Allons voir la mer

Allons voir la mer
Mori
HongFei 2023

Un voyage imaginaire

Par Michel Driol

De dos, on voit un enfant qui dessine. Dans un tiroir de son bureau, une souris et un ourson. Sur une étagère, un éléphant. Dans un panier un chat noir. Derrière lui un ventilateur. Puis on passe à un autre univers. Petite souris et Ourson décident d’aller voir la mer. Et les voilà partis, bravant les obstacles, attendant le bus, emmenés par un chat noir géant. Malgré la pluie ou la canicule, ils découvrent la mer. Et nous retrouvons l’enfant endormi à son bureau, et voyons quelques-uns de ses dessins, un éléphant, un parapluie…Ses parents le mettent au lit, où il embarque pour un nouveau voyage.

Dédicacé à tous les enfants, grands et petits, qui ne boudent pas leur plaisir à jouer seuls, cet album évoque bien sûr l’imaginaire enfantin, et sa façon de (se) raconter des histoires à partir d’éléments concrets qui se mettent à prendre vie. La magie de l’album est de nous y faire croire, de nous faire oublier qu’on est dans les dessins et l’imagination de l’enfant pour vivre aussi, « pour de vrai », cette aventure de deux doudous pleins d’optimisme, de courage, et d’allant. Se croisent les fils du réalisme, liés à la connaissance du monde (par où passer, l’attente du bus, les bouchons, la plage…) et ceux de l’imaginaire (le transport à dos de chat, la pomme géante ou le dragon aidant). Il y a donc là comme une métaphore de la création littéraire, œuvre solitaire, épuisante, liée à la fois à l’environnement (ce qui est dans la chambre) et à sa sublimation par l’imaginaire et les désirs profonds, qui en font autre chose, la création d’un univers personnel. Cet hommage au pouvoir créateur de l’enfance est montré pour l’essentiel à travers le dialogue savoureux entre les deux doudous, pleins de prévenance l’un pour l’autre, et par des illustrations empreintes de naïveté, d’humour et d’exagérations (très enfantines).

Mori, jeune et prometteur auteur-illustrateur taïwano-parisien, a le don pour capter un moment particulier de l’enfance, une histoire minuscule de dessin, pour faire vivre au lecteur un moment plein de poésie et de tendresse, et le faire entrer à la fois dans les mécanismes de l’imaginaire enfantin et de la création artistique.

Petit Museau parmi les mots

Petit Museau parmi les mots
Gilles Tibo – Soufie Régani (illustrations)
D’eux 2023

Les nuits de la lecture

Par Michel Driol

Se rendant à la bibliothèque où il travaille comme gardien de nuit, M. Laliberté découvre un petit chien qui sait se faire adopter et se rendre utile en ramassant tout ce qui traine. Lorsqu’il trouve une paire de lunettes, il se lance dans l’exploration des livres, découvre le rayon jeunesse et ses albums. Et lorsqu’il pousse un livre vers M. Laliberté pour qu’il le lui lise, celui-ci avoue ne pas savoir lire, mais jure d’apprendre !

Rien de très original dans le thème abordé par les premières pages : l’amitié d’un homme et d’un animal, mais un traitement, dans le texte, dans les illustrations tout à fait touchant. La solitude de M. Laliberté n’est jamais dite, mais elle est montrée partout : dans sa cuisine, où il fait la vaisselle, dans la rue, où il débat contre le vent et la pluie avec son parapluie, dans la bibliothèque où il est seul encore. On comprend dès lors que Petit Museau devient son seul ami, le seul à qui il parle. Quant à Petit Museau, il devient vite la figure dans l’histoire de l’enfant lecteur : petit, sympathique, joueur, curieux… Le thème de l’analphabétisme, que la seconde partie de l’album aborde, est plus original et traité avec une grande sensibilité. L’aveu s’accompagne de larmes, par une nuit pluvieuse. Puis tout s’éclaire lorsque la décision d’apprendre à lire est prise.  Apprendre à lire non pas pour soi, car, visiblement, M. Laliberté s’en tire très bien, est intégré, a un métier… mais pour l’autre, fût-il un chien. La lecture devient ainsi un moyen de partage autant que de découverte. Les illustrations de Soufie Régani, tout en douceur campent deux personnages attachants, avec un petit clin d’œil, parmi les livres lus par les deux amis, à Petit Museau parmi les mots, dont on voit la couverture.

