Léo et la cité mécanique

Léo et la cité mécanique
Lorraine Darrow, Alice Darrow
Sarbacane, 2023

Robots farceurs, savants fous et boule à neige

Par Anne-Marie Mercier

Léo, le héros, est un enfant ; c’est un prince. Pourtant, il pas très gâté ni par la nature ni par l’histoire : il est rondelet, avec un visage ingrat, son père est mort à la guerre, sa mère a disparu et il est sous la coupe de sa grand-mère, une horrible femme qui se sert de lui mais s’en débarrasserait aussi bien aisément, elle le prouvera d’ailleurs par la suite. Son seul ami est un robot farceur, qui ressemble un peu à Spirou. Son seul trésor est une boule à neige qu’il cache précieusement ; dans cette boule se trouve l’image d’une princesse, appelée la princesse Coline (on apprendra plus tard que c’est sa mère ; lui-même l’ignore).
Le monde est régi par des vieux « augmentés », chaque partie déficiente de leur corps est remplacée par une prothèse, un implant, etc. Pour éviter de voir leur déchéance, ils ont interdit les miroirs ordinaire ; ceux du palais ne reflètent que leurs habits chamarrés et leurs coiffures parfaites. Voilà une version intéressante du conte « Les habits neufs du Grand-Duc ». Même chose pour l’enfant, mais dans son cas c’est pour qu’il n’ait pas une conscience bien nette de de son identité. Et de fait le pauvre Léo doit affronter de nombreux troubles dans ce domaine.
On ne racontera pas les multiples péripéties des aventures de Léo, parti à la recherche de sa mère et, également, à la rescousse de son ami le robot promis à la casse après une énième insolence vis-à-vis des puissants : elles sont nombreuses.
Il y a de superbes incursions dans des portions de mondes imaginaires, avec notamment un passage hanté par les mémoires de chacun. La fin n’est pas conventionnelle, ce qui est un grand mérite. Enfin, le burlesque désamorce souvent le tragique, grâce aux illustrations loufoques, savoureuses et nombreuses, qui rapprochent cet ouvrage d’un roman graphique.

Archibald et ses chatons

Archibald et ses chatons
Gaëlle Duhazé
HongFei, 2023

Libération d’un gardien

Par  Anne-Marie Mercier

Archiblad McToutou est un chien de garde , très fier de lui, de ses ancêtres (tous chiens de garde) et de son éducation (de chien de garde). Affecté à la surveillance d’une usine désaffectée, il fait le job avec conscience, jusqu’au jour où il trouve trois chatons, qu’il commence par chasser de son terrain, puis, attendri, qu’il décide de sauver.
Mais comment faire quand on n’a que de la nourriture pour chien à donner, et pas de lait ? Quand le cœur est ici et le devoir là-bas, et que des devoirs d’ordre différents s’affrontent ?
L’histoire d’Archibald est pleine de rebondissements, très drôle, et les dessins de Gaëlle Duhazé accentuent cette veine comique par les postures et les expressions des animaux (Archibald est très concentré) et des cadrages originaux.
Enfin, ce joli morceau comique est aussi édifiant. L’histoire s’achève par l’affirmation que « on n’est pas toujours destiné à ce qu’on croit et c’est parfois un plus petit que soi qui nous le révèle », et, moins explicitement, que la musique est source d’harmonie générale.

