Au bord du monde

Au bord du monde
Emmanuelle Pirotte
L’école des loisirs (« Medium+), 2024

Roméo et Juliette en roulotte, Angleterre, XXe siècle

Par Anne-Marie Mercier

Elle a quinze ans, et lui dix-sept. Ses parents veulent la marier à un cousin qu’elle n’aime pas. Ils appartiennent à deux communautés qui se haïssent. Ils se rencontrent, s’aiment et s’unissent en se cachant… Non, ce n’est pas un remake de Roméo et Juliette, mais presque : elle s’appelle Trinity et elle appartient à une communauté de gitans. Il s’appelle Terrence, il aime la poésie de John Donne, et les chansons de Lana del Rey et de Bowie ; il s’apprête à intégrer l’université d’Oxford. Elle est hardie, volontaire, « grande gueule » ; elle a arrêté depuis peu ses études mais regrette « Shakespeare et les équations du second degré, et surtout le club Théâtre où elle jouait, dans Le Songe d’une nuit d’été, le rôle de Titania, reine des fées ; elle se révolte lorsque son père décide qu’il faut la marier prochainement comme le veut la tradition, et qu’on lui propose un cousin dont elle ne veut pas. Il est timide, il a peu d’amis et encore moins d’amies ; il est maltraité à l’école et encore plus chez lui, par son père, une brute qui le martyrise et le séquestre même.
Lorsqu’il s’enfuit, sa route croise la route de Trinity et c’est sans doute cela qui le détourne d’un suicide possible. Trinity, à bord d’une roulotte, s’éloignant de sa famille et de ce qu’on veut lui imposer, le recueille et le découvre. La confiance nait, l’amour se déploie et peu à peu les corps s’unissent, avec délicatesse et passion.
C’est un très beau texte, écrit tantôt dans un style poétique, tantôt dans des dialogues vivants, sans verbiage et rythmé par une belle bande son. C’est une très belle histoire d’amour et de découverte mutuelle, tout en tendresse. C’est aussi le récit d’une errance, dans la forêt puis sur les routes du Yorkshire, en direction de l’Écosse et d’une survie aventureuse faite autant de rencontres que de solitude, sans portables. Progressivement, cela devient le récit d’une fuite : la police et la famille de Trinity les traque. On les retrouve à Malham Cove, lieu de la fuite des héros dans le film Harry Potter et les reliques de la mort. Ils se plantent tout en haut de la falaise et attendent leurs poursuivants…

La Folle et Incroyable aventure du Chevalier Léon

La Folle et Incroyable aventure du Chevalier Léon
Vincent Mallié
Margot, 2024

A l’assaut, sur mon escargot !

Par Anne-Marie Mercier

La couverture de l’album résume le propos, mi-sérieux mi-amusé : si le fond sombre et légèrement gaufré et le cadre doré autour de l’image semblent proposer un récit fleurant bon la tradition du temps des chevaliers imaginés par Madame Bovary et ses sœurs, l’image elle-même dément tout cela : le chevalier est une souris et il chevauche un escargot.
Tout le reste imite les « enfances » de chevaliers : la vocation de Léon dans une famille terre-à-terre qui ne comprend pas d’où lui vient cette envie (comme dans le cas de Perceval), son but : délivrer une princesse, et son urgence : être adoubé par un roi.
Le roi en l’occurrence est une grenouille, qui lui promet son aide quand elle aura retrouvé sa forme, et la princesse est une petite sorcière souris qui n’a pas besoin d’aide, à part pour faire la cuisine, le ménage, etc., toutes tâches dont le valeureux souriceaux s’acquitte de bon cœur, jusqu’à ce qu’il se sente obligé de reprendre sa quête.
Mais alors, repartant sur son fidèle coursier, il assiste à l’enlèvement de sa jolie sorcière par un monstre, appelé « le Seigneur de la forêt » ; voilà la quête enfin trouvée. Les surprises qui l’attendent sont à hauteur d’escargot ; elles se répètent jusqu’au dénouement… heureux, comme dans les histoires de chevaliers qu’on racontait aux enfants et aux jeunes filles. Balais magiques, glands qui parlent, et rencontres décevantes où l’on parle de la pluie et du beau temps égaient ce joli récit. Il est rythmé avec une alternance de pleines pages et de vignettes charmantes ou comiques et illustré avec talent et simplicité.