L’histoire d’une rencontre qui parle de l’intérêt d’apprendre à lire et de la souffrance que cela représente de ne pas le savoir, racontée avec beaucoup d’empathie pour ses deux personnages positifs, un homme bien seul et un petit chien bien curieux. A noter que cet ouvrage est sélectionné dans la catégorie 0-5 ans du Prix des libraires du Québec.

La Visite

La Visite
Marie Boisson
Rouergue 2022

C’est une maison extraordinaire

Par Michel Driol

La famille Papillon va s’agrandir. Ses membres – père, mère et fillette, la narratrice –  doivent donc chercher une nouvelle maison. Monsieur Roger leur fait visiter la sienne, rue des Petits Pois. Etrange propriétaire qui les accueille avec des pirouettes, a préparé un en-cas dans la cuisine, s’endort dans la chambre à coucher et prend un bain parfumé, tandis que les visiteurs découvrent des pièces de plus en plus grandes et de plus en plus bizarres : une écurie, une salle de conférence, un théâtre…  Conquis, les Papillon ne peuvent que confirmer à M. Roger que sa maison est parfaite ! Et ce dernier les met à la porte, ravi de les entendre, et préparant déjà, au téléphone, la visite du lendemain…

Voilà un album aussi loufoque que réjouissant ! D’abord par son personnage principal, Monsieur Roger, étrange guide  dont le comportement, au cours de la visite, intrigue le lecteur, qui n’en percevra les motifs qu’à la fin, chute inattendue et cruelle pour la famille Papillon.  C’est le portrait d’un oisif, dilettante et décadent, qui n’a d’autre chose à faire pour se distraire que de faire visiter, jour après jour, sa maison. Ensuite par le graphisme et les illustrations, qui regorgent d’une foule de détails à observer finement : cafetières variées, objets décoratifs de tout style, plantes foisonnantes… Enfin par le texte, et, plus particulièrement, les propos tenus par Monsieur Roger, qui empruntent à l’agent immobilier son lexique emphatique qu’agrémentent quelques figures de style : zeugmas, comparaisons, jeux de mots…

La Visite a un petit côté surréaliste et parfois inquiétant qui tient autant du cabinet de curiosités que d’une esthétique de l’accumulation désordonnée qui procure le plaisir de la surprise et de l’inattendu

Super tête de Fesses

Super tête de Fesses est plus célèbre que toi (t. 5)
Super tête de Fesses est plus super que toi (t. 4)
Bertrand Santini
Sarbacane, 2023

Journal d’un chat méchant

Par Anne-Marie Mercier

Bertrand Santini a publié chez Grasset des livres étranges, sombres et lumineux à la fois : Jonas, le requin mécanique (2015 et 2023), Miss Pook et les enfants de la lune, L’étrange réveillon, Le Yark… ou le sombre Flocon chez Gallimard jeunesse. Le voilà dans un tout autre genre, chez Sarbacane.
Il y a créé une série autour d’une chatte, Gurty, dont le journal a fait concurrence au fameux Journal d’un chat assassin d’Ann Fine : je crois que Le Journal de Gurty en est au tome 12… Et parallèlement à cette série il en a créé une autre dont le héros est l’ennemi personnel de Gurty, un chat mâle prétentieux, appelé Jean-Jacques et surnommé (par elle) Tête de fesses.
À travers ce personnage, il moque (gentiment) les humains et leurs animaux mais aussi les travers des enfants d’aujourd’hui et les modes culturelles (les super héros, les vidéos postées sur les réseaux, etc.) et surtout son héros lui-même.
ce héros est bête et méchant à souhait et les autres personnages (une chienne trop gentille, un hérisson,  un écureuil philosophe… Gurty, qui apparait peu) apportent des éléments de comique et de bon sens bienvenus dans son monde mégalo-loufoque.

Le tout est abondamment illustré (avec les pieds) et imite joyeusement les journaux d’ados comme le Journal d’un dégonflé de Jeff Kidney ou celui de Big Nate de Lincoln Peirce mais ici, c’est un chat : il ne va pas au collège, ce sont donc ses petits humains qui font l’effet miroir, dans la mesure où il les imite parfois.

