Vortex, t. 1 (Le jour où le monde s’est déchiré)

Vortex, t. 1 (Le jour où le monde s’est déchiré)
Anna Benning
Traduit (allemand) par Isabelle Enderlein
Rouergue (épik), 2022

Un monde en tourbillons 

Par Anne-Marie Mercier

Vortex, t. 1 (Le jour où le monde s’est déchiré)
Anna Benning
Traduit (allemand) par Isabelle Enderlein
Rouergue (épik), 2025

Chambardement général 

Par Anne-Marie Mercier

A l’heure où est déjà paru le troisième tome de cette trilogie publiée dans la collection épik du Rouergue, il est grand temps d’en rendre compte, en commençant par le premier qui est paru cette année en format poche. Il faut saluer d’abord la belle invention qui le porte, et le rapproche de séries comme Hunger games tout en abordant des sujets de société plus divers, orientés plutôt vers la sauvegarde du vivant et l’acceptation des mutations et du métissage plutôt que vers la lutte simplette mais efficace de la série de Suzanne Collins qui opposait riches et pauvres.
Un Vortex (une sorte de tourbillon cosmique) a fracassé le monde ancien, apportant des mutations et créant des peuples greffés sur les éléments, comme le peuple de l’eau, celui des arbres, celui de l’air et celui du feu, avec des pouvoirs en relation avec leur élément. Pour se protéger de ces minorités, les humains non modifiés les ont parqués dans des « zones » misérables (un peu comme des camps de réfugiés, on voit les applications possibles) et les contrôlent sévèrement grâce à un corps d’élite, les « Coureurs », aptes à se déplacer d’un point de la planète à un autre grâce à des passages, ou « vortex », qu’ils ont appris à emprunter. L’héroïne fait partie de ce corps et le roman commence ou moment où elle participe à une course qui doit déterminer lesquels parmi les élèves seront sélectionnés pour rejoindre les Coureurs.
Elaine gagne, de manière inexplicable. On comprendra plus tard qu’elle a fait un saut dans le temps. Mais très vite elle est enlevée et mise à l’abri par le peuple des arbres et découvre que ces mutants qu’elle a appris à exécrer ne sont pas les monstres qu’elle imaginait. Dans le même temps, elle découvre que les autorités de son propre monde se livrent à une guerre contre eux aussi cruelle qu’injuste. Des conflits de loyauté en tous genre (familiaux, raciaux, amicaux et amoureux) mettent au jour les choix difficiles auxquels elle est confrontée et Elaine grandit, difficilement, à travers les épreuves.
La première moitié est très intéressante et installe un univers riche et problématique, la suite (chez le peuple de l’arbre) propose un univers sensible et poétique où la beauté du monde et des êtres, leur douceur, conquiert la jeune guerrière. La description de l’utopie du village-arbre est superbe, comme celles des êtres composites et changeants qui le peuplent. En revanche, la suite faite de nombreux combats dans lesquelles Elaine a un comportement peu crédible est un peu agaçante… A suivre, donc : elle aura certainement grandi dans les autres volumes.

 

 

 

Pour le meilleur et pour les rires

Pour le meilleur et pour les rires
Marie Colot – Françoise Rogier
A pas de loups 2025

Elle ne se maria pas mais vécut heureuse…

Par Michel Driol

Une princesse quelque peu aventurière, que l’on voit toujours avec sa jument, est sommée par ses parents, pour ses 18 ans, de se marier. Bien sûr la princesse proteste, refuse, mais, par amour pour ses parents, elle accepte de rencontrer tous les prétendants possibles, à condition qu’on la laisse refuser si elle n’éprouve pas de coup de foudre. Se succèdent alors un prince, une pâtissière, une ogresse, un savant et bien d’autres, tous plus improbables les uns que les autres. Si la princesse les trouve tous sympathiques, elle préfère sa liberté, et organise des fêtes pour cultiver l’amitié.