Feuilleter

 

Les Larmes du tigre

Les Larmes du tigre
Agnès Domergue, Sande Thommen
Grasset jeunesse, 2024

« Tyger, tyger, burning bright
In the forests of the night,
What immortal hand or eye
Could frame thy fearful symmetry?  »
W. Blake *

Par Anne-Marie Mercier

« Quand j’étais petite, je vivais dans un pays qui s’appelait le royaume de Tigre. Une terre sauvage et chaude, à l’abri du reste du monde. Dans toute cette poussière Tigre était mon ami. J’étais son amie. Nous étions inséparables ».
La première double page fixe ainsi le cadre : c’est un moment d’enfance qui est à la fois un temps, un espace et une amitié. Tigre et l’enfant font tout ensemble, ils se promènent, se baignent, se reposent, tout cela dans une jungle en images ; la vie est faite de plaisirs et d’émotions partagées. Mais un jour, « ils » sont arrivés et ont arraché l’enfant à Tigre. La séparation est figurée dans une barque qui l’emporte, avec des personnages adultes inscrits en creux dans l’image, inexistants et trouant pourtant le bleu de l’eau. On retrouve l’enfant dans son « nouveau pays », incluse dans une file d’écoliers, portant une écharpe aux motifs tigrés, puis en adulte vêtue d’un même tissu,  exploratrice sur les traces de son ami.
Mais plus qu’une histoire d’enfant sauvage, c’est celle de la construction d’une amitié imaginaire : la petite fille semble vivre seule avec le tigre, aucun autre humain n’apparait. Seul le discours est un rappel de la réalité : « il y a les autres aussi », dit Tigre. L’enfant répond : « Toi et moi c’est tout ce qui compte ! ». A plusieurs reprises la narratrice affirme qu’elle ressemblait à Tigre. On peut renverser la phrase et dire que Tigre est une projection d’elle-même. Tigre lui révèle cependant que les larmes font une différence entre eux : les animaux ne pleurent pas. Ainsi, à plusieurs reprises, c’est l’ami imaginaire qui pose des limites à la fantaisie. Pour effacer toute séparation le désir de la narratrice sera de voir pleurer Tigre, de joie, en la revoyant. Ce sera réalisé dans son cœur… et dans l’image.
Simplicité du dessin, couleurs chatoyantes en beaux dégradés, animaux cachés un peu partout, une dominante de verts et de bleus, tout  donne aux images de cet album, où les doubles pages se déploient en grand format, une allure de paradis exotique du douanier Rousseau. Le tigre, souriant comme un chat, a l’allure d’une grosse peluche et illustre bien les ambivalences du désir d’ami imaginaire : un ami qui est comme nous, et qui peut aussi nous manger, mais qui ne le voudra pas.

* Traduction française et suite

 