Moche le pou

Moche le pou
Claire Fillon – Illustrations de Kiko
L’élan vert 2023

A l’école des insectes

Par Michel Driol

De Moche le pou, on ne connaitra jamais que le surnom que lui donnent ses camarades d’école pour se moquer de lui et l’exclure de leurs jeux, en dépit des remontrances de la maitresse. Lorsqu’arrive une nouvelle élève, Petite Puce, tout le monde l’entoure, pour devenir son amie. Mais elle choisit Moche le pou, en raison de ses qualités morales de protecteur des plus faibles. Et c’est le grand amour !

Voilà un album bien salutaire en cette période où la lutte contre le harcèlement scolaire est une priorité. Un album qui met en scène des insectes, dans une chevelure. Rien de bien ragoutant, a priori ! Des libellules, des fourmis, des scarabées, c’est toute une ménagerie pittoresque que propose l’autrice et que dessine Kiko, dans des couleurs vives. Des insectes quelque peu anthropomorphisés, portant lunettes, cartable au dos, et marchant sur deux pattes ! Ces illustrations, pleines de vie et de mouvement, contribuent à faire le pas de côté qui permet d’aborder la question du harcèlement et de l’exclusion.  Les deux autrices nous en montrent les effets (ou les symptômes) : manque d’envie d’aller en classe, dévalorisation de soi, tristesse, tentatives de réactions inutiles, solitude, désintérêt pour l’école…  Elles soulignent aussi les limites de l’intervention de la maitresse, qui peut faire cesser les moqueries, mais ne parvient pas à intégrer dans le groupe Moche le pou. Est-il vraiment plus moche que les autres ? A leurs yeux oui, mais, à nos yeux de lecteurs humains, sans doute pas. Certes, il porte de grosses lunettes, mais il a la même bouille ronde et les mêmes antennes sur la tête que les autres Et il n’est pas le seul à être noir et jaune… Cet effet de distanciation, d’étrangéisation, lié à l’univers des insectes, permet au lecteur humain de mieux prendre conscience de ce qu’il y a d’artificiel et d’irrationnel chez les harceleurs. Ajoutons à cette mise à distance celle provoquée par l’humour du texte, en particulier dans les jeux de mots (certains ne seront compris que des adultes !) ou les rimes intérieures, les assonances ou allitérations. Humour également de la « chute » de l’album, qui voit en un extraordinaire happy end la puce et le pou s’envoler au septième ciel dans des verts, des jaunes, des roses très pop, au milieu d’une végétation luxuriante.

Une fable contemporaine, pleine de tendresse, pas moralisatrice, pour faire prendre conscience des effets du harcèlement, et mettre l’accent sur le fait que les qualités du cœur ont bien plus d’importance que la beauté ou l’intelligence.

 

Le Goût du temps

Le Goût du temps
Seoha Lim
D’Eux, 2022

Douceurs du temps (passé, présent, goûté)

Par Anne-Marie Mercier

Associer notions et sensations permet de mieux les explorer. Ainsi, Anne Herbauts dans son bel album sur la cécité, De quelle couleur est le vent ?, avait-elle essayé de faire « sentir » la couleur à des non-voyants et de faire comprendre à ceux qui ne l’étaient pas la nature de leur monde.
Ici, l’ambition est plus générale : il s’agit d’associer un plat, des saveurs, avec « le temps qu’il fait ». Deux lapins invitent leurs amis (écureuils, cochons, ourson…) à venir fêter un anniversaire en apportant chacun une évocation du temps qu’ils aiment : une soupe d’automne à la cannelle et aux nuages avec des odeurs de fleurs et d’herbes, et un soupçon d’extrait de brume pour les uns, lié au souvenir de leur grand-mère ; pou d’autres, ce seront les biscuits des jours de neige (aux amandes, bien sûr) préparés par leur mère.
Le temps qu’il fait est ainsi associé au temps qui passe et à la recherche de ce qui a été perdu mais qui revient, à la manière proustienne, dans des sensations aussi subtiles que puissantes : odeurs, goûts, atmosphères… Les images suaves et simples nous introduisent dans un joli monde enfantin, fait de partage, de découvertes et d’extase à travers de charmantes inventions de plats, mêlant l’imaginaire et la cuisine, l’impalpable au solide.
On retrouve la douceur de La Bibliothèque de la forêt, du même auteur, avec plus de profondeur, mais toujours avec des petits lapins.