Voilà une histoire enlevée qui reprend, en le détournant, le motif du mariage dans les contes. On est dans un royaume que le texte inscrit dès le début sous le signe de l’ouverture et de la liberté : toutes les portes y sont ouvertes. Puis le récit se focalise sur le portrait de la princesse – futée, rebelle et sincère –  et de sa jument – intrépide. Les illustrations nous les montrent à la fois terrassant un dragon, bricolant une cabane dans les arbres, faisant de la balançoire… Autant de jeux qui font de ces deux-là l’équivalent féminin en album de Lucky Luke et Jolly Jumper ! On retrouve ce couple complice lors du défilé des prétendants, la jument dans des poses surprenantes, mangeant des crêpes ou une glace, sagement assise sur une chaise…

L’album aborde une problématique sérieuse, celle de l’amour, du mariage, des conventions, des relations enfants-parents. Il montre l’attention à porter aux choix individuels, le respect des singularités, la soif de liberté autour d’un personnage féminin à la fois haute en couleurs et pleine de joie de vivre. Mais il le fait avec beaucoup de cocasserie et d’humour. D’abord dans le texte, dont la légèreté vient à la fois du ton adopté, du vocabulaire en décalage avec le rang royal des personnages, et des rimes qui lui donnent un côté primesautier. Mais le comique vient aussi des illustrations, pleines de vie dans leur façon de multiplier les situations ou les personnages secondaires. On a déjà évoqué le rôle qu’y joue la jument complice-comparse. Mais les détails sont autant de clins d’œil inter-iconiques ou intertextuels. Dans les tableaux accrochés sur les murs, on reconnaitra bien sûr Mona Lisa, mais aussi le désespéré de Courbet. Impossible de tous les citer. Et que dire du cortège des prétendants, où se côtoient Einstein, Shakespeare, Cyrano, un pirate, l’homme de fer du magicien d’Oz et bien d’autres qu’on laissera aux lecteurs le soin d’identifier. Tous constituent une humanité colorée, métissée, joyeuse, qui se presse dans le palais. Quant au roi, père de la jeune fille, il a tous les attributs du roi de pique des jeux de carte.

Se marier ou pas ? Quitter l’enfance ou pas ? Fonder un couple ou vivre au sein d’une communauté d’amis ? A quoi tient la réussite d’une vie ? Qu’est-ce que le bonheur ? Que souhaiter de plus ? Rien, pour la jeune fille, qui s’estime à la fin comblée par la vie qu’elle a choisi de mener, librement. Mais la liberté n’est-elle pas un luxe réservée aux princesses qui ont des parents bienveillants ?

Le Chant de la baleine

Le Chant de la baleine
Sang-han Kim & Jung-in Choi – traduction Véronique Massenot
L’élan vert 2025

La fillette qui marchait avec des béquilles…

Par Michel Driol

Une fillette aux cheveux roses marche difficilement avec deux cannes orthopédiques, descendant le long escalier qui conduit, à travers les maisons du village, jusqu’à la mer, tout en s’adressant à un tu dont on découvre qu’il s’agit de la baleine peinte sur le mur. Grâce à elle, le chemin semble plus facile. En bas, assise sur un banc, elle regarde les autres enfants qui l’ignorent jouer au ballon, mais elle rêve que la baleine lui apprendra à nager, à chanter… C’est alors qu’arrive un garçon qui sans doute vient emménager dans le quartier, et qui l’accompagne jusqu’à la plage.

Peu de texte pour cet album qui fait la part belle aux illustrations pour raconter l’histoire, mais un texte dont la concision fait mouche. Un texte qui place d’emblée le lecteur dans la tête et dans l’imaginaire de la fillette, un texte court que la mise en page fragmente encore, comme pour dire la lenteur, les efforts à faire, le souffle court, et l’attente du but. Plus le texte est bref, plus les mots ont de la force pour dire, au travers des verbes en particulier, les souhaits de l’enfant : voyager, nager, plonger, sauter… tout ce qu’elle ne peut pas faire, tout cet apprentissage qu’elle attend d’une amie imaginaire. Il y a là quelque chose de poignant dans une grande simplicité syntaxique et lexicale. Reconnaissons là la valeur de la traduction signée Véronique Massenot dans le choix des mots et des rythmes.