Le Sang d’encre

Le Sang d’encre
Nena Labussière
Rouergue, 2024

Super Saga

Par Anne-Marie Mercier

Gros pavé (589 pages) ! Mais on ne s’en plaindra pas : quel beau et long voyage vers les royaumes des Terres-mêlées. Comme dans tout bon embarquement vers les géographies imaginaires, on trouve une carte de ces terres et de ces mers ; et comme l’intrigue est complexe et les personnages nombreux, on a même une liste des personnages, classés par ville d’appartenance. Cette répartition est importante : comme dans le royaume de Game of Thrones (Le Trône de fer) de R. R. Martin, le pouvoir détenu par un roi est disputé par des seigneurs locaux. L’un d’eux aurait même dû selon la coutume voir son héritier succéder au roi actuel, la loi ayant organisé une alternance, mais il semble être pacifique, grand ami du roi et accepter que l’autre famille monopolise le pouvoir, tout le monde se demande pourquoi (on le saura au milieu de ce tome). Quant à sa fille et à sa femme, ce sont encore d’autres histoires. Quant au troisième, il brigue le trône sans y avoir aucune légitimité et s’en passe bien, comme d’autres formalités selon lui inutiles, et mine le royaume sournoisement malgré la surveillance de la sœur du roi, redoutable cheffe de guerre. Le roi est vieux et triste. Sa mère était un monstre de cruauté. La reine est morte mystérieusement.
Comme dans la série citée, chaque ville a sa culture et son climat ; les terres qui les séparent forment autant de paysages divers, forêts sauvages, plaines désertiques, rivages. Le récit commence au moment où une curieuse épidémie décime la population et menace la vie du prince héritier : la peau se dessèche en écailles qui laissent couler un sang noir d’encre. On fait appel à Olga, une jeune guérisseuse, une enfant trouvée élevée par une vieille soigneuse. Elle-même prend pour assistant un ménestrel fantasque passionné par les légendes anciennes et les récits qui concernent les fées, les redoutables Fata qui semblent ne pas avoir totalement disparu… Olga soigne gratuitement le peuple, s’allie avec le personnel des cuisines, libère les prisonniers et les embauche dans son infirmerie. Pendant ce temps la femme du riche Sénéchal intrigue ; elle a des pouvoirs mais c’est Olga qu’on accusera de sorcellerie…
Au fil des chapitres, l’horizon s’assombrit et les forces du Mal grandissent… Il y a de quoi se faire un « sang d’encre ». Enlèvements par des brigands, attaques de pirates sur les mers, assassinats en série, histoires d’amour trahies, complots, révélations… Rien ne manque pour procurer des rebondissements multiples et un suspense permanent qui n’empêche pas des détours plus rêveurs, parfois poétiques. Ainsi, la tour dans laquelle se trouve la bibliothèque et sa réserve des livres interdits devient, comme dans Le Nom de la Rose, le pôle de toutes les questions et de quelques réponses, et le bibliothécaire archiviste joue un drôle de jeu. On explore les langues des anciens mondes, les plantes mystérieuses ou communes, on savoure les mots rares ou oubliés.
Les personnages, variés, de tous âges et de toutes conditions, sont attachants. Ils sont souvent surprenants, mêlant forces et faiblesses, vices et vertus (pour certains). Ils portent un regard contrasté sur les institutions de leur temps. Le Moyen-âge rêvé par cette série est certes un pur décor mais il a tout ce qu’il faut pour que le récit se tienne tout en empruntant autant aux contes qu’à la tragédie shakespearienne ou à la fantasy moderne. Après Le Royaume de Pierre d’Angle, en 2019, petite merveille, les Éditions du Rouergue proposent une autre série reprenant de vieux thèmes de façon originale, tout à fait passionnante.
A suivre !

Si j’étais un oiseau

Si j’étais un oiseau
Barroux
Little Urban 2025

Pour faire le portrait d’un enfant

Par Michel Driol

Le texte de chaque double page commence par l’anaphore Si j’étais un oiseau… Puis, au conditionnel, s’affirment les propositions. Il y est question de bonne humeur, de voyage, d’émerveillements, de fruits à manger, de temps passé  à observer les libellules, ou les grenouilles, de vie en lien avec la nature, porté par les vents. Puis les références se font autres : survoler les murs, les frontières et les barbelés,  être moins méfiant envers les autres, accueillir du monde chez soi, ne pas se laisser enfermer. Vient alors la chute. Mais je suis un enfant… le nez au vent et la tête dans les nuages !

Nombreux sont les textes, les poèmes, qui associent l’enfant à l’oiseau. On songe à Prévert, bien sûr, à Hugo aussi, et, dans un autre genre, à la chanson de Marie Myriam. C’est dans cette tradition là que s’inscrit de recueil de Barroux, construit autour d’une solide anaphore qui invite à se projeter dans un autre monde.  Monde de découvertes, de plaisirs, dans lequel on peut s’affranchir des contraintes. On retrouve bien là l’oiseau symbole de liberté, liberté d’aller et venir, oiseau qui se refuse à toute cage qui l’emprisonnerait. Mais cette liberté s’associe avec une curiosité, curiosité envers les autres, par-delà la barrière des espèces, curiosité envers les plaisirs de toute sorte. C’est un recueil à la fois plein d’hédonisme et de sens du partage, écrit dans une langue d’une grande simplicité, très concrète dans ses notations, précise dans son lexique, dans sa façon d’évoquer les vents, la rosée ou les ronces piquantes…   La chute, attendue, clôt cette série d’anaphores avec malice, montrant à quel point l’enfant et l’oiseau partagent en commun , sur un plan métaphorique cette fois, deux qualités fondamentales,  le nez au vent et la tête dans les nuages. Si j’étais un oiseau fait, en fait, le portrait d’un enfant libre, curieux, ouvert, rêveur, attentif.

