – faire et dire. Quatre enfants se détachent, que Roland observe et grâce auxquels il arrive à composer un alphabet des sentiments :  A comme Ascète, B comme Besoin, … G Comme Gaga…, O comme ouragan, P comme parler…, Z comme Zinzin.

Deux des enfants sont « ensemble », et ne le seront plus peu après ; deux autres se cherchent ; un garçon découvre qu’il aime son ami plus que son amie, une fille qu’elle aime l’amour plus que son amoureux. Ces « fragments d’un discours amoureux » inspirés par le livre de Barthes sont énoncés en termes simples et bouleversants de justesse. Tout cela dans un cadre ordinaire : l’aventure des coeurs est partout et la poésie vient avec.

Bien sûr, ceux qui se sont élevés à tort contre le bien gentil ABCD de l’égalité trouveront ici du grain à moudre : l’amour, tout l’amour est ici beau et unique : pas de sexe, non, pas de théorie du genre non plus, mais des corps, des mots, et un sentiment, unique et multiple, qui fait battre tous les coeurs.

Cette pièce a fait l’objet d’une diffusion radiophonique en Suède.

J’aimerais

J’aimerais
Portraits de Ingrid Codon,
Textes de Toon Tellegen, (trad. Maurice Lomré)
La joie de lire,   2013

  Sublime album pour Grands

par Maryse Vuillermet 

jaimerais_RVB_carre_200 Un album  étrange et d’une beauté envoûtante

 Trente-trois portraits d’enfants,  de femmes et de bébés, qui vous regardent,  mais ne sourient pas,  ils semblent tristes et vulnérables,  leurs yeux sont perdus dans un rêve, expriment  une nostalgie,  un étonnement ou encore une détermination sérieuse. Ils  portent des vêtements et arborent des coiffures  sans âge  et difficiles à situer, ce qui les rend à la fois proches de chacun de nous et étrangement décalés.

A chaque visage, l’écrivain  Toon Tellegen a prêté un rêve, parfois   une question. En effet en face de chaque portrait, on peut lire un texte qui commence le plus souvent par « J’aimerais.. »

« J’aimerais une baguette magique,… que quelque chose soit tout à coup annulé,… pouvoir me faire confiance, …avoir plus de courage moi qui n’en ai aucun… »  Ce sont de courts paragraphes,  des réflexions philosophiques et oniriques, parfois de petits rêves « J’aimerais marcher un jour le long d’un mur… »  qui donnent autant à penser qu’à rêver, qui donnent envie de nous  demander ce que nous aimerions, nous aussi…

Un album qui s’adresse aux grands à partir de quinze ans  et à tous les adultes.

Ligne 135

Ligne 135
Germano Zullo, Albertine
La Joie de lire, 2013

Espace-temps

Par Anne-Marie Mercier

Ligne 135L’espace, le temps, deux notions à la fois normées relatives, sont explorés dans cet album avec beaucoup de simplicité et de richesse. Une enfant voyage en monorail (japonais) entre le lieu où elle habite, la ville, et celui où réside sa grand-mère, la campagne. C’est un voyage.

Le paysage s’étire sur un format très allongé, tracé à la plume ; seul le train est coloré et il l’est avec des couleurs qui claquent : jaune fluo, orange, vert. II montre divers états de la ville, de la zone, de la vraie et de la fausse campagne ; des architectures réalistes ou biscornues, des animaux étranges, jalonnent un parcours qui frise parfois l’impossible. Le texte évoque les discours des adultes sur le monde qui serait trop vaste pour un enfant, sur le temps qui s’écoulerait de plus en plus vite, sur la vie insaisissable…

A quoi l’enfant répond par la puissance du désir et de l’imaginaire.

Sweet Sixteen

Sweet Sixteen
Annelise Heurtier

Éditions Casterman, 2013

They have a dream: one day…

Par Matthieu Freyheit

Sweet sixteenLes éditions Casterman le présentent comme « La couleur des sentiments pour les ados ». Comme si la littérature de jeunesse nécessitait toujours et encore un référent adulte pour asseoir sa valeur. Comme si un roman sur la ségrégation raciale en équivalait nécessairement un autre… Le roman d’Annelise Heurtier n’a pourtant rien à envier au comparant qu’on lui impose.