Autant le texte se fait discret, autant les illustrations, réalisées à la gouache, en double page, imposent une vision, un univers qui fait alterner le réel dans sa brutalité et le rêve marin dans sa douceur. Réalisme de ce décor d’un village perché, avec ses maisons colorées, et surtout ses escaliers interminables. Violence silencieuse de cette image qui oppose la fillette, isolée, seule sur son banc, tête baissée, et les enfants qui jouent au ballon, sans se soucier d’elle. Cruauté de l’indifférence ainsi montrée. Pas besoin de texte. Mais c’est aussi les pages où se mêlent les flots bleus et les cheveux roses de la fillette, dans un univers onirique où tout devient possible, expression des rêves, des désirs de ne plus être différente, handicapée, mais semblable aux autres. Le séquençage des images est très cinématographique, faisant alterner plans d’ensemble (plongées, contre-plongées) et gros plans (sur le visage, sur les yeux, sur les pieds…). On suit ainsi au plus près la fillette dans ce chemin de croix descendant, semé d’embûches, cette fillette qu’accompagnent discrètement deux chats qu’on cherchera sur toutes les pages, comme ses seuls compagnons dans le monde réel…

La page finale laisse au lecteur la liberté de son interprétation. Après une séquence maritime, où le texte dit que l’amitié ça se partage à l’infini, la dernière image montre tous les enfants réunis face à un coucher de soleil. Deux groupes bien distincts. La fillette et son nouvel ami, page de droite, les enfants et leur ballon page de gauche. Certes ces derniers regardent vers les premiers, mais est-ce pour aller jouer ensemble ?

Un bel album qui évoque le handicap, l’indifférence, avec beaucoup de pudeur et de sensibilité, qui conjugue avec beaucoup de poésie le rêve et la réalité, autour des figures bien contrastées d’une fillette touchante et d’une baleine majestueuse.

Toto

Toto
Hyewon Yum
Traduit (anglais) par Ilona Meyer et Caroline Drouault
Les éditions des éléphants, 2025

Ma tache est moi ou ma tache et moi

Par Anne-Marie Mercier

Quand on subit une compagnie indésirable, autant s’en faire une amie : c’est ce qui se passe avec la tache de naissance rose qui couvre la moitié du front d’une petite fille. Pour l’apprivoiser, elle l’a appelée Toto. Elle sait que cette tache révèle son humeur, changeant de couleur avec ses émotions mais aussi qu’elle est parfois la seule chose que les gens voient d’elle, au prime abord.
Tentatives pour le masquer, discours rassurants de l’entourage, Toto connait des hauts et des bas, jusqu’au jour où la fillette se fait une nouvelle amie…
Les crayonnés au crayon de bois créent un univers de gris variés sur lesquels tranchent la tache rouge de Toto et les rougeurs subites de honte. Les interrogations de la fillette sur son identité, avec ou sans sa tache, les scènes de contemplation de miroir ou de vis-à-vis lui donnent toute sa profondeur.
En dernière page, un texte de l’auteure racontant sa propre expérience de tache de naissance accompagne cette réflexion et invite à considérer ces détails comme des traits distinctifs comme d’autres.
Cette confrontation de soi à soi rappelle un album récent de Béatrice Alemagna, Bertha et moi, dans lequel le nom de Bertha est donné à une croûte provoquée par une chute.

 

Bertha et moi

 

Machinchouette

Machinchouette
Marianna Coppo
Grasset jeunesse, 2024

Physique du bac à sable

 