On apprécie le grand format de cet album, qui permet aux illustrations de Barroux  de se déployer dans des doubles pages pleines d’imagination et de poésie. Voyez, par exemple, comment le chant de l’oiseau semble repris par toute une chorale de chats citadins. La nature, représentée à toutes les saisons, de jour comme de nuit, affiche sa luxuriance, ses tendres couleur pastel, dans des cadrages toujours surprenants et inattendus. Si l’on suit de page en page un oiseau rose, toujours tourné vers la droite, vers le futur,  les oiseaux y sont multicolores, comme les fleurs.

Un recueil de poésie qui parle de liberté, de fraternité, d’ouverture aux autres et d’espoir dans l’avenir et dans les enfants. Du grand Barroux !

Vivre la ville

Vivre la ville
Pauline Ferrand
Grasset Jeunesse 2024

Quand on explore la ville…

Par Michel Driol

Il faut d’abord explorer le coffret, et en extraire un leporello imprimé recto verso, représentant  une foule de gens actifs, qui à pied, qui en vélo, qui en voiture ; des scènes urbaines animées, colorées, vivantes.  Puis 18 cartes, imprimées recto verso, des cartes de trois couleurs, comprenant à la fois du texte et une étrange découpure. Enfin une carte mode d’emploi, indiquant comment superposer les cartes, dans l’ordre, sur le leporello, pour donner naissance à 6 histoires.

Six histoires aux titres évocateurs : coup de foudre amoureux, les joggeurs, les bonjours de mauvaises journées, ode à la distraction, la révolution des enfants, mamie et Colette. Six histoires qui tantôt évoquent le temps long d’une histoire d’amour, ou le temps court de la promenade d’une vieille dame et de sa chienne.  Six histoires pour parler des rituels urbains, le bonjour obligatoire quand on voudrait le silence, ou les multiples choses à observer dans la ville. Six histoires pour parler des enfants dans la ville, de leur destin tracé ou pas selon leur genre, et de la destination de tous ceux qui courent.  Six regards pour explorer les multiples facettes de la ville, de ses habitants qui s’y côtoient sans se connaitre et y mènent des vies parallèles

Le dispositif est original et signifiant.  D’un côté, il y a comme une sorte de réalité urbaine, désordonnée, fouillis, incompréhensible dans sa diversité et son foisonnement. De l’autre, il y a le récit qui en isole des facettes, l’organise, lui donne sens grâce au langage.  Chaque panorama peut ainsi être éclairé de façon différente, invitant à aller au-delà des apparences pour lui donner du sens, le sens de l’existence de ces individualités qui se croisent, et dont on connait, ou pas, les buts, les ressorts, les destins.

Vivre la ville, un livre objet qui s’apparente à un livre d’artiste, un livre dont la structure est porteuse d’un regard poétique plein d’humanité sur celles et ceux qui se croisent, sur les vies minuscules qui forment un grand tout.

Lire aussi la chronique d’Anne Marie Mercier 

Entre leurs mains

Entre leurs mains
Annelise Heurtier
Casterman, janvier 2025

Bad girls do the best sheets

Par Lidia Filippini

En1961, à Dublin, Deirdre est une jeune fille de seize ans comme les autres. Aînée d’une famille nombreuse, elle mène une vie tranquille avec ses parents épiciers. De temps en temps, elle aide son père à livrer les tourtes à la Guiness que ses clients lui commandent. C’est au cours d’une de ses sorties qu’elle rencontre Callum, le fils d’un riche industriel. Deirdre tombe vite amoureuse de ce jeune homme séduisant qui lui donne rendez-vous en ville pour lui parler de leur avenir commun. Elle croit à ses promesses de mariage et voit en lui le moyen de s’élever au-dessus de sa condition modeste. Callum se fait insistant, il la presse de se donner à lui : « [T]u sais bien qu’on va se marier. Alors, avant ou après, qu’est-ce que ça change. » Deirdre, de peur qu’il ne la quitte, finit par céder. De cela, elle ne peut pas parler, pas même à sa sœur Maureen. Fervente Catholique, elle se sent coupable de ce qu’elle voit comme une faiblesse. Au péché s’ajoute l’humiliation lorsqu’elle finit par comprendre que Callum n’a jamais eu l’intention de l’épouser.
Quand, quelques mois plus tard, les parents de la jeune fille s’aperçoivent qu’elle est enceinte, ils la font enfermer dans un couvent de la Madeleine. Elle découvre alors l’horreur de l’univers carcéral. Tondue, battue, insultée, elle est logée dans des conditions sordides. Employée à faire la lessive, comme Marie-Madeleine qui lava les pieds de Jésus et obtint son pardon, elle doit travailler sans relâche au péril de sa santé afin d’expier ses péchés. Seule l’amitié qu’elle tisse avec ses compagnes d’infortune, et surtout avec l’effrontée Sinead qu’elle appelle son « âme sœur », lui permet de tenir le coup.
En 2026, elle livre le récit de sa vie à Finnegan, un jeune homme amoureux, et l’amène à prendre conscience de sa brusquerie envers sa propre fiancée.