Et pendant ce temps paissent les bisons

Et pendant ce temps paissent les bisons
Mickaël El Fathi
Editions courtes et longues 2023

Poétique de l’art pariétal

Par Michel Driol

Au moment où une jeune fille, Sahâna, dessine sur les parois d’une grotte les contours de son rêve, elle entend le retour du troupeau de bisons. Les autres animaux sauvages le guettent aussi. C’est alors qu’un immense bison protège le troupeau, conduisant les prédateurs à fuir. Mais lorsque le bison géant s’endort, les fauves se réveillent. Sahâna conduit les bisons près du protecteur, bientôt rejointe par son clan. Les bisons repartent et Sahâna termine son dessin, celui d’un bison.

De magnifiques illustrations en pleine page, dans des dominantes de rouge et de jaune (couleurs du jour qui se lève), ne cherchent pas à copier l’art pariétal. Elles en donnent plutôt une interprétation pleine de sensibilité, donnant à voir l’immensité d’une steppe rouge dans laquelle on perçoit des silhouettes noires, hommes, animaux. Elle nous font assister au spectacle de la nature de façon extraordinaire et grandiose. En jouant à la fois sur le concret et l’abstrait, le réel et le fabuleux, ces illustrations suggèrent plus qu’elles ne montrent un univers éloigné dans le temps, et ont la volonté de faire pénétrer le lecteur dans l’imaginaire des hommes préhistoriques. Le texte y parvient aussi, jouant lui sur la poésie, avec ce qui revient comme un refrain régulier, Et pendant ce temps paissent (ou dorment…) les bisons, comme une façon de montrer ces animaux paisibles et sûrs d’eux-mêmes, semblant ignorer le danger qui les menace. Par le travail sur le rythme, le texte se prête bien à l’oralisation expressive.

L’histoire, elle, nous maintient dans un entredeux, entre réel et rêve, sans jamais trancher entre les deux. Entre récit d’aventure et conte onirique, l’histoire parle du rapport des hommes et des animaux, des dangers qui menacent les uns et les autres, de la façon dont les hommes sauvent les bisons. Elle met aussi en scène une créature fabuleuse, sorte de puissance protectrice des bisons, à la fois fascinante et fragile. Elle pose la question de la fonction de l’art dans les sociétés primitives dépeintes ici, du lien entre art et rêves, art et réalité, utilisant toutes les ressources de la fiction pour laisser au lecteur le soin de tenter d’y répondre. Que dessine Sahâna ? un rêve ? un souvenir ? Au-delà de la fonction de l’art pariétal, c’est toute la question de l’inspiration qui est ici abordée.

Un bel album, qui à la fois parvient à évoquer la violence de la vie sauvage et la bravoure des hommes à travers la représentation d’une tête de bison sur les murs d’une grotte peinte par une jeune fille.