Capitaine Maman et le musée d’archéologie

Capitaine Maman et le musée d’archéologie
Magali Arnal
L’école des loisirs, 2022

Archéologie sans frontières

Par Anne-Marie Mercier

Le troisième volume de cette série met en scène une matriarchie : Capitaine Maman est une chatte, elle est accompagnée de Quartier-Maitre Mémé et de Chaton 1, Chaton 2 et Chaton 3, et d’un chiot surdimensionné par rapport aux autres personnages. Tous arrivent cependant à se caser dans un mini van qui les conduit vers l’aventure, dans les sables.
La découverte fortuite d’une tombe  antique accompagnée d’un trésor lance de nombreuses péripéties après que la capitaine a essayé en vain de travailler tranquille (belle occasion de montrer aux jeunes lecteurs comment s’organise un chantier de fouilles). Des pouvoirs de différentes régions concurrentes, les « autorités locales », viennent revendiquer la trouvaille, avec des soldats à cheval, des tanks, des hélicoptères, et des menaces.
Ruses, persuasion… tout finit bien grâce à l’organisation parfaite de Capitaine Maman qui est douée dans le maintien de la paix… et à son sous-marin. Un musée sortira de terre, co-administré par les anciens ennemis…
Les images lumineuses de Magali Arnal nous entrainent dans un monde de fantaisie drolatique qui égratigne gentiment la société de pouvoir, tout en regardant avec tendresse les morts des temps anciens et en traitant leurs restes avec douceur et respect.

 

Tapeti  Tapeta

Tapeti  Tapeta
Corinne Dreyfuss
Seuil Jeunesse, 2023

Jouer ensemble tout en étant différents?

Par Anne-Marie Mercier

Trois tortues sont nées dans un jardin… On ne sait pas d’où elles viennent et qui sont leurs parents ; les autres animaux n’ont jamais vu d’animaux comme ça : sans ailes (s’étonne l’oiseau), sans moustache (s’étonne le chat), etc. Ils se demandent comment ils vont pouvoir jouer avec elles, et à quoi : elles ne courent pas, ne volent pas…
La réponse est dans le titre, une tortue ça marche à tout petits pas, ça ira « toujours au pas », comme le dit la comptine (La famille tortue). Et c’est un jeu comme un autre, auquel elles convient les autres animaux, ravis. Belle fable : s’adapter aux capacités d’autrui en inventant de nouveaux jeux, c’est une belle proposition.
Ce très joli album avec ses animaux stylisés et ses tortues aux carapaces brillantes décline avec humour toutes les hypothèses des animaux. Le texte, en randonnée, très simple et rythmé, avec un refrain (tapeti tapeta) est lui-même proche de la comptine.
Note : cette formule (tapeti tapeta) pourrait évoquent la liaison entre « marchent » et « à petits pas », ce qui serait une belle reprise de langage enfantin.

La Forêt, l’ours et l’épée

La Forêt, l’ours et l’épée
Davide Calì, Regina Lukk-Toompere
Traduit (italien) par Roger Salomon
Rue du monde, 2022

Qui a vécu par l’épée, survivra par la bêche (fable écologique)

Par Anne-Marie Mercier

Un ours très fier de son épée (on songe aux ours en armure de Philip Pullman) s’en sert à tort et à travers. Un jour il coupe même une forêt. Peu après, l’eau inonde son habitation. Il part pour couper en deux celui qui est responsable de cette catastrophe, mais qui est-ce ?
Sont-ce les gardiens du barrage ? le sanglier qui a attaqué les gardiens ? Le renard qui a blessé le sanglier ? les oiseaux qui ont provoqué la maladresse du renard ? Ou bien serait-ce l’ours, qui a détruit la forêt des oiseaux ?
À la manière d’Œdipe, cherchant un coupable qui n’est autre que lui-même, l’ours comprend tardivement son erreur. Mais heureusement (on n’est pas dans une tragédie) tout est réparable : il protègera les autres animaux et, en replantant des arbres, il rendra aux oiseaux leur forêt, à la condition qu’ils soient un peu patients. La morale de la fable n’est pas difficile à saisir et on est ici dans un plaidoyer pour la protection de la nature facile à comprendre. Le lecteur peut en déduire (sans que cela soit dit explicitement) que détruire ce milieu revient à détruire sa propre maison.
Couleurs éclatantes sur fond blanc, bruns profonds, aquarelles légères, des images belles et expressives accompagnent cette fable bien rythmée. Les animaux sont un peu humanisés par quelques vêtements, mais pas trop ; ils sont présentés en pleine action ou dans des postures bien choisies et l’ours est très expressif. Ici l’écologie n’est pas une triste leçon.