Par Anne-Marie Mercier

Commençons par une petite leçon de physique : au début , il y a de la matière informe, et puis, après un grand boum (ou plutôt un « bang »), « toutes les choses que l’on connaît aujourd’hui ». Prennent forme les grandes choses (à l’image, oranges sur fond blanc : baleine, éléphant, arbre), les petites choses (bonbon, coccinelle, fourmi, bille…) et même « les choses très compliquées » (E=mc2, le signe Pi, un Rubick’s cube…), toutes, sauf un petit bout de quelque chose qui est resté informe, un « machin chouette ». C’est ainsi que sera nommé cet étrange personnage en forme de patate, orange, avec deux yeux, une bouche expressive et des membres tout juste crayonnés.
Cette espèce de Barbapapa (voir l’article de Cécile Boulaire consacré à la série) n’est ni assez ceci ni assez cela pour devenir quelque chose d’identifiable et surtout d’utile, jusqu’au jour où il rencontre un enfant qui l’accepte et lui permet de devenir ce qu’il devait être : un AMI.
C’est une jolie fable philosophique, sur l’identité, les interrogations sur les apparences, sur l’amitié, mais aussi un album drôle où les formes successives de Machinchouette, oranges sur fonds de blanc et de gris sont cocasses. Que Machinchouette trouve son destin dans un bac à sable est un bel hommage aux pouvoirs de l’imagination, et le clin d’œil final à l’album de Sendak, Max et les Maximonstres, un rappel joyeux de la liberté d’imaginer et d’être « ce que l’on veut ».

Sur ce « message » voir la critique sur le site de l’institut Perrault.

Déplacements

Déplacements
Elisa Sartori
Cotcotcot 2025

Solitude de l’exilée…

Par Michel Driol

Un récit encadrant qui pose la fin d’un repas de famille, un dimanche, au cours duquel la mère raconte ses premiers pas dans ce pays, après avoir dû quitter le sien, trop chaud, après avoir traversé la mer. Puis ce récit, récit à la troisième personne, récit qui mêle solitude, inconnu, souvenirs de la famille restée au pays, quête d’une nouvelle identité jusqu’à la rencontre finale avec une nouvelle amie, mais qui s’arrête avant la fondation d’une nouvelle famille.

C’est d’abord un récit tout en sobriété, un récit qui se veut neutre, évoquant tantôt les habitudes, celle du café noir le matin avec les chaises comme seule compagnie, tantôt des épisodes, comme cet album photo trouvé dans un marché aux puces. Récit à la troisième personne, donc, façon d’objectiver les notations, mais en fait autant mise à distance de l’émotion que procédé permettant de mieux la faire ressentir. C’est aussi une façon de mettre en évidence le regard et les interrogations de l’étrangère qui cherche à décrypter le monde dans lequel elle se trouve, en particulier au travers de l’emploi régulier du verbe semble, invitant à questionner le monde, les êtres, les objets au-delà de leur apparence.

Ce sentiment d’étrangéisation est renforcé par les illustrations qui donnent à voir des personnages, de choses inquiétantes et sombres. Et ce, dès la couverture, une bouille d’enfant émergeant d’une forme géométrique, difforme, noire, au-dessus de deux bottes d’un orange bien terne. On serait au théâtre, on serait chez Tadeusz Kantor. On va retrouver tout au long de l’album cette représentation des passants, photographie des visages en noir et blanc, visages sans sourires,  silhouettes géométriques gommant toute humanité. Toutefois, au fil de l’album, les visages deviennent corps photographiés, de loin, silhouettes minuscules. Autant de façons de montrer plastiquement cette mise à distance, cette coupure entre ceux d’ici et celle d’ailleurs. Les photographies montrent peu à peu le décor, un décor urbain, de maisons collées les unes aux autres, comme dans les villes  ouvrières anglaises, d’où émergent parfois des grands immeubles. Toujours du noir et blanc, parfois marqué de cet orange terne, photos pixellisées comme pour dire le flou de la perception. Troisième axe de l’illustration, les représentations de l’intérieur du logement de la mère, illustrations à la géométrie marquée qui montrent le vide et la solitude au début, une installation plus confortable à la fin, avec les fauteuils,  le chat, l’appareil photo polaroid et la plante en fleurs. Enfin, dernier axe de l’illustration, les objets du marché aux puces, objets abandonnées, tout comme la mère, échoués là par hasard, avec pourtant une histoire propre digne d’être racontée, reconstituée, ou inventée Objets mis en réserve, en blanc sur fond orange, représentations des photos de personnages retraçant des épisodes de vie, mais visages sans traits, inexpressifs, anonymes. Autant de procédés pour dire le manque et l’absence.