La Maison sous la maison

La Maison sous la maison
Émilie Chazerand
Sarbacane, 2023

L’espace infini de l’imaginaire

Par Anne-Marie Mercier

L’album Un Oiseau juste là m’avait charmée par son originalité, tant par son sujet que par l’illustration. La Maison sous la maison, gros roman (plus de 380 pages), prouve que le talent et l’inventivité d’Émilie Chazerand ont bien des facettes. Elle s’attaque ici au thème très riche de la maison aux dimension quasi infinies et ouvrant sur d’autres mondes (comme les maisons de Claude Ponti, celle de Coraline de Neil Gaiman, de L’Autre de Pierre Bottero, ou La Maison sans pareil d’Elliot Skell à propos de laquelle, dans ma chronique, je développais un peu cette question). Sa maison est double : il y en a une autre sous la maison, ce qui fait qu’on parle de « la maisonS ». Enfin, la maison souterraine semble à son tour ouvrir sur un monde immense.
A l’origine de l’histoire, il y a le désir d’une vieille femme qui souhaite donner sa maison et son jardin à des personnes capables de les aimer. La famille d’Albertine est l’heureuse élue; elle est composée avec elle de sa mère, de son frère ainé et de son petit frère encore bébé – les trois enfants sont de pères et de couleurs différents, Albertine ne connait pas le sien. On devine vite qu’elle n’a pas été choisie par hasard : Albertine elle-même est une «élue». Elle parle avec les plantes, et celles-ci lui répondent.
Le jardin comme la maison l’accueillent et lui livrent leurs secrets. Parmi tous ces secrets, outre ceux que livrent les myosotis (pour se souvenir ou pour oublier) ou les marguerites (pour devenir invisible), il y a le mystère de l’autre maison, sous la maisonS. On y accède par la cave, en passant par un congélateur hors service. Albertine découvre une amie, nommée Merle, la famille de celle-ci, des animaux fantastiques (par exemple, une limace géante qui s’appelle Marie-Christine – dans ce monde les humains ont des noms d’oiseaux), et surtout elle découvre de quelle mission elle est investie : elle est la Grande Intermédiaire chargée de faire le lien entre la Nature, le monde souterrain qui la sert, et les hommes du dessus afin de prévenir les désastres que leur bêtise ne peut manquer de susciter. Tâche écrasante. Elle ne s’en sortira pas mal pourtant, et à peu de frais. L’intrigue s’affranchit ainsi de trop de sérieux et galope d’aventure en aventure, de bourde en bourde et multiplie les rebondissements jusqu’à une fin intelligente, pas trop déceptive mais pas trop facile non plus.
L’aspect passionnant du roman, sa vivacité, sa poésie et son joli style, fait d’un mélange très réussi de simplicité, de néologismes et de trouvailles poétiques, est doublé par son inscription dans le genre de l’utopie. Le monde souterrain est un proche de la perfection. Certes, il manque de couleurs, d’air, de vent, d’oiseaux mais les relations entre les êtres sont harmonieuses. Il n’y a pas de césure entre les genres humain, animal ou végétal, tous communiquent et ont les mêmes droits (bien évidemment on y est végétarien). Les décisions sont prises en Conseil, chacun peut être entendu et se racheter si besoin. Bien sûr il y a les fameux « Ho-la-la » qu’il ne faut pas enfreindre (parmi eux : arracher une plante sans son consentement, maltraiter un animal, être désagréable avec quelqu’un, quitter le sous-monde sans autorisation, faire venir un habitant du monde d’en haut sans autorisation, laisser couler l’eau du robinet pendant qu’on se lave les dents…). Comme dans toute utopie, la perfection a son revers : c’est un monde clos qui, pour se protéger, refuse qu’on y entre ou qu’on en sorte, ce qui provoque de multiples péripéties et parfois des drames sans solution.
Albertine, petite fille de père inconnu, pauvre, rousse en plus, maltraitée au collège, se trouve tout-à-coup investie de pouvoirs et de responsabilités nouvelles. Cela pourrait l’écraser mais elle découvre au même moment l’amitié et prend confiance en elle-même. Elle renoue aussi un beau lien avec son frère – lien qui sera brisé par les myosotis (vous suivez ?).
Utopie imparfaite, pouvoir éphémère, rien n’est parfait. Sauf peut-être, dans son genre, ce roman ?

Perpète / Illettrée littéraire

Perpète/Illettrée littéraire
Pierre Soletti – Cahier d’illustrations d’Emma Morison
Editions du Pourquoi Pas ? Collection Faire humanité 2023

Si présente absence

Par Michel Driol

Deux récits – ou plutôt deux poèmes – tête  bêche de Pierre Soletti, adressés tous deux à sa grand-mère, Mamé. Perpète, construit autour d’une anaphore, j’ai frappé dit le désespoir de celui qui frappe à la porte d’une morte, avec tout l’amour de l’enfance, tout le désespoir de voir cette porte désespérément close. Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant, écrivait Apollinaire… Plus long, Illettrée littéraire, développe l’oxymore du titre comme un touchant hommage à une grand-mère, Mamé, à ses liens avec son petit fils qui sera ému de voir son nom sur la couverture d’un livre.