On plonge ici dans l’univers des Maggies. Plus de dix mille jeunes filles de tous les milieux ont vécu dans les couvents de la Madeleine entre 1922 et 1996. Certaines y étaient envoyées parce qu’elles étaient enceintes ou parce qu’elles avaient été violées, d’autres parce qu’on les jugeait trop dévergondées – ce fut le cas notamment de la chanteuse irlandaise Sinead O’Connor qui a témoigné à ce sujet-, d’autres enfin, parce qu’on craignait que leur beauté ne les conduise irrémédiablement au péché. Ces couvents prirent vite le nom de « blanchisseries » puisque les jeunes filles qui y vivaient étaient employées à laver le linge – une manière de laver leur propre souillure selon les religieuses qui les encadraient et les traitaient comme des esclaves. Logées dans des conditions indignes, elles travaillaient sans relâche dans des étuves, respirant des vapeurs chimiques. Celles qui mouraient étaient enterrées dans des fosses communes. Quant aux bébés dont elles accouchaient, les bien portants étaient vendus à des familles étrangères tandis que les religieuses laissaient mourir les plus faibles. En 2014, huit cents cadavres de bébés étaient retrouvés dans le terrain d’un de ces couvents. Si l’État irlandais a longtemps nié sa responsabilité, rejetant la faute sur l’Église Catholique, des excuses officielles ont finalement été présentées aux victimes en 2013. Le grand public a, quant à lui, découvert l’existence des blanchisseries en 2002 grâce au film de Peter Mullan, The Magdalene Sisters, qui a connu un certain succès au box-office.
Annelise Heurtier se saisit ici d’un sujet dont certains aspects cadrent parfaitement avec la tradition de la littérature jeunesse. On retrouve le motif de l’internat popularisé par Talbot Baines Reed au XIXe siècle et qui, depuis, est devenu un lieu incontournable du roman pour les jeunes. Le couvent d’Entre leurs mains évoque les pensionnats de Meto (Yves Grevet, Meto, Syros, 2008 (t1), 2009 (t2), 2010 (t3)) ou du Combat d’hiver (Jean-Claude Mourlevat, Le Combat d’hiver, Gallimard Jeunesse, 2006). Les surveillantes, qui ont ici été remplacées par des religieuses, sont tout aussi inhumaines et perverses. Elles imposent la loi des adultes à des jeunes qui n’ont d’autre choix que la soumission. Seulement, à la différence de Grevet ou de Mourlevat, Annelise Heurtier décrit ici un monde qui, loin d’être dystopique, a réellement existé. Cela fait froid dans le dos !
Le personnage de Finnegan permet de faire le lien entre l’histoire de Deirdre, symbole de l’oppression sociale des femmes au XXe siècle, et la situation actuelle. Le jeune homme s’offusque de ce qu’a subi Deirdre dans les années 60. Adolescent des années 2020, il ne peut tolérer l’idée d’une société patriarcale dans laquelle la parole des femmes ne vaut rien. Pourtant, il ne se rend pas compte que lui-même, incapable de contrôler ses pulsions sexuelles, a bien failli abuser de sa petite amie qu’il imaginait consentante. Ce personnage masculin est sans doute celui auquel les garçons lecteurs s’identifieront le plus facilement – tandis que les filles auront tendance à se sentir plus proches de Deirdre et/ou de Neve, la petite amie de Finnegan. Le roman devient ainsi un moyen d’interroger le rapport des jeunes actuels dans leur intimité. Dommage, dans ces conditions, que la photo de couverture (une jeune fille vêtue de blanc dont on ne voit pas le visage mais qui croise les mains en signe de prière) semble avoir été conçue de manière à attirer les lectrices plutôt que les lecteurs !