Dans Sweet Sixteen, aucune Blanche bienfaitrice ne vient au secours des pauvres Noirs désemparés et avilis. Les choses sont désespérément et violemment plus complexes. Inspiré de faits réels, le roman reprend l’arrêt de la Cour Suprême « Brown versus Board of Education » sous l’influence duquel Noirs et Blancs pourront désormais (nous sommes en 1954) fréquenter les mêmes établissements d’enseignement. Un arrêt de la Cour Suprême ne suffit cependant pas à calmer les réticences (un euphémisme coupable : parlons plutôt de rage insensée) des ségrégationnistes majoritaires dans le sud du pays. À Little Rock, en Arkansas, neuf ‘élus’ se préparent à une rentrée mouvementée. Mouvementée ? Encore un euphémisme pour ce véritable cataclysme de sentiments vécu par les intéressés. De rejet en insultes, d’humiliations en violences, l’auteure restitue l’atmosphère psychologique engagée par ces bouleversements. Et pour faire entendre des voix différentes, elle propose de donner intelligemment la parole à deux personnages successifs. Molly Costello fait partie des neufs étudiants Noirs à faire sa rentrée au milieu de deux mille cinq cents Blancs. Grace Anderson fait partie des deux mille cinq cents Blancs. Belle et populaire, elle assiste à l’humiliation des neufs Noirs à la fois victimes et héros du processus d’intégration. De quoi faire cheminer en elle un sentiment resté jusque là silencieux. Et le silence, Annelise Heurtier le maîtrise. Silence de la rage et de l’angoisse qui se partagent la jeune Molly. Silence des interrogations que se fait Grace à elle-même, sans pouvoir les adresser à personne. Silence des deux jeunes filles entre lesquelles si peu de mots sont échangés. Silence du lecteur enfin, dont l’estomac se tord à son tour devant ce que l’auteure a voulu être non pas « une leçon d’histoire, conforme en tous points à la réalité, mais [une retranscription de] la brutalité des jours que Melba Patillo et ses huit autres camarades ont endurée au Lycée central », précise-t-elle dans son avant-propos.

Au cœur de ces silences, Annelise Heurtier ne laisse de place à aucun cliché. Aucune fausse amitié. Aucun sentiment d’héroïsme : seul le désir de survivre à l’enfer des autres. Le personnage de Grace Anderson permet notamment à l’auteure de prendre le contrepied de beaucoup d’autres romans. Nullement éclairée ou en lutte contre son monde, la jeune fille connaît un développement progressif et d’autant plus crédible, qui confère à l’ensemble du récit une grande intelligence.

Voilà, en somme, un roman à conseiller à toutes et à tous. Adolescents et adultes, sans distinction. Et, surtout, enseignants qui y trouveront une formidable occasion d’évoquer une part d’histoire (et d’esprit) souvent oubliée des programmes de littérature.

14-18. Une minute de silence

14-18. Une minute de silence pour nos arrière-grands-pères courageux
Dedieu
Seuil, 2014

Indicible – visible ?

Par Anne-Marie Mercier

14-18Les albums peuvent être supports de textes mais aussi de silences, c’est ce que prouve admirablement cet album de Dedieu dédié à la « grande guerre ». Une première phrase l’ouvre, d’une écriture tremblée : « Hélas ma chère Adèle, il n’y a plus de mots pour décrire ce que je vis ». Une lettre le clôt, la réponse d’Adéle à son mari, d’une écriture serrée,  souple et élégante, pliée en quatre dans une petite enveloppe collée sur la troisième de couverture. Entre les deux, un album sans texte ni narration, en très grand format – on ne s’en « saisit » pas facilement, au propre comme au figuré – des images au pastel sépia, dont le contour blanc imite ceux de la photographie ancienne. On est de fait dans un entre-deux, mi documentaire mi-artistique.

Ces doubles pages montrent l’horreur de la guerre, la fuite des humains et des animaux, la destruction générale, un monde sens dessus dessous. Pas de récit qui mette à distance, pas de mots qui permettent une prise. Pas d’humanité autre que fracassée, jusqu’à la lettre finale qu’on n’ouvrira peut-être pas. Des portraits crayonnés et de la photo rassurante du poilu  souriant  du début jusqu’aux aux portraits cauchemardesques de « gueules cassées » de la fin, en passant par le gros plan d’un pou, ou des images d’assaut et de blessures à mort, l’album réussit le pari de décrire l’indicible, un peu à la façon des encres de Goya, « les désastres de la guerre ». Autant dire que ce spectacle fait violence au regardeur.

La lettre de la fin complète ce tableau avec les difficultés des familles qui voient revenir les blessés, font face au quotidien, aux travaux des champs devenus encore plus difficile sans la présence des hommes, attendent le retour des aimés, en espérant qu’ils feront partie des chanceux. Oui, il leur a fallu du courage, aux hommes et aux femmes qui ont vécu ce long temps de guerre. Et au lecteur, il en faudra aussi un peu…

Autant le dire nettement, au risque de fâcher certains: il ne semble pas pertinent de proposer cet album (et, si on y tient, surtout pas sans précautions) à de  jeunes lecteurs et même à des lecteurs pas forcément jeunes qui n’auraient pas envie d’affronter certaines images. Il est superbe, vrai. Justement. C’est une oeuvre d’artiste, qui dit bien quelle place l’album pourrait tenir aussi chez les moins jeunes : montrer ce que les mots peinent à dire, interroger sur le pouvoir des images et connaître ce que chacun peut/veut voir et savoir, faire oeuvre.