Deux textes magnifiques, en vers libres, très libres, qui explorent des frontières. Frontière représentée par la porte, entre la vie et la mort. Frontière entre deux pays, incarnée par Mamé, exilée à l’accent rocailleux. Frontière entre la langue écrite, celle de l’auteur, et la langue orale, « espiègle, créative » de la grand-mère. Ces frontières ne sont pas infranchissables, mais sont plutôt des lieux de passage, voire de transmission. C’est ce que souligne l’incipit du second texte, qui inscrit l’individu dans une généalogie, entre ceux qui l’ont précédé et ceux qui lui succèderont. C’est bien de faire humanité qu’il s’agit ici, c’est-à-dire de n’être pas individu solitaire, mais maillon d’une chaine sans laquelle on ne serait rien.  Quoi de plus beau que de voir un écrivain dire qu’il ne serait rien sans sa grand-mère, présentée en quelques scènes à la fois drôles et émouvantes : celle de la dictée où elle invente l’orthographe, celle du livre d’histoire, avec un(e) grand(e) h(ache), cette grande mère dont la prononciation restituée de quelques mots dit l’accent, c’est-à-dire la singularité et l’originalité. Nous avons perdu nos accents, signes aujourd’hui de l’étranger, de l’autre. Pourtant, il n’est que d’écouter des enregistrements d’avant la télévision uniformisatrice pour entendre les particularismes des origines régionales assumées… Nous devenons de plus en plus des êtres normés, là où des variations seraient nécessaires.  Illettrée littéraire nous invite à nous affranchir des barrières des préjugés, des regards de mépris, pour chercher ce qui nous rassemble, nous aide à grandir, l’amour inconditionnel d’une grand-mère pour son petit-fils. Mais cela va plus loin, car on y lit un véritable art poétique autobiographique. La poésie comme une façon de prolonger par l’écriture ce lien charnel avec les mots prononcés, tordus, déformés d’une grand-mère, de continuer cette création verbale, mais peut-être aussi comme une façon de lutter contre le silence de la porte close qui ne s’ouvrira plus jamais.

Reviennent, comme un leitmotiv du cahier d’illustrations, les lettres, les écritures qui forment visage, bouquet, volet, comme pour montrer que Mamé n’est plus là, mais qu’elle est partout sur ces images d’un bleu très doux.

Deux beaux textes qui trouvent les mots pour dire, à hauteur d’enfant, dans une grande simplicité lexicale et syntaxique, le lien intergénérationnel et la douleur du deuil, afin de toucher toutes celles et ceux qui reconnaitront peut-être en Mamé comme en leur grand-mère ou  leur grand-tante : une passeuse de mots et d’affection.

Le Géant / Le Chien attendait

Le Géant /Le Chien attendait
Mathis – Cahier d’illustrations de Marie Le Puil
Editions du Pourquoi Pas ? Collection Faire humanité 2023

Le meilleur ami de l’homme

Par Michel Driol

Dans cette nouvelle collection des Editions du Pourquoi pas, deux récits tête bêche. Le Chien attendait, c’est l’histoire de l’amitié entre Anatole un petit garçon – qui grandit – et un chien – qui vieillit – vue du point de vue du chien. Quant au Géant, c’est l’histoire d’un homme assez sauvage, que les enfants – dont le narrateur – prennent pour un ogre, attaché à son chien, aussi sauvage que lui.

Deux textes brefs, qui résonnent l’un avec l’autre, et qui parlent du temps qui passe, de ce que c’est que vieillir, pris entre le passé et le futur qui donnent le vertige au jeune narrateur du Géant. Deux histoires dans lesquelles c’est l’animal qui meurt, laissant une place vide, entrainant les pleurs du Géant – C’était la première fois que je voyais un homme pleurer – et ceux d’Anatole, concomitants de la mort du chien, bien que loin de lui.  Bien sûr à chaque fois il est question de l’attachement d’un homme pour un animal et de la douleur que c’est de perdre un être cher, fût-il un animal. Mais les deux récits savent dépasser le simple récit animalier pour évoquer des choses plus profondes, dans une langue simple, très factuelle dans le Géant, plus poétique, métaphorique, répétitive dans le Chien attendait, qui prête à l’animal comme des sentiments humains. Il y est question de l’abandon par Anatole de celui qui l’a aidé à grandir. Grandir, c’est aussi cela. C’est laisser derrière soi son enfance, ses amis, sans se douter de leur souffrance. Le Géant, quant à lui, parle de la peur qu’éprouvent les enfants face à ce personnage qui semble redoutable, et de leur surprise finale lorsqu’ils le voient pleurer à la fin. C’est l’éruption de la mort, à chaque fois, dans les deux récits, qui révèle la part d’humanité que l’on ne voulait pas voir, ou plus voir. Deux récits dont les chutes, en écho, évoquent des premières fois douloureuses, comme des expériences qui font sortir de l’innocence de l’enfance, où l’on croit tout éternel, où les gens sont entièrement bons ou mauvais.

Le carnet central d’illustrations met l’accent sur les personnages, dans des dominantes rouge et bleu, et montre avec expressivité les relations entre les humains et les chiens.

Deux récits dont la brièveté n’émousse pas l’acuité pour dire la force de l’amour.