 

Ma Maison à moi

Ma Maison à moi
Sarah Zambello, Chiara Raineri
Rue du monde (« Pas comme les autres »), 2022

Petit monde

Par Anne-Marie Mercier

Dans ce grand album à hauteur d’enfant, on se pose au ras de l’herbe, puis on s’envole dans les arbres. Tout est possible. C’est la maison qu’une petite fille se construit mentalement dans un bout de pré. Pas de cloisons, pas de voisins ni de colocataires : seule, elle invente ses goûters avec de nombreux animaux à qui elle donne des noms, ou qu’elle compte…

Les seuls événements sont la pluie, parfois, ou une bourrasque violente qui fait croire à un danger.
Tout y est doux et paisible. Les illustrations aux crayons de bois donnent vie à cet imaginaire enfantin.

Bulle dans sa bulle

Bulle dans sa bulle
Christian Demilly, Audrey Calleja
Grasset jeunesse, 2022

Bulle de savon

Par Anne-Marie Mercier

Bulle est un enfant. Il est dans sa bulle tout au long : il aime rester dans son lit, rêver, il tâtonne dans ses sensations, ses goûts. Il fait des expériences (pourquoi, quand on mélange tout ce qu’on aime – banane pas trop mûres, yaourt, citron, chocolat… – ce n’est pas bon). Il a peur du noir.
Audrey Calleja le représente dans son costume de lapin qui le protège. Ses beaux dessins aux crayons de couleur montrent ce qui l’entoure : des objets, des planètes,  son doudou, tout cela sur fond blanc : il semble que rien de les relie, tout reste en suspens. Pas d’adultes, il est bien seul, le petit bulle… dans sa bulle. Certains le jugeront un peu fade, d’autres charmant.

Petits mondes

Petits mondes
Agnès Domergue, Clémence Pollet
HongFei, 2023

Grand bonheur

Par  Anne-Marie Mercier

Ces petits mondes, ce sont les petites choses qui tombent sous nos sens : voir, entendre, sentir… tout ce qui fait le vivant. A hauteur de petit enfant, c’est une déclinaison des parties du corps qui les accueillent, attribuées chaque fois à un animal différent avec une forme découpée : oreilles de lapin, nez de chat, bouche de grenouille (grande !)…
Mais, magie ! à la tourne de page, la découpe montre un objet de même forme : la feuille pour l’oreille, la fleur pour le nez, la pomme… la lune qui devient soleil, c’est le monde qui se déplie, avec ses petits et grands bonheurs.

« Aimer le monde », c’est la proposition de la dernière page, et effectivement cet album aux apparences modestes (petit format carré, formes simples, couleurs suaves), y invite merveilleusement.