Il y a là un vrai travail et une vraie réflexion sur l’illustration, et sur le rapport texte image qui, à eux deux, disent la solitude, la nostalgie, la tentative de s’intégrer et ses difficultés. Difficulté d’entrer en contact avec les autres, parlant une langue inconnue, quête de sens à travers des objets abandonnés, exposés et exposant une intimité dans un marché aux puces. Cette approche esthétique rend parfaitement sensible la difficulté de l’exil et de l’adaptation à un monde nouveau, aux êtres étranges et inquiétants, au paysage urbain uniforme et labyrinthique, envoyant à la solitude au milieu de la foule.

Sur un thème difficile, un album d’une grande originalité formelle, et d’une grande sensibilité. A lire à tout âge.

Le Silence est à nous

Le Silence est à nous
Coline Pierré

Flammarion Jeunesse, 2025

Le poids des silences

Par Pauline Barge

Leo est une lycéenne discrète et sans histoire, qui aime passer du temps avec sa meilleure amie, Aïssa. Un jour, à la sortie d’un contrôle de mathématiques, sa vie est bouleversée. Elle assiste, impuissante, à une agression sexuelle. Leo reste sans voix, incapable de faire quoi que ce soit pour s’interposer. La culpabilité la ronge, et elle se décide à écrire à Maryam pour lui avouer ce qu’elle a vu et son silence. C’est la naissance d’une amitié et surtout, la naissance d’une révolte. Au lycée, les règles patriarcales règnent et les coupables ne sont pas punis. Alors Leo, Aïssa et Maryam lancent une grève de la parole. Si leur voix n’est pas écoutée, est-ce que leur silence sera plus fort ?
Coline Pierré nous livre un roman en vers libres, ce qui donne au texte un rythme fluide. Tout est court et fragmenté, permettant une immersion totale dans l’histoire où les émotions sont d’autant plus ressenties. Le vocabulaire, simple et accessible, s’adresse directement aux adolescents. La mise en page propose aussi des échanges par messages, ce qui rend d’autant plus vivant ce texte et les adolescentes qui prennent vie dans ses mots.
C’est un roman engagé qui met en avant des thèmes sensibles et actuels, évoqués tout en poésie. Dès le début, nous sommes happés par la question de l’environnement et du réchauffement climatique, qui révolte Leo. Cela fait également un pont avec les questions de sexisme très présentes à l’école sur la réglementation des tenues : « on couvrira nos nombrils quand il ne fera plus trente degrés en avril », sexisme et environnement s’entrecroisent. Si le roman parvient à tisser un lien entre des luttes souvent traitées séparément, c’est tout de même la liberté des femmes qui est au cœur de ce roman. C’est un livre qui met en avant la sororité et qui montre à quel point la lutte pour le droit des femmes est importante. Enfin, c’est un livre sur le silence. Il nous dit les non-dits à ne pas garder pour soi, les non-dits qu’il faut énoncer de vive voix pour que tout change, mais il explique aussi que certains silences sont inévitables et utiles. C’est un roman nécessaire, à la fois poétique et politique, qui offre aux adolescentes d’aujourd’hui un espace de réflexion sur l’importance de ces luttes féministes.

Mots clefs : adolescence, amitié, poésie, féminisme, liberté

Catégorie : LJ : roman réaliste / LJ : poésie

Hervé ne veut pas partager

Hervé ne veut pas partager
Steve Small
Sarbacane 2025

Le lièvre, les lapins et le sanglier

Par Michel Driol

Hervé est un lièvre radin, amateur des navets qu’il cultive exclusivement por lui. Pas question d’en donner à cette famille de lapins qui vient d’arriver. Pas question de se lier d’amitié avec eux – ou les autres animaux de la forêt qu’ils invitent joyeusement. D’ailleurs, désormais, il travaille à son potager la nuit ! Mais lorsqu’un sanglier affamé vient l’attaquer, lui vole ses navets, contre toute attente, il le détourne des lapins qu’il va avertir du danger, et qu’il aide à sauver leurs précieuses carottes. On verra à la fin du livre qu’un bienfait n’est jamais perdu !