Amie

Amie
Icinori
La Partie 2024

Le sommeil de la raison…

Par Michel Driol

Que se cache-t-il sous la couverture intrigante ? Un doudou ? un animal ? Un fantôme ? Une ombre qui rôde, inquiétante, démentant le titre, amie ? Les pages de garde présentent un paysage urbain aux maisons bien uniformes, tandis qu’un adulte entraine un enfant. Question de l’enfant : Qu’y a-t-il là-bas, au–delà des montagnes ? Réponse de l’adulte : Viens, la nuit tombe. Puis les images montrent l’animal de couverture, une chauvesouris, pénétrer dans la chambre de l’enfant, et l’emmener dans une grotte, dans un paysage peuplé d’étranges animaux,  dans un somptueux palais habité par un singe géant, et c’est le retour au petit matin, au petit déjeuner.

Très concis, minimaliste, le texte joue à la façon des cartons des films muets, posant quelques repères temporels, des paroles, des indications de lieu. Mais l’essentiel est dans les illustrations très oniriques, aux dominantes rouges et vert, qui disent le pouvoir de l’imagination de s’affranchir des limites pour aller dans un monde fantastique qui n’a rien d’effrayant. C’est un enlèvement, mais tout est bienveillant. Pas de maxi monstres dans le pays que l’on parcourt, mais une sorte de grâce animale, florale, où rien n’est ce qu’il semble être, à bien y regarder de près. Les pattes d’un animal sont des mains humaines, les têtes sont des fleurs. Le serpent menaçant a deux jambes humaines… Cet imaginaire envoie aussi à des images connues des adultes au moins : images du paradis terrestre, de certains tableaux de la Renaissance évoqués par la perspective des colonnes ou les paysages bucoliques visibles à travers les arches, singes aveugles, muets et sourds…

Cette ode à l’imagination, qui invite à aller au-delà des montagnes, au-delà de la nuit, protégé par cette amie qui sert de guide, de passeur se déroule dans un univers graphique bien particulier. On y trouve à la fois des lignes rouges et vertes, très géométriques, tantôt droites, tantôt courbes  mais aussi des formes plus fluides. Chaque image est construite à partir d’une profusion d’objets, de techniques qui introduisent vraiment dans un autre univers mystérieux, bien loin de la sagesse monotone des petites maisons des pages de garde.

Icinori, un duo d’artistes composé de Mayumi Otero et de Raphaël Urwiller, propose ici un rêve insolite, merveilleux, pour donner envie de s’évader loin du réel terne, fade et ennuyeux.

Les Téléphonistes anonymes

Les Téléphonistes anonymes
Agnès Desarthe
Gallimard Jeunesse 2024

Salutaire sevrage

Par Michel Driol

Elève de 5ème, la narratrice, Prudence, est invisible car elle n’a pas de téléphone. Alors que tous les autres se réunissent autour de leurs objets fétiches, échangent sur des applications de messagerie, elle est seule jusqu’au jour où Georges, le garçon le plus populaire, vient la voir et lui demander comment elle fait. Lui, il s’est fait confisquer par ses parents téléphone, tablette et ordinateur… Comment faire passer cette punition pour une décision de se passer des écrans, et transformer, sur le modèle des alcooliques anonymes, la classe en un lieu de parole et d’entraide ?

Agnès Desarthe s’attaque ici avec brio, humour et finesse à la place qu’occupe le téléphone dans les vie des ados et de leurs parents. Instrument de contrôle pour les parents qui savent toujours où est leur enfant, il leur donne l’illusion d’exister, d’être libres, de s’affranchir du temps qui passe ainsi plus vite. Mais, petit à petit, les enfants prennent conscience que d’autres relations sont possibles, que la parole peut permettre des échanges, et même qu’on peut aller chez les uns ou les autres. C’est à une vraie émancipation, libération que l’on assiste dans le roman, ouverture aux autres, prise d’initiatives en tout genre. Tout se passe comme si, paradoxalement, le téléphone les maintenait dans l’enfance et que son absence les fait grandir.