Bordeterre

Bordeterre
Julia Thévenot
Sarbacane (X’), 2020

Un beau pavé dans le lac

Par Anne-Marie Mercier

Inès et son frère Tristan plongent malgré eux dans un univers parallèle alors qu’ils sont en vacances avec leur mère. Ils affrontent un monstre qui les rend quasi transparents et amnésiques. À partir de cet épisode, ils devront reconstruire pas à pas leur identité et tenter de retrouver et renouer le lien qui les unit. Cela se fera aussi en affrontant de nombreuses épreuves et en résistant à un régime tyrannique. Or, Inès a douze ans et si son frère Tristan en a dix-sept, il est encore plus démuni qu’elle : il bégaye et est incapable de regarder les autres et de s’en approcher physiquement ; même si aucun diagnostic n’est posé, on devine la nature de sa difficulté.
L’univers dans lequel ils plongent est complexe, avec une organisation sociale particulière (aristocratique, oligarchique) dominée par une Gouverneure lointaine dotée de pouvoirs terrifiants, une police implacable aidée par des créatures étranges, petits elfes à trois yeux, esprits tirés du mystérieux lac voisin, dressés pour contrôler la population. Tout est construit autour d’un système d’esclavage dans lequel les « transparents », c’est-à-dire les nouveaux arrivés, sont exploités, enfants comme adultes, jusqu’à la quatrième génération. Des pierres mystérieuses, récoltées au fond du lac, produisent l’énergie nécessaire aux machines, permettent de chauffer, de guérir et même de voler… Cette énergie est mise en œuvre par le Chant, pratique interdite au peuple (par exemple, une chanson de Nana Mouskouri, « quand tu chantes, quand tu chantes, ça va… », peut guérir toutes les blessures) : aussi la chanson et la poésie sont-elles au cœur des préoccupations des personnages, pour le plus grand plaisir des lecteurs.
Inès a la « chance » d’être repérée par un jeune prince, Philadelphe de Saint-Esprit, et est recrutée pour l’aider : il est celui qui a la charge de la récolte des pierres, l’un des rares qui soit capable, tout comme Inès, de plonger dans le lac que personne n’ose approcher, et encore moins toucher. Les scènes de plongée sont merveilleuses, sources de bien-être et de paix, lieu de rencontre avec les esprits des morts.
De nombreux personnages attachants gravitent autour des héros et de Philadelphe, chacun mu par un souci particulier, des intérêts vitaux, une histoire, et même une généalogie particulières. Confusion des sentiments, conflits de loyautés, grands courages et petites lâchetés les assaillent. Il n’y a pas de super héros, mais des humains qui luttent pour leur liberté, pour leurs amis et pour leur amour.
La narration est portée par un beau style, tantôt fluide tantôt heurté, imitant les systoles et diastoles d’un cœur inquiet. C’est beau et inventif, un grand plaisir de lecture qui dure (plus de 500 pages).
La liste des chansons en fin de volume forme un tableau intéressant de la chanson populaire (Luis Mariano, Prévert, Gainsbourg, Souchon, Pink Martini, Mickey 3D…) et de la poésie savante (Louise Labbé, Aragon, e.e. cummings, en passant par La Fontaine avec «Le Loup et le chien », fort à propos).

 

Jonas, le requin mécanique

Jonas, le requin mécanique
Bertrand Santini, Paul Mager (ill.)
Grasset Jeunesse, 2023

Mort et renaissance d’une star du cinéma hollywoodien
(les étoiles sont éternelles)

Par Anne-Marie Mercier

On connait le goût de Bertrand Santini pour l’étrange, les histoires un peu sombres et l’humour grinçant  avec Miss Pook et les enfants de la lune, Hugo de la Nuit (Prix NRP de la revue des professeurs de collège ), et Le Yark (lauréat de nombreux prix, traduit dans une dizaine de langues adapté au théâtre sur des scènes nationales). Tout cela se retrouve, adouci, dans ce livre étonnant.
Jonas est un grand requin blanc, ou du moins il y ressemble : il a été utilisé pour un film à succès (on devine que c’est Les Dents de la mer de Spielberg, 1975) mais il n’a jamais bien fonctionné (comme son modèle). Dans ce roman, il finit sa vie dans un parc d’attraction sur les hauteurs de Hollywood, avec d’autres monstres comme Godzilla. Il est censé faire frémir les foules en dévorant une nageuse sous leurs yeux (enfin, en faisant semblant…). Après une énième panne, on décide de le mettre à la casse. Apprenant cela, ses amis décident de l’aider à rejoindre la mer (souvenez-vous, ça se passe à Los Angeles…, épique !). Une fois dans l’eau, il devient ami avec un manchot qui veut rejoindre le pôle, puis fait un dernier show (panique et chasse au requin avec un vétéran, comme dans le film), rencontre un autre requin (un vrai, ça se passe mal), a des états d’âme, risque la panne d’essence, rencontre une baleine…
La suite est renversante, on ne le gâchera pas en la racontant. C’est surprenant, très drôle, touchant, ça mêle le fantastique et l’effroi au conte de fées (la fée est bleue, bien sûr, comme l’océan et comme les images bleutées de Paul Mager. Ses planches en pleine page accompagnent superbement cet hommage au cinéma et à ses anciennes stars mécaniques, les ancêtres des effets spéciaux, qui s’achève en beau conte initiatique.

« Paul Mager est diplômé de l’école de cinéma et d’animation Georges Méliès. Depuis 2003, il a travaillé sur les personnages et décors de nombreux projets, comme Un monstre à Paris (Europacorp), Despicable me ou Minions (Universal studios). »