Le scénario de cet album ressemble fort à une fable de La Fontaine : personnages d’animaux, morale invitant à dépasser son égoïsme pour aider les autres, et récompense inattendue finale montrant tout le sens de l’amitié. Bien sûr tout cela est présent dans cet album, mais c’est compter sans l’humour et la fantaisie de Steve Small qui, d’album en album, montre sa capacité à croquer et à dessiner des personnages expressifs, touchants, toujours saisis dans des positions du corps  pleines de signification. Ainsi ce lièvre roux aux grandes oreilles, serrant fièrement ses navets sur la couverture, dans une pose de vainqueur à un concours de jardinage. Ainsi ce père lapin ou cette grenouille, coiffés d’un beau chapeau ! Venu du film d’animation, l’auteur n’a pas son pareil pour placer les personnages au centre de scènes pittoresques parfaitement cadrées, laissant d’ailleurs les images seules raconter la chute de l’histoire ! La course pour sauver les carottes de lapins est digne de figurer dans une anthologie des missions impossibles où l’on lutte contre le temps : c’est animé, parfaitement mis en page, avec ce qu’il faut de strips et de plans fixes pour dire la vitesse, le danger, la précipitation pour sauver de justesse… les carottes !

Un texte efficace, qui se focalise sur le personnage d’Hervé l’énervé, pour à la fois montrer son propre questionnement quant au partage des choses qu’on a du mal à faire pousser, mais ne rien dire de ce qui conduit ce même personnage de grognon misanthrope à venir au secours de ses voisins, ménageant ainsi l’effet de surprise de façon à ce que le lecteur le trouve moins égoïste qu’il n’en avait l’air. Façon aussi de plaider implicitement pour ne pas juger trop vite…

Un album qui sait allier une histoire drôle, pleine de rebondissements, des personnages bien caractérisés,  avec un message prônant les valeurs de l’amitié et du partage. Que demander de plus ?

3 secondes pour plonger

3 secondes pour plonger
Jinho Jung
CotCotCot éditions 2025

Bon à rien ?

Par Michel Driol

Je ne suis bon à rien.. Ainsi commence cet album, traduit du coréen, qui montre un enfant au pied des marches d’un plongeoir, au bord d’une piscine. Page après pages, il s’élève le long de cet escalier interminable, labyrinthique, confessant toutes ses échecs : il n’est pas doué, quel que soit le sport,, lent, nul en maths. Arrive alors sa motivation profonde : il ne veut pas gagner, parce qu’alors quelqu’un doit perdre. 3 secondes suffisent pour plonger et éclater de rire ensemble.

Voilà un album qui conjugue un texte d’une grande simplicité avec un graphisme d’une grande complexité, tout en restant éminemment lisible et symbolique. C’est la symbolique de l’escalier, figure peut-être de l’ascenseur social, de la vie, des difficultés à surmonter. Cet escalier, réalisé avec des tampons bleus, envahit progressivement tout l’espace, à la façon des prisons de Piranèse,  des escaliers d’Escher, ou du décor de certains jeux vidéos dans lesquels le héros se déplace sur un parcours semé d’embûches. Il est oppressant, ce parcours, interminable, bien délimité par des barrières qui sont autant de grilles, composé de lignes, d’arcs, de voutes de plus en plus inextricables.  Il semble infini, cet escalier, sur lesquels on retrouve le narrateur d’abord tout en bas, puis au milieu, avant qu’il ne soit en haut. Il progresse donc, mais lentement. Chemin faisant, il rencontre d’autres personnages, silhouettes dessinées au crayon : le cuisinier impatient de la voir finir,  le prof de maths assénant un « C’est pourtant facile » devant un tableau rempli de calculs, ou encore le maitre de taekwondo  exécutant un parfait coup de pied circulaire. Autant d’adultes qui renvoient le héros à sa propre dévalorisation, à son sentiment d’infériorité, à sa mésestime de soi. Autant d’adultes qui le renvoient aux codes de la réussite enfantine, sportive, scolaire. Cet escalier conduit vers le haut autant qu’il emprisonne, comme le montre la dernière page avant d’arriver au sommet, une page qui joue à la fois sur la contre plongée et le graphisme d’un jeu (de l’oie) avec ses cases et son parcours. La vie doit elle être à l’image du jeu où, si l’on gagne, d’autres perdent ? Quelle place faut-il donner à la compétition poussée à l’extrême ? Rappelons ici que cet album est signé d’un auteur coréen, et que la Corée du Sud est réputée pour son système scolaire qui pousse à la compétition, et qu’un véritable système éducatif parallèle y oblige les enfants à des journées de quinze heures de cours, voire plus l