Le roman fonctionne bien, sur un mode choral, grâce à une galerie de personnages dont certains sont hauts en couleur. A commencer par la narratrice, Prudence, dont les parents sont « antiques », mais qui dispose d’une autonomie et d’une liberté que lui envient les autres. Elle sort d’une école alternative et trouve ses condisciples un peu stéréotypés. Georges, le populaire, celui qui lance les modes, est fils d’une famille aristocratique, et vouvoie ses parents. Ecclésias, l’ami d’enfance de Prudence, au prénom improbable, travaille dans un zoo pour se payer le CNED. Chacun des ados a sa personnalité en fait, et il faut toute la finesse des situations pour les faire émerger au-delà de l’uniformité des modes vestimentaires et des téléphones. Côté adultes, on découvrira le secret des parents de Prudence, mais aussi un professeur quelque peu atypique, M.Landry, qui enseigne l’histoire géographie. Outre qu’il sait faire exister dans la classe même ceux qui ne disent rien, il raconte des histoires, et établit des liens entre l’antiquité, le fameux panem et circenses, et les discours des populistes d’aujourd’hui.

Le roman décrit bien l’attachement fusionnel qui lie les jeunes d’aujourd’hui à leur téléphone, la difficulté de rompre ce fil qui les relie à la réalité, leur donne l’heure autant que des nouvelles des uns et des autres, mais leur donne l’illusion de vivre dans le réel alors qu’ils vivent dans une réalité virtuelle, un divertissement. Il le fait sans moralisme, se contentant de décrire avec finesse les relations des uns et des autres, la façon dont leurs préjugés vont petit à petit tomber, dont ils vont pouvoir se découvrir, donner un vrai sens au mot groupe, au mot amitié, au mot solidarité.

Comment ne pas conseiller à tous les ados de lire ce roman – comme un miroir reflétant leurs propres pratiques – à l’heure où le patron de Facebook, comme celui de X, limitent la modération sur ses réseaux ? Comment aussi ne pas leur dire, avec M. Landry, que connaitre l’histoire aide à comprendre le présent ?

Je suis un citoyen américain.

Je suis un citoyen américain. Wong Kim Ark, aux racines du droit du sol
Martha Brockenbrough et Grace Lin, Julia Kuo
HongFei, 2024

D’actualité, plus que jamais :
qu’est-ce qui fonde la citoyenneté ?

Par Anne-Marie Mercier

Le format à l’italienne et surtout les couleurs et les lignes font que la couverture de cet album évoque le drapeau américain : des bandes rouges et bleues sur fond blanc, des étoiles, des lignes diagonales, et le mot Américain dans une police aux A arrondis qui évoque toute une époque. Et c’est bien ce qui apparait comme un pilier de l’Amérique qui est présenté ici, avec l’affaire Wong Kim Ark, né en 1873, à San Francisco de parents chinois.
En 1882, pour répondre au mécontentement des ouvriers américains, « le gouvernement a élaboré une loi fédérale visant à exclure les Chinois, regardés comme des étrangers inassimilables, de la communauté nationale ». Ses parents rentrent en Chine, mais lui reste, et travaille dans cette ville. Malgré ses précautions (il a toujours avec lui des preuves de son lieu de naissance), il est emprisonné pendant quatre mois en rentant d’un voyage en Chine. Aidé par des amis, il intente un procès à la ville de San Francisco, le gagne, mais doit aller jusqu’à la Cour suprême pour se défendre encore et enfin être reconnu comme citoyen, et avec lui bien d’autres qui risquaient de subir le même sort.
Après un an de travail, la Cour suprême arrive à la conclusion que le quatorzième amendement de la Constitution qui donne la citoyenneté à tout enfant né sur le sol des États Unis d’Amérique prime sur toute autre loi. C’était le 28 mars 1898.

Ce rappel du droit est repris dans les quatre dernières pages de l’album, où l’affaire est résumée et où l’on présente la situation en France, qui mêle droit du sol et droit du sang pour les enfants nés de parents étrangers : la citoyenneté peut être accordée « si l’un des parents au moins est né en France et si, à ses dix-huit ans, l’enfant y a vécu au moins cinq ans depuis ses onze ans ». Voir sur le site du ministère. Nul doute que le débat qui est annoncé sur la citoyenneté par le premier ministre actuel rendra cet album encore plus présent.
C’est aussi un bel album. Les doubles pages proposent de vaste panoramas aux couleurs franches cernées de noir : ville de San Francisco avec son quartier chinois, port et bateaux, Cour solennelle… Et c’est un rappel utile, par les temps qui courent, des différentes situations que les étrangers affrontent, selon les temps et selon les pays, et de l’importance de connaitre ses droits selon les temps et les lieux.