Au final, se héros apparait donc comme un résistant, qui ne se soumet pas aux codes sociaux admis, qui promeut d’autres valeurs : celle de l’égalité (en haut, le héros retrouve deux copains qui l’attendaient), celle du rire partagé, du plongeon (mouvement du haut vers le bas) qui s’oppose à l’ascension.  On comprend dès lors que les figures d’adultes rencontrées dessinées au crayon sont autant de fantômes, de fantoches, sans consistance, vite oubliées, autant d’obstacles vers le bonheur et la joie de vivre.

Un album qui touche juste, qui dit bien les blessures de l’enfance, les échecs et le sentiment de dévalorisation poignant qu’ils suscitent, mais qui promeut aussi d’autres valeurs, plus solidaires, plus liées au plaisir de l’instant présent, ne dût-il durer que 3 secondes… Enfin un album dont la construction graphique, très maitrisée, très symbolique, lui confère un aspect universel.

Plouf et Nouille

Plouf et Nouille
Steve Small
Sarbacane2025

Rendez-vous sous la pluie

Par Michel Driol

Il y a Plouf, le canard, avec son grand ciré jaune et son parapluie : c’est qu’il n’aime pas l’eau, Plouf. Et quand une nuit de tempête un gros trou apparait dans son toit arrive Nouille, une grenouille qui adore l’eau. Mais comment retrouver la maison de Nouille, en vélo ou en bateau ? Finalement, c’est Jo Pélican, le facteur, qui raccompagne Nouille. Mais, pour Plouf, il manque quelque chose : Nouille. Et, bravant le vent et la tempête, il va retrouver Nouille et l’inviter chez lui.

Cet album catonné propose  une histoire qui repose sur un schéma bien classique en littérature de jeunesse : deux personnages que tout oppose et qui vont devenir amis, en dépit de leurs différences, grâce au partage de quelque chose : un repas, une aventure, ou ici l’hospitalité, deux personnages qui font un pas vers l’autre. Sans revisiter ce schéma, Steve Small , à la fois dessinateur de dessins animés et concepteur de livres pour enfants, croque des personnages identifiables et visuellement réussis. Plouf, impayable sur ses deux pattes dans son grand ciré jaune qui l’accompagne à chacune de ses sorties, qui a tout du marin pécheur. Nouille, minuscule, large sourire, et canotier sur la tête, qui ne dit que Craôa. Sans compter les comparses : le castor couvreur, le pélican facteur, la taupe, les lapins, rencontrés au fil des recherches, tous dessinent un univers drôle vivant, animé et coloré. IEt que dire de la maison de Plouf, maison de bois sur pilotis, maison cosy avec son poêle, son fauteuil à bascule, ses livres et son thé… Tous les détails sont pleins de saveur et de signification : par exemple les bottes de Plouf, qu’il échange contre de confortables charentaises bleues à la maison. Le texte se conjugue avec les onomatopées de l’image, les plocs de la pluie, les crôas de Nouille à qui il donne toujours du sens, mais jamais le même.  Il suit le point de vue de Plouf (ce que suggère le titre original, (The duck who didn’t like water), nous entraine dans ses phobies, ses pensées, et son sentiment de manque lorsque Nouille n’est pas là. Enchainant des propositions courtes, il est facilement compréhensible par les plus petits. On notera que le texte, répétant à loisir les noms de Plouf et Nouille, réussit le tour de force de ne pas genrer ses personnages, laissant au lecteur le choix (tout comme la version originale où il est question de Duck et Frog).

Humour, tendresse, douceur, et joie de lire ensemble définissent l’atmosphère de cet album réconfortant dans lequel l’expressivité des personnages s’accorde avec les couleurs acidulées et gaies d’un graphisme très cartoonesque !